[0] PLAIDOYER POUR C. RABIRIUS POSTUMUS, POURSUIVI POUR RÉPÉTITION DE DENIERS. [1] I. Si quelqu'un de vous , Romains, pense qu'on doit blâmer C. Rabirius d'avoir abandonné toute sa fortune, une fortune surtout si bien fondée, si bien établie, au pouvoir et au caprice d'un monarque, il peut ajouter à son opinion individuelle non seulement la mienne, mais encore celle de Postumus même, qui désapprouve sa propre conduite bien plus hautement que personne. Toutefois nous jugeons pour l'ordinaire des actions par les événements; et , suivant qu'on a bien ou mal réussi, nous trouvons qu'on a eu beaucoup de prévoyance, ou qu'on n'a rien su prévoir. Si le roi d'Alexandrie avait eu de la bonne foi, il n'y aurait rien de plus sage que Postumus; comme il l'a trompé, c'est le plus insensé des hommes : en sorte que la sagesse ne paraît consister aujourd'hui qu'à deviner. Mais enfin, si quelqu'un pense que l'on doive condamner ou la vaine espérance, ou la conduite peu réfléchie, ou, pour me servir du terme le plus fort, la folie de Postumus, je ne combats point son opinion; je le prie seulement, puisqu'il voit la faute de Postumus si cruellement punie par la fortune même, de ne pas ajouter aux malheurs qui l'accablent, ni aggraver sa ruine. C'est bien assez de ne pas relever un malheureux tombé par imprudence : le fouler aux pieds quand il est à terre, ou le pousser dans le précipice, c'est inhumanité, c'est barbarie. Considérez surtout, juges, qu'il est naturel aux hommes de se livrer avec ardeur aux talents qui ont distingué leur famille : il semble que la renommée se plaise à célébrer le mérite des pères pour engager les fils à en perpétuer le souvenir. On a vu, dans la gloire des armes, Paul Émile imité par Scipion, et Q. Maximus, par son fils ; que dis-je? on a vu le fils de P. Décius imiter son père dans le sacrifice de sa vie et dans le genre même de sa mort. Comparons ici les petites choses aux grandes. [2] II. C. Curius, père de Postumus, au temps de notre enfance, était un des premiers de l'ordre équestre; il joignait à beaucoup de vertu une connaissance profonde des fermes publiques. On n'aurait pas si fort approuvé à ses grandes vues dans les affaires, s'il n'eût montré en même temps un coeur sensible et généreux. En augmentant sa fortune, il paraissait, non fournir une proie à l'avarice, mais des moyens à la bienfaisance. Né d'un tel père, quoiqu'il ne l'eût jamais vu, Postumus, guidé par la nature même, qui a tant de force sur nous, et animé par les discours continuels de sa famille, se trouva engagé dans les mêmes occupations. Il fit beaucoup d'affaires, contracta beaucoup d'engagements, prit à ferme de grandes parties des revenus publies, prêta aux peuples, eut des intérêts dans plusieurs provinces, se confia aux rois et prêta une somme immense à celui d'Alexandrie : dans le même temps, il ne cessait pas d'enrichir ses amis, de leur donner des commissions, de leur confier des emplois, de les soutenir de son crédit, et même de sa bourse. Il était, en un mot, la parfaite image de son père et par la grandeur des vues et par la générosité. Cependant, chassé du trône, Ptolémée vint à Rome avec de perfides intentions, comme l'avait annoncé la Sibylle, comme l'a éprouvé Postumus. Il manquait d'argent : Postumus eut le malheur de céder à ses prières. Ce n'était pas la première fois : il lui en avait déjà prêté sans le voir lorsqu'il régnait, et il ne croyait pas qu'il y eût de la témérité à se livrer à lui quand personne ne doutait qu'il ne fût rétabli sur le trône par le sénat et le peuple romain. Cette confiance fut poussée trop loin ; il prêta jusqu'à l'argent de ses amis. Il avait tort : qui le nie? qui maintenant ne lui en fait pas un reproche? Puisqu'il a mal réussi, peut-on croire qu'il ait bien pris ses mesures? Mais lorsque de grandes espérances nous ont engagés dans une affaire, il est difficile de ne point poursuivre jusqu'au bout. [3] III. Un roi le suppliait, il demandait, il pressait, il n'était rien qu'il ne promît ; et Postumus se voyait réduit à craindre de perdre ce qu'il avait prêté, s'il refusait de prêter encore. Rien de plus souple que l'un de plus généreux que l'autre; il se repentait d'avoir commencé, sans qu'il lui fût libre de s'arrêter. Et voilà l'origine du premier grief dont on le charge. Le sénat, dit-on, a été corrompu. Dieux immortels ! est-ce donc là cette sévérité dans les tribunaux si ardemment désirée? Ceux qui nous corrompent sont accusés, et nous, qui avons été corrompus, nous ne le sommes pas! Défendrai-je ici le sénat? Je dois en toute rencontre défendre un ordre dont j'ai reçu de si grandes faveurs; mais ce n'est pas de quoi il s'agit en ce moment, et cette question ne se rattache en rien à la cause de Postumus. Quand il ne serait pas certain que c'était pour les dépenses de son voyage, pour la magnificence de son train-et de son cortége, que Postumus a remis de l'argent à Ptolémée, qu'il y a eu des billets de faits dans la maison d'Albe de Pompée, lorsque le monarque, parti de Rome, s'en retournait dans son pays, il serait toujours vrai de dire que celui qui donnait l'argent ne devait pas examiner quel usage en pouvait faire celui qui le recevait. Postumus ne prêtait pas à un brigand, mais à un roi ; il ne prêtait pas à un ennemi du peuple romain , mais à un prince qu'un consul avait été chargé par le sénat de rétablir sur le trône ; il ne prêtait pas à un monarque qui fût étranger pour cet empire, mais à un souverain avec lequel il voyait qu'on avait conclu un traité dans le Capitole. Si celui qui a prêté l'argent est coupable, et non celui qui en a mal usé, il faut condamner celui qui a forgé et vendu une épée, et non celui qui avec cette épée a tué un citoyen. Ainsi, vous, C. Memmius, vous ne devez pas outrager ainsi le sénat, à l'autorité duquel vous vous êtes dévoué dès votre jeunesse; et moi, je ne dois pas défendre ce qui n'est pas en cause. La cause de Postumus, quelle qu'elle soit, n'a rien de commun avec le sénat. Mais si je prouve qu'elle n'a rien non plus de commun avec Gabinius, vous n'aurez, certes, plus rien à dire. [4] IV. Examiner où EST PASSÉ L'ARGENT PRIS PAR UN CONCUSSIONNAIRE, c'est pour ainsi dire, une suite du jugement et de la condamnation de Gabinius. On a arbitré sa peine; il n'a pas donné de répondants ; le peuple n'a pu reprendre sur ses biens toute la somme à laquelle il a été condamné. Il existe une loi juste; la loi Julia ordonne de poursuivre ceux qui seront saisis de l'argent pris par le condamné. Si cet article est nouveau, ainsi que beaucoup d'autres qui sont réglés avec plus d'exactitude et de sévérité que dans les lois anciennes, soit, qu'on introduise encore cette nouvelle espèce de jugements; mais si la loi Julia a pris cet article en propres termes, et dans la loi Cornélia, et dans la loi Servilia qui l'a précédée, au nom des dieux ! que faisons-nous? pourquoi introduire dans la république une nouvelle forme de jugements? Je parle ici, Romains, d'une coutume qui est connue de vous tous, d'une coutume que, si l'expérience est le meilleur maître , je dois mieux connaître que personne. J'ai accusé de concussion, j'ai prononcé comme juge sur ce crime, j'en ai informé comme préteur, j'ai défendu souvent des prévenus : dans ce genre, il n'est aucune partie dont je pusse tirer quelque connaissance, que je n'aie traitée : nul, je le soutiens, n'a jamais été accusé pour savoir ou ÉTAIT PASSÉ L'ARGENT PRIS PAR UN AUTRE, sans être cité dans l'arbitration de la peine. Or nul n'y était cité que sur la déposition des témoins, ou sur les livres des particuliers, ou sur les registres des villes. Aussi ceux qui craignaient pour eux-mêmes se trouvaient à l'arbitration de la peine; et lorsqu'ils étaient cités, ils avaient le droit de réfuter sur-le-champ l'accusation. Que s'ils appréhendaient la haine trop récente d'un public prévenu, ils différaient leur réponse, et par là un grand nombre sont souvent sortis pleinement absous. [5] V. Ce qui se fait aujourd'hui est inouï, sans exemple. Le nom de Postumus n'est nulle part dans l'arbitration de la peine; que dis-je, dans l'arbitration? vous-mêmes, Romains, vous venez d'être juges de Gabinius : un seul témoin a-t-il nommé Postumus? que dis-je, un témoin? l'accusateur en a-t-il parlé? avez-vous enfin entendu le nom de Postumus durant tout le cours du jugement? Postumus ne reste donc pas comme accusé après une cause jugée; mais on a saisi comme au hasard un chevalier romain pour l'acruser de concussion. Quels registres produit-on contre lui? des registres qui n'ont pas été lus dans le jugement de Gabinius. Quel témoin? un témoin qui ne l'a nommé nulle part. Quelle arbitration? une arbitration où il n'est point parlé de Postumus. Quelle loi ? une loi qui ne l'atteint pas. La chose maintenant, Romains, est abandonnée à votre prudence et à votre sagesse : c'est à vous de considérer, non ce que vous pouvez, mais ce que vous devez. En effet, s'il est question de ce que vous pouvez, vous êtes les maîtres de bannir de Rome qui vous voudrez. Le scrutin, qui en donne le droit, cache la passion de celui qui prononce : vous n'av z pas à craindre les reproches du scrutin, si vous ne craignez pas ceux de votre conscience. En quoi donc consiste la sagesse du juge? Elle consiste à examiner non-seulement ce qu'il peut, mais ce qu'il doit; à se rappeler non seulement l'étendue, mais les limites de son pouvoir. On vous donne le droit de prononcer. En vertu de quelle loi? en vertu de la loi Julia sur les concussionnaires. Contre quel accusé? contre un chevalier romain. Mais l'ordre équestre n'est pas assujetti à cette loi. Postumus, dit un des juges, est accusé en vertu de l'article qui est contre lui, QUICONQUE SERA SAISI DE L'ARGENT PRIS PAR UN AUTRE : j'étais juge de Gabinius; on ne lui a fait aucune grâce dans l'arbitration de la peine. — J'entends maintenant. Postumus est donc accusé en vertu d'une loi dont lui-même, dont tout son ordre est affranchi. [6] VI. Ici je ne m'adresserai pas à vous, chevaliers romains, à vous dont on attaque les droits dans ce jugement, plutôt qu'à vous, sénateurs, qui devez protection à l'ordre équestre. Vous en avez déjà donné plusieurs preuves, et surtout dernièrement dans une cause pareille. Un grand et illustre consul, Cn. Pompée, proposait de délibérer sur cette même question; quelques avis un peu sévères, mais en petit nombre, tendaient à assujettir à la loi Julia les tribuns, les préfets, les greffiers, tous les officiers de la suite des magistrats : vous-mêmes, membres de ce tribunal, et tout le sénat en corps, vous crûtes devoir vous y opposer ; et quoique la foule des coupables semblât mettre alors en danger les innocents, toutefois, déjà embarrassés d'éteindre la haine allumée contre vous, vous ne permîtes pas qu'on lui fournît ce nouvel aliment. Voilà donc quels sont les sentiments du sénat. Et vous, chevaliers romains, quel parti voulez-vous prendre? Glaucia, homme infâme, mais esprit subtil, avertissait le peuple de faire attention, quand on lisait une loi, à la première ligne; d'être tranquille si l'on y parlait de dictateur, de consul, de préteur, de commandant de cavalerie; la loi ne le regardait point ; mais d'être attentif si l'on y lisait ces mots, QUICONQUE APRÈS L'ÉTABLISSEMENT DE CETTE LOI, et de prendre garde qu'on ne l'assujettît à une nouvelle espèce de jugement. Vous aussi, chevaliers romains, tenez-vous maintenant sur vos gardes. Vous le savez, je suis né dans vos rangs, je vous fus toujours dévoué : tout ce que je dis, c'est par intérêt et par attachement pour votre ordre. Chacun a ses affections; moi, je vous eus toujours pour chers. Je vous en avertis, je vous en préviens, je vous l'annonce, aujourd'hui qu'il en est temps encore; j'en atteste tous les dieux et tous les hommes : tandis que vous en avez la faculté et le pouvoir, veillez à ce qu'on ne rende pas votre condition et celle de tout votre ordre plus dure qu'il ne peut la souffrir; le mal, croyez-moi, s'étendra plus loin que vous ne pensez. [7] VII. Marcus Drusus, tribun du peuple aussi puissant que noble, portait cette loi unique contre l'ordre équestre : QUICONQUE AURA PRIS DE L'ARGENT POUR JUGER : les chevaliers romains s'y opposèrent hautement. Quoi donc! voulaient-ils que cela fùt permis ? point du tout. Ils regardaient la corruption comme une bassesse, comme un crime; mais ils prétendaient qu'on ne devait être assujetti à certaines lois que quand on s'était soumis volontairement à certains devoirs. Vous aimez un rang distingué dans la ville, la chaise curule, les faisceaux, les commandements, les provinces, les sacerdoces, les triomphes; vous voulez transmettre votre image à vos enfants pour perpétuer le souvenir de votre nom; mais vous avez en même temps plus de causes d'inquiétudes, vous avez plus à craindre des tribunaux et des lois. On ne nous vit jamais, disaient-ils, mépriser les distinctions; mais nous avons suivi un genre de vie paisible et peu active. Elle ne nous offre pas de dignités; qu'elle ne nous offre pas non plus d'inquiétudes. Vous êtes juge comme je suis sénateur. Oui, mais vous l'avez demandé, et moi j'y suis forcé. Ainsi qu'il me soit permis de n'être pas juge, ou que je ne craigne pas les lois portées contre les sénateurs. Laisserez-vous perdre, chevaliers romains, le privilège que vous avez reçu de vos pères? Ne le faites pas, je vous le conseille. Non seulement la prévention publique, mais, si vous n'y prenez garde, les propos calomnieux vous feront traîner devant les tribunaux. Si l'on vous annonçait que le sénat délibère de vous asservir à ces lois, vous croiriez devoir courir à la salle du sénat. Si l'on portait une loi, vous voleriez aux Rostres. Le sénat a voulu que vous fussiez affranchis de cette loi; le peuple ne vous y a jamais assujettis; vous êtes venus ici libres : prenez garde d'en sortir avec des chaînes. Car, si l'on suscite une affaire à Postumus, lui qui n'était ni tribun , ni préfet, ni ami intime de Gabinius, ni officier de sa suite, comment se défendront à l'avenir ceux de votre ordre qui se trouveront impliqués dans des causes de ce genre avec nos magistrats? [8] VIII. Vous avez, dit l'accusateur, sollicité Gabinius de rétablir le roi. Un engagement d'amitié me défend de parler mal de Gabinius. Un homme avec qui je me suis reconcilié après une haine si vive, un homme défendu par moi avec zèle, je dois le respecter dans son malheur. Oui, quand Pompée ne m'aurait pas engagé à me réconcilier avec lui avant sa disgrâce, son infortune me ramènerait à lui. Mais enfin, lorsque vous dites que Gabinius est parti pour Alexandrie à la sollicitation de Postumus, si vous n'en croyez pas la défense de Gabinius, oubliez-vous aussi votre accusation? Gabinius disait qu'il avait agi pour le bien de la république, parce qu'il craignait la flotte d'Archélaüs, et qu'il pensait que la mer serait pleine de pirates ; il prétendait même que la loi le lui permettait. Vous, son ennemi, vous prétendez le contraire. Je vous le pardonne, et d'autant plus que Gabinius a été condamné. Je reviens donc à mon sujet et à votre accusation. Pourquoi crier si haut qu'on avait promis à Gabinius dix mille talents? Il fallait sans doute trouver un conseiller bien insinuant pour gagner l'homme le plus cupide, comme vous le représentez, pour lui persuader de ne pas tant dédaigner deux cent quarante millions de sesterces. Dans quelque dessein qu'ait agi Gabinius, il agissait d'après lui-même; quelle qu'ait été son idée, elle n'a été qu'à lui. Soit qu'il ait cherché la gloire, comme il le disait ; ou l'argent, comme vous le voulez , il l'a cherché pour lui. Postumus était-il attaché à Gabinius? était-il de sa suite? Non, dit l'accusateur. En effet, Postumus était parti de Rome avec un projet bien arrêté et des espérances certaines; il ne suivait pas Gabinius, que le rétablissement du roi ne regardait pas, mais l'autorité de l'illustre Lentulus, émanée du sénat. Mais il a été intendant du prince. Oui, et même il a été détenu dans ses prisons; il a couru risque de la vie. Que n'a-t-il pas encore souffert par le caprice du monarque, par la nécessité des conjonctures! Tout se réduit à le blâmer d'avoir été s'établir à la cour d'un roi, de s'être abandonné à son pouvoir. A dire vrai, il y avait de l'imprudence : car quoi de plus imprudent pour un chevalier romain, pour un citoyen de cette république, la plus libre, la seule libre qui fût jamais, de quitter Rome pour aller là où il faut obéir et être le sujet d'un autre? [9] IX. Mais enfin Postumus n'a que des connaissances ordinaires; ne lui pardonnerai-je pas une faute dans laquelle je vois que sont tombés les hommes les plus sages? Nous le savons, Platon, l'homme sans contredit le plus éclairé de toute la Grèce, se vit exposé aux plus grands dangers par l'injustice de Denys, tyran de Sicile, à qui il s'était confié; Callisthène, ce savant personnage, de la suite d'Alexandre le Grand, fut tué par ce prince ; Démétrius de Phalère, fameux à Athènes par sa science, et par la sagesse de son administration, mourut, dans ce même royaume d'Égypte, de la morsure d'un aspic qu'il approcha de sa poitrine. Avouons-le, on ne peut rien voir de moins raisonnable que d'aller dans un lieu où l'on sait qu'on perdra la liberté. Mais cette folie de Postumus est justifiée par une première folie plus considérable, qui doit faire regarder comme un trait de sagesse cette démarche si folle d'être venu dans une cour, de s'être abandonné aux caprices d'un roi. Oui, sans doute, se tirer par tous les moyens possibles d'un embarras où l'on s'est jeté follement, c'est moins persister dans son égarement que faire trop tard usage de sa raison. Qu'on regarde donc comme un point fixe et inébranlable, qui ne saurait être changé ni révoqué, ce premier pas qui fait dire aux amis de Postumus, qu'il a eu de l'ambition; à ses ennemis, qu'il a commis une faute; qui le fait convenir lui-même de son égarement, d'avoir confié à un monarque son argent et celui de ses amis, d'avoir risqué toute sa fortune. Après cette première démarche, il lui fallait souffrir le reste pour avoir le droit de reparaître libre devant ses amis. Ainsi, Memmius, reprochez-lui, tant que vous voudrez, qu'il a porté le manteau grec, qu'il a pris des vêtements peu convenables à un Romain. Rebattre de pareils reproches, c'est dire et répéter que témérairement il a confié son argent à un roi, et s'est abandonné, lui, sa fortune et son honneur, aux caprices d'une cour. Sa conduite était imprudente, je l'avoue; mais la chose était faite, on ne pouvait la changer. Il fallait prendre à Alexandrie le manteau grec, afin de pouvoir porter à Rame la toge romaine; ou s'il gardait la toge, il fallait renoncer à toute sa fortune. [10] X. Nous avons vu souvent des citoyens romains, ou même des jeunes gens nobles, et quelques sénateurs de la première naissance, prendre la coiffure asiatique pour leur commodité et pour leur plaisir, non dans leurs jardins et leurs maisons de campagne, mais à Naples même, cette ville si fréquentée. Vous voyez au Capitole la statue d'un de nos généraux, de Sylla, revêtue de la chlamyde, et celle de L. Scipion, qui a fait la guerre en Asie, et qui a vaincu Antiochus, non seulement en chlamyde, mais avec une chaussure étrangère; costume qui n'a jamais été blâmé, bien loin d'être criminel. Quant à Rutilius, des circonstances impérieuses le justifieront plus aisément : surpris par Mithridate à Mitylène, il n'évita la cruauté du monarque qu'en prenant d'autres habits. Rutilius, qui était pour nos Romains un modèle de prudence, de vertu, de probité àntique, un personnage consulaire, a donc pris des brodequins et un manteau grec ! On ne crut pas alors devoir accuser la personne, mais les circonstances; et l'on fera un crime à Postumus d'un habillement qui lui donnait l'espérance de pouvoir enfin rentrer dans son ancienne fortune! Dès qu'il fut venu à Alexandrie, dès qu'il parut à la cour de Ptolémée, le prince lui annonça que l'unique moyen de recouvrer son argent, c'était de se charger de l'administration de ses trésors. Il ne le pouvait qu'avec le titre d'intendant : c'est le nom que porte celui qui est chargé par le roi du soin de ses finances. Postumus trouvait l'emploi désagréable; mais il n'était pas possible de le refuser. Le nom même lui était odieux; mais il n'avait pas inventé ce nom, et on le donnait dans ce pays à l'administrateur des finances royales. II n'avait pas moins de répugnance pour l'habillement; mais, sans cet habillement, il ne pouvait ni porter le nom d'intendant, ni en remplir les fonctions. Il fallait donc céder à la nécessité, qui, selon la pensée d'un de nos poètes, dompte et soumet les plus grandes forces. Il devait mourir, dit-on. C'était, en effet, le seul parti qui lui restât; et il l'aurait pris, si, dans des affaires si embarrassées, il eût pu mourir sans se déshonorer. [11] XI. Ne faites donc pas, Memmius, un crime du malheur; ne reprochez pas à Postumus l'injustice d'un monarque; ne jugez pas de la volonté et des intentions par ce qui est l'effet de la nécessité et de la violence. Croyez-vous donc qu'on doive blâmer ceux qui sont tombés entre les mains des ennemis ou des pirates, s'ils font par contrainte ce qu'ils ne feraient pas librement? Chacun de nous sait, quoique nous ne l'ayons pas éprouvé, comment les rois se conduisent. Voici leur langage : "Écoute et obéis; si tu dis un mot de plus qu'on ne te demande..." et ces menaces, "Que je te retrouve ici demain, tu mourras". Quand nous lisons ces traits, quand nous les voyons représenter, il ne suffit pas qu'ils nous amusent, ils doivent nous instruire et nous éclairer. Mais cet emploi même de Postumus est un chef d'accusation. En levant, dit-on, de l'argent pour Gabinius sur les dixièmes exigés, il en a levé pour lui-même. Je ne conçois pas cette imputation. Postumus a-t-il ajouté au dixième un centième, comme ont coutume de faire nos receveurs, ou a-t-il retranché de la somme totale? S'il a ajouté un centième, Gabinius a dû toucher onze mille talents; mais l'accusateur ne lui en a reproché que dix mille, et les juges n'ont prononcé que pour dix mille. En outre, peut-on croire, Memmius, ou qu'en levant un impôt aussi considérable, on ait ajouté mille talents, ou qu'un homme, selon vous si avide, ait permis qu'on retranchât mille talents de la somme qui pouvait lui revenir ? Il n'était dans le caractère ni de Gabinius de faire une telle concession, ni du monarque de souffrir qu'on chargeât ses sujets d'un tel surcroît d'impôt. Les députés d'Alexandrie viendront; on entendra leur témoignage. Or ils n'ont pas déposé contre Gabinius; ils lui ont même été favorables. Où donc sont les pratiques des tribunaux? où sont les usages? où sont les exemples? Est-il ordinaire qu'on dépose contre celui qui a recueilli l'argent, quand on n'a point déposé contre celui au nom duquel on le recueillait? Que dis-je? si cela peut être permis à qui a gardé le silence, le sera-ce aussi à qui a rendu un témoignage favorable? et l'audition, non de ces mêmes témoins, mais de leurs dépositions écrites, sera-t-elle un préjugé dans une telle cause? [12] XII. L'accusateur, qui est de mes intimes amis, va jusqu'à dire que les Alexandrins ont eu, pour rendre témoignage en faveur de Gabinius, la même raison que j'ai eue pour le défendre. Quant à moi, Memmius, la raison pour laquelle j'ai défendu Gabinius, c'est que je m'étais réconcilié avec lui; et puissé-je n'avoir jamais que des inimitiés passagères, des amitiés immortelles ! Si vous croyez que c'est contre mon gré, et pour ne point déplaire à Pompée, que j'ai défendu Gabinius, vous ne nous connaissez ni lui ni moi. Pompée n'aurait pas exigé que je fisse rien contre mon gré à cause de lui ; et moi, à qui la liberté de tous les citoyens avait été si chère, je n'aurais pas sacrifié la mienne. Tant que j'ai été l'ennemi de Gabinius, je n'ai pas cessé d'être l'ami de Pompée; et lorsque j'ai cédé à son autorité en pardonnant, comme je le devais, je n'ai pas gardé de haine au fond du coeur : j'aurais craint, en usant de perfidie, de faire injure à celui-là même qui m'avait fléchi. Ce n'eût pas été blesser Pompée que de refuser de me réconcilier avec un ennemi; mais si ma réconciliation, qu'il avait ménagée, n'eût pas été sincère, je manquais à Pompée, je me manquais surtout à moi-même. Mais laissons ce qui me regarde et revenons aux Alexandrins. Quelle est leur impudence! quelle est leur audace! Dernièrement, sous vos yeux, dans l'affaire de Gabinius, interrogés à chaque instant, ils disaient qu'on n'avait pas remis d'argent à Gabinius. On lisait à plusieurs reprises la déposition de Pompée : le monarque lui avait écrit qu'on n'avait remis d'argent à Gabinius que pour les troupes. On n'a pas cru alors, dit Memmius, les députés d'Alexandrie. Eh bien! lesa-t-on crus depuis? non. Pourquoi? parce qu'ils affirment à présent ce qu'ils niaient alors. Quoi donc! doit-on croire, quand ils affirment, des témoins qu'on n'a pas crus quand ils niaient? S'ils ont déposé alors suivant la vérité et sans aucun déguisement, ils mentent aujourd'hui. S'ils ont menti alors, devons-nous attendre d'eux la vérité? Que voulez-vous? qu'ils se taisent. Nous connaissions auparavant Alexandrie par ouï-dire; nous la connaissons maintenant par nous-mêmes. C'est de là que viennent tous les prestiges; de là toutes ces impostures et toutes ces fraudes qui fournissent tant à la comédie. Pour moi, je suis impatient de voir paraître ces témoins, et d'examiner leur figure. [13] Xlll. Ils ont déposé dernièrement pour nous sur ces mêmes bancs : avec quelle insolence ils rejetaient l'inculpation des dix mille talents ! Vous connaissez l'impertinence des Grecs. Ils gesticulaient des épaules. Alors, je crois, ils parlaient pour la conjoncture; aujourd'hui sans doute ils n'ont point quelque autre raison. Dès qu'un homme s'est parjuré, on ne doit plus le croire, quand il jurerait par tous les dieux, dans ces causes surtout où ce n'est pas même l'usage d'écouter de nouveaux témoins, et où l'on garde les mêmes juges, pour qu'ils soient instruits de tout, et qu'on ne puisse rien imaginer de nouveau. Dans les procès POUR RÉPÉTITION DE DENIERS, les derniers accusés ne sont pas condamnés sur des instructions qui leur soient propres, mais sur les premières. Si donc Gabinius eût donné des répondants, ou que l'état eût tiré sur ses biens toute la somme à laquelle il avait été condamné, Postumus aurait pu avoir entre les mains une grande partie de l'argent sans qu'on lui eût rien redemandé : preuve que, dans cette espèce de cause, on ne redemande d'argent qu'à ceux de la suite du condamné, qui, dans le premier jugement, ont été convaincus d'être saisis de deniers qu'il a pris. Mais aujourd'hui que fait-on? où sommes-nous ? peut-on rien citer, peut-on rien se figurer de plus extraordinaire, de plus étrange, de plus irrégulier? On accuse celui qui, loin d'avoir rien pris à Ptolémée (comme Gabinius a été jugé l'avoir fait), lui a prêté des sommes immenses. Le prince, qui n'a pas rendu à Postumus, a donc donné à Gabinius. Mais puisque, débiteur de Postumus, il a donné, non pas à lui, mais à Gabinius, a-t il, après la condamnation de celui-ci, rendu à Postumus ce qu'il lui devait, ou le lui doit-il encore? [14] XIV. Postumus, dit-on, a de l'argent, et il le cache; car il en est qui le prétendent. Quelle singulière espèce de vanité et d'ostentation! Quand même il aurait amassé sans avoir jamais rien eu, ce ne serait pas encore une raison de cacher sa fortune. Mais après avoir hérité de deux amples patrimoines, après avoir augmenté son bien par des voies honnêtes, quel serait son motif de vouloir être regardé comme n'ayant rien? Quoi donc! il ne prêtait son argent que pour s'enrichir, et lorsqu'il l'a retiré, on le suppose jaloux de la nouvelle espèce de gloire de passer pour pauvre! Il a exercé, dit-on, dans Alexandrie une tyrannie odieuse. Dites plutôt qu'il a gémi lui-même sous un tyran superbe : il a souffert la prison; il a vu dans les fers ses amis intimes; il a souvent eu la mort devant les yeux; enfin il s'est enfui de ce royaume, presque nu et réduit à l'indigence. Mais il a tiré de l'argent d'ailleurs en faisant le commerce; il a eu des vaisseaux en mer; on a entendu parler à Pouzzol de ses marchandises; on les a vues; marchandises trompeuses, il est vrai, du papier, du lin, du verre : plusieurs grands vaisseaux en étaient chargés; mais il y avait un petit bêtiment qu'on ne montrait pas. Oui, ce débarquement à Pouzzol, les bruits de ce temps-là, l'appareil des navires et des marchandises, le nom de Postumus un peu décrié dans l'esprit des malveillants, d'après une certaine prévention qu'il lui restait de l'argent entre les mains, voilà de quels discours les oreilles ont été assourdies, pendant un été. [15] XV. Voici la vérité, Romains : si cette grande générosité de César envers tout le monde n'eût été inépuisable pour Rabirius, il y a longtemps que nous ne verrions plus celui-ci dans le forum. César lui a tenu lieu de beaucoup d'amis; et les services isolés que d'autres lui rendaient dans son bonheur, César les rend tous à la fois à son adversité. Vous ne voyez plus que l'ombre et le simulacre d'un chevalier romain conservés par le secours et la fidélité d'un seul de ses amis. On ne lui peut plus ravir que ce fantôme, que ce reste de son ancien rang, que soutient la seule protection de César. Mais son malheur lui donne encore un rang plus élevé dans notre estime. Regardera-t-on comme l'effet d'un mérite médiocre, qu'un si grand homme témoigne un tel attachement à un malheureux, dont il est si loin, lorsqu'il est lui-même dans une si haute fortune qu'à grand peine peut-il jeter un regard sur les intérêts d'autrui, et tellement occupé des grandes choses qu'il a déjà faites et qu'il fait encore, qu'on ne devrait pas être surpris de lui voir oublier les autres, ou que, s'il s'en souvient, il pourrait s'excuser si facilement de les avoir oubliés? Je reconnais dans César bien des qualités extraordinaires; mais ses autres vertus s'exerçant sur un plus grand théâtre, sont exposées aux regards des peuples. Asseoir un camp, ranger une armée en bataille, emporter des villes d'assaut, renverser les plus épais bataillons, braver la rigueur de l'hiver et de ces froids que nous supportons à peine au sein de nos demeures; poursuivre l'ennemi lors même que la saison rigoureuse oblige les bêtes sauvages de se cacher au fond de leurs retraites, lorsque, par le droit des nations, les guerres cessent partout : ce sont là de grandes choses, qui peut le nier? Mais on s'y sent animé par la magnifique récompense de vivre à jamais dans la mémoire des hommes; et il est moins surprenant qu'on soit capable de tels efforts quand on ambitionne l'immortalité. [16] XVI. Ce que je loue aujourd'hui dans César a vraiment de quoi nous étonner bien plus : une telle action n'est pas célébrée dans les vers des poètes, dans les fastes de l'histoire, mais elle est pesée dans la balance du sage. Un chevalier romain, son ancien ami, attaché, dévoué à sa personne, ruiné, non par de folles dépenses, non par de honteuses prodigalités, mais par le désir d'étendre son patrimoine, César l'a retenu dans sa chute, il l'a secouru, il l'a appuyé de son crédit et de sa fortune; et maintenant il le soutient encore, il arrête son ami sur le bord du précipice, sans être ébloui par l'éclat de son propre nom, sans que ses grandes lumières soient offusquées par la hauteur de sa fortune et la splendeur de sa gloire. Que les actions dont je parlais d'abord soient estimées grandes, comme elles le sont en effet, je ne m'y oppose point; on pensera ce qu'on voudra de mon jugement : pour moi, cette générosité envers ses amis, ce souvenir de l'amitié dans une telle puissance, dans une telle fortune, je les préfère à toutes les autres vertus. Loin de dédaigner, loin de rejeter cette bonté si rare dans les hommes puissants et illustres, vous devez, Romains, l'aimer et travailler à l'étendre; vous le devez d'autant plus qu'on a comme choisi ce moment pour donner atteinte à la gloire de César. Sans doute on ne peut rien lui ravir de cette gloire, qu'il ne le supporte avec courage ou qu'il ne le recouvre sans peine : mais s'il apprend qu'un ami qui lui est si cher a été frappé dans son honneur; outre que ce coup l'affligera profondément, ce qui lui aura été enlevé sera perdu sans ressource. J'en ai dit assez pour ceux qui ne nous sont point contraires; j'en ai trop dit pour vous, Romains, en l'équité desquels nous avons toute confiance. [17] XVII. Mais je veux satisfaire, dirai-je les soupçons, dirai-je la malveillance, dirai-je la cruauté du public? Eh bien! Postumus a caché de l'argent; il tient dans ses coffres les trésors du roi. Est-il quelqu'un, parmi un si grand peuple, qui veuille des biens de C. Rabirius Postumus pour un sesterce? Hélas ! avec quelle douleur j'ai prononcé ces mots! Est-ce vous, Postumus, qui êtes le fils de Curius, le fils de C. Rabirius par adoption, son neveu par la nature? est-ce vous qui vous êtes montré si généreux envers tous vos amis, dont la bonté en a enrichi un si grand nombre? vous qui n'avez rien prodigué follement, qui n'avez rien dépensé pour vos passions? J'adjuge vos biens, ô Postumus! pour un seul sesterce. Quel triste et cruel ministère je remplis! L'infortuné! il désire même que votre arrêt le condamne, et que ses biens soient vendus, si chacun doit être entièrement payé. Il n'a souci que de s'acquitter de ses engagements; et quand même vous commenceriez aujourd'hui à vous montrer impitoyables, vous ne pouvez lui enlever plus qu'il n'a perdu. Ne le condamnez pas, je vous en prie, je vous en conjure; ne frappez pas celui à qui on demande un argent étranger, lorsqu'il ne peut recouvrer le sien. On cherche à exciter la haine contre un homme que la pitié doit secourir. Mais, Postumus, après m'être acquitté envers vous, comme je l'espère, autant que j'ai pu, je verserai encore des larmes pour celles que je vous ai vu répandre en abondance dans ma disgrâce : je vous les dois, ces larmes; je vous les rends aujourd'hui. Non, je n'ai pas oublié cette nuit déplorable pour tous les miens, où vous êtes venu vous offrir à moi avec toutes vos richesses, où, à mon départ, vous m'avez fourni des hommes pour m'accompagner, pour me défendre, et tout l'or que demandait cette extrémité. Vous n'avez abandonné en mon absence, ni mes enfants, ni mon épouse. Je puis produire mille témoins qui doivent leur salut à votre générosité, et j'ai plus d'une fois entendu dire que les bienfaits de votre père lui avaient été d'un grand secours dans une semblable accusation. Mais je crains tout maintenant; j'appréhende qu'on ne jette de l'odieux sur la bonté même. Les pleurs de tant d'hommes annoncent assez combien vous êtes cher à vos amis : pour moi, la douleur m'ôte toutes mes forces et étouffe ma voix. Je vous supplie, juges, de ne pas ravir au meilleur des hommes le nom de chevalier romain, la douceur de votre présence, la jouissance du ciel de la patrie. Tout ce qu'il vous demande, c'est qu'il lui soit permis de regarder cette ville sans baisser les yeux, et de marcher dans ce forum; bonheur que lui aurait déjà ravi la fortune si le crédit d'un ami, d'un seul ami, ne l'eût secouru.