[3, 0, 0] Livre trois. [3, I, 1] À ces mots de Balbus, Cotta sourit et dit : « Il est tard pour que tu me suggères la thèse que je dois défendre. Car, tout en écoutant ton exposition, je réfléchissais aux objections que je pourrais te faire, non tant pour te réfuter que pour t’interroger sur les points qui pour moi étaient le moins clair. Or, comme chacun doit utiliser son propre jugement, le fait est qu’il m’est difficile dans la pratique d’adopter ton opinion. [3, I, 2] Alors Velléius dit : « Tu ne sais pas combien je suis impatient de t’entendre, Cotta. Balbus s’est réjoui de ton discours contre Épicure ; aussi, à mon tour, je me poserai en écouteur attentif à ce que tu diras à l’encontre des Stoïciens. Et j’espère que tu viendras bien aguerri, comme à ton habitude. » [3, I, 3] Alors Cotta dit : « Pour sûr, par Hercule ! Velléius, car ma polémique avec Lucilius est différente de celle que j’ai eue avec toi. » « Comment cela ? » demanda-t-il. « C’est qu’il me semble que votre Épicure ne fait pas montre d’une grande combativité sur la question des dieux immortels : il n’ose pas en nier l’existence, pour ne s’exposer aux reproches ou à une accusation, et ça s’arrête là ; quand ensuite il affirme que les dieux ne font rien, ne s’occupent de rien, qu’ils sont dotés de membres humains mais qu’ils n’en font aucun usage, j’ai l’impression qu’il plaisante et qu’il estime suffisant d’avoir affirmé qu’il existe un être heureux et éternel. [3, I, 4] Je crois par ailleurs que tu as remarqué la quantité d’arguments exposés par Balbus, et combien ils sont liés les uns aux autres, et cohérents, même s’ils ne contiennent aucun fonds de vérité. C’est pourquoi je pense, comme je l’ai dit, que je ne vais pas réfuter ton discours mais m’informer de ce qui demeure, pour moi, le moins clair. Par conséquent, Balbus, je te laisse le choix : répondre à mes questions sur ce que je n’ai pas compris, point par point, ou écouter l’intégralité de mon discours». [3, II, 5] Cotta dit alors : « Très bien, bon, allons-y, et que notre discussion elle-même nous serve de fil conducteur. Mais avant d’entrer dans le sujet, commençons par quelques mots sur moi. Je ne suis pas peu influencé par ton autorité, Balbus, et par ton discours : sa conclusion m’exhortait à me rappeler que je suis Cotta et un pontife : ce qui, je pense, signifie que mon devoir est de défendre les croyances sur les dieux immortels, qui nous ont été transmises par nos ancêtres, par les rites, les cérémonies, les pratiques religieuses. Je tiens à dire que je les défendrai toujours, et toujours je les ai défendues, et le discours d’aucun homme, cultivé ou ignorant, ne me détournera de ma foi dans le culte des dieux immortels que j’ai reçu de nos ancêtres. Mais en religion, je suis les grands pontifes Tibérius Coruncanius, Publius Scipion et Publius Scévola, non Zénon, Cléante ou Chrysippe ; et je préfère écouter Caius Lélius, augure, et sage de surcroît, quand il parle de religion dans son célèbre discours, plutôt qu’un quelconque chef de file du stoïcisme. Rites et auspices se partagent toute la religion du peuple romain ; il convient d’ajouter un troisième élément : les prédictions des interprètes de la Sibylle et des haruspices, fondées sur l’observation des phénomènes et des prodiges ; je n’ai jamais pensé qu’on devait négliger aucune de ces pratiques, et je reste convaincu que Romulus avec les auspices, Numa avec l’institution du rituel ont jeté les bases de notre cité, qui n’aurait certainement jamais atteint une telle grandeur si les dieux immortels n’avaient été souverainement propices. [3, II, 6] Voilà, Balbus, l’opinion de Cotta le pontife. À présent, fais-moi connaître la tienne ; de toi qui es un philosophe je dois entendre une justification rationnelle de la religion, tandis qu’il est de mon devoir de croire à nos ancêtres sans aucune preuve ». III. Alors Balbus : « Quelle justification attends-tu de moi, Cotta ? » Cotta dit : « Tu as divisé ton analyse en quatre parties : en premier lieu, tu as voulu démontrer l’existence des dieux, puis leur nature, ensuite qu’ils gouvernent le monde, enfin qu’ils veillent aux choses humaines. C’était, si ma mémoire est bonne, ta division. » « Exact », dit Balbus, « Mais j’attends ta question. » [3, III, 7] Alors Cotta répondit : « Considérons chacun des points en particulier. Si la première affirmation concerne l’existence des dieux, croyance partagée par tous, hormis par les impies, et qui ne peut s’effacer de mon esprit, cette croyance, toutefois, dont je demeure convaincu par l’autorité de nos ancêtres, tu ne la démontres pas. » « Eh bien », dit Balbus, « si tu en es convaincu, quel besoin ai-je d’en faire la démonstration ? » À quoi Cotta répondit : « La raison est je me joins à cette discussion comme si je n’avais jamais entendu ni rien pensé sur les dieux immortels ; accepte-moi comme un élève ignorant et primitif, et enseigne-moi ce que je te demande. » [3, III, 8] « Apprends-moi alors », dit-il, « ce que tu veux savoir. » Ce que je veux savoir ? Avant toutes choses, pourquoi tu t’es dépensé à clarifier, avec force détails, une vérité si manifeste, dont toi-même tu avais affirmé qu’elle n’avait même pas besoin d’être discutée, étant donné que l’existence des dieux est une évidence sur laquelle tout le monde s’accorde. « Parce que j’ai remarqué », dit-il, « que souvent toi aussi, Cotta, quand tu t’exprimais au forum, tu accablais le juge sous le plus grand nombre d’arguments possible, pourvu que la cause t’en fournît l’opportunité. Et les philosophes agissent pareillement, et moi-même j’ai appliqué cette méthode pour autant que cela m’a été possible. Mais toi, en me posant cette question, c’est comme si tu me demandais pourquoi je te regarde avec mes deux yeux et que je n’en ferme pas un, puisque je peux arriver au même résultat avec un seul. » [3, IV, 9] Alors Cotta répondit : « Jusqu’à quel point cette comparaison tient, à toi de le démontrer. » Pour ce qui me concerne, lors des procès, quand un fait est évident et admis par tous, je n’ai pas pour habitude d’en discuter (car l’argumentation affaiblit l’évidence), et quand bien même je me comporterais ainsi dans les affaires judiciaires, je ne me lancerais pas dans des analyses subtiles. De plus, il n’y aurait aucune raison de fermer un œil : les deux ont le même champ visuel, et la nature, que tu considères comme sage, a voulu que nous ayons deux fenêtres qui vont de l’esprit aux yeux. Mais si tu as voulu démontrer, avec force arguments, l’existence des dieux, c’est que tu n’étais pas sûr qu’elle était aussi évidente que tu l’aurais voulu. Quant à moi, le seul fait que nos ancêtres nous ont transmis cette croyance aurait été suffisant. Mais tu méprises leur autorité et tu combats avec la raison. [3, IV, 10] Permets donc que ma raison rivalise avec la tienne. Tu avances tous ces arguments pour démontrer l’existence des dieux, et, avec tes argumentations, tu rends douteux un fait qui, à mon avis, ne l’est absolument pas ; j’ai en mémoire non seulement le nombre, mais aussi l’ordre de tes arguments. Le premier était que, quand nous tournons notre regard vers le ciel, nous comprenons immédiatement qu’il existe une puissance qui gouverne le firmament. D’où également cette citation : « Regarde cette splendeur là-haut, que tous invoquent avec le nom de Jupiter » ; [3, IV, 11] vraiment comme si quelqu’un de nous l’invoquait, elle, plutôt que Jupiter Capitolin, ou qu’il était évident et universellement admis qu’ils étaient des dieux, ces êtres que Velléius et beaucoup d’autres n’admettraient même pas qu’ils soient vivants. Que la croyance dans les dieux immortels est universelle, et se répand de jour en jour, te paraissait aussi un argument important : vous semble-t-il donc juste de juger des arguments si importants en se fondant sur les opinions des sots, ces sots que vous considérez comme des aliénés ? V, 11. « Mais nous voyons les dieux apparaître en personne, comme Postumius les vit au lac Régille, et Vatinius sur la via Salaria », sans parler de la bataille que les Locrésiens livrèrent sur le Sagra. Tu crois vraiment que ceux que tu appelais les fils de Tyndare, c’est-à-dire des hommes nés d’hommes, et qui, selon Homère, qui vécut peu de temps après eux, ont été enterrés à Sparte, vinrent à la rencontre de Vatinius sur des chevaux blancs, sans escorte, et annoncèrent la victoire du peuple romain à ce Vatinius, un paysan, plutôt qu’à Marcus Caton qui était alors le citoyen le plus en vue ? Donc tu penses que cette marque dans la roche, que l’on voit aujourd’hui au lac Régille, et qui ressemble à l’empreinte d’un sabot, a été laissée par le cheval de Castor ? [3, V, 12] Ou ne préfères-tu pas croire, ce qui peut être démontré, que les âmes des hommes illustres, comme le furent les fils de Tyndare, soient divines et éternelles, plutôt qu’imaginer que, une fois brûlés, ils aient pu enfourcher leur cheval et se mêler à la bataille ? Ou si tu affirmes que cela a pu arriver, il faut que tu expliques de quelle manière, au lieu de raconter des histoires à dormir debout. » [3, V, 13] Alors Lucilius prit la parole : « Tu crois vraiment que ce sont des contes ? Aulus Postumius n’a-t-il pas consacré au forum un temple à Castor et Pollux ? Ne connais-tu pas le décret du Sénat au sujet de Vatinius ? Pour ce qui concerne le Sagra, il existe aussi un proverbe grec populaire : quand quelqu’un veut appuyer l’authenticité d’un fait, il déclare qu’il est plus vrai que les événements du Sagra. Alors, de tels témoignages ne doivent-ils pas t’influencer ? » [3, VI, 14] Alors Cotta : « Tu luttes avec moi, Balbus, en t’appuyant sur des rumeurs ; moi, au contraire, j’exige de toi des arguments rationnels ---. Suivent les faits qui adviendront ; nul ne peut se soustraire à ce qui doit arriver. Et souvent il n’est même pas utile de connaître l’avenir, parce qu’il est triste de s’angoisser en vain, sans avoir même l’extrême et cependant universelle consolation de l’espérance, d’autant plus que vous, vous affirmez que tout arrive selon le vouloir du destin, et que le destin est ce qui a toujours été vrai depuis toute l’éternité ; qui donc peut tirer profit de savoir qu’un événement arrivera, de prendre ses dispositions pour l’éviter, puisque il arrivera inéluctablement ? Et puis, d’où vient cet art de la divination ? Qui est à l’origine de l’incision du foie ? Qui a interprété le croassement de la corneille ? Qui, la prophétie avec les tablettes ? Je crois en ces pratiques, et je me garderais bien de négliger aussi le bâton d’augure d’Attus Navius que tu rappelais : mais il me faut apprendre des philosophes comment ces pratiques sont comprises ; d’autant plus que ces devins racontent de nombreux mensonges. [3, VI, 15] « Mais les médecins aussi », (comme tu le disais en effet) « se trompent souvent ». Quelle ressemblance y a-t-il entre la médecine, en laquelle je reconnais une méthode rationnelle, et la divination, dont je ne comprends pas l’origine ? Et tu penses sans doute que les dieux ont été apaisés par le sacrifice des Décius. Mais comment les dieux ont-ils pu se montrer si injustes, au point de refuser de se réconcilier avec le peuple romain, si ce n’est en échange de la mort de tels hommes ? Ce fut une manœuvre des commandants, que les Grecs appellent stratagème, mais de ces commandants qui font passer l’intérêt de la patrie au mépris de leur propre vie ; ils avaient la conviction que si un commandant s’était lancé au galop contre l’ennemi, l’armée aurait suivi, ce qui effectivement arriva. En vérité je n’ai jamais entendu la voix d’un faune ; si tu affirmes l’avoir entendue, je te crois, quoique je ne sache absolument pas ce qu’est un faune. VII. Donc, Balbus, pour autant que cela dépend de toi, je ne comprends pas encore que les dieux existent ; certainement je crois qu’ils existent, mais les Stoïciens, en fait, ne le démontrent pas. [3, VII, 16] En effet Cléante, comme tu le disais, est convaincu que l’idée de dieu s’est formée dans l’esprit de l’homme de quatre façons. L’une est celle dont j’ai déjà parlé suffisamment, et qui vient de la perception des événements futurs ; la deuxième s’appuie sur les perturbations atmosphériques et les autres cataclysmes naturels ; la troisième sur l’abondance et l’utilité des avantages que nous recevons ; la quatrième sur l’ordre des astres et la régularité des mouvements célestes. Nous avons déjà parlé de la divination. Quant aux bouleversements célestes, maritimes et terrestres, nous ne pouvons nier que quand ils se produisent, nombreux sont ceux qui les craignent et pensent qu’ils sont provoqués par les dieux immortels ; [3, VII, 17] mais la question n’est pas qu’il y ait des gens qui croient en l’existence des dieux, la question est : les dieux existent-ils ou non ? Quant aux autres causes adoptées par Cléante, l’abondance des avantages que nous recevons, et l’alternance ordonnée des saisons et la régularité des mouvements célestes, nous les traiterons quand nous discuterons de la providence divine, sur laquelle toi, Balbus, tu t’es longuement étendu ; [3, VII, 18] et nous renverrons à ce même moment l’examen de l’affirmation que tu attribues à Chrysippe : comme il y a dans la nature quelque chose qui ne peut être accompli par l’homme, il existe alors quelque chose de supérieur à l’homme ; et nous considérerons aussi ta comparaison entre la beauté d’une maison et celle du monde, et l’harmonie et l’accord de toutes les parties du monde que tu produisais comme preuve. Dans cette partie du discours, dont on vient de parler, je me réserve également de réexaminer les conclusions brèves et concises de Zénon ; et, dans le même temps, et au moment opportun, tous les arguments scientifiques que tu as adoptés, qui se rapportent à la force ignée, et à la chaleur dont tout est généré, seront examinés ; toutes les raisons que tu as exposées avant-hier, et qui prouveraient que le monde dans sa totalité, et le soleil et la lune et les étoiles, possèdent intelligence et sensibilité. [3, VII, 19] Mais je te le demanderai une fois encore : quelles raisons t’ont amené à croire en l’existence des dieux ? » VIII. Alors Balbus : « À dire vrai, il me semble avoir apporté les raisons ; mais tu les réfutes de telle manière que, tandis que tu feins de m’interroger, et que je m’apprête à répondre, tu changes subitement de conversation et tu ne me donnes pas la possibilité de répliquer. C’est pourquoi sont passés sous silence des points de la plus grande importance, relatifs à la divination, au destin, des sujets dont tu as parlé sommairement, mais que ceux de notre école ont l’habitude de traiter dans le détail ; ces arguments, cependant, sont distincts du problème qui nous occupe en ce moment ; donc, s’il te plaît, efforce-toi de procéder par ordre, de façon à nous donner la possibilité d’éclaircir le problème qui est l’objet de cette discussion. » [3, VIII, 20] « Très bien » dit Cotta. « Alors, comme tu as divisé toute ta théorie en quatre parties, et que nous avons parlé de la première, considérons la deuxième. Il me semble qu’elle n’a eu qu’un effet : alors que tu t’ingéniais à faire la lumière sur la nature des dieux, tu as démontré que les dieux n’existent pas. Tu déclarais qu’il est très difficile de dissocier l’esprit du pouvoir que les perceptions visives exercent ordinairement sur lui ; mais comme rien n’est supérieur à dieu, tu ne doutais pas que le monde était dieu, parce que dans la nature il n’est rien de meilleur : ah !, si nous pouvions concevoir le monde comme un être animé, ou plutôt comprendre ce phénomène avec l’esprit, comme nous voyons tout le reste avec les yeux. [3, VIII, 21] Mais quand tu affirmes que rien n’est meilleur que le monde, qu’entends-tu par « meilleur » ? Si tu veux dire « plus beau », je suis d’accord ; si tu veux dire « plus adapté à nos besoins », soit ; si au contraire tu affirmes que rien n’est plus sage que le monde, je ne suis absolument pas d’accord, non parce qu’il est difficile de dissocier l’esprit des perceptions visuelles, mais parce que plus je les dissocie, moins je réussis à comprendre ce que tu veux dire. « Rien en la nature n’est meilleur que le monde », dites-vous? IX. Sur terre non plus il n’est rien de supérieur à notre ville : tu crois alors que pour ça la ville est dotée de raison, de pensée, d’esprit, ou, puisque ce n’est pas le cas, tu crois pour cela qu’une fourmi doit être tenue pour supérieure à cette très belle ville, parce que la ville n’a pas de sensibilité, alors que la fourmi possède non seulement la sensibilité, mais aussi l’esprit, la mémoire, la raison ? Il faut que tu prennes en considération, Balbus, les propositions que l’on te concède, et non tenir pour acquis, de ta propre initiative, celle que tu veux. [3, IX, 22] Le vieux syllogisme de Zénon, concis, et, d’après toi, pénétrant, a développé l’intégralité de la question. Zénon argumente ainsi : « Ce qui est doté de raison est meilleur que ce qui ne l’est pas ; or rien n’est meilleur que le monde ; donc le monde est doté de raison. » [3, IX, 23] Si tu acceptes ce raisonnement, tu parviendras à démontrer que le monde est capable lire un livre à la perfection ; et prenant exemple sur Zénon, tu pourras argumenter ainsi : « Celui qui sait lire est supérieur à l’analphabète ; or rien n’est supérieur au monde ; donc le monde sait lire » ; de cette façon, il sera aussi éloquent, mathématicien, musicien, et expert dans toutes les sciences, et enfin philosophe. Tu as souvent affirmé que rien n’arrive sans intervention divine, et que la nature ne possède pas la faculté de créer des êtres différents d’elle : devrai-je admettre que le monde n’est pas seulement animé et sage, mais également joueur de lyre et de flûte, étant donné que les hommes versés dans ces arts sont créés par lui ? Le père du Stoïcisme ne fournit aucun argument qui nous amènerait à induire que le monde est doué de raison et qu’il est un être animé. Le monde n’est donc pas dieu, et cependant rien n’est meilleur que lui ; rien n’est en effet plus beau, plus adapté à notre conservation, rien n’est plus magnifique à voir ou plus régulier dans le mouvement. Et si l’univers n’est pas dieu, ne le sont pas non plus ces étoiles innombrables que tu rangeais parmi les dieux, et dont la course éternellement uniforme te réjouissait, à bon droit, par Hercule !, parce que leur régularité est extraordinaire et incroyable. [3, IX, 24] Mais il ne faut pas en conclure que tout ce qui possède un mouvement fixe et régulier doit être attribué à une divinité plutôt qu’à la nature, Balbus. X, 24. Quoi de plus régulier que le mouvement alternatif de la marée dans l’Euripe de Chalcis ? Ou dans le détroit de Sicile ? Ou du bouillonnement des flots en ces régions où « l’onde impétueuse sépare l’Europe et la Libye » ? La marée en Espagne et en Bretagne, le flux et le reflux périodique, ne peuvent-ils pas se produire sans intervention divine ? Prends garde à ceci, veux-tu ? : si on déclare divins tous les mouvements et les événements qui reviennent avec une égale régularité, on finira par affirmer que la fièvre tierce et quarte sont divines : quoi de plus régulier que leur récurrence ? Ce sont là des phénomènes qu’il faut expliquer rationnellement. [3, X, 25] et comme vous n’y réussissez pas, vous vous réfugiez auprès du dieu comme à l’autel. Même Chrysippe, selon toi, s’exprimerait avec pénétration, un homme sans aucun doute souple et exercé (j’appelle souples ceux dont l’esprit se meut avec rapidité, exercés ceux dont l’esprit s’est fortifié dans l’expérience, comme les mains acquièrent de l’aisance à refaire un même travail) ; donc Chrysippe affirme : « s’il existe quelque chose que l’homme n’est pas capable de créer, l’être qui l’a créé est meilleur que l’homme ; or l’homme n’est pas capable de créer ces choses qui se trouvent dans le monde ; l’être qui en a été capable est donc supérieur à l’homme : or qui peut être supérieur à l’homme sinon dieu ? Donc dieu existe ». Tout ce raisonnement tombe dans le même travers que celui qu’on a relevé dans le cas de Zénon. [3, X, 26] On ne définit pas ce que signifient « meilleur » ou « supérieur », ni la distinction entre nature et raison. En outre Chrysippe affirme que, si les dieux n’existaient pas, rien, dans toute la nature, ne serait supérieur à l’homme ; or il dit aussi que, pour un homme, penser que rien n’est supérieur à l’homme, est le comble de l’arrogance. Admettons que s’estimer supérieur au monde soit un signe d’arrogance : mais savoir que l’on possède sensibilité et raison, et qu’Orion et Chien en sont dépourvus, ne relève pas de l’arrogance mais plutôt du bon sens. Il ajoute : « si une maison est belle, nous comprenons qu’elle a été construite pour le propriétaire, pas pour les rats ; de manière analogue, nous devons donc penser que le monde est la demeure des dieux ». Je serais sûrement de cet avis, si je pensais que le monde est une construction, et non une formation naturelle, comme je le démontrerai. [3, XI, 27] Mais Socrate, dans Xénophon, pose cette question : où avons-nous pris notre âme si le monde n’a pas d’âme ? Et je demande, moi, où nous avons pris le langage, la notion des nombres, le chant ; à moins que nous ne pensions que le soleil parle avec la lune quand il s’en approche, ou que le monde émet une musique harmonieuse, comme le pense Pythagore. Ces phénomènes, Balbus, sont l’œuvre de la nature, pas d’une nature qui procède en artiste, comme le soutient Zénon — nous verrons de quoi il s’agit —, mais qui imprime un mouvement à travers ses déplacements et ses changements. [3, XI, 28] Et ainsi je m’accordais avec ce que tu disais sur l’harmonie et sur l’accord de la nature ; toutes ses parties étant liées entre elles comme par un rapport de parenté, elle tend harmonieusement, disais-tu, à la réalisation d’un objectif. Je n’étais pas d’accord avec ton affirmation suivante : que cela ne pourrait pas se produire sans l’intervention coordonnatrice d’une même âme divine. La nature maintient au contraire sa cohésion grâce à une force qui lui est propre, non grâce à une force divine, et il y a entre ses parties une sorte d’harmonie que les Grecs appellent sympátheia ; et plus elle est grande et spontanée, moins il faut penser qu’elle doit être attribuée à une raison divine. [3, XII, 29] Et comment répondez-vous aux objections de Carnéade ? Si aucun corps n’est immortel, alors aucun corps n’est éternel : mais aucun corps n’est immortel ni même indivisible, ni tel qu’on ne puisse le décomposer ou le désagréger ; et puisque chaque être vivant est, par nature, susceptible de perception, aucun être vivant ne peut échapper à la nécessité de recevoir quelque sollicitation de l’extérieur, c’est-à-dire, en d’autres termes, de subir et de souffrir ; et si telle est la nature de tout être vivant, alors aucun être vivant n’est immortel. Donc, de la même façon, si tout être vivant est divisible en parties, aucun être vivant n’est indivisible ni éternel ; mais tout être vivant est ainsi fait qu’il peut recevoir et subir une force extérieure ; il s’ensuit donc que tout être vivant est mortel, destructible et divisible. [3, XII, 30] Prenons un exemple : si la cire, en soi, était malléable, il n’y aurait aucun objet de cire qui ne pourrait être sujet à transformations ; on pourrait en dire autant d’un objet d’argent ou de bronze, si telle était la nature de ces métaux. Donc, de la même façon, si tous les éléments --- dont tous les êtres sont constitués sont susceptibles de transformation, il n’y a pas de corps qui ne soit transformable ; mais, d’après vous, les éléments dont toutes les choses sont constituées sont susceptibles de transformation ; donc chaque corps est susceptible de transformation. Mais s’il existait un corps immortel, tous les corps ne seraient pas transformables ; donc chaque corps est mortel. Et de fait chaque corps est constitué d’eau ou d’air ou de feu ou de terre ou d’un mélange de ces éléments ou d’une partie d’entre eux. [3, XII, 31] Or il n’y a aucun de ces éléments qui ne soit sujet à destruction ; tout ce qui est de terre se divise, et l’eau est si souple qu’elle peut être aisément pressée et comprimée ; le feu et l’air ensuite sont mis en mouvement très facilement, sous l’effet de n’importe quelle impulsion, et par nature ils manquent tellement de consistance qu’ils se dispersent avec une extrême facilité. De plus, tous ces éléments périssent quand ils se transforment en un autre élément, comme cela arrive quand la terre se transforme en eau, et quand de l’eau naît l’air, et de l’air l’éther, et quand les mêmes éléments suivent le même processus en sens inverse. Et si les éléments dont est composé chaque être vivant sont destinés à périr, aucun être vivant n’est éternel. [3, XIII, 32] Et pour en finir avec cette question, on ne peut trouver un être vivant qui ne soit jamais né et qui vivra pour toujours, parce que chaque être vivant est doué de sensibilité ; il perçoit donc le chaud, le froid, le doux, l’amer, et il ne possède aucun sens qui lui permettrait de percevoir les sensations agréables et non celles qui ne le sont pas ; alors, s’il perçoit le plaisir, il perçoit aussi la douleur ; mais ce qui perçoit la douleur est inévitablement sujet destruction ; il faut donc admettre que tous les êtres vivants sont mortels. [3, XIII, 33] En outre, si un être n’éprouve ni plaisir ni douleur, il ne peut être vivant ; si donc un être est vivant, il éprouvera nécessairement du plaisir et de la douleur, et l’être, assujetti à ces sensations, ne peut pas être éternel ; et tout être vivant les éprouve ; donc, aucun être vivant n’est éternel. En outre, aucun être ne peut exister sans un instinct naturel de désir et de répulsion : il désire ce vers quoi le pousse sa nature et se refuse à ce qui lui est opposé ; et tout être désire certaines choses et se détourne d’autres ; et ce de quoi il se détourne est contre sa nature, et ce qui est contre sa nature a le pouvoir de le détruire. Donc tout être vivant doit nécessairement périr. [3, XIII, 34] Nombreuses sont les raisons qui nous autorisent à démontrer, de façon certaine, qu’il n’est rien qui aurait de la sensibilité et qui ne périrait pas, car les sensations elles-mêmes, comme le froid, le chaud, le plaisir, la douleur, etc., quand elles atteignent à un certain degré sont mortelles ; et aucun être vivant n’est dépourvu de sensibilité, donc aucun être vivant n’est éternel. XIV, 34. Et la nature d’un être animé est ou bien simple (par exemple de terre, de feu, d’air, ce qui est inconcevable) ou bien se compose de plusieurs éléments, chacun desquels occupe la place à laquelle il est amené par une impulsion naturelle, l’un en bas, l’autre en haut, l’autre au milieu. Ces éléments peuvent rester unis pendant un certain temps, mais absolument pas pour toujours ; chacun d’eux est nécessairement entraîné, par la nature, à sa place. Donc, aucun être animé n’est éternel. [3, XIV, 35] Mais les maîtres de votre école, Balbus, ont coutume de tout rapporter à la force ignée, en se référant, je pense, à Héraclite , dont les écrits non pas été interprétés de manière univoque ; mais puisqu’il n’a pas voulu être compris, laissons cet auteur de côté. Mais vous, vous affirmez que toute force se confond avec le feu, c’est pourquoi les êtres vivants périssent quand la chaleur vient à manquer, et, dans la nature, tout ce qui possède la chaleur possède la vie et la vigueur. Mais moi je ne comprends pas comment les corps peuvent périr, faute de chaleur et non faute d’humidité ou d’air, d’autant qu’ils peuvent périr aussi par excès de chaleur. [3, XIV, 36] Pour cette raison, ce que vous affirmez de la chaleur vaut aussi pour les autres éléments ; mais voyons-en les conséquences. Vous soutenez, je crois, que dans la nature et dans le monde il n’est aucun être en dehors de nous, le feu excepté : mais pourquoi le feu plutôt que l’air (anima), dont est constituée l’âme des êtres vivants, d’où le terme animal (être vivant, être animé) ? Sur quoi vous appuyez-vous pour tenir pour acquis le présupposé qu’il n’est pas d’âme sans feu ? De fait, il paraît plus probable que l’âme soit un mélange de feu et d’air. Vous ajoutez : « Et si le feu est vivant en soi sans être mélangé à rien d’autre (quand il se trouve dans notre corps, il produit de la sensibilité), il ne peut être lui-même dépourvu de sensibilité. » On peut répéter le même argument : tout ce qui possède de la sensibilité doit nécessairement éprouver du plaisir et de la douleur, or tout être qui est atteint par la douleur est atteint aussi par la destruction. Il s’ensuit que vous ne réussissez même pas à démontrer l’éternité du feu. [3, XIV, 37] De surcroît, n’estimez-vous pas que tout feu a besoin de nourriture, et qu’il ne peut absolument pas durer s’il n’est pas alimenté, et d’autre part que le soleil, la lune et les autres corps célestes sont alimentés d’eau, les uns d’eau douce, les autres d’eau salée ? C’est la raison pour laquelle, selon Cléante, le soleil, au solstice d’été ou d’hiver, revient en arrière, et ne procède pas plus avant : pour ne pas trop s’éloigner de sa source d’alimentation. Nous parlerons de ce point un peu plus tard ; pour l’instant, bornons-nous à cette déduction : ce qui peut périr n’est pas éternel par nature ; or le feu est destiné à périr s’il n’est pas alimenté ; donc le feu n’est pas éternel par nature. [3, XV, 38] Mais quel dieu pouvons-nous concevoir, qui ne serait doté d’aucune vertu ? Alors attribuerons-nous au dieu la sagesse qui consiste dans la connaissance de ce qui est bien et de ce qui est mal, et de ce qui n’est ni bien ni mal ? Mais un être qui n’est sujet et ne peut être sujet à rien de mal, quel besoin a-t-il de distinguer le bien et le mal, et quel besoin a-t-il de la raison et de l’intelligence ? Nous usons de ces facultés pour comprendre ce qui est obscur, à partir de ce qui est clair ; mais rien ne peut être obscur à dieu. Passons à la justice : elle donne à chacun ce qui lui revient, mais qu’a-t-elle à voir avec dieu ? La société et la communauté humaines, comme vous dites, ont créé la justice. La tempérance, ensuite, consiste à négliger les plaisirs du corps : et si elle a sa place au ciel, les plaisirs ont aussi la leur. Comment peut-on concevoir un dieu fort ? Dans la douleur, peut-être ? Dans l’exploit ? Dans le danger ? Rien de tout cela ne concerne dieu. [3, XV, 39] Alors comment est-il possible de concevoir un dieu dépourvu de raison et de toute vertu ? Et, à considérer les propos tenus par les Stoïciens, je ne peux décidément pas mépriser la stupidité de la masse ignorante. Ces croyances sont celles de gens incultes : les Syriens vénèrent un poisson, les Égyptiens ont divinisé presque toute espèce d’animaux ; en Grèce, ensuite, on a de nombreux dieux qui étaient des hommes à l’origine : Alabandos à Alabanda, Ténès à Ténédos, Leucothée (précédemment Ino) et son fils Palémon dans toute la Grèce — Hercule, Esculape, les Tyndarides, notre Romulus et de nombreux autres dont on pense qu’ils ont été accueillis au ciel à titre, si l’on peut dire, de citoyens nouveaux et récemment inscrits. [3, XVI, 40] Telles sont donc les croyances des ignorants ; mais vous, les philosophes, en quoi vos théories sont-elles meilleures ? Laissons-en certaines de côté : elles sont si remarquables qu’elles ne sauraient être réfutées. Mais admettons que le monde lui-même soit dieu : je crois que cela signifie « la splendeur éclatante, là-haut, que tous invoquent sous le nom de Jupiter ». Mais pourquoi ajoutons-nous de nombreux autres dieux ? Et en si grande quantité ! Ils me paraissent certes nombreux, vu que tu considères chaque étoile comme un dieu et que tu lui donnes un nom d’animal, comme chèvre, scorpion, taureau, lion, ou d’objet inanimé comme Argo, Autel, Couronne. [3, XVI, 41] Mais en admettant également cela, comment peut-on non seulement admettre mais simplement comprendre le reste ? Quand nous disons que les moissons sont Cérès, le vin Liber, nous utilisons un langage de tous les jours ; mais penses-tu qu’il existe quelqu’un d’assez fou au point de croire que l’aliment dont il se nourrit est un dieu ? En fait je pense à ceux qui, comme tu l’affirmes, d’hommes sont devenus dieux ; tu m’expliqueras comment ce phénomène a pu se produire et pourquoi il ne se produit plus, et je l’apprendrai volontiers ; dans l’état actuel des choses, je ne vois pas comment celui qui « subit les torches sur le mont Œta », comme dit Accius, a pu se rendre, depuis son bûcher, à la demeure éternelle de son père ; Homère, cependant, le fait rencontrer par Ulysse dans les Enfers, comme les autres défunts. [3, XVI, 42] Toutefois il me plairait de savoir quel Hercule en particulier nous vénérons ; de nombreux savants, qui ont étudié à fond les mystères de la littérature spécialisée, nous en transmettent plus d’un ; le plus ancien est le fils de Jupiter, mais, pareillement, du Jupiter le plus ancien, vu que nous trouvons également de nombreux Jupiter dans l’antique littérature grecque ; de ce Jupiter, donc, et de Lysithoé, naquit ce Hercule qui, selon la tradition, entra en compétition avec Apollon au sujet du trépied. Pour ce qui concerne le deuxième, on rapporte qu’il est Égyptien, fils du Nil, et qu’il écrivit de la musique phrygienne. Le troisième provient des Dactyles de l’Ida et on lui offre des sacrifices. Le quatrième est fils de Jupiter et d’Astérie, sœur de Latone, il est vénéré surtout à Tyr, et on dit que Carthage fut sa fille ; le cinquième, appelé Bélos, réside en Inde ; le sixième est le nôtre, fils d’Alcmène et de Jupiter, mais du troisième Jupiter, car, ainsi que je le montrerai par la suite, la tradition compte aussi de nombreux Jupiter. [3, XVII, 43] Parvenu à cet endroit de mon exposé, je montrerai que le droit pontifical, les traditions de nos ancêtres, les coupes destinées aux sacrifices, que Numa nous a laissées, et dont parle Lélius dans son discours trop bref, mais qui n’en est pas moins précieux, m’ont plus instruit sur le culte des dieux immortels que les théories des Stoïciens. Si je m’accordais avec votre enseignement, dis-moi ce que je devrais répondre à celui qui me demanderait : « Si les dieux existent, les nymphes sont-elles aussi des déesses ? Si les nymphes sont des déesses, alors les faunes et les satyres sont aussi des dieux ; cependant ce ne sont pas des dieux ; alors les nymphes non plus ne sont pas des déesses. Pourtant elles possèdent des temples publiquement dédiés et consacrés. Alors ne sont pas non plus des dieux ces autres auxquels ont été dédiés des temples. Bien, alors, dis-moi : Tu ranges parmi les dieux Jupiter et Neptune. Alors également Orcus, leur frère, est un dieu, et les fleuves qui, à ce qu’on raconte, coulent dans les enfers : l’Achéron, le Cocyte, le Pyriphlégéthon, et aussi Charon, également Cerbère doivent être comptés parmi les dieux. [3, XVII, 44] Mais puisque cela n’est pas acceptable, Orcus n’est pas non plus un dieu ; que dire alors de ses frères ? » Voilà ce que déclarait Carnéade, non pour éliminer les dieux (quoi de moins pertinent pour un philosophe ?), mais pour démontrer que les Stoïciens ne fournissent aucune explication à leur sujet ; et il poursuivait ainsi : « Mais alors », disait-il, « si Jupiter et Neptune sont à ranger parmi les dieux, comment peut-on ôter toute divinité à leur père Saturne, qui est l’objet d’un culte populaire, notamment en occident ? Et si Saturne est un dieu, il faut admettre que son père aussi, le Ciel, est un dieu. Or s’il en est ainsi, également Éther et Jour, les géniteurs du Ciel, doivent être considérés comme des dieux, et aussi leurs frères et leurs sœurs, appelées dans les anciennes généalogies Amour, Tromperie, Peur, Fatigue, Envie, Destin, Vieillesse, Mort, Nuit, Misère, Plainte, Faveur, Fraude, Obstination, les Parques, les Hespérides, les Songes, et toutes les divinités enfants d’Érèbe et de la Nuit. Donc, ou bien on accepte ces monstres, ou bien on exclut aussi les premières divinités. [3, XVIII, 45] Tu soutiendras donc qu’Apollon, Vulcain, Mercure et les autres sont des dieux, mais tu émettras un doute sur la divinité d’Hercule, d’Esculape, de Liber, de Castor, de Pollux ? Mais ceux-ci sont objet de vénération autant que ceux-là et, auprès de certains peuples, de même beaucoup plus. Alors il faut estimer que ces êtres, fils de mères mortelles, sont des dieux. Que dire alors d’Aristée, fils d’Apollon, qui a découvert l’olivier, de Thésée, fils de Neptune, et de tous les autres dont les pères furent des dieux : ne doivent-ils pas être rangés au nombre des dieux ? Et les fils des déesses ? À plus forte raison il me semble : car, selon le droit civil, un fils né de mère libre est libre ; pareillement, selon le droit naturel, le fils d’une déesse est par nécessité une divinité. C’est pourquoi les habitants de l’île d’Astypalée vénèrent Achille avec la plus grande dévotion ; et si Achille est un dieu, sont dieux également Orphée et Rhésos qui naquirent d’une muse ; à moins que les noces célébrées en mer n’aient une valeur plus grande que celles célébrées à terre. Mais si ces derniers ne sont pas des dieux parce qu’ils ne sont vénérés nulle part, comment les premiers peuvent-ils l’être ? [3, XVIII, 46] Prends-y garde : il se pourrait que les honneurs soient attribués aux vertus des hommes et non à leur immortalité, comme il m’a paru que toi aussi, Balbus, tu en convenais. Mais comment peux-tu tenir Latone pour une divinité et non pas Hécate, alors qu’elle est la fille d’Astérie, la sœur de Latone ? Est-elle également une déesse ? Sans doute, nous avons vu ses autels et ses temples en Grèce. Mais si Hécate est une déesse, pourquoi les Euménides ne sont-elles pas des déesses ? Et si elles sont des déesses — elles possèdent un temple à Athènes et chez nous (pour autant que je me souvienne) le bois de Furina — les Furies sont des déesses, ces enquêteuses qui vengent les crimes et les forfaitures. [3, XVIII, 47] Et si la nature des dieux est telle qu’ils interviennent dans les choses humaines, Nation également doit être considérée comme une déesse ; nous avons coutume de faire des sacrifices en son honneur dans le territoire d’Ardée, lors des processions que nous effectuons autour de ses temples ; et parce qu’elle veille sur l’accouchement des femmes, elle a été appelée Nation, de « naître ». Et si c’est une déesse, sont dieux tous ceux que tu mentionnais : Honneur, Loyauté, Intelligence, Concorde, et alors aussi Espoir, Moneta, et tout ce que nous pouvons imaginer. Et si cette affirmation n’est pas vraisemblable, . XIX, 47. Que penses-tu de ceci : nous rangeons parmi les dieux ceux dont le culte nous a été transmis, et que nous vénérons : pourquoi n’incluons-nous pas dans la même catégorie également Sérapis et Isis ? Et en admettant que nous le fassions, pourquoi devrions-nous rejeter les dieux des barbares ? Alors nous compterions au nombre des dieux des bœufs et des chevaux, des ibis, des faucons, des aspics, des crocodiles, des poissons, des chiens, des loups, des chats et de nombreux autres animaux. Et si nous réfutons ces affirmations, nous devons réfuter aussi celles d’où elles proviennent. [3, XIX, 48] Ino, qui est appelée Leucothée en Grèce et Matuta chez nous, sera considérée comme une déesse, parce qu’elle est la fille de Cadmus, alors que Circé, Pasiphaé et Éétès issus de Perséis, fille d’Océan, et du Soleil, ne seront pas comptés parmi les dieux. Et pourtant nos colons de Circeii vénèrent avec dévotion aussi Circé. Alors devrons-nous la considérer aussi comme est une déesse ? Que répondras-tu à Médée, qui eut comme père Éétès, comme mère Idyia et comme grands-pères deux dieux : Soleil et Océan ? Et à son frère Absyrtos (que Pacuvius appelle Égialé, mais le premier nom est le plus courant dans la littérature antique) ? Et s’ils ne sont pas des dieux, je me demande ce que devient Ino : tous ont la même origine. [3, XIX, 49] Amphiaraos et Trophonios sont-ils des dieux ? Nos publicains, face au contrat établi avec les censeurs, qui exemptait d’impôts les propriétés des dieux immortels, soutenaient que ne pouvait pas être tenu pour un dieu celui qui, autrefois, avait été un mortel. Mais si ce sont des dieux, Érechthée en est sûrement un, lui dont nous avons vu à Athènes le temple et le prêtre. Et si nous faisons de lui un dieu, comment pouvons-nous douter de la divinité de Codros et des autres qui sont tombés en combattant pour la liberté de leur patrie ? Et si cette conclusion n’est pas acceptable, ne le sont pas non plus les prémisses d’où elle découle. [3, XIX, 50] Il est du reste compréhensible que dans la plupart des cités, pour exciter le courage, et pour que les hommes appartenant à l’élite soient davantage enclins à affronter le danger pour la défense de l’État, on rende les honneurs divins à la mémoire des héros. De fait, c’est précisément pour cette raison, à Athènes, qu’Érechthée et ses filles ont été comptées parmi les dieux ; et, toujours, à Athènes on trouve le sanctuaire des filles de Léon, dit Leokórion. Les Alabandins vénèrent Alabandos, fondateur de leur cité, avec une dévotion supérieure à celle qu’ils accordent aux dieux les plus authentiques. Se trouvant dans leur cité, Stratonicus fit une de ces réponses, pleine d’esprit, comme il en a l’habitude, à l’un d’eux qui l’importunait en affirmant qu’Alabandos était un dieu et qu’Hercule n’en était pas un : « Alors Alabandos sera en colère contre moi et Hercule contre toi. » [3, XX, 51] Et ces arguments que toi, Balbus, tire du ciel et des astres, tu ne te rends pas compte de l’étendue de leur portée. Le soleil et la lune — les Grecs pensent que l’une est Artémis et l’autre Apollon —, sont des dieux. Mais si la lune est une déesse, alors Lucifer aussi, et les autres étoiles vagabondes doivent être comptées parmi les dieux ; et alors aussi les étoiles fixes. Pourquoi n’inclut-on pas parmi les dieux également l’arc-en-ciel, puisqu’il est beau (et précisément en raison de sa beauté on lui attribue une extraordinaire, et on fait de lui le fils de Thaumas) ? Et si l’arc-en-ciel a une nature divine, que feras-tu avec les nuages ? L’arc-en-ciel lui-même est en effet, d’une certaine manière, produit par des nuées colorées ; on raconte aussi que l’une d’elles engendra les Centaures ; si on inclut les nuages parmi les dieux, il va de soi qu’on inclura aussi les phénomènes météorologiques que les Romains honorent à travers leurs rites. Alors également la pluie, les orages, les tempêtes, les tornades doivent être considérés comme des dieux ; nos généraux, au moment de prendre la mer, eurent coutume d’immoler aux flots une victime. [3, XX, 52] En outre, si Cérès vient de gero {je produis} (ainsi que tu l’affirmais), la terre elle-même est une déesse (n’étant qu’une variante de Tellus, elle est considérée comme telle) ; mais si la terre est une déesse, est aussi un dieu l’océan que tu identifiais avec Neptune ; alors également les fleuves et les fontaines sont des dieux. Et ainsi Massus, à son retour de Corse, consacra aussi un temple à Fons, et dans les prières des augures figurent les noms de Tibérinus, de Spinonus, d’Anémona, de Nodinus et d’autres fleuves voisins. En conséquence, ou bien nous poursuivrons ce raisonnement à l’infini, ou bien nous refuserons tout en bloc. Et comme nous n’accepterons pas cette liste infinie de superstitions, mieux vaut ne rien admettre de tout cela. [3, XXI, 53] Donc, Balbus, il est nécessaire de réfuter aussi ceux qui affirment que les dieux, qui furent des hommes transportés au ciel, et que nous vénérons avec solennité et dévotion, n’existent pas dans la réalité mais dans l’imagination. En premier lieu, les prétendus mythographes dénombrent trois Jupiter ; de ceux-ci, les deux premiers naquirent en Arcadie ; l’un eut comme père Éther, père également, dit-on, de Proserpine et de Liber ; l’autre eut comme père le Ciel, et on dit qu’il a engendré Minerve qui, suivant la tradition, est l’initiatrice et l’inventrice de la guerre ; le troisième Jupiter fut Crétois, fils de Saturne. Son tombeau est visible dans son île natale. Les Dioscures aussi reçoivent de nombreux noms en Grèce : les premiers sont au nombre de trois, les Athéniens les appellent Anactès ; ils sont les fils du plus ancien Jupiter et de Proserpine : Tritopatréus, Eubuléus, Dionysus ; les deuxièmes sont Castor et Pollux, fils du troisième Jupiter et de Léda ; les troisièmes sont appelés par certains Alcon, Mélampus et Tmolus, et ce sont les fils d’Atrée issu de Pélops. [3, XXI, 54] Pour ce qui est des Muses, le premier groupe en comprend quatre : elles sont les filles du deuxième Jupiter : Telxinoé, Aédé, Arché, Mélété. Le deuxième groupe en comprend neuf ; elles furent engendrées par le troisième Jupiter et Mnémosyne ; le troisième groupe est celui des filles de Piérus et d’Antiope (les poètes les appellent ordinairement Piérides et Piéries), elles sont en nombre égal aux précédentes et portent les mêmes noms. Tu expliques que le soleil tire son nom du fait qu’il est seul {solus} ; mais que de soleils sont cités par les mythographes ! Le premier est le fils de Jupiter, petit-fils d’Éther, le deuxième est le fils d’Hypérion, le troisième est le fils de Vulcain, fils du Nil (les Égyptiens lui attribuent la ville d’Héliopolis), le quatrième est celui qui, selon la tradition, fut engendré dans les temps héroïques, à Rhodes, par Acanthos, père de Ialysos, de Camiros, de Lindos, les chefs de file du peuple Rhodien ; le cinquième est celui qui, suivant la tradition, engendra Éétès et Circé en Colchide. [3, XXII, 55] De la même façon, il y a de nombreux Vulcain : le premier est le fils du Ciel ; de lui et de Minerve, selon les historiens anciens, naquit Apollon protecteur d’Athènes ; le deuxième, fils du Nil, est appelé Opas par les Égyptiens, qui le considèrent comme le protecteur de l’Égypte ; le troisième est le fils du troisième Jupiter et de Junon et, suivant la tradition, il dirigea la forge de Lemnos ; le quatrième est le fils de Maémalius et résida dans les îles voisines de la Sicile, les Vulcanies. [3, XXII, 56] Pour ce qui concerne Mercure, le premier a pour père le Ciel et pour mère le Jour, et, d’après la tradition, pour avoir été frappé par la vue de Proserpine, il fut saisi d’une frénésie obscène ; le deuxième, fils de Valens et de Phoronée, vit sous terre, et il est identifié à Trophonios ; le troisième est le fils du troisième Jupiter et de Maia ; de lui et de Pénélope, suivant la tradition, naquit Pan ; le quatrième eut pour père le Nil, et les Égyptiens considèrent comme une impiété de prononcer son nom ; le cinquième est vénéré à Phénée : on raconte qu’il tua Argus et, pour cette raison, il se réfugia en Égypte et donna aux Égyptiens leurs lois et l’alphabet ; les Égyptiens l’appellent Thôt, nom par lequel ils désignent aussi le premier mois de l’année. [3, XXII, 57] Parmi les nombreux Esculape, le premier est fils d’Apollon, il est vénéré par les Arcadiens et on dit qu’il inventa la sonde et qu’il fut le premier à panser les plaies ; le deuxième est le frère du deuxième Mercure : on raconte qu’il fut frappé par la foudre et enseveli à Cynosura ; le troisième est fils d’Arsippé et d’Arsinoé et, selon la tradition, il est à l’origine des purges et de l’extraction des dents ; en Arcadie, non loin du fleuve Lousius, on montre son sépulcre et son bois sacré. XXIII, 57. Parmi les Apollon, le plus ancien est celui qui, comme je l’ai dit tout à l’heure, est fils de Vulcain et protecteur d’Athènes ; le deuxième, né en Crète, de Corybas, est celui qui, suivant la tradition, lutta avec Jupiter en personne pour la possession de cette île ; le troisième, fils du troisième Jupiter et de Latone, vint à Delphes, dit-on, du pays des Hyperboréens ; le quatrième se trouve en Arcadie ; on raconte que les Arcadiens l’appellent Nomion car c’est de lui qu’ils reçurent leurs lois. [3, XXIII, 58] De la même façon, il y a plusieurs Diane : la première, fille de Jupiter et de Proserpine passe pour la mère de Cupidon ailé ; la deuxième, plus connue, fut, suivant la tradition, la fille du troisième Jupiter et de Latone ; à la troisième, la tradition attribue comme père Upis et comme mère Glaucé ; les Grecs l’appellent souvent Upis, du nom de son père. Nous avons beaucoup de Dionysos : le premier est fils de Jupiter et de Proserpine ; le deuxième est le fils du Nil et on raconte qu’il tua Nysa ; le troisième eut pour père Cabyros et, à ce que l’on rapporte, il fut roi d’Asie, et en son honneur furent institués les Mystères de Sabazios ; le quatrième est fils de Jupiter et de la Lune et on pense qu’en son honneur les mystères orphiques lui sont consacrés ; le cinquième naquit de Nysos et de Thyoné ; on croit qu’il institua les triétérides. [3, XXIII, 59] La première Vénus est fille de Ciel et de Jour (nous avons vu son temple à Élis) ; la deuxième fut engendrée par l’écume ; d’elle et de Mercure, suivant la tradition, naquit le deuxième Cupidon ; la troisième est fille de Jupiter et de Dioné ; elle épousa Vulcain, mais on dit que de son union avec Mars naquit Antéros ; la quatrième, conçue par Syrie et Chypre, porte le nom d’Astarté et, suivant la tradition, elle épousa Adonis. La première Minerve, comme nous l’avons dit plus haut, est la mère d’Apollon, la deuxième est la fille du Nil et elle est vénérée par les Égyptiens de Saïs, la troisième est la fille de Jupiter, et d’elle nous avons déjà parlé tout à l’heure ; la quatrième est fille de Jupiter et de Coryphée, fille d’Océan, appelée Koria par les Arcadiens et, suivant la tradition, elle inventa les quadriges ; la cinquième est la fille de Pallas, elle aurait tué son père qui tentait de lui ravir sa virginité ; on la représente avec des sandales ailées. [3, XXIII, 60] Le premier Cupidon est, dit-on, le fils de Mercure et de la première Diane, le deuxième de Mercure et de la deuxième Vénus ; le troisième, identifié avec Antéros, de Mars et de la troisième Vénus. Ces histoires et d’autres semblables proviennent de l’ancienne tradition grecque. Tu comprends qu’il faut s’y opposer afin que le sentiment religieux n’en soit pas perturbé ; or les Stoïciens, non seulement ne les réfutent pas, mais ils leur donnent du crédit en cherchant une interprétation au sens de chacune d’elles. Mais revenons au point où nous avons commencé cette digression. [3, XXIV, 61] Crois-tu donc nécessaire une argumentation plus subtile pour réfuter ces croyances ? Il est évident que l’intelligence, la loyauté, l’espérance, la vertu, l’honneur, la victoire, le salut, la concorde, etc., sont des abstractions, pas des divinités. Ou bien elles sont en nous (comme l’intelligence, l’espérance, la loyauté, la vertu, la concorde), ou bien elles sont l’objet de nos désirs (comme l’honneur, le salut, la victoire) ; j’en vois certes l’utilité, je vois aussi des statues qui leur sont consacrées, mais la raison pour laquelle il y aurait une nature divine en eux, je la comprendrai quand elle me sera expliquée. Dans cette deuxième catégorie, il faut inclure notamment la Fortune, dont les caractéristiques sont, dans l’esprit de chacun, liées à l’instabilité et à la casualité, notions assurément peu dignes d’un dieu. [3, XXIV, 62] Mais dis-moi : quel plaisir trouvez-vous dans l’interprétation des mythes, dans l’étymologie des noms ? Ciel fut mutilé par son fils ; dans le même genre, Saturne fut enchaîné par son fils ; vous défendez ces légendes, et d’autres semblables, de manière que ceux qui les ont inventées, non seulement ne paraissent pas avoir été fous, mais vraiment sages. Dans votre effort d’interpréter le senslointain des noms, votre peine fait vraiment pitié : « Saturne, parce qu’il se sature d’années, Mavors parce qu’il renverse de grandes choses, Minerve parce qu’elle diminue ou menace, Vénus parce qu’elle vient à toute chose, Cérès, du verbe gerere (produire). Quelle dangereuse habitude ! Dans bien des cas, vous vous trouverez en difficulté. Que ferez-vous avec « Veiovis » et avec « Vulcain » ? Toutefois, étant donné que tu penses que le nom de Neptune vient de « nare » {nager}, il ne sera plus aucun nom dont on ne puisse expliquer l’origine à partir d’une seule lettre ; franchement, il m’a paru là que tu nageais plus que Neptune lui-même. [3, XXIV, 63] Bien grande a été la peine, et inutile, de Zénon tout d’abord, puis de Cléanthe, et enfin de Chrysippe, pour fournir une justification rationnelle à ces récits fantaisistes, et pour expliquer la raison qui lie la chose et le nom qui la désigne. Vous admettez implicitement que les choses sont bien différentes de ce qu’en pensent les hommes, puisque les prétendus dieux sont des faits de la nature, non des figures divines. XXV, 63. Cette erreur a pris des proportions telles que non seulement fut attribué le nom de dieux aux entités nuisibles mais que des cultes furent institués en leur honneur; nous voyons le temple de la Fièvre sur le Palatin et celui d’Orbona à côté du temple des Lares, et l’autel consacré à la Mauvaise Fortune sur l’Esquilin. [3, XXV, 64] C’est pourquoi il faut bannir de la philosophie toute erreur de ce genre, de façon que, quand nous parlons des dieux immortels, nous disions des choses dignes des dieux immortels. J’ai ma propre idée sur eux, mais je ne vois pas comment elle pourrait s’accorder avec la tienne. D’après toi, Neptune est un esprit intelligent répandu dans la mer, et ce serait à peu près la même chose pour Cérès ; or moi, cette intelligence de la mer et de la terre, non seulement je ne réussis pas à la comprendre avec ma raison, mais je ne parviens même pas à m’en faire une idée. Il me faut donc chercher ailleurs si je veux avoir la preuve que les dieux existent, et des éclaircissements sur leur nature telle que tu la conçois. [3, XXV, 65] Considérons les points suivants, tout d’abord si le monde est gouverné par la providence divine, ensuite si les dieux veillent aux choses humaines. Restent en effet ces deux questions parmi celles que tu as citées. J’estime, si vous êtes d’accord, qu’il faut en discuter avec attention. « Pour ma part », déclare Velléius, « je suis pleinement d’accord : en effet, je m’attends à un discours de plus grande importance et j’approuve sans condition tout ce qui a été dit. Alors Balbus : « Cotta, je ne veux pas t’interrompre, je me réserve de t’interroger à un autre moment ; je t’amènerai sûrement à approuver ce que je pense. Mais --- » --- il ne faut pas discuter en public de ces sujets pour ne pas détruire le culte de l’état. --- Tout d’abord, donc, il est improbable que cette matière, d’où toute chose est née, ait été créée par la providence divine ; il semble plutôt qu’elle ait et qu’elle ait eu une force et une nature propres. Quand un architecte s’apprête à édifier quelque chose, il ne crée pas la matière première, il se sert d’une matière déjà prête, tout comme un modeleur utilise la cire ; ainsi, de la même façon, il a été nécessaire que cette providence divine dispose d’une matière qu’elle n’avait pas créée, mais qu’elle trouvait déjà prête. Mais si la matière n’a pas été créée par dieu, la terre non plus, ni l’eau, ni l’air ni le feu n’ont été créés par dieu. --- Les serpents naissent de la moëlle ; sur Cléomène Lacédémonien. --- Les hommes sont supérieurs à tous les autres êtres vivants. --- « Les choses n’iront absolument pas de cette façon ; une grande lutte est imminente. L’aurais-je supplié par des paroles flatteuses, si je n’y trouvais pas mon compte ? » [3, XXVI, 66] Ne te semble-t-il pas qu’elle manque de réflexion, et qu’elle ne se prépare pas à soi-même un terrible désastre ? Mais ensuite, que de subtilité dans ses paroles : « À celui qui veut ce qu’il veut, les choses se présentent comme lui-même le voudra. » Cette maxime est la source de tous les maux. « Aujourd’hui celui-là, qui a perdu la raison, m’a ouvert les portes : je libérerai toute ma rage, et je le détruirai ; pour moi ce sera la douleur, pour lui le deuil ; pour lui la mort, pour moi l’exil. » Il est clair que cette faculté de raisonner, que vous dites attribuée aux seuls hommes par la volonté divine, les bêtes en sont dépourvues ; [3, XXVI, 67] voyez alors quel bienfait les dieux nous ont accordé ? Et même Médée, que fait-elle, alors qu’elle fuit son père et sa patrie : « Quand son père s’approche d’elle et qu’il s’apprête à la saisir, elle tue l’enfant, en découpe le corps membre après membre et le disperse ici et là à travers les champs, dans cette intention : pouvoir fuir tandis que son père rassemble les membres éparpillés de son fils, faire en sorte que la douleur le retarde dans sa poursuite, gagner son salut par un fratricide. » Ni les desseins criminels, ni la raison ne manquèrent à Médée. [3, XXVI, 68] Et ce personnage, qui prépare un funeste festin à son frère, n’examine-t-il pas chaque détail de son plan ? « Je dois fournir un effort plus grand, un mal plus grand afin d’abattre et d’écraser son cœur cruel. » XXVII, 68. Cet autre non plus ne doit pas être négligé qui « ne se satisfit pas d’attirer la femme {de son frère} dans l’adultère ; » Atrée dit sur lui des paroles justes et graves : « Il n’est pas de pire danger, je pense, que cet homme occupant le rang le plus illustre : que les mères enfantent des fils souillés, que les races soient contaminées, que le sang soit corrompu ; » mais avec quelle habileté il prépare son crime pour s’emparer du royaume, en séduisant la reine : « Le père des dieux, ajoute-t-il, m’avait envoyé un signe, bienveillant à l’égard de mon règne : un agneau qui se distingue d’entre ses semblables par sa toison d’or, Thyeste osa le ravir à mon royaume, Ayant pris ma femme comme complice de son acte. » [3, XXVII, 69] Ne te semble-t-il pas qu’il ait agi avec la plus grande scélératesse et dans le même temps de la manière la plus rationnelle ? Il n’y a pas qu’au théâtre qu’on voit tant de crimes : notre vie quotidienne en compte de bien pires. Les maisons privées, le forum, la curie, le Champ de Mars, les alliés, les provinces savent, par expérience, que la raison permet de faire tant le mal que le bien, que seule une minorité fait un bon usage de la raison, et rarement, qu’une majorité s’en sert, toujours, pour de mauvais desseins : aussi eût-il mieux valu que les dieux ne nous aient donné aucune faculté du tout, plutôt que de nous en avoir donné une aux effets si désastreux. Le vin procure rarement du soulagement au malade, souvent il lui est nuisible ; c’est pourquoi il est préférable de ne pas lui en donner du tout plutôt que de l’exposer à un risque sérieux, pour s’être bercé d’une douteuse espérance de guérison ; cette vivacité d’esprit, cette perspicacité, cette intelligence, en un mot, cette raison qui cause la ruine de la majorité des gens et n’est bénéfique qu’à une minorité, je me demande s’il n’eût pas mieux valu que le genre humain en fût dénué totalement plutôt que pourvu avec tant de générosité et de largesse. [3, XXVII, 70] Si l’esprit et la volonté divines veillent sur les hommes à travers le don de la raison, ils est évident que les dieux veillent sur ceux auxquels ils ont donné une raison vertueuse : en admettant qu’il y en ait, force est de constater qu’ils sont peu nombreux. Il est cependant absurde que les dieux immortels se soient préoccupés seulement de quelques-uns ; d’où cette conséquence qu’ils ne se sont souciés de personne. XXVIII, 70. Vous avez coutume de vous opposer à cet argument ainsi : que beaucoup fassent un mauvais usage des avantages divins ne signifie pas pour autant que les dieux n’ont pas agi de leur mieux pour nous aider ; nombreux sont ceux aussi qui font un mauvais usage du patrimoine, et ce n’est pas pour cela qu’ils n’ont reçu aucun bienfait de leur père. Et qui le nie ? Mais quel rapport dans cette comparaison avec notre problème ? Déjanire, certes, ne voulait pas nuire à Hercule quand elle lui donna la tunique trempée du sang du Centaure, et il ne voulait pas faire du bien à Jason de Phères celui qui perça d’un coup d’épée l’abcès que les médecins étaient incapables de guérir. Ils arrive souvent qu’on fasse du bien alors qu’on voulait faire du mal, et du mal alors qu’on voulait faire du bien ; ainsi l’intention du donateur n’apparaît pas dans ce qu’il donne ; et de faire un bon usage d’un présent, il ne faut pas en inférer que le donateur a eu des intentions amicales. [3, XXVIII, 71] Est-il un acte dicté par le désir, par la cupidité, est-il un crime qui soit entrepris sans décision préalable, ou perpétré sans l’activité de l’esprit et de la pensée, c’est-à-dire sans la raison ? De fait, toute opinion est le produit de la raison, et d’une raison bonne si l’opinion est vraie, d’une raison mauvaise si elle est fausse. Mais dieu s’est borné à nous donner la raison (étant admis qu’il nous l’ait donnée), et qu’elle soit bonne ou non, cela dépend de nous. La raison n’a pas été donnée aux hommes par des dieux favorables, comme on transmet un héritage. En effet, est-il un meilleur présent que les dieux auraient pu faire aux hommes s’ils avaient voulu leur faire du mal ? L’injustice, l’intempérance, la couardise, de quels germes ces vices seraient-ils nés sans l’aide de la raison ? XXIX, 71. Tout à l’heure, nous évoquions Médée et Atrée, personnages des temps héroïques, qui, par calcul, méditaient des crimes infâmes. [3, XXIX, 72] Et les frivolités des comédies, ne sont-elles pas toujours placées sous le signe de la raison ? Ce personnage de l’Eunuque ne raisonne-t-il peut-être pas avec subtilité : « Que faire alors ? » « Elle m’a chassé, elle me rappelle ; dois-je revenir ? Pas même si elle me supplie à genoux. » Et dans les Synéphèbes, ce personnage n’hésite à polémiquer avec des arguments dignes d’un Académicien, pour combattre l’opinion commune ; il déclare que « quand on est très amoureux, infiniment pauvre, il est doux d’avoir un père avare, bourru, dur avec ses enfants, qui ne vous aime pas et ne prend pas soin de vous » [3, XXIX, 73] et il ajoute des arguments subtiles à l’appui de cette affirmation incroyable : « Ou tu lui dérobes ses revenus, ou bien, en falsifiant un document, tu récupères le montant d’une dette, ou bien, avec la complicité d’un esclave, tu le frappes d’épouvante ; si joyeusement à la fin tu dissiperas cet argent soutiré à un père avare ; Et le même personnage soutient qu’un père gentil et généreux est une entrave pour un enfant amoureux : « Je ne sais pas comment le tromper, ni quoi lui dérober, ni quelle ruse ni quelle machination inventer : ainsi la générosité de mon père a mis un frein à toutes mes ruses, à mes tromperies, à mes fraudes. » Ces ruses, ces machinations, ces tromperies et ces fraudes ne sont-elles sans doute pas l’œuvre de la raison ? Ô illustre don des dieux, qui autorise Phormion à dire : « Envoie-moi le vieux ; dans ma tête tous les plans sont déjà prêts. » [3, XXX, 74] Mais quittons le théâtre et rendons-nous au forum. Le préteur va prendre sa place : quelle est l’affaire à juger ? Découvrir qui a incendié le tabularium. Quel crime pourrait être plus mystérieux ? Mais Quintus Sosius, illustre chevalier romain du Picénus, a avoué l’avoir commis. Qui a falsifié des documents publics ? : Lucius Alénus l’a fait, quand il a imité la signature des six premiers employés. Qui est plus habile que cet homme ? Considère les autres procès : l’or de Toulouse, la conjuration de Jugurtha ; rappelle-toi, plus tôt : le procès de Tubulus, qui s’est laissé corrompre avant de rendre son verdict ; ou plus récemment : le procès intenté par Péducéus sur un cas d’inceste, et ces procès qui ont lieu quotidiennement, pour assassinats, empoisonnements, détournements de biens publics, falsifications des testaments selon la nouvelle loi. D’où la formule de l’accusation : « Je déclare qu’un vol a été commis avec ton aide et à ton instigation. » De là tous les procès pour condamner la mauvaise foi du tuteur, du mandataire, de l’associé, du dépositaire ; et tous les autres procès pour abus de confiance, contre l’acheteur ou le vendeur, le loueur ou le locataire, d’où l’action publique exercée dans les affaires privées selon la loi Létoria : introduite par notre ami Caius Aquilius, elle doit servir de garde-fou contre les tromperies : d’après lui, il y a tromperie chaque fois qu’on simule une action différente de celle qu’on a effectivement faite. [3, XXX, 75] Alors, pensons-nous que les dieux se soient faits les semeurs de si grands maux ? Si les dieux ont donné aux hommes la raison, il leur ont donné la fourberie, qui n’est rien d’autre qu’un moyen astucieux et travesti de faire le mal ; de la même façon, les dieux leur ont donné la fraude, le crime et toutes les mauvaises actions, car aucune d’entre elles ne peut être conçue sans la raison. Aussi, suivant le désir de cette vieille, « Si au moins les troncs du sapin n’étaient pas tombés à terre, dans le bois du Pélion, coupés par les haches » ainsi, si seulement les dieux n’avaient pas donné aux hommes cette habileté à raisonner ! Très peu en font bon usage, et cependant ce sont souvent ceux-là mêmes qui sont victimes de ceux qui en font un mauvais usage, et ils sont innombrables ceux qui s’en servent avec de mauvaises intentions, de sorte que le don divin de la raison et de la réflexion semble avoir été donné aux hommes dans le but de tromper et non de faire le bien. [3, XXXI, 76] Et pourtant, vous vous obstinez à dire que la faute de tout ceci incombe aux hommes, non aux dieux, comme si le médecin accusait la gravité de la maladie, le pilote la violence de la tempête ; même s’ils ne sont que des humains, ils n’en sont pas moins ridicules : « Qui ferait appel à vous », pourrait-on leur demander, « si ces dangers n’existaient pas ? ». Mais contre un dieu, on peut discuter de façon plus franche : « Tu prétends que la faute réside dans les vices des hommes : tu aurais dû donner aux hommes une raison telle qu’elle eût exclu les vices et les fautes. » Alors, comment a-t-il pu se fourvoyer ? De fait, quand nous laissons en héritage nos biens, c’est avec l’espoir d’accomplir une bonne action ; et dans notre espérance nous pouvons être trompés ; mais dieu, comment a-t-il pu être trompé ? Peut-être comme le Soleil, quand il a fait monter son fils Phaéton sur son char, ou comme Neptune, quand Thésée provoqua la mort de son fils Hippolyte, pour avoir obtenu de son père Neptune le pouvoir de réaliser trois souhaits ? [3, XXXI, 77] Ça, ce sont des inventions de poètes, or nous, nous nous voulons philosophes, qui traitent de faits réels, non de fables. Toutefois, ces mêmes dieux imaginés par les poètes, seraient taxés de coupable bienveillance s’ils avaient su qu’ils nuiraient à leurs enfants en leur accordant ces dons. Et si ce qu’Ariston de Chios avait coutume d’affirmer est vrai, que les philosophes nuisent à ceux de leurs élèves qui interprètent mal leurs paroles (de l’école d’Aristippe pourraient sortir des individus dissolus, de celle de Zénon des gens amers), il serait sûrement préférable que les philosophes se taisent plutôt que de nuire à leurs auditeurs, si leurs disciples doivent sortir de leurs écoles corrompus pour avoir mal compris leurs discours ; [3, XXXI, 78] de même, si les hommes changent en tromperie et méchanceté la raison que les dieux immortels leur ont données dans une bonne intention, il aurait mieux valu ne pas la donner au genre humain plutôt que de la lui donner. Si un médecin a prescrit à un malade de prendre du vin, tout en sachant que ce dernier le boira trop pur et en mourra immédiatement, il commet une faute grave ; de la même façon, votre Providence est à blâmer, elle qui a donné la raison à celui dont elle savait qu’il en ferait un usage malhonnête et erroné. À moins que vous n’admettiez qu’elle ne le savait pas. Ah, à moins que... ! Mais vous n’en n’aurez pas le courage ; car je n’ignore pas en quelle haute estime vous la tenez. [3, XXXII, 79] Mais nous pouvons désormais en finir avec cette question. Si en effet, de l’avis unanime de tous les philosophes, la stupidité est un mal plus grave que tous les autres revers de la fortune et les affections réunis, et si personne n’atteint à la sagesse, nous qui, à vous entendre, bénéficions de la protection des dieux immortels, nous sommes immergés dans le plus profond désarroi. Comme il n’y a aucune différence entre le fait que personne n’est en bonne santé et que personne ne peut l’être, ainsi je ne comprends pas la différence qu’il y a entre le fait que personne n’est sage et le fait que personne ne peut l’être. Mais nous nous sommes étendus trop longtemps sur un sujet pleinement évident. Télamon, lui, en un seul vers, apporte, de manière à clore la discussion, la preuve que les dieux se désintéressent des hommes : « En effet, s’ils s’intéressaient à eux, les bons prospéreraient et les méchants courraient à leur perte ; on est loin d’un tel constat. » Si vraiment les dieux prenaient à cœur le genre humain, ils auraient dû créer les hommes tous bons ; [3, XXXII, 80] ou du moins veiller sur les gentils : pourquoi les Carthaginois défirent-ils en Espagne les deux Scipions, hommes excellents et illustres par leur courage ? Pourquoi Maximus enterra-t-il son fils consul ? Pourquoi Annibal tua-t-il Marcellus ? Pourquoi Cannes vit-elle la ruine de Paulus ? Pourquoi le corps de Régulus fut-il laissé à la merci de la cruauté des Carthaginois ? Pourquoi l’Africain ne fut-il pas protégé par les murs de sa maison ? Mais ces exemples et beaucoup d’autres sont anciens ; voyons-en de plus récents. Pourquoi mon oncle, Publius Rutilius, homme absolument intègre et aussi très cultivé, se trouve-t-il en exil ? Pourquoi mon ami Drusus a-t-il été tué chez lui ? Pourquoi Quintus Scévola, un grand pontife, modèle de tempérance et de sagesse, a-t-il été assassiné devant la statue de Vesta ? Pourquoi aussi auparavant tant d’éminents citoyens furent-ils tués sur l’ordre de Cinna ? Pourquoi Caius Marius, le plus perfide d’entre tous, a-t-il pu commanditer la mort de Quintus Catulus, homme d’un prestige extraordinaire ? [3, XXXII, 81] Une journée ne me suffirait pas si je voulais énumérer les bons qui ont été frappés par le malheur, citer les méchants qui ont eu de la chance. Pourquoi en effet Marius mourut-il ainsi dans le bonheur, chez lui, au cours de son septième consulat ? Pourquoi Cinna, le plus cruel de tous, demeura-t-il au pouvoir si longtemps ? XXXIII, 81. « Mais il en a payé le prix », me dira-t-on. Il aurait mieux valu leur défendre et les empêcher de tuer ainsi tant d’hommes illustres, plutôt que de leur infliger une punition tardive. Quintus Varius, homme très odieux, mourut parmi des tortures et des supplices terrifiants ; si cela arriva parce qu’il avait tué Drusus par le fer, Métellus par le poison, mieux aurait valu sauver la vie ces hommes, plutôt que de châtier Varius pour ses crimes. Denys fut le tyran d’une ville très riche et il prospéra trente ans durant; [3, XXXIII, 82] et avant lui, pendant combien d’années Pisistrate régna-t-il dans la fleur de la Grèce ? « Mais Phalaris et Apollodore ont été punis. » Certes, mais après avoir torturé et tué beaucoups d’hommes. De nombreux brigands sont également souvent punis, mais on ne peut sûrement pas affirmer que leurs victimes sont moins nombreuses. Nous savons qu’Anaxarque, disciple de Démocrite, se fit torturer par le tyran de Chypre, que Zénon d’Élée fut tué parmi les supplices ; que dire de Socrate dont la mort me bouleverse chaque fois que je lis Platon ? Tu vois alors que si le dieux ont un regard sur les choses humaines, leur jugement n’en balaie pas moins toute distinction. [3, XXXIV, 83] Diogène le Cynique avait coutume de dire qu’Harpale, un pirate, qui vivait à cette époque-là, et qui passait pour avoir de la chance, portait témoignage contre les dieux parce qu’il vécut heureux très longtemps. Denys, que j’ai nommé il y a un instant, après avoir saccagé le temple de Proserpine à Locres, faisait voile vers Syracuse, et comme il naviguait poussé par un vent favorable, il déclara en riant : « Voyez, mes amis, quelle belle navigation les dieux immortels offrent aux sacrilèges ! » Et en homme avisé qu’il était, ayant parfaitement compris comment les choses allaient, il persévérait dans le même comportement. Il débarqua avec sa flotte dans le Péloponnèse, se rendit au temple de Jupiter Olympien et enleva à Jupiter son manteau d’or de grand poids, dont le tyran Gélon avait orné la statue, grâce au fruit de la vente du butin des Carthaginois ; et en cette occasion, il fit également de l’esprit, en disant que le manteau d’or était pesant en été et froid en hiver ; il recouvrit la statue d’un manteau de laine, en déclarant qu’il était adapté à toutes les saisons. De plus, il fit enlever la barbe d’or d’Esculape à Épidaure, avec ces mots : qu’il ne convenait pas au fils de porter la barbe alors que dans tous les temples son père en était dépourvu. [3, XXXIV, 84] Puis il fit enlever de tous les temples les tables d’argent sur lesquelles, suivant un usage de l’antique Grèce, il était inscrit : « dieux bons », en déclarant qu’il voulait profiter de leur bonté. Ensuite il fit emporter sans hésitation les petites Victoires d’or, les coupes et les couronnes que les mains tendues des statues supportaient ; il ne les volait pas, déclarait-il, mais les acceptait, parce que c’est de la folie de prier les dieux pour obtenir des faveurs, et quand ils nous les tendent et nous les offrent, de refuser de les prendre. On dit ensuite qu’il transporta dans le forum tous ces objets ravis aux temples, et qu’il les fit mettre aux enchères, et, après avoir ramassé l’argent, il ordonna que tout homme, en possession d’objets qui provenaient de lieux sacrés, devaient les reporter dans leur sanctuaire et ce, avant une date déterminée : ainsi, à l’impiété à l’égard des dieux, Denys ajouta l’injustice à l’égard des hommes. XXXIV, 84. Eh bien, il ne fut pas frappé par la foudre de Jupiter Olympien et Esculape ne le fit pas non plus mourir lentement d’une maladie longue et douloureuse ; il mourut dans son lit et son corps fut placé sur un bûcher, et ce pouvoir que lui-même avait acquis avec le crime, il le laissa en héritage, comme s’il était juste et légitime. [3, XXXV, 85] C’est malgré moi que je tiens ce discours, car il semble une incitation à faire le mal ; et ce serait le cas, en effet, si en dehors de toute intervention divine, il n’y avait le poids de la connaissance des vices et des vertus, sans laquelle tout court à sa perte. Ni une famille ni un état, peut-on dire, ne sont régis suivant un ordre rationnel et une norme si les bonnes actions n’y reçoivent leur récompense, les crimes leur châtiment ; de la même façon, les dieux n’exercent aucun contrôle sur les hommes s’ils ne font aucune distinction entre les bons et les méchants. [3, XXXV, 86] « Mais, objectera-t-on, les dieux négligent les questions secondaires ; ni les petits champs ni les vignes des particuliers ne sont l’objet de leur sollicitude. Si le loup ou la grêle ont porté préjudice à quelqu’un, Jupiter ne peut en être tenu pour responsable ; pas même dans les royaumes, les roi ne s’occupent des affaires d’importance minine » : c’est ainsi que vous raisonnez. Comme si tout à l’heure, je m’étais lamenté de la perte des terrains de Publius Rutilius à Formies, et non de celle de sa sécurité personnelle ! XXXVI, 86. En cela tous les mortels se ressemblent ; il croient que les biens extérieurs, les vignes, les moissons, les oliveraies, l’abondance des récoltes et des produits, en somme tous les avantages, toute la prospérité de leur vigne proviennent de leurs dieux ; mais aucun n’a jamais déclaré avoir reçu de dieu la vertu. [3, XXXVI, 87] Et cela est juste : nous sommes loués pour notre vertu et c’est pour nous, avec raison, un motif de fierté légitime ; il en irait autrement si, au lieu de venir de nous, ce don nous venait de dieu. Mais si nous avons reçu des honneurs, acquis des richesses, ou si nous avons obtenu quelque autre bien de la Fortune, ou si nous avons échappé à quelque malheur, alors nous remercions les dieux, sans nous en attribuer aucun mérite. Qui a jamais remercié les dieux de ce qu’il était un homme bon ? On les remercie plutôt parce qu’on est riche, honoré, sain et sauf, et, pour cette raison, Jupiter est appelé Très Bon très Grand, pas parce qu’il nous rend justes, tempérants, sages, mais parce qu’il fait de nous des hommes sains, saufs, opulents, riches ; [3, XXXVI, 88] et personne n’a jamais promis la dîme à Hercule en échange de recevoir la sagesse — même si l’on raconte que Pythagore immola un bœuf aux Muses quand il fit une découverte en géométrie. Mais je ne le crois pas : il suffit de se rappeler qu’il s’est refuser à sacrifier une victime à Apollon Délien lui-même, pour ne pas souiller de sang son autel. Mais pour en revenir à mon discours, les mortels émettent unanimement ce jugement : la fortune doit être demandée à dieu, la sagesse doit être trouvée en soi-même. Cependant, nous consacrons des temples à l’Intelligence, à la Vertu, à la Bonne Foi, ce qui ne nous empêche pas de constater que ces dons résident en nous-mêmes ; le don de l’espoir, du salut, de la richesse, de la victoire doit être demandé aux dieux. Donc, comme disait Diogène, que les méchants acquièrent prospérité et fortune, contredit, sans conteste, qu’il y ait une force et un pouvoir divins. [3, XXXVII, 89] « Mais, dira-t-on, souvent les gentils réussissent ; » Certes, nous sautons sur l’occasion pour, sans raison, attribuer ces succès à l’œuvre des dieux immortels. Diagoras, dit l’athée, arriva un jour à Samothrace et fut interpellé par un ami : « Toi qui penses que les dieux se désintéressent des choses humaines, ne vois-tu pas toutes ces tablettes votives qui témoignent du nombre de ceux qui ont échappé à la violence de la tempête, et qui, grâce à leurs prières, sont arrivés au port sains et saufs ? », « Certes », répondit-il, « parce qu’il n’y a aucun ex voto de ceux qui firent naufrage et périrent en mer. » Durant un voyage en mer, ce même Diagoras, face à l’accablement des marins qui, terrorisés par la tempête, attribuaient leur infortune, au fait qu’ils l’avaient accueilli sur leur navire, leur montra beaucoup d’autres bateaux qui empruntaient la même route, en difficulté comme le leur, et il leur demanda s’ils pensaient que Diagoras voyageait également sur ces navires. Ainsi en effet vont les choses : pour ce qui concerne la bonne ou la mauvaise fortune, ce que tu es, comment tu as vécu, cela n’a aucune importance. [3, XXXVII, 90] « Les dieux ne prêtent pas attention à tout », objecte-t-on, « les rois non plus. » Où est la ressemblance ? Les rois, s’ils passent sciemment sous silence un crime, commettent une faute grave ; XXXVIII, 90. mais un dieu ne peut même pas avoir l’excuse de l’ignorance. Et vous le défendez magistralement en affirmant que la puissance divine est telle que, même si quelqu’un, par sa propre mort, s’est soustrait au châtiment, la punition est infligée à ses enfants, à ses neveux, à ses descendants. Remarquable équité des dieux ! Un état admettrait-il un législateur qui déciderait de condamner le fils ou le neveu pour un crime commis par son père ou son oncle ? « Les descendants de Tantale continueront-ils à s’entre-tuer, Comment assouvir le désir de venger la mort de Myrtilos ? » [3, XXXVIII, 91] Il ne m’est pas aisé de trancher : sont-ce les poètes qui ont perverti les Stoïciens, ou les Stoïciens ont-ils accordé tout crédit aux poètes, car les uns et les autres racontent des monstruosités et des horreurs. Une victime des ïambes d’Hipponax ou des vers d’Archiloque, ne devait sûrement pas ses malheurs aux dieux, mais à lui-même, et quand nous voyons représentée la passion d’Égisthe ou de Pâris, nous n’en considérons certes pas les dieux responsables, car c’est quasiment la voix même de la faute que nous entendons ; et que nombre de malades aient recouvré la santé, j’attribue ce fait à Hippocrate plutôt qu’à Esculape, de même je pense que la constitution de Sparte a été l’œuvre de Lycurgue et non d’Apollon. Critolaos, dit-on, a provoqué la ruine de Corinthe, Hasdrubal celle de Carthage. Ces deux joyaux de la côte furent détruits par ces hommes, on par quelque dieu irrité, vu que, comme vous l’affirmez, un dieu ne peut absolument pas se mettre en colère. [3, XXXIX, 92] Mais il aurait sûrement pu apporter son aide et sauver des villes si grandes et si belles ; n’avez-vous pas coutume d’affirmer qu’il n’est rien qu’un dieu ne puisse accomplir, et sans fatigue aucune ; comme les membres de l’homme se meuvent sans effort, seulement sous l’effet de la pensée et de la volonté, ainsi tout se fait, tout se meut, et se modifie par la volonté des dieux. Et cette affirmation, vous l’avancez, non comme une superstition de bonne femme, mais en vous fondant sur une doctrine scientifique et cohérente, parce que vous soutenez que la matière première dont toutes les choses sont formées et qui les contient toutes, est en soi-même susceptible de se plier et de se transformer, si bien qu’il n’est rien qu’elle ne puisse créer et transformer, même en un temps record, mais que le principe qui contrôle et qui modèle toute cette matière est la puissance divine : quelle que soit sa direction, elle est en mesure de faire tout ce qu’elle veut. C’est pourquoi, ou bien elle ne connaît pas son pouvoir ou bien elle se moque des choses humaines ou bien elle n’est pas capable de juger ce qui est le meilleur. « Elle ne se préoccupe pas de chacun des individus. » [3, XXXIX, 93] Quoi d’étonnant ? : elle se désintéresse même des villes, et pas seulement des villes, mais aussi des nations, des peuples. Mais elle les néglige aussi, quoi de surprenant qu’elle ait négligé le genre humain tout entier ? Mais comment pouvez-vous soutenir, dans le même temps, que les dieux ne s’occupent pas de ces détails et que les rêves sont distribués et dispensés aux hommes par les dieux immortels (que rêves sont dispensateurs de vérité, votre école l’affirme, c’est pourquoi je te soumets la question) et qu’il faut leur adresser des prières ? De toute évidence, la prière est un acte individuel, ce qui implique que l’intelligence divine accorde son attention au cas de chacun. Vous voyez donc qu’elle n’est pas si occupée que vous le pensiez. Imagine qu’elle soit occupée à faire tourner le ciel, à veiller sur la terre et à régler les mouvements de la mer : comment peut-elle supporter que tant de dieux restent parfaitement inactifs ? Pourquoi ne fait-elle pas diriger les affaires humaines par l’un de ces dieux qui ne font rien et que toi, Balbus, a énumérés en nombre infini ? Voilà ce que j’avais plus ou moins à dire sur la nature des dieux, non pour en nier l’existence, mais pour que vous compreniez combien elle est obscure et difficile à clarifier. » [3, XL, 94] Avec ces paroles, Cotta mit fin à son discours. Alors Lucilius dit : « C’est avec beaucoup de véhémence que tu as attaqué la doctrine de la providence divine ; les Stoïciens l’ont élaborée avec une grande piété et une grande sagesse. Mais comme il se fait tard, tu nous accorderas quelque jour pour nous opposer à tes objections. Ma discussion contre toi touche la défense des valeurs les plus profondes de la religion et de la famille, des temples et des autels des dieux, des murs de la Cité que vous autres, Pontifes, vous considérez comme sacrés, et vous mettez un plus grand soin à défendre la cité avec le sentiment religieux qu’en édifiant des fortifications. Tant que je vivrai, je considérerai comme un sacrilège de renoncer à ces valeurs ». [3, XL, 95] Alors, Cotta : « Pour ce qui me concerne, Balbus, je désire être réfuté et j’ai préféré discuter l’argument en question sans, au final, porter un jugement personnel, et j’ai déjà la certitude que tu me battras facilement. « Sûrement », dit Velléius, du moment qu’il pense que mêmes les rêves nous viennent de Jupiter, ces rêves qui, toutefois, ne sont pas eux-mêmes aussi vains que les discours des Stoïciens sur la nature des dieux. » Nous nous en allâmes sur ces paroles : À Velléius, le discours de Cotta paraissait contenir plus de vérité ; pour ma part, il me semblait que celui de Balbus avait plus de vraisemblance.