[10,0] LIVRE X. [10,1] A PLANCUS. Rome, septembre. J'étais parti pour la Grèce; le cri de la république m'a fait rebrousser chemin. Mais, depuis mon retour, Antoine ne me laisse pas un seul instant de repos. Sa brutalité, je ne dirai point son insolence (l'insolence est aujourd'hui le fait de tout le monde), sa brutalité est telle que le langage et le seul aspect d'un homme libre le mettent hors de lui. Je ne me préoccupe point de ma sûreté personnelle, ma vie a été assez longue, assez utile, et, si cela fait quelque chose, assez glorieuse; mais je songe à la patrie, je compte le temps jusqu'à votre consulat, et je meurs d'impatience. L'époque est si éloignée, qu'il faudra s'estimer heureux si on y arrive avant que la république ait rendu le dernier soupir. Qu'espérer, en effet, quand on voit le plus violent et le plus effréné des hommes dominer tout par la terreur des armes, quand le sénat et le peuple sont sans force, quand il n'y a plus de lois et de justice, quand enfin on chercherait vainement auteur de soi le moindre simulacre, le moindre vestige d'un gouvernement régulier? Je suppose qu'on vous envoie tous les actes publics, et je n'ai pas besoin d'entrer dans des détails; mais, au nom d'une amitié qui date de notre enfance, et que le temps a toujours respectée et accrue, je vous conjure de ne vous préoccuper que de la république, de ne penser qu'à elle. Puisse-t-elle durer seulement jusqu'à votre entrée en charge, et la conduite en sera facile; mais, pour gagner ce moment, il ne faut pas moins de prudence que de bonheur. J'espère que nous nous reverrons auparavant. Outre ce que je dois à la république, je veille ici constamment sur ce qui vous touche; je ne m'épargne en rien pour vous. Je réfléchis, je parle, je pose des jalons, je prépare le terrain, je m'évertue de toutes façons. Je crois ainsi payer ma dette, et à la patrie que je préfère à tout, et à l'amitié dont je conserve religieusement le dépôt. Je vois avec joie, et sans surprise, l'estime et les sentiments que vous avez pour Furnius et que méritent ses heureux dons et son noble caractère. Je veux que vous sachiez que tout ce que vous lui montrerez de confiance et d'amabilité, je le regarderai comme autant de témoignages de votre amitié pour moi. [10,2] A PLANCUS. Rome, octobre. Je n'aurais pas manqué d'aller soutenir au sénat les droits d'un ami, si j'y pouvais paraître avec sûreté ou même avec convenance. Mais il n'y a plus de sûreté pour celui qui veut dire ce qu'il pense des affaires publiques, au milieu d'une bande de gladiateurs à qui l'impunité est d'avance promise; et il n' y aurait pas convenance de ma part à aller parler des affaires publiques là où des gens armés écoutent ce qu'on dit avec plus d'attention et de plus près que les sénateurs eux-mêmes. Je réserve pour vos affaires particulières tout ce que vous avez droit d'attendre de mon dévouement et de mes services, et même dans les affaires de la république, si votre haute position exigeait que j'intervinsse, je le ferais, même au péril de ma vie. Mais souffrez que, sur toutes les questions qui peuvent se décider sans moi, je prenne conseil de ma sûreté et de ma dignité personnelles. [10,3] A PLANCUS. Rome, janvier. J'ai toujours du plaisir à voir Furnius ; j'en ai eu cette fois bien plus encore. En l'écoutant, je croyais vous entendre. Il m'a parlé de vous, de vos talents comme général, de votre équité comme administrateur, de votre sagesse en toute chose. Il s'est étendu sur les charmes à moi bien connus de votre commerce et de votre intimité. Enfin il ne m'a pas laissé ignorer combien vous aviez été bon pour lui. Jusque-là je prenais plaisir à l'entendre; ici j'ai été touché au cœur. Savez-vous, mon cher Plancus, que mes liaisons avec votre famille datent de plus loin que votre naissance? Dès votre enfance, je me suis pris d'affection pour vous. L'âge vous est venu, et des rapports que j'ai mis du soin à entretenir, que vous mettiez du prix à cultiver, se sont à la fin changés en une vive et étroite amitié. Voilà pourquoi je m'unis si incroyablement à vos intérêts, et que j'ai résolu de jamais les séparer des miens. Guidé par la vertu, secondé par la fortune, vous êtes arrivé au faîte des grandeurs. Vous étiez bien jeune encore; l'envie s'en émut : mais vous sûtes en triompher à force de talent et de conduite. Aujourd'hui, si vous voulez me croire, moi qui vous aime tendrement et à qui personne ne peut contester le privilège d'elle votre plus ancien ami, vous ferez, de la bonne administration de la chose publique, la gloire de votre vie. Vous n'ignorez point, car rien ne vous échappe, que dans un temps on vous reprochait de vous être un peu trop fait l'homme des circonstances. Et j'aurais partagé cette opinion, si j'avais pu croire votre volonté complice de votre laisser aller. Mais moi qui lisais dans votre cœur, j'interprétais votre inaction par le sentiment de votre impuissance. La position a changé. Votre jugement n'est plus contraint; vous avez votre libre arbitre. Désigné consul à la fleur de l'âge, puissant par la parole , l'homme qu'il faut enfin dans le dénuement actuel de la république, attachez-vous, au nom des Dieux immortels, attachez-vous à la seule pensée qui puisse vous conduire au faîte de la gloire. Oui, après une tourmente politique si prolongée, je ne vois qu'un moyen d'y parvenir, c'est une administration habile et forte. — Ne voyez dans ce que je vous écris que l'amitié qui s'épanche; je n'ai pas la prétention de vous avertir et de vous diriger. C'est aux mêmes sources que moi que vous avez puisé vos principes. Il suffit, je m'arrête. J'ai songé à faire preuve d'affection , non à faire parade d'habileté. Comptez sur l'invariable concours de mes efforts et de mon zèle pour tout ce qui vous touche. [10,4] DE PLANCUS A C1CÉRON. Gaule transalpine. Décembre. Je suis bien touché de la lettre que vous avez la bonté de m'adresser. Vous aviez causé avec Furnius, je le vois bien, avant de l'écrire. Je vous fais des excuses pour être resté si longtemps sans vous donner de mes nouvelles ; mais je vous savais parti, et ce n'est guère que par votre lettre que j'ai connu votre retour. Je ne me pardonnerais pas de manquer le moins du monde à ce que je vous dois. J'ai plus d'un motif de penser ainsi : l'union de nos familles, l'espèce de vénération avec laquelle je vous vois depuis mon enfance, et l'affection dont vous avez toujours payé ma tendresse. Vous êtes le seul, mon cher Cicéron, vous dont l'âge me le permet, le seul pour qui je mêle à mes sentiments quelque chose de ce qu'inspire le nom sacré de père. Aussi n'y a-t-il pas une de vos observations qui ne me paraisse empreinte et de cette sagesse qui vous distingue à un si haut degré, et de ce tendre dévouement dont je trouve la mesure en mon cœur. Égaré ou incertain, il n'eut fallu qu'une exhortation, qu'un mot de vous pour me ramener ou me confirmer dans la bonne voie. Aujourd'hui qui pourrait m'en faire sortir? Je dois à la fortune ou à mes propres efforts des avantages que votre amitié exagère peut-être, mais qui rendent mon existence assez belle aux yeux de mes ennemis mêmes, pour qu'il ne lui manque plus que l'éclat d'une grande réputation ; aussi, n'en doutez pas, tout ce que j'ai de force pour agir, de sagesse pour combiner, d'influence pour entraîner, tout en moi sera toujours au service de la république. Je connais le fond de votre pensée; et si je vous avais auprès de moi, comme je le souhaite tant, je suivrais en tout vos conseils. Je ne ferai rien du moins qui puisse m'attirer un reproche de votre part. — Je suis dans une grande attente des nouvelles : que se passe-t-il dans la Gaule citérieure? qu'aura-t-on fait à Rome pendant le mois de janvier? En attendant, j'ai eu de vives inquiétudes. Je redoute que les peuples de ces pays, cédant à de perverses influences du dehors, et voyant les maux qui nous accablent, ne croient pour eux l'occasion venue. Mais que la fortune me serve comme elle le doit, et, je le jure, on sera content de moi, vous le premier, dont j'ambitionne si vivement le suffrage, et tous les gens de bien. Ayez soin de votre santé, et aimez-moi comme je vous aime. [10,5] A PLANCUS. Rome, février. Votre lettre m'est arrivée par duplicata. C'est une attention de votre part. Vous avez compris quelle était mon impatience, et vous n'avez pas voulu qu'elle fût trompée. J'ai été deux fois heureux en la lisant, et je ne saurais dire ce qui m'a causé le plus de plaisir, ce que je dois estimer le plus ou de votre tendresse pour moi, ou de vos sentiments pour la république. De toutes nos affections, la plus noble, a mon avis, c'est l'amour de la patrie; mais l'amitié qui rapproche et confond les volontés a certes bien de la douceur. Aussi ce que vous rappelez de ma liaison avec votre père, de ses bontés, de la constante amitié que je vous inspirai dès votre jeunesse, et de mille autres circonstances, tout cela m'a-t-il causé une satisfaction inexprimable; et la déclaration des sentiments où vous êtes et où vous persisterez pour la république est venue y mètre le comble. Le bonheur que j'éprouvais à recueillir ce témoignage de votre bouche était d'autant plus grand, qu'il se joignait au bonheur de me sentir si tendrement aimé. Je vous l'ai déjà dit dans cette lettre à laquelle vous répondez avec tant de bonté, je vous conseille et je vous conjure de consacrer, de dévouer à la république toute la puissance de votre esprit, toute l'énergie de votre âme. Vous ne pouvez aspirer à rien de plus utile et de plus glorieux pour vous-même; de toutes les choses de ce monde, il n'en est point de plus grande et de plus belle que de bien mériter de la patrie. Jusqu'à présent (avec un aussi bon esprit, vous me permettrez de dire ce que je pense), jusqu'à présent dans les grandes choses que vous avez faites, vous avez eu le sort pour second ; et s'il est vrai que sans talent vous ne les auriez pas faites, toujours est-il que l'opinion y fait une large part aux circonstances et à la fortune. Mais dans le temps de crise où nous sommes, quelque service que vous rendiez à la république, l'honneur en revient à vous, à vous seul. Chez tous les citoyens, à part les brigands , c'est une haine mortelle contre Antoine. On espère, ou attend beaucoup de vous et de votre armée. Au nom des Dieux, n'allez pas perdre une si belle occasion pour votre popularité et votre gloire! Je vous parle comme à un fils ; je m'intéresse pour vous comme, pour moi-même; je vous exhorte avec le zèle que me commandent la patrie et l'amitié. [10,6] A PLANCUS. Rome, 20 mars. Ce que Furnius a dit de vos sentiments pour la république a été écouté avec une grande faveur par le sénat, et fort applaudi par le peuple. Mais vos lettres qu'on a lues en séance ne sont nullement d'accord avec les paroles de Furnius. Vous vous déclarez pour la paix, au moment où votre collègue, l'un de nos plus illustres citoyens, se trouve assiégé par ces infâmes bandits. Il leur faut, s'ils veulent la paix, commencer par mettre bas les armes; sinon, qu'ils songent à vaincre et non à traiter. Vous saurez, par votre excellent frère et par Furnius, quel accueil on a fait dans le sénat à ce que vos lettres et celles de Lipide disent sur cet article. Votre bon esprit ne manquera point de vous suggérer d'utiles réflexions. Vous avez de plus votre frère et Furnius, dont les avis toujours sages et l'amitié ne vous feront pas défaut. C'est assez sans doute. Mais l'attachement que j'ai pour vous me presse de vous soumettre aussi quelques observations auxquelles mon expérience peut donner du poids, et qui naissent des mille raisons qui nous unissent. Croyez-moi, mon cher Plancus, vos honneurs, vos dignités (et vous êtes bien haut placé sans doute), tout cela ne signifie rien. Tout cela est en dehors du véritable honneur, si vous les séparez de la liberté du peuple et de l'autorité du sénat. Rompez des alliances que vous avez contractées par la force des choses et non par choix. Dans ce chaos politique, combien ont été appelés consuls que personne ne tient aujourd'hui pour consulaires! On ne reconnaît pour tels que ceux qui en ont montré les sentiments. Ce sont là des modèles à suivre. Et d'abord rompez, je le répète, rompez tout pacte avec les impies auxquels vous ressemblez si peu; devenez l'âme, le guide et le chef du sénat, et de tout ce qui s'appelle les honnêtes gens. Enfini, croyez-le bien, la paix, ce n'est pas avoir déposé les armes, c'est n'avoir à redouter les armes ni la domination de personne. Si telle est votre conduite, si tels sont vos sentiments, non-seulement vous sereze consul et consulaire de fait comme de nom, vous serez encore un grand consulaire. Hors de là, les titres et les distinctions n'honorent plus, ils dégradent. Ces paroles sont sévères, mais l'amitié me les dicte, et si vous prenez un parti digne de vous, vous verrez à l'épreuve que c'est la vérité qui vous parle par ma bouche. Le 13 des kalendes d'avril. [10,7] DE PLANCUS à CICÉRON. Des Gaules, mars. Je voudrais pouvoir m'entretenir longuement avec vous et vous donner la clef de toute ma conduite. Vous verriez si je me suis dévoué et si j'ai failli à vos conseils comme a vos espérances, moi qui tiens à votre estime autant qu'a votre amitié, et qui veux vous avoir pour défenseur si je fais mal, et pour panégyriste si je fais bien. Mais il y a deux raisons pour que je sois bref : d'abord ma lettre officielle dit tout, puis l'un de mes intimes, M. Varisidius, chevalier romain, a ordre de passer chez vous et de vous satisfaire sur tous les points. Ce n'est pas, je le jure, sans un profond chagrin que je vois les trompettes de la renommée employées pour d'autres que pour moi. Je n'ai pas voulu faire sonner jusqu'ici mes services. J'aimais mieux me préparer en silence, à des actes qui pussent honorer le consul et justifier votre attente. Pour peu que la fortune ne me soit pas rebelle, mes concitoyens verront où est leur meilleur défenseur, et la postérité à son tour consacrera son nom. Aidez-moi de votre suffrage, je vous le demande : vous avez parlé de gloire; faites que je recueille ces fruits dont vous m'avez tenté, et que je m'élance dans la carrière avec plus d'ardeur. Vous avez tout pouvoir et bonne volonté. Portez-vous bien, et aimez-moi comme je vous aime. [10,8] PLANCUS, IMPERATOR. ET CONSUL DESIGNE, AUX CONSULS, AUX PRÉTEURS, AUX TRIBUNS, AU SÉNAT ET AU PEUPLE ROMAIN. Des Gaules, mars. S'il s'élève une seule voix parmi vous pour me reprocher la trop longue attente des moyens et un ajournement volontaire des espérances de la république, je me laverai de ce reproche avant de m'engager pour l'avenir. Il ne me convient pas d'avoir l'air plus tard de racheter le passé : j'agis en bon citoyen, d'après un plan mûrement réfléchi, et c'est le moment de vous le dire. II eût été, je le sais, d'un bon calcul, au milieu de l'agitation des esprits et du chaos où nous vivons, de faire une déclaration publique de mes sentiments. Je vois beaucoup de gens qui sont arrivés par ce moyen à de grands honneurs. Mais, dans la position où la fortune me plaçait, je ne pouvais donner des espérances prématurées sans tout compromettre ; en laissant au contraire la réserve de mon langage donner le change sur mes ressources, je multipliais mes chances de succès. Aussi devant l'intérêt commun ai-je fait taire l'amour-propre. Est-ce dans ma situation, avec mes antécédents connus, avec l'avenir entre mes mains, que j'irais écouter des sentiments bas et former de coupables pensées? J'avais besoin de temps, de beaucoup d'efforts et de sacrifices, pour préparer l'accomplissement de ce que la république et les gens de bien ont droit d'attendre de moi, et pour apporter à l'enjeu non pas une bonne volonté toute nue, mais des forces sûres et des ressources imposantes. La séduction n'avait cesse d'agir sur l'armée : il fallait nous la rattacher, en faisant comprendre à mes soldats que la promesse d'avantages sans bornes de la main d'un seul homme, ne valait pas les récompenses médiocres que la république tout entière réservait à leur valeur. Des largesses et des concessions avaient détaché plusieurs villes de notre cause. Il fallait nous les rattacher de même, en leur montrant la vanité de ces avantages, et les sources plus pures où leur propre intérêt leur commandait de puiser dorénavant. Il fallait enfin attirer à nous les commandants des provinces et des armées voisines, afin de pouvoir marcher avec de gros bataillons à la défense de la liberté, au lieu de laisser se préparer contre notre faiblesse un triomphe funeste à l'univers. C'était surtout pour moi une obligation d'être fort, en augmentant mon armée et multipliant mes alliances, afin de pouvoir, le moment venu et en dépit de ceux qui s'abusent sur mes sentiments véritables, proclamer sans danger le parti que je défends. Pour arriver à mes fins, je ne le nie pas, j'ai dû beaucoup feindre et beaucoup dissimuler. Mon collègue m'a appris à ses dépens le danger de se prononcer trop tôt et sans être en mesure. C'est la même prudence qui me conseille en ce moment de vous envoyer mon lieutenant C. Furnius, homme aussi dévoué que brave, et de le charger de communications verbales plutôt que de dépêches écrites. Un rapport de vive voix pare à tous les périls de la route, et me laisse ici en pleine sécurité. Vous saurez par Furnius combien j'avais à faire pour vous mettre en bonne position et pour m'organiser. Vous en conclurez infailliblement que ce n'est pas d'hier que je veille et me consume pour la défense de la république aux abois. — Maintenant que, grâce à la bonté des Dieux, je suis en mesure de défier les événements, j'ai droit de demander qu'on m'accorde quelque confiance et qu'on ne me juge point à la légère. J'ai cinq légions sous les armes : la république peut compter sur leur fidélité comme sur leur vaillance. Ma générosité m'assure leur affection. Ma province marche comme un seul homme. Il n'est pas une de ses villes qui ne rivalise d'efforts et de zèle. J'en ai tiré autant de cavalerie et d'auxiliaires qu'elles en pouvaient fournir pour la défense de leur propre territoire et de leur liberté. Quant à moi, je suis prêt à remplir ici mon devoir, à voler ailleurs si la république m'appelle, à remettre même entre les mains d'un autre mon armée, mes auxiliaires, mon gouvernement. J'assume volontiers sur ma tête toutes les luttes et tous les combats de cette fatale guerre, heureux si, au prix de ma vie, je puis assurer le salut de l'empire ou retarder seulement l'heure du danger ! Peut-être, dans l'instant où je parle, la question est décidée et la sécurité rendue à Rome. Peu m'importe alors une occasion perdue pour ma gloire, je ne veux que me réjouir du bien de la république. Si je dois, au contraire, partager les assauts et les périls, je réclame la justice de mes concitoyens pour me défendre contre la malveillance et l'envie. Le salut de l'empire est la seule récompense que j'ambitionne pour mon compte. Mais des hommes sont restés fidèles à l'autorité de leur général, ou plutôt à votre propre voix. Ils ont résisté à la séduction , ils se sont montrés insensibles à la crainte. Ne les oubliez pas, c'est tout ce que je demande. [10,9] DE PLANCUS A CICÉRON. Des Gaules, avril. Non, je ne vous avais rien promis de trop, et vous ne vous étiez pas vous-même trop avancé sur mon compte. Combien j'en suis heureux ! Certes, je vous ai donné une grande preuve d'affection, en voulant que vous fussiez le premier à connaître mes plans; et vous voyez parfaitement, j'espère, combien de services je rends et combien tous les jours j'en puis rendre encore. Quant à ce qui me touche personnellement, mon cher Cicéron, que mon bras délivre d'abord la république des maux qui la menacent ! Je me préoccupe peu des honneurs et des récompenses, gages pourtant si flatteurs d'immortalité : l'espoir ne m'en serait pas permis, que mes efforts et mon dévouement seraient encore les mêmes. Si, entre un si grand nombre de citoyens, je ne me distingue pas par une ardeur extraordinaire et quelque effort décisif, je repousse toute proposition de récompense que vous voudriez faire en ma faveur. Je ne demande rien, je désire même qu'on ne s'occupe pas de moi. Il me suffit de vous avoir là. Vous jugerez les temps et les circonstances. A mon avis, ce que la patrie donne à l'un de ses enfants ne vient jamais trop tard, et n'est jamais trop peu. A la suite de marches forcées, mes troupes ont passe le Rhône le 6 des kalendes de mai ; j'ai envoyé de Vienne mille chevaux en avant par une route qui abrège. Si Lépide ne vient pas contrarier mes opérations, j'arriverai à temps. Si, au contraire, ma marche est inquiétée par son fait, j'agirai suivant les circonstances. L'armée que j'amène est formidable par le nombre, par sa composition et son excellent esprit. Aimez-moi toujours, je vous le demande, mon cher Cicéron, si vous croyez que je vous aime. Adieu. [10,10] A PLANCUS. Rome. 30 mars. Quoique Furnius m'eut dit votre pensée sur nos affaires, je me suis fait une idée plus nette de l'ensemble de vos vues à la lecture de vos dépêches au sénat. La fortune de l'empire dépend d'une bataille, et je pense que son sort sera décidé au moment où vous lirez ce mot. Quoiqu'il en soit, il n'est bruit aujourd'hui que de vous et de votre belle conduite. Si nous avions un consul à Rome, le sénat aurait rendu un hommage à vos efforts et aux forces que votre zèle a créées. Ce qui est différé n'est pas perdu , et d'ailleurs mon opinion est que les choses ne sont pas mûres ; car enfin les honneurs ne doivent aller qu'a des services rendus, et non à des services en perspective. Mais croyez-en ma parole : pour peu que la république subsiste et que la confusion n'y étouffe pas toute lumière, il n'y a honneurs au monde auxquels vous ne deviez prétendre : je parle de ces honneurs qui ne mentent pas à leur nom, c'est-à-dire qu'on ne donne point comme un encouragement passager, mais qu'on décerne comme la palme de l'immortalité. Ne songez donc qu'au véritable honneur, mon cher Plancus, ne trompez pas l'attente de la patrie. Sauvez un collègue, et donnez un point d'appui au patriotisme de tant de nations qui de tous côtés font cause commune avec nous. Vous me trouverez prêt à vous aider dans vos plans, à vous servir dans vos intérêts, à vous rendre enfin tous les devoirs d'un ami fidèle et dévoué. Aux mille causes qui nous unissent, à l'affection réciproque , aux services mutuels, à cette longue consécration dont le temps a scellé nos nœuds, un lien plus puissant se joint encore, l'amour de la patrie, amour sacré qui me ferait en ce jour donner ma vie pour conserver la vôtre. Le 3 des kal. d'avril. [10,11] PLANCUS A CICÉRON. Des Gaules, mai. Je vous rends et vous rendrai jusqu'à mon dernier soupir d'immortelles actions de grâces. Comment m'acquitterais-je jamais autrement envers vous? Tant de bienfaits ne peuvent se payer; il n'y a pour y répondre, ainsi que vous l'avez dit vous-même avec tant de sentiment et de bonheur, il n'y a que le souvenir éternel que mon cœur en conservera. Vous n'auriez pas agi avec plus d'affection même pour un fils. Je sais tout, et cette perspective infinie que vos premiers discours offraient à ma jeune ambition, et ces paroles que vous sûtes si bien approprier ensuite aux circonstances des temps et aux exigences de mes amis, et vos éloges dans toutes les occasions, et vos luttes avec mes détracteurs. Non, je ne ferai pas faute à vos louanges. La république verra mes efforts, et l'amitié me trouvera fidèle. C'est aussi à continuer votre ouvrage, et, si je réponds à votre pensée, si je remplis vos souhaits, à vous constituer partout mon défenseur et mon patron. — J'avais passé le Rhône avec mes troupes, fait prendre les devants à mon frère à la tête de trois mille chevaux, et je me dirigeais de ma personne vers Modène, lorsque j'appris, en chemin, la bataille, la levée du siège et la délivrance de Brutus. Antoine n'a plus d'autre ressource que de se jeter par ici avec les débris de ses troupes. Il a encore deux chances, l'armée de Lépide et Lépide lui-même. Une partie de cette armée est aussi mauvaise que celle d'Antoine; aussi ai-je cru devoir rappeler ma cavalerie. Moi-même j'ai fait halte dans le pays des Allobroges; j'y suis en bonne position et prêt à agir suivant les circonstances. Si Antoine se présente seul, il me sera facile d'en avoir raison et de mener les choses à votre satisfaction, quand même l'armée de Lépide lui aurait ouvert ses rangs. Mais s'il amène avec lui quelques troupes, et si les vétérans de la dixième légion, que j'avais ramenée comme les autres à leur devoir, s'insurgent de nouveau, je ne songerai qu'à ne pas me laisser entamer. Je saurai, j'espère, donner le temps aux autres troupes d'arriver, et de faire leur jonction avec moi. Nous serons alors en mesure d'écraser ces misérables. Ni le cœur ni le zèle ne me manqueront, je vous le garantis, mon cher Cicéron; il faut en finir. Tant qu'il subsistera le moindre sujet d'inquiétude, je ne veux pas qu'il soit dit qu'un seul d'entre vous ait montré plus de courage, d'ardeur et de persévérance que moi. Je ne néglige rien pour obtenir le concours de Lépide. S'il est franc et sincère, je suis prêt à m'effacer. J'ai pris près de lui pour négociateurs et pour agents mon frère, Latérensis et notre ami Furnius. J'oublie tous mes griefs. Pour sauver l'empire, je donnerais la main à mon plus mortel ennemi. Si je ne gagne rien sur Lépide, je ne perdrai pas courage, je redoublerai d'efforts au contraire pour que vous soyez content de moi, et ma gloire n'en sera que plus brillante. Portez-vous bien et aimez-moi comme je vous aime. [10,12] A PLANCUS. Rome, 11 avril. Sans doute c'est surtout pour la république que je me félicite du puissant appui que vous venez de lui prêter : mais le sauveur de Rome m'est si cher, qu'une fois la république raffermie sur ses bases, je sens que je ferai ma plus grande joie de sa gloire, de cette gloire immense à laquelle tant d'avenir est promis encore! Jamais dépêches ne trouvèrent au sénat autant de faveur que les vôtres. Cela s'explique par les services si grands et si particuliers que vous rendez à la république, ainsi que par la dignité de votre langage et de vos sentiments. Rien ne m'a étonné, moi qui sais quelles promesses vous me faisiez dans vos lettres, et que Furnius a initié à vos plus secrètes pensées. Mais le sénat ne s'attendait pas à tant. Ce n'est pas qu'il eut le moindre doute sur vos intentions, mais il ne connaissait pas vos moyens et ne savait pas jusqu'où vous voudriez pousser les choses. Aussi vous comprendrez ma joie lorsque, le 7 des ides d'avril, M. Varisidius m'apporta votre lettre. Une foule de grands personnages et de bons citoyens s'étaient réunis chez moi pour me faire cortège. Je leur fis à l'instant partager mon bonheur. Notre ami Munatius survint à son heure accoutumée; je lui donnai votre lettre. Il ne savait rien encore, car Varisidius n'avait vu personne avant de venir chez moi. Vous le lui aviez, m'a-t-il dit, ordonné. A son tour, Munatius me communiqua la lettre particulière que vous lui avez adressée, ainsi que votre dépêche officielle. Je jugeai à propos de porter le tout sur-le-champ à Cornutus, préteur de la ville, qui, suivant l'antique usage, remplace les consuls en leur absence. On convoqua immédiatement le sénat; l'assemblée fut nombreuse. Le bruit de vos lettres s'était répandu, et l'attente était grande. Après la lecture des dépêches, un scrupule de religion vint à Cornutus : les pullaires avaient déclaré que les auspices n'avaient pas été consultés par lui convenablement. Notre collège était de cet avis à l'unanimité. On s'ajourna au lendemain. Ce fut ce jour-là que j'eus à votre sujet une prise des plus fortes avec Servilius. A force de condescendance, il avait obtenu de parler le premier; mais, pendant qu'il parlait, presque tous les sénateurs désertèrent, et furent s'occuper d'autres affaires. Quand mon tour vint (j'étais le second), les rangs se regarnirent, et mes propositions allaient réunir les suffrages, lorsque P. Tittus, poussé par Servilius, fit opposition. Nouvel ajournement. Le lendemain, Servilius se présenta armé de toutes pièces, et prêt à affronter Jupiter lui-même, dans le temple duquel nous étions réunis. Je l'écrasai, et mes efforts parvinrent à faire tomber ensuite l'opposition de Titius. Mais j'aime mieux que vous appreniez ces détails par d'autres que par moi. Je me bornerai à un mot. Impossible d'être mieux, de se montrer plus digne, surtout plus jaloux de votre gloire que le sénat dans cette occasion. Toutefois si le sénat vous aime, Rome entière ne reste certes pas en arrière. C'est admirable : le peuple romain n'a qu'une pensée : cette pensée vit dans tous les rangs, dans tous les ordres : Il faut sauver la république ! Persistez, mon cher Plancus, persistez dans la voie où vous êtes. Il ne tient qu'à vous de rendre votre nom immortel à jamais. Dédaignez les vains ornements et les frivoles parures de la fausse gloire; tout cela n'a qu'un moment de durée, fuit et passe sans retour : la vertu seule luit d'un solide éclat, et c'est en servant la patrie qu'elle se revêt de son plus beau lustre. L'occasion est belle. Vous la tenez, ne la laissez point échapper et poussez ferme. Il ne faut pas que la république vous doive moins que vous ne lui devez vous-même. Vous savez que vous pouvez compter sur moi pour tout ce qui tient à vos intérêts, à vos honneurs. C'est un devoir que me commandent à la fois mon amour pour la république, qui m'est plus chère que la vie, et la longue amitié qui nous lie. Au milieu de mes luttes, pour faire valoir vos efforts, j'ai eu la joie de voir le sage et loyal Munatius rester fidèle aux sentiments que je lui connais, et se signaler de plus en plus par son zèle et son dévouement pour vous. [10,13] A PLANCUS. Rome, mai. Aussitôt que je l'ai pu, j'ai proposé en votre faveur des dignités nouvelles, et je n'ai rien épargné pour donner quelque relief aux récompenses que méritait votre vertu, et pour en accroître l'honneur par l'éclat des expressions qui les consacrent. Lisez au surplus le sénatus-consulte, et jugez-en. Il reproduit les termes mêmes de ma proposition. C'est avec le plus vif intérêt et des acclamations unanimes que le sénat fort, nombreux, en avait suivi le développement. J'ai bien vu par vos lettres que l'estime des gens de bien a plus de prix a vos yeux que toutes les distinctions du monde; mais la république avait une dette à acquitter envers vous, et parce que vous ne la réclamiez pas, elle ne pouvait s'en croire dégagée. Vos actes seront jusqu'au bout fidèles à vos promesses. Il faut vaincre Antoine, et la guerre est finie. Ce n'est ni Ajax, ni Achille, c'est Ulysse qu'Homère appelle le destructeur de villes. Adieu. [10,14] A PLANCUS. Rome, mai. Oh! quelle bonne nouvelle s'est répandue deux jours avant la victoire : Que vos secours nous arrivaient, que vous accouriez plein de patriotisme et d'ardeur, que vos forces étaient imposantes! Les ennemis ont été dispersés, mais notre espérance est encore en vous. Les principaux chefs de ces brigands ont, dit-on , échappé au combat de Modène. Il n'y a pas moins de mérite à mettre le dernier sceau à la victoire : qu'à porter les premiers coups à l'ennemi. J'attends de vos nouvelles avec une impatience que beaucoup d'autres partagent. J'espère que Lépide, éclairé par la position et les nécessités du moment, va s'unir intimement à vous et à la république. Faites votre unique affaire, mon cher Plancus, du soin d'anéantir jusqu'à la dernière étincelle de cette infâme guerre. Si vous y réussissez, vous aurez été un dieu pour la république, et votre nom sera couvert d'une gloire immortelle. [10,15] PLANCUS A C1CÉRON. Des Gaules, mai. Il est utile de vous tenir au courant de ce qui s'est passé depuis ma lettre écrite. Mes soins seront, je m'en flatte, de quelque profit pour moi-même et pour la république. J'avais échangé plusieurs notes avec Lépide, je lui proposais de déposer nos rivalités, d'accepter une réconciliation franche, et de travailler de concert au salut commun. Vous devez faire plus de cas, disais-je, de vos enfants, de la patrie, de vous-même, que d'un vil et ignoble bandit. J'ai ajouté que, s'il déférait à mon vœu , il pouvait compter sur moi en tout et pour tout. La négociation a été suivie par Latérensis. Lépide m'a donné sa parole que si Antoine mettait le pied dans sa province, il lui ferait bonne guerre. Il m'a demandé de réunir mes forces aux siennes, observant qu'Antoine a une bonne cavalerie, et que la sienne peut à peine compter. Dix de ses meilleurs escadrons sont venus, il y a quelques jours, se ranger sous mes drapeaux. Les moments étaient précieux, il fallait profiter des bonnes dispositions de Lépide. Les avantages de notre jonction sont clairs : j'ai une cavalerie qui peut tenir tête à celle d'Antoine et l'écraser. De plus, j'agis par la présence de mon armée sur la partie gâtée et mauvaise de celle de Lépide. J'espère du moins la contenir. En vingt-quatre heures un pont a été jeté sur l'Isère, grand fleuve qui baigne la frontière des Allobroges, et le 4 des ides de mai j'y ai fait passer mon armée : en même temps, sur l'avis que Lucius Antoine avait poussé une reconnaissance jusqu'à Forum-Julii avec de la cavalerie et des cohortes, j'ai fait partir mon frère le 5 des ides, à la tête de quatre mille chevaux, pour aller à sa rencontre. Je le suivrai moi-même à marches forcées avec quatre légions, sans bagages, et le reste de ma cavalerie. Pour peu que la fortune de Rome me favorise, ces misérables trouveront ici leur tombeau, et nous, la fin de nos peines. Si ce bandit, averti trop tôt de mes mouvements, parvient à gagner encore une fois l'Italie, ce sera à D. Brutus à lui courir sus. Le courage et le zèle ne lui manqueront pas, j'en réponds. J'enverrai, dans ce cas, mon frère a la poursuite d'Antoine avec de la cavalerie, afin que l'Italie n'ait pas trop à souffrir des excès de ces brigands. Ayez soin de votre santé et aimez-moi comme je vous aime. [10,16] A PLANCUS. Rome, mai. Non, de mémoire d'homme, jamais rien n'a eu autant d'éclat, n'a causé plus d'émotion et n'est arrivé plus à propos que votre dernière dépêche. Le sénat était nombreux. Elle fut apportée à Cornutus, au moment où il achevait la lecture d'une lettre de Lépide, glaciale et inconséquente comme à l'ordinaire. La vôtre, lue immédiatement après, excita mille acclamations. Les nouvelles qu'elle contient sont si rassurantes ! Puis quel dévouement ! quels services ! quel noble langage! et que de profondeur dans vos vues! Le sénat requit délibération, séance tenante ; Cornutus voulut gagner du temps, on le hua. Cinq tribuns s'étant constitués rapporteurs, on alla aux opinions. Servilius vota pour l'ajournement. Mon tour vint, et je fus assez heureux pour réunir toutes les opinions à la mienne; mais vous connaîtrez mes propositions par le sénatus-consulte. - Certes vous n'avez pas besoin de conseils, et vous êtes à cet égard assez riche de votre propre fonds; cependant je vous engage à ne nous rien renvoyer ici. Si les événements se pressent avec rapidité, les moments sont trop précieux: ne référez de quoi que ce soit au sénat. Soyez-vous un sénat à vous-même, et allez hardiment quand l'intérêt de la république vous le dit. Pourquoi nous entretenir de vos espérances? Précipitez les événements et annoncez-nous vos succès. Le sénat ratifiera tout, et vous proclamera le plus fidèle et le plus sage des citoyens. [10,17] DE PLANCUS A CICÉRON. Des Gaules, mai. Antoine est arrivé à Forum-Julii avec son avant-garde, le jour des ides de mars. Ventidius est à deux journées de marche. Lépide campe à Forum-Voconii, à vingt-quatre milles du camp d'Antoine : c'est là qu'il m'attend, il vient lui-même de me l'écrire. Si la fortune et Lépide me restent fidèles, je vous réponds que j'aurai bientôt mis bon ordre à nos affaires, comme je vous l'ai dit. Mon frère, épuisé par la fatigue et des marches sans fin , s'est trouvé dans une situation grave. Je vous l'ai mandé précédemment. A peine a-t-il été un peu sur pied, que, plus occupé de la république que de lui-même, on l'a vu partout s'offrir le premier au danger. Je lui ai représenté son imprudence, et j'ai dû le forcer à partir pour Rome. En restant, son état ne pouvait qu'empirer, et il était incapable de me rendre ici le moindre service. J'ai considéré d'ailleurs que, dans le veuvage de ses deux consuls, un préteur tel que lui pouvait être fort utile à Rome. Que si quelqu'un de vous se récrie, qu'on n'accuse que moi, et qu'on se garde surtout de soupçonner mon frère d'avoir manqué à la patrie. Lépide a fait ce que je désirais beaucoup, à part moi. Il m'a envoyé Apella, comme garant de sa foi dans tout ce que nous entreprendrons en commun pour le service de la république. Lucius Gellius ayant eu occasion de me montrer, ainsi qu'à Sext. Gavianus, ses vrais sentiments au sujet des trois frères, je l'ai chargé à mon tour de me représenter près de Lépide. C'est un fidèle : j'aime à lui rendre ce témoignage, que je rendrai de même à tous ceux qui le mériteront. Ayez soin de votre santé. Aimez-moi comme je vous aime, et ne manquez pas à mes intérêts dans l'occasion. Vous avez toujours été si bon pour moi ! [10,18] PLANCUS A CICERON. Des Gaules, mai. Vous saurez par mes lettres, et surtout par Lévus et Nerva qui vous les portent, quelle est ma pensée au moment de leur départ. Ils ont vu tout, et il n'est pas de conseil auquel ils n'aient assisté. Lorsqu'on craint la honte et qu'on veut remplir ses devoirs, c'est-à-dire lorsqu'on porte un cœur honnête, on tombe toujours dans une faute que je n'ai point évitée ; on choisit le parti le plus dangereux par scrupule d'honneur, et on laisse le plus sûr, de peur de donner prise à l'envie. Après le départ des députés, je fus sollicité à la fois par Lépide et par Latérensis d'aller les joindre. La lettre de Latérensis était fort pressante; il se mettait à mes genoux , et me jurait qu'il n'avait à craindre que l'esprit inconstant et la trahison de l'armée : c'est ce que je ne crains que trop aussi. Il s'agissait de leur prêter main-forte et de partager leurs dangers. Je ne pouvais donc hésiter ; le plus sage eût été d'attendre Brutus et son armée sur les bords de l'Isère, et de marcher ensuite à l'ennemi d'après un plan concerté. Un homme de guerre l'aurait fait. Mais si Lépide fidèle avait éprouvé un échec, on n'eût pas manqué de me reprocher un esprit haineux et un cœur lâche. On eût dit que je sacrifiais à mes inimitiés personnelles un loyal serviteur de la république, et que c'était la peur qui me faisait reculer devant une occasion de combattre. J'ai donc voulu à tout prix soutenir Lépide et agir par ma présence sur le moral de son armée, sans écouter les conseils d'une prudence timorée. J'en ai fait voir plus que personne dans des occasions qui ne peuvent pas m' être reprochées. Mais voila que l'inquiétude me saisit; oui, je redoute une bataille, moi qui, sans Lépide et son armée, n'eusse pas un seul moment douté de la fortune. Certes, si j'eusse été assez heureux pour rencontrer Antoine le premier, il n'aurait pas tenu , je le jure , une heure , tant j'ai foi en moi, et tant j'ai de mépris pour ses troupes démoralisées, et pour ce muletier de Ventidius qui se cache derrière ses retranchements. Mais je ne puis m'empêcher de frémir en pensant au mal secret que nous portons peut-être dans notre sein, et aux ravages qu'il peut causer tout d'un coup, avant même qu'on ait constaté sa présence et recherché les moyens de le guérir. Ce qu'il y a de certain, c'est que si je n'arrivais point, il y aurait beaucoup a craindre pour Lépide et pour la portion saine de son armée. Quel avantage, bons Dieux! pour nos infâmes ennemis, s'ils réussissaient à lui débaucher quelques troupes! Puisse ma présence prévenir ce malheur ! Je n'aurai que des grâces à rendre à la fortune et à la résolution qui m'a poussé là. En résumé, j'ai quitté mon camp et les bords de l'Isère le 12 des kalendes de juin, non sans avoir placé deux redoutes à la tète du pont que j'avais fait jeter sur le fleuve, ni sans laisser une forte garnison pour maintenir le passage et ne pas retarder Brutus, lorsqu'il y arrivera avec son armée. Sous huit jours d'ici, j'aurai, j'espère, opéré ma jonction avec Lépide. [10,19] A PLANCUS. Rome, mai. Je n'attendais aucun remercîment; il me suffisait de savoir que vous étiez très sensible à ce que j'ai fait pour vous. Cependant, je ne le cache point, les expressions de votre gratitude me vont au cœur. Je vois comme avec mes yeux combien vous m'aimez. Est-ce donc d'aujourd'hui seulement, allez-vous dire? Non sans doute. Il y a bien longtemps, et votre affection ne s'est jamais démentie; mais jamais aussi elle ne m'apparut sous un plus beau jour. Le sénat a été prodigieusement ému de vos dépêcher. Rien de plus important et de plus considérable que les nouvelles qu'elles renferment, rien de comparable à votre sang-froid , à votre sagesse, a la noblesse de vos pensées et même de votre langage. Mais à l'œuvre, à l'œuvre, mon cher Plancus! Éteignez les derniers feux de la guerre : vous arriverez ainsi au comble de la popularité et de la gloire! La république a tous mes vœux ; mais, après tant de luttes et de combats pour elle, je doute en vérité que l'amour de la patrie me préoccupe plus vivement que celui de votre renommée. Les Dieux immortels ont placé devant vous une immense moisson de gloire. Ne la dédaignez point, je vous en conjure. C'est celui qui nous débarrassera d'Antoine qui mettra véritablement fin à cet horrible et dangereux conflit. [10,20] A PLANCUS. Rome 29 mai. Il y a tant d'incertitudes dans les nouvelles qui nous arrivent du théâtre de la guerre que je ne sais que vous écrire. Tantôt tout est au mieux de la part de Lépide, tantôt tout le contraire. Il n'y a que sur vous que les nouvelles ne varient pas : vous êtes toujours l'homme qu'on ne peut ni tromper, ni réduire. C'est la fortune et votre propre sagesse qui vous gardent. Mais je viens de recevoir une lettre de votre collègue des ides de mai ; vous lui mandiez que Lépide fermait ses bras à Antoine; nous en serions plus sûrs, si vous nous l'aviez écrit directement. Peut-être cette fausse joie que vous nous avez donnée récemment vous rend-elle plus circonspect. Vous avez pu vous tromper vous-même, mon cher Plancus : eh ! qui ne se trompe pas? mais tout le monde voit qu'on n'a pu vous tromper. A présent vous devez savoir parfaitement à quoi vous en tenir. C'est le cas du proverbe: "Non bis in idem". Si les choses sont telles que vous les avez mandées à votre collègue, nous devrions être sans alarmes; mais nous ne serons parfaitement tranquilles qu'après une lettre de vous. Je vous l'ai souvent dit, je vous le répète encore : à qui finira l'œuvre, à celui-là toute la gloire; et celui-là, ce sera vous, comme je le désire et je l'espère. Sans doute je n'aurais pas pu faire pour vous plus que je n'ai fait ; et si j'apprends sans surprise combien vous en êtes touché, ce n'est pas du moins sans la plus vive joie. Mais que tout aille bien seulement, et vous en verrez bien d'autres. Le 4 des kal. de juin. [10,21] PLANCUS A CICERON. Des Gaules , mai. Je rougirais du peu de consistance de mes lettres, si je n'avais à en rejeter la faute sur autrui. J'ai tout fait pour obtenir de Lépide une coopération qui diminuât vos alarmes et doublât mes forces contre les rebelles. J'ai souscrit à toutes ses demandes, j'ai souvent même devancé ses vœux. Aussi vous écrivais-je, il y a deux jours encore, qu'il n'y avait pas à douter de Lépide, et que nous allions tout concerter ensemble. Je devais croire à ses assurances, écrites de sa propre main, et à la parole de Latérensis qui était prés de moi , et qui ne cessait de me prêcher la confiance et l'union; mais il n'y a plus d'illusion à se faire sur Lépide. Rien heureusement, grâces aux dispositions que j'ai prises, ne se trouve compromis par ma sotte crédulité. J'avais, en vingt-quatre heures, vous le savez, jeté un pont sur l'Isère pour me porter en avant avec mon armée. Le moment était grave et pressant ; Lépide m'écrivait lettre sur lettre. Tout à coup je vois arriver un exprès de sa part pour m'engager à suspendre ma marche. Il était, disait-il, en état d'en finir à lui seul , et je n'avais en attendant qu'à rester en position sur le fleuve. Je pris là-dessus , je le confesse, une résolution téméraire: ce fut de ne tenir aucun compte de ses avis, persuadé qu'il voulait simplement ne pas partager avec un autre l'honneur de la victoire. Je ne prétendais pas disputer une portion de gloire à sa voracité à jeun, mais je désirais me placer en position de le secourir, en cas de malheur. Je ne soupçonnais encore aucune trahison. C'est la vieille probité de Latérensis qui m'a dessillé les yeux ; il m'écrit de sa propre main à moi et aux miens qu'il n'y a plus de fond a faire sur lui, sur l'armée, sur Lépide; qu'il a été indignement trompé; et loin de s'en cacher, il me le déclare publiquement dans sa douleur, pour m'empêcher de tomber aussi dans le piège; qu'il n'a que ce moyen de dégager sa responsabilité , et qu'il me conjure de ne pas abandonner la république. Je viens d'envoyer à Titius une copie de cette lettre : quant à l'original et à toutes les autres dépêches que j'ai reçues, celles que j'ai crues sincères, comme celles qui ont éveillé ma défiance, je charge Lévus Cispius, qui a été témoin de tout, de les porter à Rome. — Il faut dire qu'au moment où Lépide haranguait son armée, il se fit une grande rumeur parmi ses soldats , soit mauvaises dispositions de leur part, soit suggestions des Canidius, des Rufrénus, et autres généraux que je nommerai , quand il en sera temps ; ils se mirent à crier qu'ils étaient de trop bons citoyens pour ne pas demander la paix ; que c'était bien assez de deux consuls tués et de tant de braves gens perdus pour la patrie ; qu'on les avait déclarés ennemis publics, que leurs biens étaient confisqués, et qu'en définitive ils étaient décidés à ne pas se battre. Lépide ne fit rien pour avoir raison des mutins et pour arrêter le mal. Il y aurait eu dès lors témérité et folie de ma part à me porter plus avant, et à compromettre contre deux armées réunies une armée fidèle, de nombreux auxiliaires, les premiers citoyens de la Gaule, toute une province enfin. Il est clair qu'en m'exposant à une ruine certaine, en me livrant ainsi moi-même et la république tout ensemble , ma mort , loin d'honorer ma mémoire, n'exciterait pas même la pitié. Je vais retourner sur mes pas , et ne point faire encore plus beau jeu à ces misérables. Je prendrai de bonnes positions; je veux pouvoir couvrir la province, même dans le cas où l'oubli des devoirs pénétrerait dans mon armée. Je tâcherai enfin de ne me laisser entamer sur aucun point , jusqu'à ce que vous m'ayez envoyé de nouvelles troupes, et que la fortune de Rome ait une seconde fois vengé la république. Je suis prêt à tout pour le salut commun : à combattre, si l'occasion le demande; à soutenir un siège, s'il le faut, et à mourir, si telle est la volonté du sort. C'est pourquoi, mon cher Cicéron , je vous demande des renforts toute affaire cessante, et vous conjure d'envoyer ici une armée, sans laisser aux ennemis le temps de se fortifier encore et à la démoralisation de pénétrer dans nos rangs. Si vous ne perdez pas une minute, la république sera encore en mesure d'anéantir ses infâmes ennemis et de sortir triomphante de la lutte. Portez-vous bien et aimez-moi. — P .S. Ai-je besoin d'excuser mon frère auprès de vous , mon frère , le plus courageux et le plus ardent de tous les citoyens? L'excès du travail lui a occasionné une petite fièvre qui ne le quitte point, et dont il ne laisse pas que de souffrir. Aussitôt qu'il sera en état de revenir ici, il reviendra pour ne pas faire faute à la république. Je me recommande toujours à vous. Je ne veux rien demander. Ne vous ai-je pas là, vous ami si dévoué , vous si puissant enfin , selon vœu le plus cher'? Vous examinerez comment et quand vous pourriez agir pour moi. Je ne désire qu'une chose, c'est de remplacer Hirtius dans votre affection comme dans son dévouement. [10,22] A PLANCUS. Rome, mai. Que les Dieux nous soient en aide ! nous n'avons d'espérance qu'en vous et votre collègue. Votre bon accord, dont le sénat a vu la preuve dans votre lettre, a causé parmi les sénateurs et dans la ville une joie incroyable. Vous m'avez recommandé une affaire de partage des terres ; si le sénat en avait été saisi , la proposition la plus large et la plus honorable eût été celle que j'aurais adoptée. Et certes je n'en aurais abandonné à personne l'initiative; mais comme on ne peut obtenir de décision sur rien, à cause de la lenteur des délibérations et des embarras du moment, nous avons pensé, votre frère Plancus et moi , que le plus simple était de s'appuyer sur le décret tel qu'il est. Plancus n'aura pas manqué de vous faire connaître, je le suppose, par la faute de qui il n'est pas conçu dans les termes que nous aurions désirés. Cependant s'il vous paraissait trop incomplet, ou si sur toute autre matière vous aviez un désir à former, vous êtes si cher à tous les gens de bien , qu'il n'y a rien de si considérable et de si grand qu'on croie au-dessus de votre mérite et qu'on ne fasse pour vous. J'attends avec impatience de vos nouvelles. J'espère que les premières combleront tous mes vœux. Adieu. [10,23] PLANCUS A CICERÓN. Cularon (aujourd'hui Grenoble), pays des Allobroges, 6 juin. Jamais, mon cher Cicéron, jamais, je le jure, je ne reculerai devant un danger pour la patrie. Mais dû moins qu'en cas de malheur on ne m'accuse pas de légèreté. Si j'avais eu une confiance aveugle dans Lépide, je n'hésiterais pas à le reconnaître. La confiance est une erreur plutôt qu'un crime, et même une erreur où les plus honnêtes gens se laissent facilement prendre; mais ce tort, je ne l'ai pas eu : je connaissais l'homme à fond. Ce qu'il y a à dire, c'est qu'une sorte de respect humain (et c'est chose bien dangereuse à la guerre) m'a entraîné. J'ai craint de prêter le flanc à l'envie, si je n'allais pas le rejoindre ; j'ai craint qu'on ne vit toujours en moi de la vieille rancune contre Lépide, et l'envie de prolonger la guerre. C'est sous cette impression que j'ai conduit mes troupes jusqu'en vue de Lépide et d'Antoine en quelque sorte, et que j'ai pris position à quarante milles seulement de distance, de manière à pouvoir, suivant les circonstances , me porter en avant avec rapidité, ou battre en retraite sans dommage. Le terrain que j'avais choisi me donnait pour barrière devant moi un fleuve que l'ennemi ne pouvait passer sans perdre du temps : derrière j'avais les Vocontiens, dont la fidélité me répondait de tous les passages. Lépide, ne me voyant pas venir, après m'avoir attendu avec beaucoup d'inquiétude, avait fait alliance avec Antoine le 4 des kalendes de juin, et le même jour tous deux s'étaient mis en marche dans ma direction; ils n'étaient plus qu'à vingt milles, lorsque j'en fus informé. En un clin d'œil, grâce à la bonté des Dieux, tout fut disposé pour ma retraite ; et je pus l'effectuer sans avoir l'air de fuir. Rien n'est resté en arrière, et ces brigands, qui croyaient déjà tenir leur proie, ne purent saisir ni un fantassin , ni un cavalier, ni le moindre bagage. La veille des nones de juin, mes troupes avaient toutes repassé l'Isère, et les ponts que j'avais fait jeter étaient rompus. Mes hommes auront ainsi quelques jours de repos, et je pourrai faire ma jonction avec mon collègue, que j'attends sous trois jours. — Je dois rendre hommage à la loyauté de notre ami Latérensis et à son admirable patriotisme. Aveuglé par son amitié pour Lépide, il n'a pas vu le danger; et le malheureux, éclairé trop tard, a tourné contre lui-même des armes qu'il aurait mieux fait de diriger contre Lépide. On s'est précipité pour désarmer son bras: il vit encore et l'on espère le sauver. J'en doute. Les parricides sont inconsolables d'avoir manqué leur coup. C'était contre moi la même rage que contre la patrie. Ils sont furieux surtout de mes lettres à Lépide pour le presser d'en finir; de la manière dont je me suis exprimé sur certaines conférences; de mon refus d'admettre en ma présence des députés venus sous la garantie de Lépide ; enfin de l'arrestation de Catius Vestinus, tribun du peuple, sur qui j'ai saisi des dépêches d'Antoine à Lépide. Puis ils comptaient si bien réussir, que je ne puis m'empêcher de rire en songeant à leur mystification. — Restez toujours le même pour nous, mon cher Cicéron ; pensez à ceux qui sont devant l'ennemi et soutenez-les vigoureusement. Que César arrive avec ce qu'il a de meilleures troupes; en cas d'empêchement personnel, qu'il m'envoie son armée, c'est certes lui qui court le plus gros jeu. Ce camp est devenu le rendez-vous de tout ce qu'il y a de misérables acharnés à la ruine de la patrie. Pourquoi, de notre côté, ne pas tout employer pour la sauver? Faites votre devoir là-bas, et je réponds ici de ne pas manquer au mien. Chaque jour je m'attache à vous davantage, mon cher Cicéron, et vos bontés me pénètrent si bien, que mon plus grand malheur, je le sens, serait de perdre dans votre estime et dans votre amitié. Puisse ma pieuse reconnaissance vous faire trouver quelque douceur dans le sentiment de tout ce que vous faites pour moi ! [10,24] PLANCUS A CICERON. Des Gaules, 25 Juillet. Je ne puis me défendre, à chaque nouveau service, de vous parler de ma gratitude; et pourtant, je le jure, j'en ai quelque honte. La nature et l'intimité de nos rapports ne comportent pas de remercîments entre nous, outre qu'il me répugne de n'avoir à payer que d'une aussi pauvre monnaie des services aussi importants. Quand je serai près de vous, mon respect, ma déférence et mon dévouement vous diront bien mieux que je ne suis point ingrat. Oui, je le jure, si l'occasion m'en est donnée, vous trouverez chez moi plus de dévouement, de déférence et de respect, que chez l'ami le plus reconnaissant ou le parent le plus tendre. Savez-vous que je serais fort embarrassé de dire si votre amitié et la bonne opinion que vous avez de moi répandront dans les temps à venir plus de relief sur mon nom qu'elles ne répandent aujourd'hui de charme sur mon existence? Vous avez plaidé la cause de nos soldats : si j'ai désiré que le sénat fit quelque chose pour eux, ce n'est pas dans des vues personnelles : je ne considère jamais que le bien commun. Mais d'abord ils méritaient des récompenses; puis, j'ai voulu, dans de sages prévisions, les attacher fortement à la république, et surtout les maintenir comme je l'ai fait jusqu'ici à l'abri des séductions qui les travaillent de toutes parts. Grâce aux Dieux, je ne suis entamé par aucun bout. Je sais que c'est une victoire qu'on me demande, mais je suis persuadé qu'une conduite aussi prudente aura votre approbation; car, au premier mécontentement de mes soldats , la république, qui n'a aucune force en réserve , serait désarmée contre un coup de main et contre les brigandages de nos parricides. Vous connaissez, je crois, l'effectif de l'armée : il y a dans mon camp trois légions de vétérans et une seule de recrues, mais la plus excellente de toutes; au camp de Brutus, une légion de vétérans, une autre qui a deux ans de service, et huit légions de recrues. Ainsi l'armée est nombreuse sans être forte. Nous ne savons que trop qu'il faut peu compter sur les recrues devant l'ennemi. Mais si, au noyau dont je dispose, venait se joindre, ou l'armée d'Afrique toute composée de vieilles troupes, ou l'armée de César, je livrerais sans crainte à la chance d'un combat les destinées de la république. L'armée de César étant bien plus à ma portée, je ne cesse de le harceler de lettres, pour qu'il opère sa jonction avec moi. Il me répond toujours qu'il arrive; malheureusement il n'en est rien, et je vois qu'il suit aujourd'hui d'autres conseils. Je viens de faire une nouvelle tentative par Furnius, que je lui envoie avec des instructions et des lettres. Peut-être cette démarche sera-t-elle plus heureuse. — Vous savez, mon cher Cicéron, que j'ai bien des motifs pour partager l'affection que vous portez au jeune César : d'abord, j'étais trop lié avec César de son vivant, pour ne pas aimer et chérir Octave. Depuis, autant que j'en ai pu juger, j'ai reconnu chez ce jeune homme une grande modération de sentiments et le plus aimable caractère. Enfin l'ami du père ne pourrait pas sans honte être indifférent pour le fils adoptif. C'est donc, je le jure, sous l'inspiration de la douleur et non de la haine, que je vous ouvre ici mon âme : mais si Antoine vit et respire, si Lépide est avec lui, s'ils sont à la tête de forces qu'il n'est plus permis de mépriser, enfin s'ils ont des espérances et s'ils osent former des projets, c'est à César seul qu'il faut s'en prendre. Je ne veux pas rappeler le passé. Mais s'il fût venu me joindre à l'époque où il me le faisait espérer, il n'y aurait plus de guerre aujourd'hui, ou du moins la guerre aurait été refoulée du côté de l'Espagne, qui leur est hostile. Quel motif, quels conseils ont pu le détourner d'un parti à la fois si glorieux et si favorable à ses intérêts? Comment est-il venu, au grand effroi du public, solliciter avec une si folle ardeur un consulat de deux mois? c'est ce qu'il m'est impossible de deviner. Je crois que ses amis pourraient beaucoup près de lui dans cette occasion pour la république et pour lui-même : vous aussi, sans doute, à qui il doit plus que qui que ce soit au monde, excepté moi pourtant; car je ne puis oublier les obligations infinies que je vous ai. J'ai prescrit à Furnius de traiter toutes ces questions de vive voix : s'il accorde à mes conseils la confiance qu'ils méritent, je lui aurai rendu un grand service. Jusque-là ma position est fort difficile; n'osant pas risquer une bataille, et sachant que si je bats en retraite je fais un mal immense à la république. Si, au contraire, César revient à de meilleures pensées, ou si les légions d'Afrique arrivent, je réponds de tout. Vous, mon cher Cicéron, continuez de m'aimer, comme vous le faites, et croyez que je suis à vous, oui à vous, dans toute la force du mot. De mon camp, le 5 des kalendes d'août. [10,25] A FURNIUS. Rome, mai. S'il importe à la république, comme personne n'en doute, que vous continuiez de mettre la main à l'œuvre, et que vous n'abandonniez pas le grand intérêt du moment, l'extinction de la guerre civile et de ses derniers brandons, assurément vous ne pouvez rien faire de mieux, de plus digne et de plus honorable, que de vous y dévouer ; et vous ne devez pas mettre en balance le besoin de l'empire et le cri de la patrie, avec l'avantage d'arriver un peu plus tard à la préture. N'oubliez pas la gloire que vous avez acquise; cette gloire vous place bien près de Plancus : c'est moi qui vous le dis, avec Plancus lui-même, avec la renommée et la conscience publique. S'il vous reste donc quelque bien à faire, mon opinion est qu'il y faut tout sacrifier; l'honneur le veut : l'honneur avant tout! Cependant si vous croyez avoir suffisamment payé votre dette à la patrie, je vous engage à ne pas perdre un moment pour être aux comices qui sont a la veille de se réunir; mais prenez garde qu'une démarche faite dans un intérêt tout personnel n'aille jeter une ombre sur la gloire qui s'attache à nos rangs. Voyez combien d'hommes haut placés ont accepté avec empressement le sacrifice d'une année de leur carrière pour les besoins de la république. Votre sacrifice à vous serait d'autant plus facile, que voire année n'est pas encore venue. Ce n'est pas comme si vous aviez été édile, et comme si votre tour venait après deux ans. On trouverait aujourd'hui que c'est trop avidement profiter d'un usage et d'une espèce de droits qui se sont établis. Vous dirai-je ce que je pense? Attendez le consulat de Plancus : vous n'avez pas besoin sans doute de ce secours: mais, pour peu que d'ici là toutes nos espérances soient accomplies, que d'éclat sur votre candidature ! Vous avez trop bonne tète et trop excellent esprit pour que j'insiste; mais je ne pouvais vous cacher ma pensée, que je résume ainsi : Préférer l'intérêt de l'honneur à l'intérêt de son ambition , et rechercher ce qui ne passe pas plutôt que ce qui vient trop vite, la gloire avant la Préture. Je me suis expliqué dans ce sens chez moi avec Dardanus, votre affranchi, devant mon frère Quintus et en présence de Cécina et Calvisius, les plus passionnés de vos amis. Tous trois faisaient chorus. Mais vous en jugerez mieux que personne. [10,26] A FURNIUS. Rome, mai. Quand j'ai lu votre lettre où vous posez deux alternatives, abandonner la Gaule Narbonnaise ou s'y résigner à une lutte périlleuse, j'ai tremblé à l'idée de l'abandon, et je suis fort aise qu'on l'ait évité. Ce que vous me mandez du bon accord de Plancus et de Brutus est du plus heureux présage. Quant aux Gaulois qui sont animés d'un si bon esprit, c'est à leurs œuvres que nous connaîtrons un jour votre ouvrage. Mais déjà je le connais. Aussi n'aurais-je rien trouvé que de bon dans votre lettre, sans la fin, qui m'a mis de mauvaise humeur. Vous viendrez, dite-vous, pour les comices, s'ils s'assemblent en août ; et beaucoup plus tôt, si leur réunion a déjà eu lieu. Il y a trop longtemps, dites-vous encore, que vous faites un métier de dupe là ou il n'y a que des coups à gagner. Oh! mon cher Furnius, que vous entendez mal vos intérêts, vous qui voyez si clair dans ceux des autres! Quoi! c'est en ce moment que vous songez à une candidature, que vous parlez d'assister à des comices, de rentrer dans vos foyers, d'abandonner enfin la partie périlleuse que vous jouez, dites-vous, sans aucune chance de profit ! Non , vous ne dites pas là ce que vous pensez. Je vous connais, il n'y a en vous que de généreux instincts. Si vous pensiez ce que vous écrivez, je n'aurais pas d'observations à faire, je n'aurais qu'a me reprocher la bonne opinion que j'ai de vous. Quoi ! c'est pour une magistrature si frivole et si vulgaire (car vous ne la jugez pas sans doute autrement que tout le monde) qlue vous êtes si follement impatient, et que vous allez à plaisir faire taire ce concert unanime d'éloges qui vous portent aux nues! La seule question pour vous est donc de savoir si vous serez préteur cette année ou l'année prochaine, et non pas si vous mériterez assez de la république pour qu'on vous juge digne de tous les honneurs du monde. Ignorez-vous le rang que vous avez atteint? ou n'en tenez-vous aucun compte? Si vous l'ignorez, je vous le pardonne sans me le pardonner à moi-même ; si vous le savez, au contraire , il n'y a point de préture au monde qui vaille le devoir et l'honneur : le devoir qu'on recherche si peu maintenant, l'honneur qu'on estime tant encore. Nous ne pouvons vous comprendre, ni moi ni Calvisius, dont le sens est si droit et qui vous aime tant. Mais enfin, puisque vous n'avez que les comices en tête, j'ai cru bien agir pour la république, en les rejetant au mois de janvier. D'ici là vous avez le temps de vaincre. Adieu. [10,27] A LÉPIDE Rome, mars. Dans mon profond intérêt pour vous, je me préoccupe vivement de tout ce qui vous touche, et je regrette, je l'avoue, que vous n'ayez pas cru devoir un remerciement au sénat, après avoir été comblé de tant d'honneurs. Je vois en même temps avec joie vos vœux ardents pour le rétablissement de la paix entre les citoyens. J'entends la paix sans l'esclavage , c'est ainsi qu'il la faut pour la république et pour votre gloire; car si la paix devait avoir seulement pour résultat de nous livrer de nouveau à l'intolérable despotisme d'un misérable, il n'y a pas un homme sensé qui ne préférât la mort à la servitude. Il serait donc sage à vous, selon moi, de laisser là des projets de pacification qui n'ont l'assentiment ni du sénat, ni du peuple, ni des honnêtes gens. Je ne suis pas le seul de qui vous entendrez ce langage, et votre correspondance, à coup sûr, ne me dément point. Décidez ce que vous avez à faire. Vous seul en êtes juge. [10,28] A TRÉBONTUS. Rome, février. Ah! que ne m'avez-vous invité à votre beau festin des ides de mars ! Il n'y aurait pas eu de restes, je vous en réponds. Mais le tracas que nous donnent ces gens-là nous gâte bien un peu l'admirable service rendu par vous à la république. Quand je songe que c'est vous, le meilleur des citoyens, qui avez empêché, en le tirant à l'écart, que nous ne fussions délivrés de cette peste, je me surprends, et c'est bien mal, à m'emporter contre vous. C'est qu'en vérité vous m'avez laissé par là plus d'embarras qu'à tout autre. Car le sénat n'eut pas plutôt retrouvé sa liberté, après l'ignoble disparition d'Antoine, que je repris, moi, mon rôle d'autrefois, ce rôle dont vous et le zélé patriote votre père vous vous êtes toujours montrés enthousiastes si passionnés. Les tribuns du peuple ayant réuni le sénat, le treize des kalendes de janvier, et ne l'entretenant que de choses ordinaires, j'embrassai, moi, l'ensemble de la situation, j'en fis une énergique peinture; et le sénat, du sein de sa mollesse et de son abâtardissement, se sentit, à ma voix, renaître à la vie et à la vertu. Le courage y fit plus que le talent. Depuis ce jour de protestations et d'efforts, le peuple romain a compris que toute espérance de liberté n'était pas perdue, et je ne cesse de veiller et d'agir. Si je ne savais pas qu'on vous tient exactement informé de ce qui se passe à Rome et de tous les actes officiels, je vous donnerais des détails, malgré mes grandes occupations; mais ces détails, vous les aurez par d'autres. Quelques mots donc seulement, et en forme de sommaire. Le sénat est plein de résolution, les consulaires sont mous ou mal pensants. On a fait une grande perte dans Servius. L. César a des sentiments parfaits; mais il est oncle, et ses avis manquent de nerf. Les consuls sont parfaits, D. Brutus admirable, l'enfant César parfait aussi. Je vois en lui notre avenir. Ne doutez pas que s'il ne s'était hâté de rassembler les vétérans, que si deux légions de l'armée d'Antoine n'étaient pas venues se placer sous ses ordres, que si Antoine enfin ne s'était ainsi senti en bride, nous n'eussions eu à parcourir toutes les phases de ses fureurs et de ses cruautés. Vous devez savoir tout cela; mais je suis bien aise de vous le confirmer. Je vous écrirai plus au long quand j'aurai plus de loisir. [10,29] A AMPIUS. juillet. Vous savez sans doute pour votre famille tout ce que j'ai mis de zèle pour votre rappel et votre réintégration; car je sais moi, de science certaine, qu'ils en sont tous comblés. Assurément je ne leur accorde point, quelque attachement qu'ils vous portent, de vouloir votre bien plus ardemment que moi, et ils ne me refuseront pas d'être, dans les circonstances actuelles, plus en position qu'aucun d'eux de vous servir; c'est ce que je n'ai cessé et ne cesserai de faire. Déjà j'ai obtenu le principal, et tout préparé pour le reste, Patience donc et courage! Je ne néglige rien pour arriver au but. La veille des nones de quintilis. [10,30] GALBA A CICÉRON. DU camp de Modène. 20 avril. C'est le 17 des kalendes de mai qu'on attendait Pansa dans le camp d'Hirtius. J'avais été à cent milles au-devant de lui pour hâter sa marche, et je l'avais rejoint. Antoine fit avancer deux légions, la seconde et la trente-cinquième, deux cohortes prétoriennes, la sienne et celle de Silanus, et une partie des rappelés. C'était contre nous qu'il dirigeait ces forces, persuadé que nous n'avions que quatre légions toutes de recrues. Mais, pendant la nuit, Hirtius, voulant favoriser votre entrée au camp, nous avait envoyé la légion Martiale que je commande ordinairement, et deux cohortes prétoriennes. A peine commençâmes-nous à apercevoir la cavalerie d'Antoine, qu'il fut impossible de contenir la légion Martiale et les cohortes. Nous cédâmes à leur ardeur, après quelques efforts impuissants pour l'arrêter. Antoine avait caché ses troupes derrière Forum-Gallorum, et ne voulait pas qu'on sût qu'il avait des légions. Il ne mettait en avant que sa cavalerie et l'infanterie armée à la légère. Pansa, voyant que la légion Martiale allait s'engager malgré lui, se fit suivre par deux légions de recrues. Lorsque nous eûmes passé les défilés des marais et des bois, nous mîmes douze cohortes en ordre de bataille. Les deux légions n'étaient pas encore arrivées. A ce moment Antoine déboucha du village, démasqua toutes ses forces et fit attaquer. On se battit d'abord de part et d'autre avec acharnement. Le premier choc de l'aile gauche , ou j'étais avec huit cohortes de la légion Martiale, mit en déroute la trente-cinquième légion d'Antoine , et la poursuivit plus de cinq cents pas au delà du champ de bataille. M'apercevant bientôt que la cavalerie ennemie cherchait à m'envelopper, j'ordonnai le ralliement, et j'opposai mon infanterie légère aux cavaliers maures ennemis pour les empêcher de nous tourner. Au milieu de ces mouvements, je me trouvai tout à coup dans le gros des gens d'Antoine, que je vis lui-même à deux pas derrière moi. Je n'eus que le temps de me couvrir de mon bouclier, et de pousser vivement mon cheval du côté de la légion de recrues qui venait du camp. Les gens d'Antoine me poursuivirent : les nôtres leur lancèrent quelques traits. Enfin j'échappai je ne sais comment, mais surtout grâce à nos soldats, qui me reconnurent sur-le-champ. C'est sur la voie Emilienne même, où se trouvait la cohorte prétorienne de César, que le combat dura le plus longtemps. Notre aile gauche, qui était plus faible, n'étant composée que de deux cohortes de la légion Martiale et d'une cohorte prétorienne, commença à lâcher pied, en se voyant prise à revers par la cavalerie, qui fait la principale force d'Antoine. Cependant les rangs parvinrent à se reformer, et nous nous dirigeâmes en bon ordre, moi le dernier de tous, vers le camp. Antoine, qui s'imaginait nous avoir vaincus, s'en regardait déjà comme maître. Il attaqua, et perdit beaucoup de monde sans le moindre avantage, Hirtius, averti de ce qui se passait, vint avec vingt cohortes de vétérans couper la retraite à Antoine. Ce fut une défaite complète, une déroute de toute son armée, la où l'on venait de combattre déjà, près de Forum-Gallorum. A la quatrième heure de la nuit, Antoine et ses cavaliers étaient rentrés dans leur camp devant Modène. Hirtius de son côte regagna le camp que Pansa avait quitté le matin, y laissant deux légions qu'Antoine y tenait resserrées. En résultat, nous avons fait perdre à Antoine la plus grande partie de ses vétérans; mais ce n'est pas sans avoir laissé de notre côté quelques soldats des cohortes prétoriennes et de la légion Martiale. Nous avons pris deux aigles et soixante enseignes. Tout le monde a fait son devoir. [10,31] ASINIUS POLLION A CICÉRON. Cordoue, 16 mars. Vous ne devez pas être surpris de n'avoir rien reçu de moi sur les affaires publiques , depuis le commencement de la guerre. Le pas de Castulon, toujours si fatal à nos messagers et plus que jamais en ce moment infesté de bandits, offre bien moins de danger pour les communications que les essaims de partisans dont la campagne fourmille, et qui, dans l'intérêt des uns ou des autres, fouillent et retiennent partout les courriers. C'est au point que, sans les nouvelles qui me sont arrivées par mer, j'ignorerais entièrement ce qui se passe où vous êtes. Aujourd'hui qu'enfin la navigation est ouverte, je saisirai avec empressement toutes les occasions de vous écrire. — Il n'y a pas de danger que je me laisse prendre aux belles paroles de cet homme que personne ne veut voir, et qu'on ne hait pourtant pas encore autant qu'il le mérite. Je l'ai tellement en aversion, que mon esprit se révolte à la seule idée d'un rapprochement entre lui et moi. Mon caractère et mes goûts sont pour la paix et la liberté, et j'ai bien gémi en voyant s'allumer la guerre civile; mais la neutralité ne m'était pas possible. J'avais de trop puissants ennemis dans l'un et l'autre camp. Celui que j'ai quitté ne m'offrait plus de sûreté contre les embûches de mon ennemi principal. Je me décidai donc bien à contrecœur à affronter d'autres dangers, pour me soustraire à une perte certaine. César au faîte des grandeurs m'avait traité comme il traitait ses vieux amis. Je m'attachai, je me dévouai à lui de cœur. En tout ce que j'ai fait de mon choix, ma conduite a dû me concilier l'approbation des gens de bien; chaque fois que je n'ai fait qu'exécuter un ordre, le temps que j'y ai mis, la manière dont je m'y suis pris ont assez témoigné de mes répugnances : c'est ce dont on n'a pas eu la justice de me tenir compte ; et j'ai appris à mes dépens quels sont les avantages de la liberté et les misères d'une condition dépendante. Aussi, je le déclare, si de la crise actuelle il doit sortir un nouveau maître, quel qu'il soit, je suis son ennemi; et pour la liberté il n'est pas de péril que je redoute et que je n'affronte. Mais je n'ai encore reçu ni conseils, ni instructions, ni décrets, depuis les ides de mars. Il m'est seulement parvenu une lettre de Pansa, où il m'engage à écrire au sénat pour me mettre à sa disposition, moi et mon armée. Or, c'est ce qui offrait les plus grandes difficultés depuis que Lépide, dans ses harangues et dans sa lettre à tout le monde, se proclamait d'accord avec Antoine. En effet, comment aurais-je pu, traversant malgré lui sa province, y assurer la subsistance de mes légions? Et les Alpes, dont il garde tous les passages, avais-je des ailes pour les franchir, en supposant même que j'eusse pu pénétrer jusque-là? Ajoutez l'impossibilité de faire passer aucune lettre par quelque voie que ce fût. Une correspondance aurait eu d'abord à échapper à mille visites, pour tomber en définitive dans les mains de Lépide, qui arrête tous les courriers. On ne peut du moins mettre en doute, car je l'ai publiquement déclaré à Cordoue, ma détermination absolue de ne livrer ma province que sur un ordre du sénat. Dirai-je combien j'ai combattu avant de remettre la trentième légion? Et qui ne sait ce que par cette mesure on m'a ôté de force pour le service de la république? Jamais on ne vit soldats plus ardents, plus opiniâtres sur un champ de bataille. En somme, je suis amoureux de la paix avant tout, car je ne veux que du bien à mes concitoyens; et toutefois je suis prêt à combattre pour ma liberté et pour celle de tous.— Je vous sais mille fois plus de gré que vous ne le pouvez croire de vos bontés pour mon ami (Vraisemblablement Cornélius Gallus.), que vous traitez comme le vôtre. Mais combien je l'envie de pouvoir se promener et badiner avec vous! Savez-vous bien quel prix je mettrais à cette bonne fortune? Vienne pour moi le temps du repos, et vous serez à même d'en juger, je ne vous quitterai pas plus que votre ombre. Une chose me confond, c'est que vous ne vous soyez pas expliqué sur ce que j'ai de mieux à faire dans l'intérêt de la république : si je dois rester dans ma province, ou passer en Italie avec mon armée. Demeurer est certainement pour moi le plus sûr et le moins embarrassant. Mais je comprends que, dans l'état des choses, Rome a plus besoin de soldats que de provinces que ce ne sera jamais une affaire de reprendre plus tard ; et je viens de me décider à me mettre en route avec mon armée. Vous saurez tout par la lettre que j'adresse à Pansa. Je vous en envoie copie. Le 17 des kalendes. [10,32] ASINIUS POLLION A CICÉRON. Cordoue, 8 juin. Mon questeur Balbus vient de s'embarquer furtivement à Gadès. Il emporte une somme immense, partie en or, partie en argent, prélevée sur les impôts publics, et n'a pas même payé la solde des troupes. Retenu pendant trois jours à Calpé par un gros temps, il s''est jeté, le jour des kalendes de juin, dans les États du roi Bogude, assez bien en fonds, comme vous voyez. Je ne sais pas encore si, par les bruits qui courent, il retournera à Gadès ou se rendra à Rome. Le misérable change à chaque instant de résolution, suivant les nouvelles qui lui arrivent. Outre ses vols et ses rapines, outre ses cruautés envers nos alliés, souvent frappés de verges par ses ordres, voici certains faits dont il se vante, comme les ayant imités de César. Le dernier jour des jeux qu'il donna à Gadès, il décerna un anneau d'or à l'histrion Hérennius Gallus, et le fit placer sur l'un des quatorze bancs institués par lui pour l'ordre équestre; il s'est prorogé lui-même dans le quatuorvirat ; il a tenu en deux jours les comices de deux ans, c'est-à-dire qu'il a nommé pour la seconde année qui bon lui a semblé. Il a fait revenir les exilés, non pas ceux de ces temps-ci, mais ceux du temps où les sénateurs furent massacrés et chassés par des séditieux, Sextus Varus étant proconsul. Mais voici maintenant ce dont César ne lui a pas donné l'exemple : pendant ses jeux, il a fait représenter une pièce où l'on a mis en scène toute l'histoire de sa mission auprès du proconsul L. Lentulus. Les larmes lui sont venues aux yeux, pendant la pièce, au souvenir de ses hauts faits. Ce n'est pas tout : il avait enrôlé de force parmi les gladiateurs un certain Fadius, ancien soldat de Pompée ; Fadius, après avoir deux fois déjà combattu gratis, refusa de s'engager une troisième, et se sauva parmi le peuple, qui lança des pierres à la troupe. Balbus fit charger la foule par sa cavalerie gauloise; puis le pauvre soldat ayant été ramené au cirque, on l'enterra à mi-corps au milieu de l'arène et on l'y fit brûler vif. Cette exécution eut lieu après le dîner de Balbus. Il y alla se promener sortant de table, les pieds nus, sans ceinture et les mains derrière le dos. Et comme le malheureux s'écriait : Je suis citoyen romain! Va, va, répondait Balbus, implore à présent la protection du peuple. Mais n'a-t-il pas livré aux bêtes des citoyens romains, notamment un employé aux encans, homme fort connu à Hispalis, et cela uniquement parce qu'il était laid? Voilà le monstre qu'on m'avait adjoint. J'ai eu moi-même une difficulté avec cet infâme. Je vous en dirai bien d'autres quand nous nous verrons. — Ce qui est plus important aujourd'hui, c'est que vous vouliez bien m'envoyer des instructions. J'ai trois légions fidèles, dont l'une, la vingt-huitième, fut fortement travaillée par Antoine. Au commencement de la guerre, il promettait cinquante deniers à tout déserteur le jour de l'arrivée au camp, et après la victoire les mêmes récompenses qu'à ses propres troupes; et l'on sait si sa prodigalité connaîtrait des bornes. Mes soldats étaient fort ébranlés; je les ai retenus, non sans peine, je vous le jure, et même je n'y aurais pas réussi s'ils n'avaient été disséminés; à telles enseignes que plusieurs cohortes se sont mutinées dans différents quartiers. Antoine n'a cessé de faire agir aussi la séduction sur mes autres légions, prodiguant sans mesure les promesses et les messages. Pendant ce temps Lépide et Antoine me persécutaient de leurs lettres pour avoir la trentième légion. De tout cela, il résulte clairement qu'une armée que je n'ai voulu vendre à aucun prix, et à qui la crainte des dangers dont la menace le triomphe de nos ennemis n'a pu faire perdre un seul soldat, est une armée désormais acquise et dévouée sans réserve à la république. Mon empressement à exécuter jusqu'ici vos ordres vous garantit mon obéissance à venir. J'ai maintenu la tranquillité dans la province et la soumission dans mes troupes ; je n'ai pas mis le pied hors de mon gouvernement; je n'ai congédié aucun soldat légionnaire, ni même auxiliaire, et, si j'ai eu quelques déserteurs dans la cavalerie, des supplices m'en ont fait raison. Voilà ce que j'ai fait, et je me croirai bien payé si la république est sauvée. Mieux connu d'elle et de la majorité du sénat, j'eusse pu être mieux employé. Je vous envoie 672 en communication la lettre que j'ai écrite à Balbus, avant qu'il eût quitté la province. Si vous étiez tenté de lire aussi sa pièce, demandez-la à Gallus Cornélius, mon ami. Le 6 des ides de juin. [10,33] POLLION A CICÉRON. De l'Espagne, mai. Lépide a retenu mes courriers pendant neuf jours, pour empêcher les nouvelles de Modène de m'arriver. Il vaut mieux sans doute , quand on n'y peut rien , apprendre le plus tard possible des événements si déplorables. Pourquoi , quand un sénatus-consulte appelait Plancus et Lépide en Italie, ne m'y aviez-vous fait venir aussi? A coup sûr, on aurait prévenu le coup qui vient de frapper la république. On peut se réjouir un moment de la mort de tant de chefs et de vétérans de l'armée de César. Mais la plaie est trop grande pour que l'Italie n'ait pas un jour à en gémir : car, d'après les nouvelles qui m'arrivent, c'est la fleur et la graine de nos guerriers qui a péri. Quelle différence , si j'avais été près de Lépide ! J'aurais infailliblement prévenu toutes ses hésitations, surtout avec un second comme Plancus. Quand il m'écrivait des lettres que je vous ferai lire et qui ressemblent à ce qu'on m'a dit de ses harangues de Narbonne, il fallait que je fisse patte de velours pour ne pas m'exposer à manquer de vivres en traversant sa province. Je me serais d'ailleurs exposé à des interprétations fâcheuses : si la guerre s'était terminée sans me laisser le temps de manifester mon but , mes ennemis, qui connaissent mes anciens rapports d'amitié avec Antoine, rapports qui n'ont jamais été toutefois aussi intimes qu'avec Plancus, n'auraient pas manqué de dénaturer et d'empoisonner mes intentions. C'est d'après toutes ces considérations qu'au mois d'avril je fis partir de Gadès, sur deux navires différents, de doubles messages pour vous, pour les consuls, pour Octave, et que je vous demandai des instructions sur ce que j'avais à faire pour rendre le plus de services possible à la république. Malheureusement, suivant mes calculs, les deux navires n'ont pu partir de Gadès que le jour même où Pansa a livré bataille. L'hiver avait jusque-là tenu la navigation fermée; j'étais si loin, j'en atteste les Dieux , de croire à la possibilité d'une guerre civile, que j'avais mis toutes mes légions en quartiers d'hiver au fond de la Lusitanie. Mais de part et d'autre on a eu hâte de se battre, comme si on n'avait à craindre que de ne pas faire assez de mal à la république. Toujours est-il du moins qu'en admettant la nécessité de cette précipitation , Hirtius n'a pas été sans montrer les talents d'un grand général. Voici ce qu'on m'écrit de la Gaule de Lépide : Que l'armée de Pansa est détruite, que Pansa lui-même a succombé à ses blessures , qu'il n'est pas resté un seul homme de la légion Martiale; que L. Fabatus, G. Péducéus et D. Carfulénus ont été tués; que, dans le combat d'Hirtius, la quatrième légion et toutes les légions d'Antoine ont été massacrées; qu'il en a été de même de celle d'Hirtius; que la quatrième légion s'était déjà emparée du camp d'Antoine, lorsqu'elle a été taillée en pièces par la cinquième; qu'Hirtius a péri, ainsi que Pontius Aquila; qu'Octave lui-même, ajoute-t-on, est resté sur le champ de bataille. Ah ! fassent les Dieux que rien de tout cela ne soit vrai , ou j'en mourrai de douleur! On ajoute qu'Antoine a honteusement levé le siège de Modène, mais qu'il lui reste (le chiffre manque) de cavalerie, trois légions qui peuvent entrer en ligne , une de P. Bagiennus, et un grand nombre de soldats sans armes; que Ventidius s'est joint à lui avec la septième, la huitième et la neuvième légions; que si Lépide tient bon, Antoine est résolu à se porter à toutes les extrémités , et qu'il armera non-seulement le peuple des provinces, mais encore les esclaves; que Parme a été livrée au pillage; que L. Antoine s'est emparé des passages des Alpes. S'il en est ainsi, c'est un devoir d'agir de soi-même et sans attendre les ordres du sénat. La maison brûle, il faut éteindre le feu , à moins de vouloir assister, les bras croisés, à l'incendie de Rome et à la chute du nom romain. J'entends dire que Brutus a dix-sept cohortes et deux légions qui comptent peu de recrues, celles qui avaient été levées par Antoine. Point de doute que tout ce qui a échappé de l'armée d'Hirtius n'aille se réunir à ce noyau, il faut l'espérer; car on ne peut, à mon avis, faire aucun fond sur les levées nouvelles. Ne serait-il pas d'ailleurs de la dernière imprudence de laisser à Antoine le temps de se remettre? La saison où nous sommes me donne toute liberté : les blés sont partout à couvert, soit dans les champs, soit dans les fermes. Vous saurez par le prochain courrier quelles résolutions j'aurai prises. Je ne veux ni faire défaut à la république, ni lui survivre. Mais quel malheur de me trouver si loin , et que les routes soient si peu sûres qu'il faille quarante jours et souvent davantage pour que les nouvelles m'arrivant ! [10,34] LEPIDE, IMPERATOR II, GRAND PONTIFE, A CICÉRON., Du Pont d'Argent, 22 mai. Lorsque j'ai su qu'Antoine se dirigeait avec ses troupes vers ma province , et que son frère Lucius avait pris les devants avec une partie de sa cavalerie, j'ai fait faire un mouvement à mon armée qui campait au confluent du Rhône, et je me suis porté à leur rencontre. Je suis arrivé en droite ligne à Fonum-Vocuntium , où j'ai pris position, sur les bords de la rivière d'Argent, faisant front à son armée. P. Ventidius venait de lui amener ses trois légions. Leur camp est au delà du mien. Avant ce renfort, Antoine n'avait conservé intacte que la cinquième légion, outre un très-grand nombre de soldats sans armes, débris des autres corps ; sa cavalerie est considérable; pas un de ses cavaliers n'avait donné. Il en a au delà de... (le chiffre manque), beaucoup de ses soldats, fantassins et cavaliers , désertent et m'arrivent. Aussi ses forces diminuent-elles tous les jours. Silanus et Culléon l'ont quitté. Ils m'avaient porté un coup bien sensible, en allant se joindre à lui , sans être retenus par la crainte de me froisser. Je n'ai pas voulu les perdre : ma bonté et les souvenirs d'une ancienne amitié ont prévalu en moi ; mais je ne les emploie point. Je leur ai même interdit l'entrée de mon camp, et je m'abstiens à leur égard de tout témoignage de confiance. Je ne manquerai point, dans la conduite de cette guerre, à ce que le sénat et la république attendent de moi, et je vous tiendrai au courant de mes opérations ultérieures. Nous avons toujours eu l'un pour l'autre un grand attachement manifesté par des services mutuels, et rien n'a pu altérer jusqu'ici l'amitié qui nous lie. Je ne doute pas pourtant qu'au milieu des violentes et subites agitations de la république, la calomnie n'ait cherché à me nuire dans votre esprit par d'indignes insinuations qui ont dû émouvoir profondément votre patriotisme. Mes agents m'ont dit quelle réserve vous aviez mise à les accueillir, et que vous aviez refusé d'ajouter légèrement foi à ces rumeurs. Je vous en sais un gré infini. Je n'ai rien oublié de ce que vous avez fait précédemment pour moi, pour ma fortune et mes dignités. Ma mémoire reconnaissante en gardera à jamais le souvenir. Je n'ai qu'une chose à vous demander, mon cher Cicéron : si toutes les circonstances de ma vie, si les témoignages de dévouement que dans le passé j'ai donnés à la république, vous ont paru jusqu'ici dignes de Lépide, croyez que je serai fidèle à ce que je fus toujours, ou plutôt que je ferai plus que je n'ai fait. Veuillez donc me servir au besoin de défenseur; plus je vous dois déjà, plus je veux vous devoir encore. Adieu. 11 des kal. de juin. [10,35] LÉPIDE, IMPERATOR ?OUR LA SECONDE FOIS, GRAND PONTIFE, AU SÉNAT ET AU PEUPLE ROMAIN. Du Pont d'Argent, 30 mai. Si votre santé, si la santé de vos enfants est bonne, je m'en réjouis. Je me porte bien également. Je prends les Dieux et les hommes à témoin, pères conscrits, que je n'ai jamais eu qu'un but, qu'une pensée; que jamais je n'eus rien de plus à cœur que le salut commun et la liberté : ces sentiments, vous les auriez vus à mes œuvres, si la fortune ne m'en avait arraché le pouvoir. Il y a eu sédition parmi mes soldats. L'armée tout entière a déclaré que sa mission était de ménager les citoyens et de conserver la paix; qu'elle y voulait rester fidèle. J'ai été à la lettre contraint de me mettre à sa tête, afin de ne pas compromettre la vie et la sûreté de tant de braves gens. Dans ces circonstances, je vous prie et vous conjure, pères conscrits, d'oublier les injures personnelles, de songera la république aux abois, et de ne pas voir un crime dans ce sentiment honorable qui me fait reculer moi et mes soldats devant les fléaux de la guerre civile. Que la vie et l'honneur des citoyens vous touchent; c'est le meilleur de tous les partis pour vous et pour la république. Le 3 des kal. de juin.