[8,0] HUITIÈME PHILIPPIQUE. [8,1] I. Hier, C. Pansa, il n'y a pas eu autant d'ordre dans la délibération que le comportaient les premiers actes de votre consulat. Vous m'avez paru faiblement soutenir les attaques de ceux auxquels vous ne cédez pas ordinairement. En effet, le sénat avait déployé sa fermeté accoutumée ; tous reconnaissaient que la guerre n'était que trop réelle, quelques-uns seulement voulaient écarter le mot; et votre proposition, quand on est allé aux voix, inclina pour le parti de la douceur. Ainsi, à cause de la dureté du mot, notre opinion a eu le dessous, par votre faute; et l'on a vu prévaloir celle de L. César, cet illustre sénateur, qui, évitant ce que le mot a de rigoureux, s'est montré plus doux dans ses expressions que dans la pensée de son vote. Toutefois, avant de le donner, il s'est excusé sur sa parenté avec Antoine. Il avait fait, sous mon consulat, à l'égard du mari de sa soeur, ce qu'il fait aujourd'hui pour le fils de sa soeur, tâchant à la fois d'adoucir le malheur de celle-ci et de pourvoir au salut de la république. Du reste, ce même César vous a, en quelque sorte, avertis, Pères onscrits, de ne pas adopter son opinion, lorsqu'il a dit qu'il en aurait émis une autre plus digne de lui et de la république, s'il n'eût été retenu par les liens du sang. Or, il est oncle d'Antoine. Êtes-vous donc aussi ses oncles, vous qui avez voté comme César? Mais sur quoi a roulé le débat? Quelques-uns croyaient ne pas devoir employer le mot guerre dans leur vote : ils préféraient le mot tumulte, ignorants qu'ils étaient de la chose aussi bien que du mot : car il peut y avoir guerre sans tumulte; mais non point tumulte sans qu'il y ait guerre. Qu'est-ce en effet qu'un tumulte, sinon une perturbation si forte, qu'il en résulte une plus grande frayeur? Et c'est même de ce mot "timor" qu'est venu le mot tumulte. Aussi nos ancètres disaient-ils "tumulte italique", parce que c'était une guerre domestique; "tumulte gaulois", parce que c'était une guerre voisine des frontières d'Italie ; mais ils ne donnaient ce nom à aucune autre guerre. Le tumulte est quelque chose de plus sérieux que la guerre : la preuve en est que les motifs d'exemption qu'on fait valoir en cas de guerre n'ont, en cas de tumulte, aucune valeur. Or, comme entre la paix et la guerre il ne peut y avoir de milieu, il faut nécessairement que, si le tumulte n'est point produit par la guerre, il le soit par la paix. Peut-on rien dire, rien imaginer de plus absurde? Mais c'est trop m'appesantir sur le mot : occupons-nous plutôt, Pères conscrits, de la chose à laquelle, je ne le vois que trop, le mot peut nuire quelquefois. [8,2] II. Nous ne voulons pas qu'on croie à la guerre. A quel propos, en ce cas, autorisons-nous nos municipes et nos colonies à fermer leurs portes à Antoine; à lever des soldats qui s'enrôlent sans attendre la contrainte ou l'amende, par dévouement, et de leur propre volonté; à s'engager à fournir des subsides à l'État? Si nous effaçons le mot de guerre, le zèle de nos municipes s'évanouira; et l'empressement unanime du peuple romain, qui a déjà pris parti dans notre cause, si nous agissons avec mollesse, se ralentira nécessairement. Que dirai-je de plus? D. Brutus est attaqué, et ce n'est pas la guerre? Modéne est assiégée, et ce n'est même pas la guerre? La Gaule est ravagée, peut-il y avoir une paix plus réelle? Qui pourrait donner à tout cela le nom de guerre? Un consul, guerrier courageux, a été par nous envoyé à la tête d'une armée ; encore affaibli par une grave et longue maladie, il n'a cru pouvoir alléguer aucune excuse, alors qu'il était appelé à la défense de la république Et C. César n'a pas attendu nos décrets, il n'a point surtout considéré son âge; il a de son propre mouvement entrepris la guerre contre Antoine. Le moment de nos délibérations n'était pas encore venu ; mais il a senti que, s'il laissait échapper le temps de faire la guerre, la république une fois opprimée, toute délibération devenait impossible. Ainsi donc les généraux et leurs armées sont en pleine paix. Il n'est point un ennemi, celui dont Hirtius a chassé la garnison de Claterne; il n'est point un ennemi celui qui, les armes à la main, résiste à un consul, attaque un consul désigné. Ce ne sont point des expressions d'hostilité, des termes de guerre, ceux que Pansa vient de nous lire dans la lettre de son collègue "J'ai culbuté la garnison; je me suis rendu maître de Claterne; la cavalerie est en fuite; le combat s'est engagé; quelques-uns ont été tués!" peut-on imaginer une paix plus entière? Des levées par toute l'Italie ont été décrétées, sans égard aux exemptions de service ; demain on prendra l'habit de guerre ; le consul a dit qu'il viendrait au sénat avec une escorte. Et cela ne serait pas une guerre? et même une guerre telle qu'il n'y en eut jamais? Dans les autres guerres, particulièrement dans les guerres civiles, la lutte naissait de dissentiments politiques : Sylla était en querelle avec Sulpicius, sur la validité des lois que le premier prétendait avoir été portées par violence; Cinna avec Octavius au sujet de l'admission des nouveaux citoyens aux suffrages; une seconde fois Sylla avec Marius et Carbon, pour renverser la domination des citoyens indignes et pour venger la mort affreuse des plus illustres personnages. Toutes ces guerres ont eu pour motif la rivalité de factions qui aspiraient à gouverner l'État. Quant à la dernière guerre civile, je m'abstiens d'en parler ; j'en ignore la cause, j'en déteste l'issue. [8,3] III. La guerre actuelle est la cinquième (et comme les précédentes elle a eu lieu de notre temps) ; mais c'est la première qui, au lieu d'amener la désunion et la discorde des citoyens, établit entre eux le plus parfait accord et la plus admirable union. Tous n'ont qu'un voeu, qu'un sentiment et défendent la même cause. Quand je dis tous, j'excepte ceux que personne ne juge dignes du titre de citoyens. Quel est donc entre les deux partis le motif de la guerre? Nous, ce sont les temples des dieux immortels, nos murs, nos maisons, la demeure du peuple romain, nos pénates, nos autels, nos foyers, les tombeaux de nos ancêtres, nos lois, nos tribunaux, notre liberté, nos épouses, nos enfants, notre patrie que nous défendons; Antoine, son but, son motif pour combattre, c'est de bouleverser tout, de tout renverser ; c'est de trouver dans le pillage de la république un motif de guerre, afin de pouvoir dissiper une partie de nos fortunes et distribuer le reste à des parricides. Au milieu d'une telle diversité de motifs pour faire la guerre, ce qu'il y a de plus malheureux, c'est qu'Antoine, à ses brigands, promet d'abord nos maisons : car il leur partagera la ville, à ce qu'il assure ; puis, par quelque porte qu'ils voudront sortir, il s'est engagé à les conduire. Les Caphons, les Saxas, et tous ces autres fléaux qui sont à la suite d'Antoine, s'adjugent les plus belles habitations, les jardins, les lieux de plaisance de Tusculum et d'Albe. Et déjà ces hommes agrestes, si l'on peut appeler hommes de véritables brutes, étendent leurs vaines espérances jusqu'à Pouzzoles avec ses eaux. Ainsi donc Antoine se croit en droit de tout promettre aux siens. Et nous, avons-nous ce pouvoir? Aux dieux ne plaise ! L'unique but de tous nos actes est qu'à l'avenir nul ne puisse faire de pareilles promesses. Je le dis à regret ; mais il faut bien le dire, Pères conscrits, la pique des confiscations arborée par César a, chez nombre de mauvais citoyens, encouragé d'audacieuses espérances. Ils ont vu des gens passer tout d'un coup de la mendicité à l'opulence. Aussi aspirent-ils toujours à revoir la pique des confiscations, ceux qui convoitent nos biens, et à qui tout est promis par Antoine. Et nous, à nos armées que promettons-nous? Des biens meilleurs et plus magnifiques. Les récompenses promises au crime sont funestes à ceux qui les attendent aussi bien qu'à ceux qui les promettent. Oui, nous promettons à nos soldats la liberté, les droits civiques, les lois, les tribunaux, l'empire de l'univers, l'honneur, la paix, le repos. Les promesses d'Antoine sont sanglantes, atroces, criminelles, en horreur aux dieux et aux hommes; elles ne comportent que des biens éphémères et funestes : nos promesses, au contraire, sont honorables, pures, glorieuses, pleines de joie, pleines de piété. [8,4] IV. Et ici devant moi un citoyen courageux, énergique, Q. Fufius, mon ami, affecte de parler de paix; comme si, fût-il besoin de vanter la paix, je ne pouvais, tout comme lui, en faire convenablement l'éloge! Une fois, en effet, n'ai-je pas parlé pour la paix? n'ai-je pas toujours recherché le repos, le repos utile à tous les gens de bien, à moi plus qu'à tout autre? Et quelle carrière aurait pu se donner mon faible talent, sans les causes à plaider au barreau, sans les lois, sans les tribunaux? Or, tous ces objets peuvent-ils se rencontrer, si entre les citoyens la paix n'existe plus? Mais, je vous le demande, Canelus, donnez-vous à la servitude le nom de paix? Ce n'était pas seulement pour être libres, mais pour dominer, que nos ancêtres prenaient les armes et vous, vous demandez que nous les déposions pour tomber dans l'esclavage. Quel motif plus juste de faire la guerre, que d'avoir à repousser la servitude? Avec elle, quand même le maître ne se montrerait pas insupportable, le comble du malheur, toutefois, est qu'il puisse le devenir s'il lui plait. Je dis plus : d'autres motifs peuvent être justes, celui-ci est nécessaire. A moins peut-être que vous ne pensiez être en dehors de toutes ces considérations, par l'espoir de vous voir associé à la domination d'Antoine. En cela vous êtes doublement dans l'erreur : d'abord, en préférant vos intérêts à l'intérêt commun; ensuite, en vous persuadant que sous la tyrannie il puisse y avoir aucun avantage solide et véritable. Non, pour en avoir autrefois profité, vous n'en profiterez pas toujours. Bien plus, je me le rappelle, vous vous plaigniez habituellement de l'ancien maître, qui était un homme : qu'espérez-vous donc faire avec cette bête sauvage? Mais, dites-vous, vous avez toujours désiré la paix, toujours voulu le salut de tous les citoyens. Langage honorable, mais qui suppose qu'il n'y a que des citoyens estimables et dévoués à la république ; mais si au contraire vous désirez le salut de ceux que la naissance a faits citoyens, et que leurs sentiments rendent ennemis de Rome, quelle différence pourrait-il y avoir entre eux et vous? Votre père, dont la vieillesse accueillit souvent ma jeunesse, homme grave et d'une sagacité profonde, assignait à celui qui tua Tib. Gracchus la première place entre tous les citoyens : à P. Nasica, dont, suivant lui, la vertu, la sagesse, la grandeur d'âme avaient sauvé la république. Que dis-je? nos pères avaient-ils une autre manière de voir? Ainsi donc, Calenus, ce grand citoyen, si vous aviez vécu de son temps, n'aurait pas eu votre approbation, parce qu'il n'aurait pas voulu la conservation de tous. "Vu le rapport du consul L. Opimius sur la situation de la république, les sénateurs ont décrété qu'Opintius, consul, prendrait en main la défense de la république." Ce qu'indiquaient les paroles du sénat, Opimius l'exécuta par les armes. Eh, quoi! si vous aviez vécu alors, n'auriez-vous vu dans Opimius qu'un citoyen imprudent et cruel? Auriez-vous porté le même jugement sur Q. Metellus, dont les quatre fils étaient consulaires? sur P. Lentulus, prince du sénat, et sur maints autres personnages éminents, qui, de concert avec le consul L. Opimius, poursuivirent, les armes à la main, Gracchus sur le mont Aventin? Dans ce combat Lentulus reçut une blessure assez grave; Gracchus fut tué, ainsi que M. Fulvius, consulaire, et ses deux fils encore adolescents. Tous ces grands hommes étaient donc condamnables, puisqu'ils n'ont pas voulu la conservation de tous les citoyens. [8,5] V. Venons à des faits plus rapprochés de nous. Aux consuls C. Marius et L. Valerius, le sénat confia la défense de la république. L. Saturninus, tribun du peuple, et le préteur Glaucia furent tués. Tous ensemble alors, les Scaurus, les Metellus, les Claudius, les Catulus, les Scévola, les Crassus, prirent les armes. Les consuls, ou ces illustres citoyens sont-ils donc à blâmer, selon vous? Moi, j'ai voulu la mort de Catilina. Et vous qui voulez la conservation de tout le monde, voulûtes-vous que Catilina vécût? Voici, Calenus, la différence qui existe entre ma manière devoir et la vôtre : moi, je ne veux pas qu'un citoyen commette des actes qui le rendraient passible de la mort; vous, vous voulez que, même alors qu'il les aurait commis, on lui conserve la vie. Si quelque partie de notre corps compromet l'existence du reste, nous la faisons amputer ou brûler, préférant la perte d'un membre à celle de tout le corps ; de même dans le corps de l'État, pour le conserver tout entier, tout membre gangrené doit être retranché. Ce mot est dur; celui-ci le serait encore plus Sauvons les méchants, les scélérats, les impies; périssent les citoyens inoffensifs, honnêtes, bons; enfin, tout l'État. Il est un homme, Calenus, chez lequel, je l'avoue, vous avez mieux vu que moi. Moi, dans P. Clodius, je m'imaginais voir un dangereux citoyen, un scélérat, un homme débauché, un impie, un audacieux, capable de tous les crimes. Vous, au contraire, vous vîtes en lui un citoyen intègre, chaste, inoffensif, modéré, précieux à conserver. Pour lui seul vous avez beaucoup mieux vu que moi, et grande fut mon erreur, j'en conviens. Je vous parle toujours avec emportement, avez-vous dit : cela n'est pas. Je parle avec chaleur, j'en conviens; avec emportement, je le nie. Non, on ne me voit jamais m'emporter légèrement contre mes amis, pas même lorsqu'ils le méritent. Aussi, sans avoir recours aux paroles offensantes, je puis avec vous différer d'opinion, mais non sans en éprouver un chagrin extrême. Bien légère, sans doute, ou née d'une cause bien légère est entre nous l'opposition. Moi, apparemment, je suis pour celui-ci, et vous pour celui-là. Tranchons le mot; moi, je suis pour D. Brutus, et vous pour M. Antoine; moi, je veux voir sauver une colonie du peuple romain; vous, vous voulez la voir tomber sous les coups d'un ennemi. [8,6] VI. Pouvez-vous le nier, vous qui faites naître tous les retardements pour affaiblir Brutus et donner la supériorité à Antoine? Jusques à quand direz-vous que vous voulez la paix? La guerre est engagée ; on a dressé les machines ; on se bat avec acharnement. Pour séparer les combattants, nous avons envoyé trois de nos principaux concitoyens : ils se sont vus dédaignés, rejetés, méconnus par Antoine. Et vous persistez cependant à vous montrer le plus constant défenseur d'Antoine. Et Calenus, afin de paraître meilleur sénateur, dit qu'il n'est pas l'ami d'Antoine, attendu que celui-ci, bien qu'il eùt à Calenus de grandes obligations, s'est porté contre lui dans une cause. Voyez jusqu'où va sa tendresse pour la patrie. Quelque irrité qu'il soit contre l'homme, cependant l'intérêt de la république lui fait une loi de défendre Antoine. Pour moi, Calenus, quand je vous vois si acharné contre les Marseillais, il ne m'est pas possible de vous écouter de sang froid. Jusques à quand attaquerez-vous Marseille? Le triomphe même n'a-t-il pas mis fin à la guerre? triomphe où fut portée l'image d'une cité sans laquelle jamais nos ancêtres n'ont triomphé des nations transalpines. On entendit alors le peuple romain gémir. Quoique chacun eût bien assez du sentiment de ses peines personnelles, toutefois, en voyant les infortunes d'une cité si fidèle, il n'y eut aucun bon citoyen qui ne les déplorât comme les siennes. César lui-même, quelque animé qu'il eût été contre les Marseillais, touché de leur constance et de leur rare fidélité, sentait chaque jour son courroux s'adoucir; et vous, Calenus, toutes les calamités de cette cité dévouée ne peuvent-elles assouvir votre acharnement? De nouveau je m'emporte, direz-vous peut-être. Et moi, sans emportement, comme toujours, mais non pas sans douleur, je vous réponds : Nul ne peut, selon moi, être ennemi de Marseille, s'il est l'ami de Rome. Expliquer le motif de votre conduite, Calenus, ne m'est pas possible. Naguère il n'y avait pas moyen de vous empêcher d'aller au-devant de toutes les volontés du peuple ; aujourd'hui nos voeux ni nos prières ne peuvent vous faire marcher d'accord avec lui. C'est assez longtemps interpeller Calenus sans haine, assurément, mais non pas sans douleur. Toutefois, j'aime à penser que lui qui souffre avec douceur les représentations d'un gendre saura prendre en bonne part celles d'un ami. [8,7] VII. J'arrive maintenant aux autres consulaires, dont il n'est pas un seul, je le dis à bon droit, qui n'ait avec moi des rapports de bienveillance, plus ou moins étroits, dont nul n'est exclu. Combien le jour d'hier fut honteux pour nous autres consulaires ! Envoyer une seconde députation? Et dans quel but? Antoine accorderait-il même une trêve? Devant le consul, sous les yeux des députés, il a fait agir ses machines contre Modène, il affectait de montrer ses travaux et ses moyens de défense ; pendant qu'ils étaient là, le siège n'a pas un seul instant été suspendu. A lui des députés! Pourquoi? Est-ce pour qu'à leur retour vous ayez à concevoir de plus sérieuses alarmes? Pour moi, bien que dans le principe l'envoi de députés fût contraire à mon opinion, je me consolais en pensant que, s'ils revenaient méprisés, méconnus par Antoine, et qu'ils eussent à dire au sénat qu'Antoine, loin d'évacuer la Gaule, conformément à notre décret, ne levait pas même le siège de Modène, et ne leur avait pas permis de communiquer avec D. Brutus, alors (c'était du moins ma pensée) nous tous, enflammés de haine, excités par le ressentiment, ce serait désormais avec armes, chevaux, soldats, que nous viendrions au secours de D. Brutus. Loin de là, nous montrons encore moins d'énergie depuis que l'audace d'Antoine, sa scélératesse, et même son insolence, son orgueil, nous sont devenus plus notoires. Plût aux dieux que L. César eût toutes ses forces ! que Serv. Sulpicius fût encore vivant ! La cause que je défends le serait beaucoup mieux par nous trois que par mon seul organe. C'est avec douleur que je le dis, plutôt que par reproche. Nous sommes abandonnés, oui, abandonnés, Pères conscrits, par nos chefs ; mais, ainsi que je l'ai dit souvent, tous ceux qui, dans un si grand péril, sauront opiner avec sagesse et avec énergie, seront consulaires. Au lieu des motifs de courage que devaient nous apporter les députés, ils n'apportent que des motifs de crainte; non, certes, pour moi, quelle que soit d'ailleurs la bonne opinion qu'ils aient de celui près duquel ils ont été envoyés, et dont ils n'ont pas craint de recevoir les propositions. [8,8] VIII. Dieux immortels! où sont les coutumes et la fermeté de nos ancêtres? C. Popilius, du temps de nos aïeux, envoyé en ambassade auprès du roi Antiochus, lui avait signifié, de la part du sénat, qu'il eût à lever le siége d'Alexandrie; le prince différait de répondre : Popilius, avec sa baguette, traça autour de lui un cercle et lui dit qu'il le dénoncerait au sénat, si Antiochus ne lui déclarait ses intentions avant de sortir de la ligne qu'il venait de tracer. C'était dignement agir : Popilius ainsi représentait en sa personne l'image du sénat et l'autorité du peuple romain. A cette autorité quiconque refuse de se soumettre doit non seulement voir rejeter ses propositions, mais lui-même doit être entièrement repoussé. Quoi ! je recevrais des propositions de celui qui ne tiendrait aucun compte de celles du sénat? Et je serais d'avis que le sénat puisse avoir rien de commun avec celui qui, malgré la défense du sénat, tiendrait assiégé un général du peuple romain? Mais quelles sont ces propositions? avec quelle arrogance, quelle assurance stupide, quelle hauteur il les énonce! Et pourquoi en chargeait-il nos députés, puisqu'il nous envoyait Cotyle, la gloire et l'appui de ses amis, un ancien édile, si l'on peut regarder comme édile l'homme que, par l'ordre d'Antoine, des esclaves publics ont fustigé dans un festin. [8,9] IX. Mais que ces propositions sont modérées! Il faut que nous soyons de fer, Pères conscrits, pour lui refuser quelque chose. « Je remets, dit-il, l'une et l'autre province : je congédie mon armée; je ne refuse point de rentrer dans la vie privée. » Telles sont ses expressions : il parait rentrer en lui-même. « J'oublie tout, je me réconcilie. » Mais qu'ajoute-t-il? "Pourvu qu'à mes six légions, qu'à mes cavaliers, qu'à ma cohorte prétorienne, vous abandonniez le butin et les terres." Il va jusqu'à demander des récompenses pour ceux dont il ne pourrait demander le pardon sans être taxé d'un excès d'impudence. Il ajoute encore que « les terres que lui et Dolabella auraient distribuées demeureront à ceux qui les auraient reçues. » Ce sont les terres de la Campanie et celles de Léontium, ces deux territoires que nos ancêtres considéraient comme une réserve pour la subsistance du peuple. Il stipule pour des mimes, pour des joueurs, pour ses teneurs de lieux infâmes ; il stipule même en faveur de Caphon et de Saxa, ces centurions batailleurs et musculeux que, parmi ses troupes de comédiens et de comédiennes, il a établis à poste fixe. Il veut, en outre, que « ses décisions et celles de son collègue, consignées dans les notes et dans les registres, soient maintenues. » Pourquoi se met-il en peine pour que chacun conserve ce qu'il a acheté, si lui, vendeur, en a toujours le prix? "Et qu'on ne touche pas aux comptes du temple de Cybèle," c'est-à-dire qu'on ne recouvre pas sept cents millions de sesterces. "Qu'on n'inquiète pas les septemvirs pour leurs actes frauduleux." C'est Nucula, sans doute, qui a suggéré cette idée : il craignait peut-être de perdre ses innombrables clients. M. Antoine veut même stipuler "en faveur de ceux qui sont avec lui, quoi qu'ils aient pu faire contre les lois." Il pourvoit aux intérêts de Mustella et de Tiron, sans s'inquiéter de lui-même : car quel mal a-t-il jamais fait? A-t-il détourné les deniers publics? a-t-il tué quelqu'un? a-t-il entretenu des hommes armés? Mais à quoi bon prendre tant de soin pour ses compagnons? Il demande, en effet, "qu'on n'abroge pas sa loi judiciaire." Ce point obtenu, qu'a-t-il à craindre? Quelqu'un des siens sera-t-il condamné par Cyda, par Lysiade, par Curius? Toutefois, il ne nous accable pas d'une foule de propositions; il cède et se relâche un peu de ses exigences. "Je remets, dit-il, la Gaule Romaine, et demande la Gaule Chevelue." Probablement qu'il veut désormais vivre en paix. "Avec six légions, ajoute-t-il, et ces légions complétées de l'armée de D. Brutus," et non pas simplement de ses propres levées. Il veut "conserver cette province aussi longtemps que M. Brutus et C. Cassius conserveront les leurs comme consuls, ou comme proconsuls. Ainsi dans les élections de M. Antoine, son frère Caïus, car c'est l'année de sa candidature, se trouve déjà écarté. "Pour moi, dit-il, je veux conserver cinq ans ma province": mais la loi de César s'y oppose; et vous défendez les actes de César? [8,10] X. Ces propositions, avez-vous pu, L. Pison, et vous, L. Philippus, vous nos premiers citoyens, je ne dis pas en admettre la pensée, mais seulement y prêter l'oreille? Mais, je le soupçonne, la crainte y était pour quelque chose. Vous n'étiez pas auprès d'Antoine comme envoyés ni comme consulaires; vous étiez dans l'impuissance de soutenir votre dignité et celle de la république. Et pourtant je ne sais comment, sans doute par un excès de prudence dont, moi, je me sentirais incapable, vous n'êtes pas revenus trop courroucés. Pour vous M. Antoine n'a eu aucune déférence, pour vous, citoyens illustres, envoyés du peuple romain. Nous, au contraire, que n'avons-nous pas accordé à Cotyla, envoyé de M. Antoine? Cet homme à qui les portes de Rome ne pouvaient être légalement ouvertes, nous lui avons ouvert ce sanctuaire, nous l'avons admis au sénat ; hier, ici, il recueillait sur ses tablettes nos opinions et toutes nos paroles. Des citoyens qui ont rempli les charges les plus hautes, oubliant leur dignité, s'empressaient de lui faire la cour. Dieux immortels! qu'il est difficile de soutenir dignement le personnage de chef de la république! Celui-là doit ménager non seulement les esprits, mais jusqu'aux regards de ses concitoyens. Recevoir dans sa maison un envoyé des ennemis, l'admettre dans sa chambre à coucher, l'entretenir en particulier, c'est agir en homme qui, oublieux de l'honneur, songe trop au danger. Quel danger courons-nous, pourtant? Supposé qu'il faille en venir à une dernière extrémité, la liberté sera le prix du vainqueur, et la mort la ressource du vaincu : l'une est désirable, et l'autre, nul ne peut l'éviter. Mais échapper à la mort par la fuite, est un opprobre; il n'est pas de mort qui ne soit préférable. Je ne puis me persuader non plus qu'il existe des hommes capables de porter envie à la constance, aux travaux d'un citoyen, et de voir avec peine l'approbation que donnent le sénat et le peuple romain à son désir constant de servir la république. C'est ce que nous aurions tous dû faire; et non seulement chez nos ancêtres, mais récemment encore, la principale gloire des personnages consulaires consistait à faire preuve de vigilance et de courage, à méditer, faire et dire sans cesse quelque chose d'utile à la république. Je me souviens que Q. Scévola, l'augure, bien qu'il fût, lors de la guerre des Marses, accablé par l'âge et les infirmités, admettait chaque matin, dès le point du jour, tous ceux qui voulaient lui parler; durant toute cette guerre, nul ne le vit dans son lit, et ce vieillard débile venait toujours au sénat le premier. Je voudrais bien d'abord que cette activité fût imitée par ceux à qui elle devrait servir d'exemple; ensuite, qu'ils ne portassent pas envie à l'activité d'autrui. [8,11] XI. En effet, Pères conscrits, puisque, après six années, nous avons recouvré l'espérance de la liberté, puisque nous avons souffert l'esclavage plus longtemps qu'on ne l'impose à des captifs sages et diligents, à quelles veilles, à quels soins, à quels travaux poutons-nous nous refuser, pour rendre au peuple romain la liberté? Pour moi, Pères conscrits, quoique ceux qui ont été revêtus des honneurs consulaires aient coutume de porter la toge, quand la ville entière prend l'habit de guerre, j'ai résolu néanmoins, dans une conjoncture si épouvantable, dans cette affreuse confusion de l'État, de ne point me distinguer par le vêtement de vous ni des autres citoyens; car, dans la guerre présente, notre conduite à nous autres consulaires n'est pas telle que le peuple romain puisse voir sans déplaisir les marques de notre dignité. Parmi nous, en effet, les uns sont assez timides pour oublier tous les bienfaits qu'ils ont reçus du peuple; les autres sont tellement hostiles à la république, qu'ils favorisent hautement son ennemi, qu'ils tolèrent aisément le mépris et la dérision déversés par Antoine sur nos députés, et veulent que l'envoyé d'Antoine trouve toute espèce d'appui. En effet, ils disaient qu'on ne devait pas s'opposer à son retour vers Antoine, et quand je conseillais de ne pas le recevoir, ils critiquaient rion opinion. Eh bien, je vais me conformer à leur désir. Que Varius retourne vers son général, mais sous condition qu'il ne remettra jamais le pied dans Rome. Quant aux autres, s'ils renoncent à leur erreur, s'ils rentrent en grâce avec la république, je pense qu'il faut leur accorder le pardon et l'impunité. D'après ces motifs, voici mon avis : Tout individu ayant suivi M. Antoine, qui avant les prochaines ides de mars aura mis bas les armes pour passer sous les ordres de C. Pansa, ou de A. Hirtius, consuls, ou de Decimus Brutus, imperator, consul désigné ou enfin de C. César, propréteur, ne sera point inquiété comme ayant suivi M. Antoine. Si quelqu'un de ceux qui sont avec M. Antoine a fait une action qui paraisse mériter honneur ou récompense, les consuls C. Pansa et A. Hirtius, l'un ou l'autre, ou tous les deux, comme ils le jugeront convenable, feront au premier jour leur rapport au sénat sur l'honneur et la récompense à lui décerner. Quiconque, après la promulgation de ce sénatus-consulte se sera rendu près d'Antoine, sera, L. Varius excepté, considéré par le sénat comme ayant agi d'une manière hostile à la république.