[5,0] Règle cinquième.Toute la méthode consiste dans l’ordre et dans la disposition des objets sur lesquels l’esprit doit tourner ses efforts pour arriver à quelques vérités. Pour la suivre, il faut ramener graduellement les propositions embarrassées et obscures à de plus simples, et ensuite partir de l’intuition de ces dernières pour arriver, par les mêmes degrés, à la connaissance des autres. [5,1] C’est en ce seul point que consiste la perfection de la méthode, et cette règle doit être gardée par celui qui veut entrer dans la science, aussi fidèlement que le fil de Thésée par celui qui voudrait pénétrer dans le labyrinthe. Mais beaucoup de gens ou ne réfléchissent pas à ce qu’elle enseigne, ou l’ignorent complètement, ou présument qu’ils n’en ont pas besoin ; et souvent ils examinent les questions les plus difficiles avec si peu d’ordre, qu’ils ressemblent à celui qui d’un saut voudrait atteindre le faite d’un édifice élevé, soit en négligeant les degrés qui y conduisent, soit en ne s’apercevant pas qu’ils existent. Ainsi font tous les astrologues, qui, sans connaître la nature des astres, sans même en avoir soigneusement observé les mouvements, espèrent pouvoir en déterminer les effets. Ainsi font beaucoup de gens qui étudient la mécanique sans savoir la physique, et fabriquent au hasard de nouveaux moteurs ; et la plupart des philosophes, qui, négligeant l’expérience, croient que la vérité sortira de leur cerveau comme Minerve du front de Jupiter. [5,2] Or c’est contre cette règle qu’ils pèchent tous ; mais parceque l’ordre qu’on exige ici est assez obscur et assez embarrassé pour que tous ne puissent reconnaître quel il est, il est à craindre qu’en voulant le suivre on ne s’égare, à moins qu’on n’observe soigneusement ce qui sera exposé dans la règle suivante. [6,0] Règle sixième. Pour distinguer les choses les plus simples de celles qui sont enveloppées, et suivre cette recherche avec ordre, il faut, dans chaque série d’objets, où de quelques vérités nous avons déduit d’autres vérités, reconnaître quelle est la chose la plus simple, et comment toutes les autres s’en éloignent plus ou moins, ou également. [6,1] Quoique cette règle ne paroisse apprendre rien de nouveau, elle contient cependant tout le secret de la méthode, et il n’en est pas de plus utile dans tout ce Traité. Elle nous apprend que toutes les choses peuvent se classer en diverses séries, non en tant qu’elles se rapportent à quelque espèce d’être (division qui rentrerait dans les catégories des philosophes), mais en tant qu’elles peuvent être connues l’une par l’autre, en sorte qu’à la rencontre d’une difficulté, nous puissions reconnaître s’il est des choses qu’il soit bien d’examiner les premières, quelles elles sont, et dans quel ordre il faut les examiner. [6,2] Or, pour le faire convenablement, il faut remarquer d’abord que les choses, pour l’usage qu’en veut faire notre règle, qui ne les considère pas isolément, mais les compare entre elles pour connaître l’une par l’autre, peuvent être appelées ou absolues ou relatives. [6,3] J’appelle absolu tout ce qui est l’élément simple et indécomposable de la chose en question, comme, par exemple, tout ce qu’on regarde comme indépendant, cause, simple, universel, un, égal, semblable, droit, etc. ; et je dis que ce qu’il y a de plus simple est ce qu’il y a de plus facile, et ce dont nous devons nous servir pour arriver à la solution des questions. [6,4] J’appelle relatif ce qui est de la même nature, ou du moins y tient par un côté par où l’on peut le rattacher à l’absolu, et l’en déduire. Mais ce mot renferme encore certaines autres choses que j’appelle des rapports, tel est tout ce qu’on nomme dépendant, effet, composé, particulier, multiple, inégal, dissemblable, oblique, etc. Ces rapports s’éloignent d’autant plus de l’absolu qu’ils contiennent un plus grand nombre de rapports qui leur sont subordonnés, rapports que notre règle recommande de distinguer les uns des autres, et d’observer, dans leur connexion et leur ordre mutuel, de manière que, passant par tous les degrés, nous puissions arriver successivement à ce qu’il y a de plus absolu. [6,5] Or tout l’art consiste à chercher toujours ce qu’il y a de plus absolu. En effet, certaines choses sont sous un point de vue plus absolues que sous un autre, et envisagées autrement, elles sont plus relatives. Ainsi l’universel est plus absolu que le particulier, parce que sa nature est plus simple ; mais en même temps il peut être dit plus relatif, parce qu’il faut des individus pour qu’il existe. De même encore certaines choses sont vraiment plus absolues que d’autres, mais ne sont pas les plus absolues de toutes. Si nous envisageons les individus, l’espèce est l’absolu ; si nous regardons le genre, elle est le relatif. Dans les corps mesurables, l’absolu c’est l’étendue ; mais dans l’étendue, c’est la longueur, etc. Enfin, pour mieux faire comprendre que nous considérons ici les choses, non quant à leur nature individuelle, mais quant aux séries dans lesquelles nous les ordonnons pour les connaître l’une par l’autre, c’est à dessein que nous avons mis au nombre des choses absolues la cause et l’égal, quoique de leur nature elles soient relatives ; car, dans le langage des philosophes, cause et effet sont deux termes corrélatifs. Cependant, si nous voulons trouver ce que c’est que l’effet, il faut d’abord connaître la cause, et non pas l’effet avant la cause. Ainsi les choses égales se correspondent entre elles ; mais pour connaître l’inégal, il faut le comparer à l’égal. [6,6] Il faut noter, en second lieu, qu’il y a peu d’éléments simples et indispensables que nous puissions voir en eux-mêmes, indépendamment de tous autres, je ne dis pas seulement de prime abord, mais même par des expériences et à l’aide de la lumière qui est en nous. Aussi je dis qu’il faut les observer avec soin ; car ce sont là ceux que nous avons appelés les plus simples de chaque série. Tous les autres ne peuvent être perçus qu’en les déduisant de ceux-ci, soit immédiatement et prochainement, soit après une ou deux conclusions, ou un plus grand nombre, conclusions dont il faut encore noter le nombre, pour reconnaître si elles sont éloignées par plus ou moins de degrés de la première et de la plus simple proposition ; tel doit être partout l’enchaînement qui peut produire ces séries de questions, auxquelles il faut réduire toute recherche pour pouvoir l’examiner avec méthode. Mais, parcequ’il n’est pas aisé de les rappeler toutes et qu’il faut moins les retenir de mémoire que savoir les reconnaître par une certaine pénétration de l’esprit, il faut former les intelligences à pouvoir les retrouver aussitôt qu’elles en auront besoin. Or, pour y parvenir, j’ai éprouvé que le meilleur moyen était de nous accoutumer à réfléchir avec attention aux moindres choses que nous avons précédemment déterminées. [6,7] Notons, en troisième lieu, qu’il ne faut pas commencer notre étude par la recherche des choses difficiles ; mais, avant d’aborder une question, recueillir au hasard et sans choix les premières vérités qui se présentent, voir si de celles-là on peut en déduire d’autres, et de celles-ci d’autres encore, et ainsi de suite. Cela fait, il faut réfléchir attentivement sur les vérités déjà trouvées, et voir avec soin pourquoi nous avons pu découvrir les unes avant les autres, et plus facilement, et reconnaître quelles elles sont. Ainsi, quand nous aborderons une question quelconque, nous saurons par quelle recherche il nous faudra d’abord commencer. Par exemple, je vois que le nombre 6 est le double de 3 ; je chercherai le double de 6, c’est-à-dire 12 ; je chercherai encore le double de celui-ci, c’est-à-dire 24, et de celui-ci ou 48 ; et de là je déduirai, ce qui n’est pas difficile, qu’il y a la même proportion entre 3 et 6 qu’entre 6 et 12, qu’entre 12 et 24, etc.; et qu’ainsi les nombres 3, 6, 12, 24, 48, sont en proportion continue. Quoique toutes ces choses soient si simples qu’elles paraissent presque puériles, elles m’expliquent, lorsque j’y réfléchis attentivement, de quelle manière sont enveloppées toutes les questions relatives aux proportions et aux rapports des choses, et dans quel ordre il faut en chercher la solution, ce qui contient toute la science des mathématiques pures. [6,8] D’abord je remarque que je n’ai pas eu plus de peine à trouver le double de 6 que le double de 3, et que de même, en toutes choses, ayant trouvé le rapport entre deux grandeurs quelconques, je peux en trouver un grand nombre d’autres qui sont entre elles dans le même rapport ; que la nature de la difficulté ne change pas, que l’on cherche trois ou quatre, ou un plus grand nombre de ces propositions, parce qu’il faut les trouver chacune à part, et indépendamment les unes des autres. Je remarque ensuite, qu’encore bien qu’étant données les grandeurs 3 et 6, j’en trouve facilement une troisième en proportion continue ; il ne m’est pas si facile, étant donnés les deux extrêmes 3 et 12, de trouver la moyenne 6. Cela m’apprend qu’il y a ici un autre genre de difficulté toute différente de la première ; car, si on veut trouver la moyenne proportionnelle, il faut penser en même temps aux deux extrêmes et au rapport qui est entre eux, pour en tirer un nouveau par la division ; ce qui est tout différent de ce qu’il faut faire, lorsqu’étant données deux quantités on veut en trouver une troisième qui soit avec elles en proportion continue. Je poursuis, et j’examine si, étant données les grandeurs 3 et 24, les deux moyennes proportionnelles auraient pu être trouvées aussi facilement l’une que l’autre. Et ici je rencontre un autre genre de difficulté plus embarrassante que les précédentes ; car il ne faut pas penser seulement à un ou deux nombres à la fois, mais à trois, afin d’en découvrir un quatrième. On peut aller plus loin, et voir si, étant donnés 3 et 48, il seroit encore plus difficile de trouver une des trois moyennes proportionnelles 6, 12, 24 ; ce qui paraîtra au premier coup d’œil ; mais on voit aussitôt que la difficulté peut se diviser, et ainsi se simplifier, si l’on cherche d’abord une seule moyenne entre 3 et 48, savoir 24 ; une autre entre 3 et 12, savoir 6 ; puis une autre entre 12 et 48, savoir 24 ; et qu’ainsi on est ramené à la seconde difficulté déjà exposée. [6,9] De tout ce qui précède je remarque comment on peut arriver à la connaissance d’une même chose par deux voies diverses, dont l’une est plus difficile et plus obscure que l’autre. Par exemple, pour trouver ces quatre nombres en proportion continue, 3, 6, 12, 24, si on donne les deux conséquents 3 et 6, ou bien 6 et 12, 12 et 24, rien ne sera plus facile que de trouver les autres nombres à l’aide de ceux-là. Dans ce cas, je dis que la difficulté à résoudre est examinée directement. Si on prend deux termes alternativement, 3 et 12, 6 et 24, pour trouver les autres, je dis que la difficulté est examinée indirectement de la première manière. Si on prend les deux extrêmes, 3 et 24, pour trouver les moyens 6 et 12, je dis que la difficulté est examinée indirectement de la seconde manière. Je pourrais poursuivre ces remarques plus loin, et tirer de ce seul exemple beaucoup d’autres conséquences ; mais cela suffit pour montrer au lecteur ce que j’entends, quand je dis qu’une proposition est déduite directement ou indirectement, et pour lui apprendre que les choses les plus faciles et les plus élémentaires, bien connues, peuvent même dans les autres études fournir à l’homme qui met de l’attention et de la sagacité dans ses recherches, un grand nombre de découvertes.