[5,0] CINQUlÈME PHILIPPIQUE : Harangue sur la paix. (1) Ce qu'il y a d'embarrassant et de difficile dans la délibération actuelle, ô Athéniens ! c'est que, d'un côté, nous avons fait par notre négligence bien des pertes sur lesquelles il serait superflu de raisonner longuement, et que, de l'autre, ne pouvant nous accorder sur les moyens de conserver ce qui nous reste, nous sommes toujours divisés sur nos vrais intérêts. (2) Mais ce qui augmente encore l'embarras, c'est que, par un défaut qui vous est propre, au lieu de songer à prévenir le mal, vous ne délibérez que quand le mal est fait. De là vient que, tout en applaudissant à l'orateur qui vous reproche vos fautes, vous laissez les affaires vous échapper au moment même où il semble qu'elles vous occupent. (3) Malgré ces obstacles de votre part, je me flatte (et c'est ce qui me fait monter à la tribune que si, renonçant à tout esprit de contention, vous voulez m'entendre avec la tranquillité d'un peuple qui délibère sur les intérêts de la patrie et sur les affaires de la plus grande importance) je me flatte que mes avis et mes discours vous mettront en état d'améliorer votre situation, et de réparer vos pertes. (4) Je sais que, quand on le peut prendre sur soi, il est un moyen facile de réussir auprès de tous c'est de vous parler de soi-même, et de vous rappeler les avis qu'on a ouverts dans l'occasion. Mais ce moyen me déplaît si fort, que je me fais une peine d'y avoir recours, quoique j'en voie la nécessité. Je m'y résous néanmoins, persuadé que vous jugerez mieux des conseils que je vous donne, si je vous rappelle quelques-uns de ceux que je vous donnai par le passé. (5) Et d'abord, lorsque, pendant les troubles de l'Eubée, on vous conseillait de secourir Plutarque, et de vous charger d'une guerre aussi dispendieuse que peu honorable, je fus le premier et le seul qui montai à la tribune pour m'y opposer. Peu s'en fallut que je ne fusse mis en pièces par ces perfides qui, pour un vil intérêt, vous engagèrent dans mille fautes énormes. Le déshonneur dont cette guerre vous couvrit, et les insultes que vous essuyâtes, telles que jamais peuple n'en éprouva de la part de ceux qu'il voulait secourir, vous firent bientôt reconnaître la bonté de mes avis, et la perversité des citoyens qui vous avaient donné de mauvais conseils. (6) Dans une autre occasion, voyant le comédien Néoptolème obtenir de vous toute licence, grâce à son talent, porter à la république des coups mortels, abuser de son crédit pour employer toutes vos forces et toutes vos ressources en faveur de Philippe, je parus encore et je dénonçai le traître sans nul esprit de haine et de malignité, comme l'événement le fit voir. (7) Je ne m'en prendrai pas aux défenseurs de Néoptolème, puisque personne n'osa le défendre, mais à vous-mêmes, Athéniens. Quand vous eussiez assisté à de vains spectacles, et que vous n'eussiez pas eu à délibérer sur des affaires publiques et sur le salut de l'état, vous n'auriez pu nous écouter, lui avec plus d'intérêt, moi avec plus de répugnance. (8) Aucun de vous néanmoins n'ignore maintenant que cet homme qui fit alors un voyage chez nos ennemis, sous prétexte d'aller recueillir en Macédoine l'argent qui lui était dû pour revenir ici s'acquitter des charges ; que cet homme qui se plaignait sans cesse, qui trouvait affreux qu'on fit un crime à quelqu'un d'aller recevoir ses dettes, que ce même homme, dis-je, réalisa les fonds qu'il possédait chez nous, et alla s'établir auprès de Philippe avec toute sa fortune. (9) Ces deux premiers faits y justifiés par l'événement, sont une preuve de la droiture et de la sincérité des discours que je vous tins alors. Je vais vous rappeler une troisième circonstance, après quoi j'entre en matière. Au retour de l'ambassade où mes collègues et moi nous avions reçu Ies serments pour la paix, on vous promettait de la part de Philippe, [5,10] qu'il rétablirait Thespies et Platée, qu'il conserverait les Phocéens quand il les aurait soumis, ruinerait la ville des Thébains, vous ferait rendre Orope, et vous donnerait l'Eubée en dédommagement d'Amphipolis ; on vous flattait d'espérances frivoles et chimériques qui vous firent abandonner les Phocéens contre tout honneur et toute justice, contre vos propres intérêts : pour moi sans rien dissimuler, sans vous rien cacher de ce que je prévoyais, je vous annonçai nettement que j'ignorais toutes ces promesses du monarque, que je ne les croyais pas même, qu'enfin on vous amusait de vaines paroles. (11) Si, sur tous ces points, j'ai mieux vu que les autres, je n'en tirerai pas vanité, et ne l'attribuerai pas à une rare prudence. Deux causes ont pu me rendre plus éclairé et plus prévoyant. La première, c'est la faveur de la fortune, dont le pouvoir est supérieur à toute la sagesse humaine, à tous les efforts du génie. (12) La seconde, c'est cette incorruptibilité avec laquelle je juge et je parle de tout. Non, on ne pourrait montrer qu'un seul présent ait jamais influé sur mes discours et sur mes démarches dans l'administration. Ce qu'il y a dans les affaires d'avantageux pour l'état, s'offre donc aussitôt à moi. Mais si l'orateur qui pèse les intérêts publics a reçu quelque argent, cet argent agit sur son esprit comme un poids dans la balance ; il le précipita et l'entraîne, de sorte qu'il ne peut plus juger sainement des choses. (13) Au reste, voici non avis dans la conjoncture présente. Soit qu'on veuille procurer à la république des fonds, des alliés ou d'autres ressources : le premier soin qu'on doit avoir c'est de ne pas rompre la paix actuelle. Non que je la croie fort avantageuse et digne de vous ; mais quelle qu'elle soit, s'il ne fallait point la faire, il ne faut point la rompre aujourd'hui qu'elle est faite. Car nous avons laissé échapper bien des objets qui, étant alors entre nos mains, nous donnaient, pour la guerre, plus de sûretés et de facilités que nous n'en aurions à présent. (14) Nous devons prendre garde, en second lieu, de jeter les peuples qui composaient l'assemblée, et qui se parent du titre d'Amphictyons dans la nécessité de nous attaquer tous de concert ; il ne faut pas au moins leur en fournir le prétexte, Si nous étions de nouveau en différend avec Philippe pour recouvrer Amphipolis, ou pour quelque autre raison particulière, dans laquelle n'entreraient ni les Thessaliens, ni Ies Argiens, ni les Thébains, je crois qu'aucun d'eux n'épouserait la querelle du monarque, moins encore que tout autre (qu'on me permette de le dire), les Thébains eux-mêmes. Ce n'est pas qu'ils soient bien intentionnés pour Athènes, ou peu jaloux de plaire à Philippe, mais ils savent, quelque stupides qu'on les suppose, que, s'ils ont la guerre avec les Athéniens, ils en supporteront tous les maux, tandis qu'un tiers épiera et saisira le moment d'en recueillir le fruit. Ils ne s'exposeront donc pas, eux et les autres, à prendre les armes contre nous à moins qu'ils n'aient tous des raisons pour partager la querelle. (16) Si nous nous trouvions aux prises avec les Thébains pour la ville d'Orope, ou pour quelque autre objet semblable, nous n'aurions pareillement rien à craindre des autres Grecs. Ils nous secourraient même, nous ou les Thébains, si on nous attaquait injustement, mais non pas si nous voulions attaquer. On verra, pour peu qu'on y réfléchisse, que c'est-là l'esprit des confédérations, et qu'elles sont nécessairement telles par leur nature. (17) Nul peuple ne porte la bienveillance pour nous et pour les Thébains, jusqu'à vouloir qu'une des deux puissances, non contente de se maintenir opprime sa rivale. Tous veulent pour eux-mêmes que nous ne soyons opprimés ni les uns ni les autres ; mais aucun ne voudrait que nous fussions les maîtres, et que nous dominassions dans la Grèce. Qu'y a-t-il donc à craindre, et que doit-on éviter, selon moi ? de fournir aux peuples des sujets de plainte, et un prétexte commun pour marcher contre nous. (18) Car si les Argiens, les Messéniens, les Mégalopolitains, tous les habitants du Péloponnèse qui sont du même parti, sont mal disposés pour notre république, parce que nous avons recherché l'alliance de Lacédémone, et que nous paraissons nous prêter à ses entreprises ; si les Thébains qui, comme on dit, nous haïssent naturellement, nous haïssent encore davantage parce que nous recueillons ceux qu'ils ont bannis, et qu'en toute manière nous manifestons à leur égard, nos dispositions peu favorables ; (19) si les Thessaliens en veulent à notre ville parce qu'elle reçoit les fugitifs de la Phocide, et Philippe parce qu'elle lui dispute le titre d'Amphictyon : je crains que toutes ces puissances, animées par un ressentiment particulier, ne se liguent contre Athènes, sous prétexte de défendre les décrets amphictyoniques, et qu'ainsi chaque peuple ne se porte légèrement à nous faire la guerre contre son propre intérêt ; ce qui est arrivé dans les troubles de la Phocide. [5,20] Vous n'ignorez pas, je crois, que les Thébains, les Thessaliens et Philippe sans avoir chacun le même but principal, ont tous concouru à la même fin. Les Thébains, par exemple, n'ont pu empêcher que Philippe, pénétrant jusqu'aux Thermopyles, ne s'emparât de ce passage, et que, venu le dernier, il ne ravit la gloire de leurs travaux: (21) ils ont acquis des possessions et perdu l'honneur. Comme ils ne pouvaient obtenir ce qu'ils désiraient qu'autant que ce prince serait maître des Thermopyles, quoique mécontents qu'il s'en emparât, ils l'ont souffert parce qu'ils voulaient acquérir Orchomène et Coronée, et qu'ils ne le pouvaient par eux-mêmes. (22) Il en est qui prétendent que le roi de Macédoine a livré ces deux villes aux Thébains de force et non de gré. Pour moi je ne le puis croire, et je sais qu'en tout cela il n'avait rien plus à coeur que de s'emparer des Thermopyles, de présider aux jeux pythiques, et de passer dans la Grèce après avoir terminé la guerre de Phocide, et réglé le sort des Phocéens : c'est là ce qu'il ambitionnait surtout. (23) Quant aux Thessaliens ils ne voulaient l'agrandissement ni des Thébains, ni de Philippe, qu'ils jugeaient nuisible à leurs affaires ; mais ils désiraient de recouvrer le droit de séance et de suffrage, à l'assemblée des Amphictyons, et pour parvenir à ce but ils ont secondé ce monarque dans ses projets. Ainsi des intérêts particuliers les entraînant chacun, les ont fait tous agir contre leur gré. D'après ces réflexions il est constant que nous ne pouvons trop nous observer. (24) Mais devons-nous par une lâche politique, souffrir qu'on nous fasse la loi ? est-ce là, me dira-t-on, votre conseil ? Non, certes, Athéniens. Mais je pense avoir assez prouvé que je ne dis rien de déraisonnable et qu'en suivant mon avis, vous ne ferez rien d'indigne de vous, vous éviterez la guerre, et donnerez à tous les peuples une grande opinion de votre sagesse. Quant à ceux qui, peu inquiets des suites d'une guerre nouvelle, ne craignent point d'avancer que nous devons en braver les hasards, qu'ils écoutent ce raisonnement. Nous laissons Orope aux Thébains: si on nous demandait quel est notre vrai motif, c'est, dirions-nous, pour nous épargner la embarras de la guerre. (25) Nous venons de céder par le traité de paix Amphipolis au roi de Macédoine ; nous souffrons que les Cardiens se séparent des autres peuples de la Chersonèse ; que le roi de Carie occupe les îles de Chio, de Cos et de Rhodes ; que les Byzantins enlèvent sur mer nos bâtiments ; et pourquoi cela ? sans doute parce que nous pensons qu'il nous est plus avantageux de jouir de la paix et du repos, que de nous susciter des ennemis et d'émouvoir des querelles pour de semblables sujets. Ne serait-ce donc pas le comble de la déraison que, pour un titre vain et chimérique, on vous vît braver en même temps toutes ces puissances, vous qui, dans la crainte de les offenser chacune séparément, sacrifiez des intérêts chers et essentiels ?