[6,0] VIe (OU IIe) PHILIPPIQUE. PREMIÈRE OLYNTHIENNE. (1) Athéniens, si jamais les dieux nous ont donné des preuves sensibles de leur bienveillance, c'est qu'aujourd'hui surtout qu'ils s'expliquent par des témoignages frappants. Des ennemis qui se déclarent contre Philippe, des ennemis voisins de ses états et assez puissants pour se faire craindre, enfin des ennemis qui pensent assez mal de ce monarque pour regarder toute paix avec lui comme peu sûre, ou, même comme la ruine de leur patrie ; c'est là ce que j'appelle la faveur du ciel, la plus insigne et le bonheur le plus marqué. (2) Vous devez donc, Athéniens, vous devez reconnaître un pareil bienfait par une conduite qui y réponde. Il serait humiliant, que dis-je?, ce serait un opprobre, qu'après avoir abandonné les villes et les places dont vous étiez les maîtres, on vous vît encore rejeter les alliances et les occasions que la fortune vient vous offrir. (3) N'attendez pas que, je m'étende ici sur les conquêtes de Philippe, et que je cherche par-là à réveiller votre ardeur assoupie, Pourquoi ? c'est que, sans doute, ce détail ne ferait que relever sa gloire et constater votre honte. Oui, plus les succès de ce prince sont incroyables, plus il doit paraître un homme étonnant : au contraire, plus les occasions que vous avez perdues étaient favorables, plus vous devez rougir de n'avoir su en profiter. (4) Je passerai donc sous silence tout ce qui regarde la grandeur de Philippe; il vous suffit de l'envisager pour voir qu'elle est entièrement notre ouvrage. Je tairai des succès dont il n'est redevable qu'à certains de vos ministres qui le servent, et que vous négligez de punir mais tout ce qui n'a point de rapport à sa fortune, tout ce qu'il est de votre intérêt de savoir, et que je croirai le plus propre à le décrier dans l'esprit des gens sages, c'est Athéniens, sur quoi je ne saurais me taire, et par où je vais commencer. (5) Si, sans alléguer de preuves, je lui prodiguais les noms de parjure et de traître, on pourrait me regarder comme un vain déclamateur et je n'aurais aucun droit de m'en plaindre : mais, sans me consumer en paroles inutiles, je puis le convaincre des plus grandes perfidies ; et je crois qu'il est convenable de les exposer au grand jour, pour deux raisons la première, pour le faire connaître ; la seconde, pour que tous ceux qui pourraient le redouter comme un ennemi invincible, sachent que tous les artifices dont il a usé pour s'accroître, sont épuisés, et que sa fortune est au moment de changer. (6) Pour moi, Athéniens, je pourrais, comme les autres, l'admirer et le craindre, si je l'eusse vu s'avancer par des voies droites et légitimes ; mais quand je me rappelle ce jour où les députés d'Olynthe, qui étaient venus pour vous parler, furent forcés de repartir sans avoir été entendus, je reconnais qu'il a trompé notre bonne foi en nous flattant de nous rendre maîtres d'Amphipolis, et en paraissant vouloir exécuter ce projet fameux annoncé depuis longtemps avec autant d'appareil que de mystère ; (7) je vois qu'après nous avoir joués, il a surpris l'amitié des Olynthiens en leur donnant la ville de Potidée qu'il nous enlevait malgré notre ancienne alliance avec la Macédoine : je vois qu'en dernier lieu il a séduit les Thessaliens par la promesse de leur rendre Magnésie, et de prendre sur lui tout le fardeau de la guerre de Phocide. Enfin, de tous ceux qui ont eu affaire à ce prince, il n'en est pas qu'il n'ait attiré dans ses pièges ; il a trompé tous ceux qui, faute de le connaître, ont pu ajouter foi à ses paroles; et voilà l'origine de sa grandeur. (8) Mais s'il s'est élevé en persuadant aux autres qu'il ne travaillait que pour eux, par la raison contraire, il tombera, s'il est prouvé qu'il n'a jamais travaillé que pour lui-même. Or je soutiens que c'est la position où se trouve le roi de Macédoine. Si quelqu'un me conteste ce que j'avance je lui cède ma place; qu'il me dise, ou plutôt qu'il vous prouve que je suis dans l'erreur, ou que des hommes, une fois trompés par ce monarque voudront toujours l'être, ou, qu'enfin les peuples de Thessalie, qu'il retient dans le plus dur esclavage ne s'estimeront pas trop heureux d'en sortir. (9) En convenant de ce que je dis, on aurait tort de se figurer que Philippe, maître de tant de places, de tant de ports, de tant d'autres avantages dont il s'est assuré, se soutiendra toujours par la force. Il est vrai que quand la puissance est fondée sur l'amour des peuples, et que des alliés qui font la guerre ont le même intérêt à la continuer, aucun travail ne les rebute, aucun revers ne les décourage, rien ne peut les faire changer de parti mais lorsque la grandeur d'un homme n'est l'ouvrage, comme celle de Philippe, que de l'ambition et de la mauvaise foi, le plus léger échec, le moindre coup suffit pour l'ébranler et pour l'abattre. [6,10] Car il n'est pas possible, Athéniens, non il ne l'est pas qu'un injuste, un imposteur, un parjure ait des succès constants. Il peut bien tromper une fois, et réaliser par hasard une partie de ses espérances ; mais bientôt il se démasque, et ne tarde pas à voir l'édifice de sa fortune se dissoudre et s'écrouler. Et comme pour être durables, une maison, un vaisseau, un bâtiment quelconque, doivent avoir un fondement solide, de même, pour être constamment heureuse une entreprise doit avoir pour principe et pour base la justice et la vérité : et c'est par-là que manquent toutes celles de Philippe. (11) Pour revenir â mon sujet, je dis d'abord que vous devez secourir Olynthe, et la secourir le plus promptement, le plus efficacement qu'il vous sera possible. Je dis en second lieu que vous devez envoyer des députés aux Thessaliens, afin de les instruire et de les animer : nous savons qu'ils ont résolu de redemander Pagase, et de faire valoir leurs droits sur Magnésie. (12) Cependant, Athéniens, que vos députés ne se présentent pas avec de simples paroles, qu'ils annoncent des faits de votre part, qu'on sache que vous vous êtes mis en campagne avec un courage digne de vous, et que vous êtes sérieusement occupés des affaires. Car si toute parole, sans les effets, n'est qu'un vain son, elle doit paraître suspecte, surtout dans la bouche de nos citoyens, qui courent d'autant plus risque de n'être pas crus, qu'ils passent pour avoir le talent de bien parler. (13) Il faut donc changer de système et de conduite, contribuer de nos fortunes, payer de nos personnes, nous porter à tout avec ardeur, sans quoi on ne nous écoutera pas. Mais si nous agissons comme il est convenable et nécessaire, nous verrons les amis de Philippe plus circonspects et plus timides s'éloigner de lui, en même temps que nous découvrirons les vices intérieurs de ses états et la faiblesse de sa puissance. (14) En général, les forces de la Macédoine, unies à d'autres, ne sont pas méprisables. Vous l'avez éprouvé vous-mêmes lorsque, sous la conduite de Timothée, vous marchâtes contre les Olynthiens; les Olynthiens, à leur tour, en ont senti les heureux effets lorsqu'ils assiégèrent Potidée ; les Macédoniens viennent encore de secourir, contre la famille des tyrans, les Thessaliens, livrés à la discorde, et déchirés par les factions. Le poids le plus léger, ajouté de part et d'autre, fait pencher la balance. Mais de sa nature la Macédoine est faible, elle pèche par bien des côtés ; et ces guerres, ces combats que plusieurs admirent comme le principe de sa grandeur de son roi, n'ont fait que rendre plus fragile encore cette nouvelle puissance. (15) Car ne vous imaginez pas que Philippe et ceux qui lui obéissent, soient animés des mêmes sentiment. Lui ne respire que la gloire, ne voit et ne poursuit que la gloire au milieu des périls et des travaux, préférant aux douceurs d'une vie tranquille d'honneur d'avoir exécuté ce qu'aucun roi de Macédoine n'avait encore entrepris. (16) Ceux qu'il commande, sont bien loin de partager l'ambition qui le dévore : las de courir de contrée en contrée pour des expéditions sans cesse renaissantes, ils détestent et maudissent une guerre qui les empêche de cultiver leurs champs, de vaquer à leurs affaires domestiques, et de s'occuper dans un pays dont les ports sont fermés de toutes parts, du commerce des denrées qu'ils ont recueillies comme ils ont pu. (17) De là vous pouvez juger, sans peine, comment sont disposés â son égard le plus grand nombre de ses sujets. Quant aux étrangers qu'il tient à son service, et à cette infanterie qui compose sa garde, ils passent, il est vrai, pour d'excellents soldats mais si j'en crois le rapport d'un homme digne de foi, qui est du pays même, ils ne lui sont pas plus attachés que d'autres. (18) Si dans le nombre, me disait-il, il s'en trouve qui se distinguent par leur courage et par leurs talents, offensé de leur gloire et voulant seul paraître, Philippe les écarte, car sans parler de ses autres vices, il est jaloux jusqu'à la fureur. En est-il quelqu'un, me disait-il encore, trop pudique et trop sage pour approuver la licence de ses moeurs, pour partager ses excès et se prêter à ses danses infâmes? il le néglige et n'en fait aucun cas. (19) Il n'aime et n'approche de sa personne que des brigands, des flatteurs, des scélérats, qui dans l'ivresse ne rougissent point de se livrer à des horreurs dont je rougirais de parler. Ce qui prouve la vérité de ce récit, c'est que d'indignes baladins, chassés d'ici pour leurs vices, un Callias, esclave public, et ses pareils, méprisables bouffons, faiseurs de chansons obscènes, diseurs de bons mots, aux traits desquels Philippe abandonne ses convives ce sont les gens avec lesquels il vit et les seuls qui lui plaisent. [6,20] Ces objets paraîtront peut-être peu importants aux yeux de quelques hommes frivoles ; mais au tribunal des gens sensés, ils prouveront, ô Athéniens ! toute la folie et toute la corruption de Philippe. Vous voyez maintenant ses vices couverts de l'éclat de ses succès (c'est le propre de la prospérité de jeter un voile sur tout ce qu'on a intérêt de cacher) : mais au moindre revers qu'il éprouvera, vous verrez paraître au grand jour toutes ses infamies. Et ce moment n'est pas loin si les dieux le veulent, et si vous ne vous y refusez pas. (21) Comme dans le corps humain, tant que les forces et la santé se soutiennent, les anciennes fractures et les maux des parties affectées ne se font pas sentir ; mais à la première maladie qui survient tous les vices assoupis jusqu'alors se réveillent et s'annoncent par des douleurs : de même dans les monarchies et dans les autres états, tout paraît sain et calme tant que la guerre est éloignée, mais au moment qu'elle approche des frontières, le désordre se manifeste et tous les maux se découvrent. (22) En voyant Philippe prospérer, on a raison, j'en conviens, de le juger en ennemi redoutable ; car la fortune a une grande influence dans les choses d'ici bas. Cependant si j'avais à choisir de votre fortune et de la sienne, et que je vous visse déterminés à faire seulement une partie de ce que vous devez, je n'hésiterais point, je prendrais la vôtre, assuré que le secours du ciel vous est plus dû qu'à lui. (23) Mais vous vous reposez sans rien faire, et sans songer que l'indolent ne peut prétendre à l'affection et au secours des hommes, encore moins à la faveur et à la protection des dieux. Ne soyons donc pas surpris qu'un monarque, marchant à la tête de ses troupes, partageant leurs fatigues, se trouvant partout en personne, ne craignant aucune saison, ne négligeant aucune occasion, l'emporte sur nous qui temporisons, qui délibérons, qui perdons, à demander ce qui se passe, le temps où nous devrions agir. Quant â moi, je ne vois rien là qui m'étonne; au contraire, je trouverais bien plus étonnant que des hommes qui ne font rien de ce qu'ils devraient, eussent l'avantage sur un prince qui se porte à tout avec ardeur. (24) Ce qui m'étonne véritablement, ô Athéniens c'est que, par le passé, n'écoutant que votre courage et votre générosité, vous ayez, pour le seul bien de la Grèce, déclaré la guerre à Lacédémone, que vous ayez sacrifié des avantages certains, prodigué vos finances, exposé vos personnes pour l'intérêt d'autrui, et que présentement qu'il s'agit de vos intérêts propres, vous répugniez à vous mettre en campagne, vous refusiez de contribuer ; enfin, qu'après avoir sauvé tant de fois la Grèce en général et chacun de ses peuples en particulier, vous restiez tranquilles lorsqu'on vous dépouille vous-mêmes : c'est là ce qui m'étonne. (25) Et ce qui m'étonne encore, c'est qu'aucun de vous ne se demande depuis combien de temps vous êtes en guerre avec Philippe, et à quoi vous avez employé ce temps. Vous l'avez employé à différer au lieu d'agir, à espérer que d'autres agiraient pour vous, â vous faire mutuellement des reproches, à vous citer en jugement les uns les autres, à vous repaître de nouvelles espérances, à faire à peu près ce que vous faites aujourd'hui. (26) Et après cela vous croirez qu'une conduite, qui, de bonnes qu'elles étaient, a rendu vos affaires mauvaises, les rendra bonnes de mauvaises qu'elles sont ! Un tel sentiment n'est pas raisonnable. La nature a voulu qu'il fût plus facile de conserver que d'acquérir : or la guerre qui vous a enlevé votre bien, ne vous laisse que la ressource de le reprendre; et cet ouvrage ne regarde que vous. (27) Je dis donc que vous devez contribuer de vos fortunes, servir vous-mêmes avec ardeur poursuivre aucune accusation avant que vous ayez pris en main vos affaires. Alors, jugeant chacun d'après ses oeuvres, punissez qui sera en faute, récompensez qui le mérite ; et pour ce qui vous regarde, ne fournissez aucun sujet, pas même de prétexte, de se plaindre de vous : car pour avoir droit d'être sévères envers les autres, il faut n'avoir rien à se reprocher. (28) D'où vient, je vous prie, Athéniens, que les hommes mis à la tête de vos troupes abandonnent les guerres dont vous les chargez, et s'en vont combattre ailleurs ? c'est, puisqu'il faut vous le dire, c'est que dans les guerres de la république, le prix de la victoire vous est réservé tout entier; par exemple, si on prend Amphipolis, c'est pour vous seuls que cette ville est prise, les généraux n'ont pour eux que les dangers, sans avoir même de quoi payer le soldat. Au lieu que dans les expéditions étrangères, le péril est moins grand et le butin se partage : témoin Lampsaque, Sigée et les vaisseaux enlevés au profit des chefs et de leurs troupes; or chacun, comme il est naturel, va du côté qui lui présente les plus grands avantages. (29) Quant â vous si, jetant les yeux sur vos affaires, vous voyez qu'elles ont une mauvaise issue, vous vous plaignez de ceux qui étaient chargés de les faire réussir; on les accuse, ils se justifient, et sur l'exposé de leurs raisons vous les renvoyez absous. Après quoi on se dispute, on se divise, chacun prend parti, et tout va mal. Autrefois, Athéniens, c'était par classe que l'on contribuait, aujourd'hui c'est par classe que l'on délibère. Chaque classe a son orateur, chaque orateur a son général ; les trois cents se tiennent comme en réserve pour appuyer un des deux partis; et vous, comme le corps d'armée vous vous rangez sous divers chefs et combattez pour les uns ou pour les autres. [6,30] Cependant il conviendrait que, vous affranchissant de cette servitude et résolus à ne plus dépendre que de vous-mêmes, vous déterminassiez que chaque citoyen, sans distinction, parlera, votera, agira pour la patrie. Car si, autorisant les uns à nous commander en maîtres, vous obligez les autres à équiper des vaisseaux, à fournir des contributions, à marcher à la guerre, tandis qu'un petit nombre, débarrassés de tout soin, n'auront qu'à porter contre ceux-ci des décrets, jamais vous ne réunirez vos forces à propos : les particuliers que vous aurez surchargés, resteront en arrière, et vous serez dans le cas de poursuivre vos citoyens au lieu de combattre vos ennemis. (31) Je dis donc, pour abréger, que chacun doit contribuer à proportion de sa fortune ; que chacun doit servir un certain temps et marcher à son tour ; qu'il faut laisser également à tous la liberté de dire son avis, l'adopter quand il est le meilleur, et non quand tel ou tel l'a donné. Si vous prenez ce parti, ô Athéniens ! vous n'applaudirez pas seulement à l'orateur sur-le-champ, mais par la suite vous voua applaudirez vous-mêmes du changement heureux arrivé dans vos affaires.