[11,0] ONZIÈME PHILIPPIQUE. (1) Athéniens! Philippe n'avait pas fait la paix avec vous; il n'avait que suspendu la guerre : pour vous tous cela devient évident. Après avoir livré Alos aux Pharsaliens, disposé de la Phocide, subjugué toute la Thrace sur des motifs imaginaires, sur d'injustes prétextes, il nous fait depuis longtemps une guerre qu'il ne déclare qu'aujourd'hui par ce message. Vous ne devez donc ni redouter sa puissance, ni l'attaquer mollement; mais, sans ménager fortunes, personne, vaisseaux, vous devez courir aux armes. Essayons de le montrer. D'abord, vous aurez naturellement, ô Athéniens ! pour alliés, pour puissances auxiliaires, les dieux que ce parjure a trahis par une violation inique de la paix. Ensuite, tous ses moyens d'agrandissement, impostures continuelles, pompeuses promesses, sont depuis longtemps épuisés. Périnthe, Byzance et leurs confédérés savent qu'il n'aspire qu'à les traiter comme il a traité Olynthe. La Thessalie n'ignore pas qu'il veut être le tyran, non le chef de ses alliés. Thèbes se méfie de celui qui asservit Nicée par une garnison, s'insinue parmi les Amphictyons, attire à lui les députations du Péloponèse, et brise la ligue qu'elle avait formée. Ainsi, parmi ses anciens amis, les uns le poursuivent à outrance, les autres le défendent mollement, tous le soupçonnent et l'accusent. Ajoutez (et ce n'est pas un léger avantage) que les satrapes d'Asie viennent de le forcer à lever le siége de Périnthe en y jetant des étrangers soldés. Devenus ses ennemis et menacés de près s'il met la main sur Byzance, ils seront pour nous d'ardents auxiliaires; ils feront plus, ils engageront le roi de Perse à nous fournir de l'argent. Plus riche que tous les Grecs ensemble, et assez influent sur leurs affaires pour avoir apporté la victoire, dans nos guerres contre Lacédémone, au parti qu'il embrassait, ce prince, devenant notre allié, écrasera en se jouant la puissance d'un Philippe. Outre ces graves considérations, et sans parler de tant de places, de ports, et de ressources pour la guerre qu'il s'est hâté de saisir à la faveur de la paix, je dirai : C'est quand les armes sont unies par la bienveillance, par l'utilité commune, qu'une coalition est durable. Mais qu'un perfide, un ambitieux, comme Philippe, en élève une sur la fourberie et la violence, au moindre prétexte, au premier revers, tout s'ébranle, tout se dissout. Je reconnais même, à force d'y penser, que, suspect et odieux à ses alliés, Philippe ne trouve pas dans son propre royaume cette bonne harmonie, cette union intime qu'on s'imagine. Sans doute, l'empire macédonien, jeté dans la balance par supplément, ne laisse pas d'être de quelque poids; mais, isolé, sa faiblesse, devant d'aussi vastes projets, n'inspire que le mépris. Et même cet homme, à force de guerres et d'expéditions qui, peut-être, le grandissent dans quelques esprits, a achevé d'ébranler sa propre puissance. Car ne croyez pas, ô Athéniens! que les plaisirs du prince soient les plaisirs des sujets. Songez-y : l'un aspire à la gloire, les autres au repos; l'un ne peut s'illustrer que dans les périls : quel besoin ont les autres d'abandonner patrie, parents, enfants, épouses, de s'exposer, de s'immoler chaque jour pour lui? [11,10] De là, aux sentiments de la population macédonienne pour son roi, la conclusion est facile. Quant aux compagnons, quant aux chefs de mercenaires qui l'entourent, ils ont une réputation de courage; mais ils vivent dans de plus grandes frayeurs que les guerriers obscurs. Ceux-ci, en effet, ne courent des risques qu'en face de l'ennemi; pour ceux-là les flatteurs, les calomniateurs sont plus redoutables qu'une bataille. Les uns ne combattent qu'avec toute l'armée ; les autres prennent, dans les maux de la guerre, la plus grande part; et, seuls, ils ont encore à redouter le caractère du monarque. Il y a plus : la faute du simple soldat est punie en raison de sa gravité; mais les chefs surtout après leurs succès les plus beaux, ils se voient honnis, chassés, couverts d'outrages. C'est ce que nul homme sensé ne refusera de croire. En effet, les familiers même de Philippe le disent assez avide de gloire pour vouloir s'approprier tout ce qui se fait de grand, et pour pardonner moins à ses généraux un succès un peu honorable qu'une défaite totale. D'où vient donc, s'il en est ainsi, qu'on persévère à lui rester fidèle? C'est que jusqu'à présent, ô Athéniens ! ses succès cachent tous ses vices sous leur ombre; car la prospérité est ingénieuse à voiler, à masquer les fautes des hommes : mais bientôt le moindre échec les met toutes au grand jour. De même que, dans le corps humain, la source des souffrances passées semble tarie tant qu'on jouit de la santé; mais, s'il survient une maladie, fractures, luxations, infirmités de toutes sortes se réveillent : ainsi, tant que les armes prospèrent, les maux qui couvent au sein d'une monarchie ou d'un État quelconque échappent au vulgaire ; mais, au premier revers, ils frappent tous les yeux. Or, tel s'annonce le sort de cet homme, trop faible pour le fardeau qu'il veut porter. Si l'un de vous, ô Athéniens ! voyant Philippe prospérer, le croit redoutable et difficile à vaincre, sa prévision est judicieuse : car la fortune a un grand pouvoir, que dis-je? elle peut tout dans les choses humaines. Que de motifs cependant pour préférer notre fortune à la sienne ! Nos ancêtres nous ont transmis la prééminence bien avant son règne, lorsque la Macédoine n'avait pas encore de rois. Ceux-ci payaient tribut aux Athéniens; les Athéniens n'en payèrent jamais à personne. Nous avons d'ailleurs plus de droit que lui à la protection des dieux, car nous fûmes toujours plus pieux et plus justes. — Pourquoi donc, dans la guerre précédente, a-t-il mieux réussi que nous? —Déclarons-le hautement : c'est qu'il est lui-même à la tête de ses troupes, bravant fatigues et périls, saisissant toutes les chances favorables, profitant de toutes les saisons. Et nous disons toute la vérité! nous languissons ici dans l'inaction ; temporiseurs éternels, faiseurs de décrets, nous allons sur la place publique en quête de nouvelles. Eh ! quelle nouvelle plus étrange qu'un Macédonien qui méprise Athènes, et qui ose lui écrire des lettres telles que celle que vous venez d'entendre? Enfin, il soudoie des soldats étrangers; il soudoie, grands dieux ! quelques-uns de nos orateurs qui, espérant s'enrichir de ses dons, se dévouent sans pudeur à un Philippe, et ne voient pas que, pour un misérable gain, ils se vendent eux-mêmes avec leur patrie! De notre part, nul préparatif d'opposition à ses projets ; nul dessein d'entretenir des étrangers; nul courage pour servir en personne. Il n'est donc point étonnant qu'il ait eu sur nous quelque avantage dans la dernière campagne. Il le serait bien plus si, ne faisant rien de ce que la guerre exige, nous prétendions vaincre celui qui exécute tout ce qu'il faut pour s'agrandir. [11,20] Pénétrés de ces vérités, ô Athéniens ! et réfléchissant qu'il ne nous est plus permis de dire que nous avons la paix, puisque cet homme vient de déclarer la guerre et la faisait déjà réellement, ne ménageons ni le Trésor ni nos fortunes; courons aux armes, là où le besoin nous appelle, courons tous, et employons de meilleurs généraux. Car ne vous imaginez point que ce qui a abaissé la république pourra la relever; que, si votre léthargie se prolonge, d'autres combattront pour vous avec ardeur. Songez plutôt à l'opprobre qui vous attend, si vous, dont les pères ont supporté tant de travaux, tant de dangers dans leurs guerres avec Lacédémone, vous refusez de défendre avec vigueur la puissance légitime qu'ils vous ont transmise. Verra-t-on d'un côté un échappé de Macédoine aimer les périls au point que, pour étendre son empire, il sort de la mêlée couvert de blessure, de l'autre, des Athéniens, libres par droit héréditaire, et toujours victorieux, abdiquer dans une molle indolence et la gloire de leurs ancêtres et les intérêts de la patrie? (23) Pour abréger, je dis : Il faut nous préparer tous à la guerre; appeler les autres Hellènes à combattre avec nous, et les appeler moins par des mots que par des oeuvres. Sans l'action, toute parole est impuissante, surtout la parole d'Athènes : d'autant plus que nous passons pour les plus habiles parleurs de la Grèce.