[15,0] Lettres à des familiers - Livre XV. [15,1] AUX CONSULS, AUX PRÊTEURS, AUX TRIBUNS DU PEUPLE, AU SÉNAT. Cilicie, septembre. Des avis que j'avais lieu de croire fondés m'avaient annoncé le passage de l'Euphrate par les Parthes avec presque toutes leurs forces. Mais vous supposant informés de tout par la correspondance du proconsul M. Bibulus, je n'ai pas cru devoir vous faire une communication officielle sur des événements qui se passent dans la province d'un autre. Aujourd'hui la nouvelle est positive. Des témoignages irrécusables, les exprès que j'expédie, les courriers que je reçois, les rapports qui m'arrivent ne me permettent plus d'en douter. Les circonstances sont graves; l'arrivée de Bibulus en Syrie est encore incertaine. Ma responsabilité est engagée dans cette guerre qui me concerne autant que lui. Je prends donc sur moi de mettre les faits sous vos yeux. Les premiers avis me vinrent du roi Antiochus de Commagène : on disait les Parthes occupés à passer l'Euphrate avec de grandes forces. Comme Antiochus n'inspire qu'une confiance douteuse, je résolus d'attendre la confirmation de ces nouvelles. J'étais en marche avec mon armée pour la Cilicie et déjà sur la frontière qui sépare la Lycaonie de la Cappadoce, lorsque le 13 des kalendes d'octobre, je reçus des lettres de Tarcondimotus, qui passe pour le plus fidèle de nos alliés et le meilleur de nos amis d'au delà du Taurus; il m'annonçait que Pacorus, fils d'Orode, roi des Parthes, avait passé l'Euphrate à la tête d'une cavalerie très nombreuse, qu'il campait à Tyba, et que son arrivée avait jeté la perturbation dans la Syrie Le même jour, je reçus d'autres lettres parfaitement identiques de Jamblichus, philarque des Arabes, qu'on regarde comme bien intentionné et comme sincèrement attaché à la république. Sans me dissimuler les dispositions chancelantes de nos alliés ni l'indécision que jetait dans les esprits la possibilité d'un changement de domination, je me flattais que les peuples qui s'étaient trouvés en contact avec moi et qui avaient pu juger de ma mansuétude et de mon intégrité, auraient pris de meilleurs sentiments pour nous, et que la Cilicie, notamment, une fois qu'elle aurait fait connaissance avec mon administration, serait plus ferme dans le devoir. Dans cette vue, et voulant d'ailleurs avoir raison de quelques Ciliciens révoltés, voulant de plus montrer à l'ennemi actuellement en Syrie qu'au lieu de reculer devant ces nouvelles, l'armée romaine voulait y voir de plus près, je me décidai à conduire la mienne au mont Taurus. Maintenant, si ma voix a quelque poids auprès de vous, le moment est venu de me le faire voir. Écoutez mon conseil et mon instante prière. Donnez à cette province une attention trop longtemps refusée. Vous m'avez envoyé dans ce gouvernement sous la menace d'une guerre formidable, et vous savez dans quelles conditions, avec quels moyens de défense. Je n'ai pas accepté en insensé, en aveugle. Je me suis fait un point d'honneur de ne pas refuser, car j'aime mieux m'exposer à tous les périls que de reculer devant un ordre du sénat. Mais les choses en sont ici au point que si vous n'y montrez sans retard un ensemble de forces aussi important que dans les plus grandes guerres, vous compromettez la possession de ces provinces, la plus belle source des revenus de l'empire. Aucun fonds à faire sur des levées provinciales. La population est faible et se cache depuis qu'il y a danger. Quant à la valeur de cette milice, rapportez-vous-en au meilleur juge qui soit en Asie, à M. Bibulus que vous aviez autorisé à faire une levée et qui n'en a pas voulu. Quant aux auxiliaires, grâce aux injustices et à l'oppression dont nous avons usé envers nos alliés, leurs contingents sont ou trop faibles pour compter, ou trop mal disposés pour qu'on s'en promette des services, ou même qu'on en attende le moindre secours. Pour Déjotarus, il est à nous, lui et les forces, telles quelles, dont il dispose. La Cappadoce est un désert. Le reste des rois ou princes n'a ni les moyens, ni la volonté d'agir. Si les troupes me manquent, le courage du moins ne me fera pas défaut, ni la tête non plus, j'espère. Qu'arrivera-t-il? nul ne saurait le dire. Puissent les Dieux assurer le succès de nos efforts! Je réponds que du moins l'honneur restera sauf. [15,2] AUX CONSULS, AUX PRÉT EURS, AUX TRIBUNS DU PEUPLE, AU SÉNAT. Au camp de Cybistre, septembre. Je suis entré dans ma province la veille des kalendes d'août. La difficulté des chemins et l'état de la mer ne m'ont pas permis d'arriver plus tôt. Mon devoir et l'intérêt de la république me commandaient de donner d'abord tous mes soins à l'armée et à l'administration militaire. Je pourvus à tout en suppléant par la vigilance et l'activité ce qui me manquait en ressources effectives. Et comme mes lettres et mes courriers me parlaient presque journellement d'une irruption des Parthes dans la Syrie, je résolus de diriger ma marche vers la Lycaonie, l'Isaurie et la Cappadoce. Il y avait grande apparence en effet que, si l'ennemi tentait une diversion sur la Cilicie, ce serait parla Cappadoce, pays ouvert, qu'il chercherait à y pénétrer. J'ai donc traversé avec mon armée la portion de la Cappadoce qui longe la Cilicie et j'ai assis mon camp près de Cybistre, au pied du Taurus. J'étais bien aise qu'Artuasdès, roi d'Arménie, quelles que soient au fond ses dispositions pour nous, vît à sa porte une armée romaine. Je voulais aussi pouvoir lier mes opérations avec Déjotarus, le meilleur ami et le plus fidèle allié de Rome, et faire profiter la république de ses conseils et de ses forces. Cela fait, je détachai ma cavalerie en Cilicie, pour y répandre le bruit de mon arrivée, agir ainsi sur l'esprit des habitants et me tenir en même temps plus à portée des nouvelles de Syrie. Ayant trois jours devant moi, je songeai à les mettre à profit pour l'accomplissement d'un acte de devoir et d'intérêt public. Vous m'aviez expressément chargé de prendre sous ma protection le roi Ariobarzane, ce pieux et fidèle ami des Romains. Vous m'aviez remis le soin de sa personne, de ses intérêts, de son royaume. Enfin par une exception encore sans exemple, vous aviez proclamé dans un décret l'intérêt que lui portent le sénat et le peuple romain. J'avais à faire connaître au roi vos sentiments, à lui promettre mon appui, mon concours et mes services, et à lui demander ce que je pouvais faire comme chargé spécialement de veiller à sa sûreté. Il fut donc introduit dans mon conseil, et après avoir reçu mes communications, il commença par témoigner à la république, et même à moi, sa profonde et légitime reconnaissance, disant que tant de sollicitude de la part du sénat et du peuple romain était à ses yeux un fait immense et le comble de l'honneur. Il ajouta que mon empressement lui montrait quelle solide confiance méritaient de tels témoignages. Dans notre entretien, le prince me dit ensuite à ma grande satisfaction qu'il n'avait connaissance ni méme soupçon d'aucune trame contre sa couronne ou sa vie. Je ne manquai pas de l'en féliciter, de lui en témoigner ma joie, mais en l'avertissant toutefois de ne pas oublier le meurtre horrible de son père, de ne rien négliger pour sa conservation, et de se rappeler toujours les bons avis du sénat. Là-dessus il prit congé et s'en fut à Cybistre. Le lendemain, je le vis revenir accompagné de son frère Ariarathe et des plus anciens d'entre les amis de son père. Le trouble se peignait sur son visage et des larmes étaient dans ses yeux. Son frère, ses amis, toute sa suite montraient le même désordre et la même tristesse. Il implora mes secours et votre appui. Je lui demandai avec étonnement la cause d'un changement si subit. Il me répondit que d'après les révélations qui venaient de lui être faites, un grand complot était ourdi contre lui. Jusque-là le secret avait été gardé. La terreur enchaînait les langues. Mais depuis l'arrivée des Romains, l'espérance de mon appui avait engagé plusieurs personnes à parler hardiment; son frère, son ami le plus tendre et le plus dévoué, lui avait ouvert son coeur, comprimé jusque-là par la crainte, et lui avait déclaré, ce qu'il répéta en effet devant moi, que plusieurs fois on lui avait proposé le trône, dont la mort de son frère pouvait seule lui ouvrir l'accès. Après les avoir entendus, je dis au roi qu'il devait immédiatement prendre des mesures pour assurer sa vie, et me tournant vers ses amis éprouvés sous les règnes du père et de l'aïeul, je leur rappelai le sort du feu roi et les engageai à aider le prince leur maître de leurs conseils et à lui faire un rempart de leurs corps. Ariobarzane me pria de mettre à sa disposition un corps de cavalerie et quelques légions. D'après le sénatus-consulte, il était dans mon droit, et dans mon devoir peut-être de déférer à cette demande; mais je considérai les nouvelles que je recevais chaque jour de Syrie, l'intérêt pressant de la république, et je vis que je devais me porter avant tout avec toutes mes troupes vers les frontières de la Cilicie. Il me parut d'ailleurs que le complot une fois découvert, le roi n'avait pas besoin de secours; qu'il avait assez de ses forces. Je lui dis, qu'il fallait sauver sa tête en apprenant à régner; qu'il connaissait les coupables et qu'il était roi; qu'il fallait faire des exemples sur quelques-uns et rassurer ensuite le reste; qu'il pouvait se servir de mon armée pour agir sur les esprits, mais non contre les personnes ; que le décret du sénat était connu et que tout le monde sentirait du reste qu'en cas de besoin je ne manquerais pas, suivant vos ordres, d'arriver en force au secours du roi. Ariobarzane me quitta tout à fait rassuré. Je levai le camp et me mis en marche pour la Cilicie, ayant la satisfaction de penser que grâce à votre prévoyante sagesse, par un hasard incroyable et presque miraculeux, mon arrivée avait sauvé d'un péril imminent un roi à qui vous aviez spontanément prodigué les plus honorables témoignages, et dont vous aviez déclaré par décret la conservation digne de la sollicitude du peuple romain. Voilà les faits dont j'avais à vous rendre compte. En voyant quels attentats étaient si près de s'accomplir, vous vous applaudirez de votre sagesse qui, de si loin, avant l'événement, a tout prévu pour y parer. Je suis d'autant plus heureux de vous donner ces détails que le roi Ariobarzane m'a paru mériter par son courage et ses talents, son dévouement et sa fidélité à la république, les témoignages insignes d'intérêt dont il a été l'objet. [15,3] A MARCUS CATON. Du camp d'Iconium, septembre. Des envoyés d'Antiochus de Commagène sont arrivés dans mon camp à Iconium le 3 des nones de septembre. Ils m'annoncent que le fils du roi des Parthes qui a épousé la sœur du roi d'Arménie, s'est mis en marche vers l'Euphrate à la tête de forces très considérables et d'un gros d'auxiliaires de diverses nations, et qu'il est en train de passer le fleuve. De plus, on assure que le roi d'Arménie prépare une invasion en Cappadoce. Je crois devoir à l'amitié qui nous lie de vous communiquer confidentiellement ces nouvelles. J'ai deux raisons pour ne point en écrire officiellement : la première, c'est que, suivant le rapport des envoyés, le roi de Commagène a expédié à l'instant des courriers avec des lettres au sénat; la seconde, c'est que, d'après mes calculs, le proconsul M. Bibulus s'étant embarqué à Éphèse pour la Syrie vers les nones d'août et ayant eu des vents favorables, a dû arriver à temps dans sa province, et que le sénat aura par lui les détails et les informations les plus exacts. Dans de telles circonstances, avec une si terrible guerre, et une si grande insuffisance de forces, je n'ai qu'une chose à faire, et j'y donne tous mes soins, c'est d'agir par la douceur, par la justice, par l'influence de nos alliés fidèles. Ne cessez pas, je vous prie, de m'aimer et de me défendre en mon absence. [15,4] A M. CATON. Cilicie, janvier. L'autorité de votre nom est si grande; j'eus toujours une si haute idée de votre rare vertu, que je crois ma gloire intéressée à ce qu'il vous soit rendu compte de mes actes, à ce que vous n'ignoriez pas avec quel esprit de justice et de modération je maintiens nos alliés et gouverne ma province. Je me flatte que, connaissant les faits, vous donnerez plus facilement votre approbation à mes vues. J'arrivai dans ma province la veille des kalendes d'août. A cette époque de la saison, il était urgent de rejoindre l'armée. Je ne restai que deux jours à Laodicée, quatre à Apamée, trois à Synnade et autant à Philomélium; partout je tins de grandes assemblées; où je déchargeai plusieurs cités de tributs vexatoires, d'intérêts usuraires et même de redevances supposées. Avant mon arrivée , une espèce de sédition avait comme éparpillé l'armée. Cinq cohortes étaient restées à Philomélium sans lieutenant, sans tribun, et même sans aucun centurion. Le reste était en Lycaonie. J'ordonnai à M. Annéius, mon lieutenant, d'aller prendre les cinq cohortes, de les conduire au gros de l'armée, et, la réunion opérée, d'aller camper en Lycaonie près d'Iconium. Mes ordres furent ponctuellement exécutés, et je me rendis au camp le 9 des kalendes de septembre. J'avais préalablement, et en vertu d'un décret du sénat, réuni près de moi un bon corps de vétérans rappelés, une cavalerie suffisante et les contingents volontaires des nations libres et des rois nos alliés. Je passai une revue; et déjà j'étais en marche vers la Cilicie, lorsque le jour des kalendes de septembre, des envoyés du roi de Commagène vinrent m'annoncer en grand émoi, et non sans fondement, que les Parthes étaient entrés en Syrie. Cette nouvelle me donna de vives craintes et pour la Syrie, et pour ma province, et même pour l'Asie tout entière. Je jugeai donc à propos de diriger mon mouvement par cette partie de la Cappadoce qui touche à la Cilicie. Une fois en Cilicie, la défense de la contrée me devenait facile par la position du mont Amanus. De Syrie, on n'y débouche que par deux défilés fort étroits que de faibles postes suffisent pour défendre. Rien de mieux gardé par la nature que la Cilicie du côté de la Syrie. Mais j'avais des inquiétudes pour la Cappadoce, pays ouvert par la frontière syrienne, et qui a pour voisins des rois peut-être amis des Romains, mais non pas au point de se compromettre ouvertement avec les Parthes. J'établis en conséquence mon camp à l'extrémité de la Cappadoce, non loin du mont Taurus, près de la ville fortifiée de Cybistre. De là couvrant la Cilicie, et occupant la Cappadoce, je tenais en bride la politique des peuples voisins. Au milieu de ce grand mouvement, et comme je m'attendais à voir à chaque instant commencer une guerre redoutable, un homme de coeur que nous avons eu bien raison de favoriser toujours, vous, le sénat, et moi, homme aussi distingué par ses sentiments et sa fidélité envers le peuple romain que par son sang-froid, sa grandeur d'âme et sa sagesse, le roi Déjotarus députa auprès de moi, pour m'annoncer son arrivée prochaine à mon camp avec toutes ses forces. Vivement touché de ce témoignage de son dévouement et de cet important service, je lui répondis pour lui en témoigner ma gratitude et pour l'engager à presser sa jonction. Les soins de la guerre me retinrent cinq jours à Cybistre. Là j'eus occasion de préserver du complot le plus imprévu le roi Ariobarzane, que le sénat avait, à votre sollicitation, placé sous ma sauvegarde. Et j'ai non seulement empêché sa ruine, mais assuré son autorité. Métras et cet Athénée, que vous m'avez si chaudement recommandé, étaient dans l'exil, grâce aux importunités d'Athénaïs; je leur ai fait rendre leur rang et la faveur du roi. Enfin la Cappadoce était en feu, si le grand-prêtre en eût appelé aux armes, comme le faisaient craindre la témérité de son âge, ses ressources en argent, les forces en cavalerie et infanterie dont il pouvait disposer, et surtout l'influence exclusive qu'il avait laissé prendre sur lui aux hommes avides de changements. Je réussis à lui faire quitter le royaume, et sans secousse ni sang répandu, tout est rentré dans l'ordre; la cour a repris l'autorité sans partage, et la couronne sa dignité. — Je reçus vers le même temps des lettres et des courriers m'annonçant que les Parthes et les Arabes s'étaient approchés en force d'Antioche, et qu'un corps nombreux de leur cavalerie, ayant pénétré dans la Cilicie, avait été taillé en pièces par un gros de mes escadrons, réuni à une cohorte prétorienne qui formait la garnison d'Epiphania. Alors voyant les Parthes tourner le dos à la Cappadoce, et menacer les frontières de la Cilicie, je me portai à marches forcées sur le mont Amanus. J'appris en arrivant que l'ennemi avait fait retraite, et que Bibulus occupait Antioche. J'en instruisis à l'instant Déjotarus, qui m'amenait un renfort considérable en cavalerie et infanterie, se faisant suivre de toutes ses forces. Je lui représentai que son absence de ses États était désormais sans motif, et que, s'il survenait du nouveau, je lui expédierais aussitôt lettres et courriers. — J'étais venu avec l'intention d'opérer selon le besoin dans l'une et l'autre province, et je n'en étais pas à m'apercevoir qu'il importait à toutes deux de pacifier le mont Amanus et de purger son sol d'une population éternellement hostile. C'est à quoi je m'appliquai. Je simulai un mouvement en arrière de la montagne dans la direction d'un autre point de la Cilicie, je m'éloignai ainsi d'une journée, et je campai près d'Epiphania. Puis, le 4 des ides d'octobre, vers le soir, je revins brusquement sur mes pas, marchant toute la nuit avec tant de diligence que le 3 au point du jour, mon armée gravissait déjà les pentes de l'Amanus. J'avais formé divers corps d'attaque de mes cohortes et des auxiliaires. J'en commandais un conjointement avec mon frère Quintus. Un autre était confié à C. Pomptinius; et le reste à mes deux autres lieutenants M. Annéius et L. Tullius. Nous tombâmes sur l'ennemi. La plupart saisis à l'improviste furent tués ou pris, toute retraite ayant été coupée. Erana est le chef-lieu de la montagne, et c'est moins un bourg qu'une ville. La défense y fut longue et acharnée, ainsi qu'à Sepyra et à Commoris. Pomptinius qui commandait de ce côté attaqua avant le jour. On se battit jusqu'à la dixième heure; et après un grand carnage, la ville fut emportée. Six forteresses subirent le même sort. Nous en brûlâmes un plus grand nombre. Après cette expédition, je campai quatre jours au pied de la montagne, près des autels d'Alexandre. J'employai tout ce temps à balayer les hauteurs des débris qui s'y étaient jetés, et à ravager toute la partie du territoire qui confine à ma province. De là je, conduisis mon armée à Pindénissum, ville de l'Eleuthéro-Cilicie. Elle est située sur un pic très-élevé, et munie de formidables défenses. Ses habitants n'ont jamais reconnu aucune domination. Ils donnaient asile à tous les fugitifs, et je les savais impatients de voir arriver les Parthes. Je crus qu'il fallait, pour l'honneur du nom romain, châtier leur audace, et du même coup imposer aux autres peuplades ennemies de la domination romaine. Je commençai par ouvrir autour de la ville une tranchée continue, surmontée d'une redoute, et garnie de six espèces de châteaux donnant à mes lignes un développement proportionné. L'assaut fut livré à l'aide de mantelets, de fascines et de tours mobiles. Enfin à grand renfort de machines et de traits, avec un labeur excessif pour moi, mais sans dommage ni frais pour les alliés, je parvins le cinquante-septième jour au but de mes efforts. La ville était de tous côtés abîmée ou brûlée. Les habitants se rendirent à discrétion. Leurs voisins, les Tibarans, étaient leurs émules en brigandage et en audace. Pindénissum une fois en mon pouvoir, je reçus d'eux des otages. Cela fait, mes troupes prirent leurs quartiers d'hiver. Je chargeai mon frère de ce soin, lui recommandant de les distribuer dans les cantons récemment occupés, ou d'une soumission douteuse. Ce que j'ai maintenant à vous dire, mon cher Caton; c'est que si ces détails sont communiqués au sénat, votre suffrage sur les honneurs à m'accorder serait pour moi la plus haute des récompenses. Il est passé en usage entre les hommes les plus graves de recevoir et d'adresser de pareilles prières. J'imagine faire mieux de m'en abstenir avec vous et de me borner à l'exposé des faits. N'est-ce pas vous en effet, de qui j'ai tant de fois rencontré l'appui, lorsque mon nom s'est trouvé en cause? vous qui, dans les conversations familières comme dans les discours publics, devant le sénat, comme devant le peuple, m'avez élevé au ciel par vos louanges? vous dont la voix me paraît toujours si imposante, qu'un seul mot d'éloges, tombé sur moi de votre bouche, a plus de prix à mes yeux que tout le reste ensemble? vous qui, refusant un jour, je m'en souviens, de voter des actions de grâces à un homme illustre, à un excellent citoyen, vous déclariez prêt à y souscrire si l'on en reportait l'honneur aux actes de son consulat? vous qui m'avez jugé digne moi-même de cet honneur, quand je n'avais encore revêtu que la toge, et qui voulûtes qu'à la formule banale pour services rendus, on substituât un décret : pour avoir sauvé la république ? - Je ne parle pas du zèle qui vous a fait offrir votre tête à la haine, aux périls, à tous les orages qui ont menacé la mienne; zèle dont il n'aurait tenu qu'à moi de prolonger encore l'épreuve, et qu'il m'eût été surtout difficile de méconnaître, lorsque vous déclarâtes que mon ennemi était votre ennemi; et, qu'après sa mort, vous vîntes en plein sénat proclamer cette mort juste, et prendre en main la défense de Milon. Les témoignages que je vous ai donnés de mon côté, je ne les citerai point pour m'en faire un titre, mais pour vous montrer que je ne suis pas resté le muet admirateur de vos éminentes vertus. Qui ne vous admire, en effet? Mais dans mes discours, dans mes opinions, dans mes plaidoyers, dans mes ouvrages, en grec, en latin, sous toutes les formes d'expression de ma pensée, je vous ai proclamé supérieur à tous nos contemporains, et même à tous les personnages historiques. - Peut-être me demanderez-vous comment il se fait que je tienne tant à ce je ne sais quoi de félicitations et d'honneurs que j'attends du sénat. Je répondrai avec la franchise que comportent nos communes sympathies, les services que nous nous sommes mutuellement rendus, notre vive amitié, la liaison de nos pères. S'il est un homme au monde que sa nature et plus encore, je le sens, ses réflexions et ses études éloignent du goût d'une vaine gloire et des applaudissements du vulgaire, cet homme à coup sûr, c'est moi. Témoin mon consulat où je n'ai cherché, comme dans tout le reste de ma carrière, que ce qui donne la gloire solide. La gloire pour la gloire ne m'a jamais tenté. Aussi m'a-t-on vu dédaigner une province favorisée, et l'espoir assuré du triomphe. Je n'ai pas non plus ambitionné le sacerdoce qu'il m'était, à votre avis du moins, si facile d'obtenir. Mais aussi après l'injure que je reçus, injure qualifiée par vous de calamité publique, et que je regarde, moi, bien plutôt comme un titre d'honneur que comme une calamité personnelle, on m'a vu mettre le plus grand prix et à l'opinion du sénat et du peuple romain et aux témoignages qui la pouvaient mettre en évidence. C'est ainsi qu'on m'a vu prétendre à 1'augurat que j'avais naguère dédaigné. C'est ainsi que ces honneurs que le sénat décerne à la vertu militaire, honneurs dont j'étais si peu ambitieux jadis, je les recherche aujourd'hui. C'est qu'il y a là comme un reste de sentiment de mes anciennes blessures. Il me faut votre aide pour achever de les guérir; et moi qui tout à l'heure déclarais ne pas vouloir vous rien demander, je vous le demande au contraire de la manière la plus formelle, en tant toutefois que mes titres ne vous paraîtraient pas trop grêles et de trop misérable nature, mais seraient de taille et d'importance à vous faire convenir que souvent le sénat a décerné les plus grands honneurs à bien meilleur marché. J'ai observé (vous savez avec quel soin je recueille vos paroles) que pour vous décider à accorder ou à refuser des honneurs, vous faites moins acception des hauts faits du général que de l'ensemble du caractère, des principes et de la conduite. Appliquez-moi cette règle et vous verrez que presque sans armée, sous la menace d'une guerre formidable, je me suis fait fort et puissant par la justice et la modération. J'ai obtenu dans cette voie des résultats que toutes les légions du monde ne procureraient jamais. Nous avions des alliés dont la fidélité était douteuse, j'en ai fait des amis pleins de zèle. D'autres nous trahissaient; nous n'avons pas aujourd'hui de serviteurs plus dévoués. Tous les esprits flottaient dans l'attente d'un changement de domination, je les ai ramenés à l'habitude de l'ancienne. - Mais c'est trop parler de moi, surtout à vous qui êtes en possession presque exclusive de recevoir les doléances de nos alliés. Vous saurez d'eux que mon administration leur a rendu la vie. Ils n'auront qu'une voix pour rendre de moi les témoignages qui peuvent le plus me flatter; et dans ce concours, vos deux clientèles les plus considérables, l'île de Chypre et le royaume de Cappadoce, ne resteront pas en arrière. Je ne pense pas non plus que le roi Déjotarus fasse faute à ce concert d'hommages, lui qui vous est attaché d'une amitié si intime. Si la véritable grandeur est là; et si, dans le cours des siècles, il s'est trouvé plus d'hommes sachant vaincre leurs ennemis, que d'hommes sachant vaincre leurs passions, il est tout à fait digne de vous d'en apprécier, d'en estimer davantage ce mérite militaire quand vous le trouvez associé à de plus rares et de plus difficiles vertus. Pour dernier argument et comme en désespoir de cause, je ferai appel auprès de vous à la philosophie que j'ai toujours regardée comme ma meilleure amie, et comme le plus beau présent des Dieux au genre humain. Oui cette communauté d'études et de travaux auxquels nous nous sommes voués de concert depuis notre enfance, cette ardeur mutuelle qui, par un exemple resté jusqu'ici sans imitateurs, nous a fait introduire au forum, au milieu des affaires publiques et jusque dans les camps, la véritable et antique philosophie, que certaines gens ne croient bonne que pour des désoeuvrés et des oisifs; voilà ce qui vous parle en ma faveur, et ce qu'il n'est pas permis à Caton de ne point écouter. Soyez persuadé que si cette lettre vient à déterminer votre suffrage pour la distinction que je sollicite, je croirai devoir à votre haute influence et à votre amitié tout ensemble l'accomplissement du plus cher de mes voeux. [15,5] CATON A CICÉRON. Rome, juin. Je me réjouis comme homme public et comme ami de voir cette force d'âme, cette pureté, cet amour du devoir dont vous avez fait preuve à Rome comme citoyen, dans les plus grandes circonstances, se retrouver en vous au même degré, quand vous administrez au dehors et commandez les armées. Aussi ai-je loué dans mon discours et dans mon décret le magistrat sans reproche, l'homme de conseil et d'action à qui nous devons la conservation d'une province, le salut de la personne et du royaume d'Ariobarzane, et le retour d'alliés incertains à l'attachement pour la domination romaine. C'est d'après mon jugement ce que je pouvais faire; je l'ai fait. Les supplications sont ordonnées. Et je vous en félicite, si, après un succès qui n'a rien de fortuit, et dont vous n'êtes redevable qu'à votre vertu et à votre conduite, vous aimez mieux voir notre reconnaissance remonter aux Dieux immortels que se reporter sur vous. Que si vous regardez les supplications comme un droit au triomphe et que vous aimiez mieux par conséquent que l'on en fasse honneur au hasard qu'à vous, je vous dirai que le triomphe n'est pas toujours une conséquence nécessaire des actions de grâces, et qu'il y a quelque chose de plus éclatant que le triomphe, c'est d'entendre proclamer par le sénat qu'on est redevable du Salut et de la conservation d'une province, à l'esprit de mansuétude et d'équité du gouverneur, plutôt qu'au courage des soldats et à la faveur des Dieux. Si cette lettre est assez longue, contre mon usage, c'est que je tenais particulièrement à vous faire bien comprendre que si j'ai opiné pour ce qui est le plus grand honneur à mon avis, je n'en suis pas moins heureux de ce que vous avez obtenu ce que vous préfériez. C'est dans ce sens que j'ai voté. Portez-vous bien, aimez-moi toujours et continuez avec la même sévérité de principes et le même zèle à servir, comme vous le faites, la république et ses alliés. [15,6] A M. CATON. Cilicie, août. J'aime à être loué par vous, mon père (dit, je crois, l'Hector de Névius), par un homme qu'on loue. En effet, si les éloges ont du prix, c'est dans la bouche de ceux qui en ont su mériter eux-mêmes. Quant à moi, félicité par votre lettre, exalté par le témoignage public que vous m'avez rendu, je ne vois pas ce qui me reste à désirer. Ce qui m'enorgueillit et me charme tout ensemble, c'est de voir ici l'amitié s'applaudir de ce qui n'est donné qu'à la stricte justice. Rome fût-elle peuplée de Catons, au lieu de n'en posséder qu'un (ce qui est déjà un assez grand prodige), quel char de triomphe, quelle couronne mettrais-je en comparaison avec vos éloges? A mon sentiment, et à juger sainement des choses, rien n'est plus glorieux pour moi que le discours que vous avez prononcé, et que mes amis ont pris soin de me transcrire. Ma dernière lettre vous expliquait les motifs de mon désir, je ne dirai point de mon ambition. Vous ne les avez pas approuvés. Ils ont cependant un côté plausible. Il ne faut pas sans doute montrer pour les honneurs une avidité excessive. Mais ceux que le sénat confère de son propre mouvement, qui pourrait les dédaigner? J'espère des services par moi rendus à la république que cet ordre ne me jugera pas indigne d'un prix que l'usage lui-même y a mis. Dans ce cas, je ne vous demande pas plus que votre lettre n'exprime en termes si affectueux. Quand vous aurez voté pour le témoignage, à votre sens, le plus honorable, réjouissez-vous avec moi, si j'obtiens ce que j'ai préféré. Ainsi déjà vous avez agi et voté dans la droiture de votre âme. Je le vois dans ce que vous m'écrivez. Dailleurs, une preuve matérielle que les supplications n'ont pu vous déplaire, c'est que vous vous êtes associé à la rédaction du décret. On sait que des amis seuls prennent une part semblable aux actes de cette nature. Je compte vous voir incessamment. Puisse la situation de la république être alors meilleure que je n'ose l'espérer! [15,7] A M. MARCELLUS, CONSUL désigné. Camp de Cybistre, septembre. Ma, joie est extrême de vous savoir consul. Veuillent les Dieux rendre votre dignité prospère, et votre administration digne de votre père et de vous ! Tel est le voeu d'un homme qui n'a cessé de vous aimer, de vous chérir, qui vous a trouvé ami fidèle en toutes les phases de sa vie si mêlée, qui, lié à votre père par de nombreux bienfaits, défendu par lui dans la mauvaise fortune, secondé, célébré dans la prospérité à tous ces titres, est et doit être àvous sans réserve; ajoutez que je sais très bien tout ce que votre excellente et respectable mère a fait dans l'intérêt de ma gloire et de ma conservation avec une énergie au-dessus de son sexe. C'est sous la protection de ces souvenirs que je vous demande plus que jamais de me conserver votre affection et vos bons offices pendant mon absence. Adieu. [15,8] A C. MARCELLUS. Au camp de Cybistre, septembre. Enfin votre Marcellus est consul, et voilà le plus cher de vos voeux accompli : ma joie en est extrême. J'en suis charmé pour lui, pour vous, pour vous qui méritez tant d'être heureux. J'ai toujours présents à la pensée les rares témoignages d'intérêt que j'ai reçus de Marcellus et dans mes disgrâces et dans mes prospérités. Il n'est pas une occasion de ma vie où je n'aie trouvé toute votre maison empressée à défendre ma personne et ma gloire, et prête à tout pour me servir. Aussi, je vous en prie, faites-moi la grâce d'exprimer en mon nom mes félicitations les plus sincères à Junia, votre vertueuse et excellente femme. Je vous demande à vous de continuer à l'ami absent votre affection et vos bons offices. [15,9] A M. MARCELLUS, consul. Au camp de Cybistre, septembre. Vous recueillez aujourd'hui le fruit de votre pieuse tendresse pour les vôtres, de votre dévouement à la chose publique et des brillants et admirables travaux de votre consulat : C. Marcellus est consul désigné. Je m'en réjouis de toute mon âme, et je suis sûr de ce qu'on en pense à Rome. Pour moi, habitant des lointains pays, député par vous-même aux extrémités du monde, je rends au ciel les plus vives actions de grâces pour un tel bienfait. Comment ne le ferais-je point? Dès mes plus jeunes ans, je vous aimais déjà avec passion; et vous, vous avez toujours en tout désiré, appelé, favorisé ma grandeur. De pareilles dispositions jointes à la haute estime où vous tient le peuple romain, ont singulièrement accru la vivacité et l'énergie des sentiments que je vous porte. Aussi est-ce une très grande joie pour moi quand j'entends dire à des hommes sages, à d'excellents citoyens, que nous sommes formés sur le modèle l'un de l'autre, moi sur vous ou vous sur moi, tant ils trouvent d'analogie entre notre langage, nos actions, nos goûts, et nos principes. - Vous avez fait de magnifiques choses dans votre consulat; il y en aurait une encore à y ajouter, ce serait de m'envoyer le plus tôt possible un successeur, ou du moins de ne pas souffrir qu'on prolonge le terme que vous m'avez fixé par un décret et par une loi. Faites cela et je vous devrai plus qu'il n'est possible de le dire. Ayez soin de votre santé et continuez de m'aimer et de veiller à mes intérêts en mon absence. J'ai quelques informations touchant les Parthes; je ne les juge pas suffisantes pour en écrire officiellement, et il ne me semble pas que notre amitié même m'autorise à vous en parler. Écrivant à un consul, je donnerais par cela seul un caractère officiel à ma lettre. [15,10] A C. MARCELLUS, CONSUL DÉSIGNÉ. Cilicie, janvier. Puisque le ciel a comblé l'un de mes voeux les plus chers, et donné aux Marcellus et aux Marcellinus les admirables sentiments que tous ceux de leur race et de leur nom ont toujours eus pour moi; puisqu'il a permis qu'il y ait coïncidence de mes actions et des honneurs que j'en puis tirer, avec l'époque de votre consulat, je vous adresse une prière dont l'accomplissement vous sera facile, pour peu que le sénat, comme je m'en flatte, ne s'en montre pas éloigné. C'est que le sénatus-consulte qui sera rendu après la lecture de mes dépêches soit conçu dans les termes les plus honorables pour moi. Si j'étais moins lié avec vous qu'avec les autres membres de votre famille, j'invoquerais près de vous ceux dont vous me savez le plus tendrement aimé. Que de bien m'a fait votre père! qui jamais fut plus ardent à me pousser ou à me défendre ? Et votre frère? Personne, je crois, n'ignore le cas qu'il fait, et a toujours fait de moi. Dans votre maison ce fut toujours à qui me comblerait de bons offices. Et sous ce rapport vous n'êtes en reste avec aucun d'eux. Je vous demande donc avec instance de me porter le plus haut possible; et tenez-vous pour dit que pour la supplication comme pour le reste, je mets ma gloire entre vos mains. [15,11] A MARCELLUS, CONSUL. Cilicie, août. Je sais ce que vous avez fait en mon honneur; je sais que, consul aujourd'hui, vous vous êtes montré pour moi ce que vous ffites toujours,vous,vos parents, toute votre famille. Là-dessus les faits parlent assez d'eux-mêmes, et les leti tres que l'on m'écrit n'en tarissent pas. A mon tour, il n'est rien, je vous assure, que je ne fisse pour vous avec empressement et avec joie. Il n'est pas indifférent de regarder à qui l'on est obligé. Or à qui puis-je me sentir plus heureux de l'être qu'à vous dont les goûts sont les miens, et qui m'enchaînez déjà par vos propres bienfaits et ceux de votre père? Je dirai plus, (et c'est à mes yeux notre lien le plus indissoluble), à vous que j'ai vu et vois encore gouverner une patrie si chère de façon à créer dans tous les coeurs honnêtes une dette immense de gratitude, et à m'engager personnellement, je ne crains pas de le dire, moi seul autant que tous. Puisse le succès être celui que vous méritez et que j'espère ! — Moi, si les vents étésiens, qui me soufflent en face, ne contrarient point mon voyage, je dois vous revoir au premier jour. [15,12] A L. PAULLUS, CONSUL désigné. Au camp de Cybistre, septembre. Je n'ai jamais douté que le peuple romain, touché de la grandeur de vos services et de l'éclat de votre maison, ne dût un jour vous élever par ses suffrages unanimes à la dignité de consul. Mais la nouvelle de votre élection ne m'en a pas moins comblé de joie. Puisse la faveur des Dieux et de la Fortune vous suivre dans ce haut rang! Puisse votre administration devenir digne de vous et de vos nobles ancêtres! Ah! que ne m'a-t-il été donné d'être présent à ce jour, objet de tous mes voeux! que ne puis-je, à vos côtés, vous seconder, vous servir, comme vous l'avez fait vous-même si admirablement pour moi ! Ce gouvernement qui m'est tombé sur la tête si soudainement, si fort à l'improviste, me prive d'un tel bonheur. Faites au moins que je puisse vous voir exerçant à votre gloire la suprême magistrature. Faites par conséquent, je vous le demande avec instance, qu'on ne se joue pas de moi, et que mon année ne soit pas prolongée d'une minute. Ce sera un nouveau titre ajouté à tous les droits que vous avez déjà à ma reconnaissance. [15,13] A L. PAULLUS, CONSUL. Cilicie, janvier. Que je voudrais être avec vous à Rome! Les raisons ne me manquent pas. En première ligne, vous m'auriez vu et dans la poursuite et dans l'exercice de votre consulat montrer pour vous un zèle trop légitime. Quoique je n'aie pas douté un instant du succès de votre candidature, j'aurais tenu à mettre moi-même la main à l'oeuvre. Aujourd'hui que vous êtes en charge, je vous souhaite assurément le moins de difficultés possibles. Pourtant je souffre de voir qu'après avoir profité de votre jeune ardeur, quand j'étais consul, je ne puis, aujourd'hui que vous êtes consul à votre tour, mettre à votre service les fruits de ma vieille expérience. - Mais il se fait, par je ne sais quelle fatalité, que vous êtes toujours en position de me servir; et que je ne puis jamais vous offrir en retour que des voeux impuissants. Vous m'avez secondé brillamment pendant mon consulat, non moins brillamment lors de mon rappel. Enfin vous êtes consul au moment précis où ma gestion va être jugée. Et quand votre haute dignité, l'éclat dont elle vous entoure, l'intérêt même de ma réputation et de ma gloire sembleraient justifier de ma part quelques efforts d'esprit et d'éloquence pour vous prier de rendre un sénatus-consulte qui m'exalte le plus possible, je n'ose employer ces grands moyens : j'ai peur d'avoir l'air d'un homme qui oublie quels ont été constamment vos sentiments pour moi, ou qui vous croit vous-même capable de les oublier. - Je connais votre goût et je m'y conforme; vous n'aurez donc que peu de mots de moi, vous à qui l'univers sait que je dois tout. Avec d'autres consuls, je m'adresserais tout d'abord à vous, Paullus, pour me les rendre favorables. Mais puisque le pouvoir est entre vos mains, que vous exercez la suprême influence et que notre amitié est un fait notoire, c'est à vous directement que je demande un décret rédigé le plus honorablement possible, et qui ne se fasse pas attendre trop longtemps. Les lettres officielles que je vous ai adressées à vous, à votre collègue et au sénat, vous feront connaître si ce que j'ai fait mérite honneur et félicitations. Acceptez mandat de moi pour tous mes intérêts, surtout pour celui de ma gloire. Et je vous en prie, veillez notamment à ce que mes pouvoirs ne soient pas prorogés. Je vous l'ai demandé déjà dans toutes mes lettres. Je veux vous voir consul. Tant que vous le serez, je me flatte de tout obtenir de loin comme de près. [15,14] A C. CASSIUS, PROQUESTEUR. Cilicie, janvier; Vous me recommandez Fabius, et cette recommandation me vaudra, dites-vous, son amitié. Le beau présent que vous me faites, à moi, qui depuis des siècles, y ai des droits et qui ai toujours aimé sa grace et ses bonnes manières! Mais puisque vous l'aimez tant, il faut bien que je l'aime un peu plus. Sans doute votre lettre a fait beaucoup. Pourtant ce qui fait plus encore, ce sont les sentiments dont il est animé pour vous, et que j'ai été à même de reconnaître et d'apprécier. - Ne doutez pas de mon empressement à répondre à votre désir; mais pourquoi ne pas venir vous-même? j'avais tant de raisons de le désirer. D'abord le plaisir de voir, après une séparation si longue, un homme que j'estime si fort; puis celui de vous répéter de vive voix des félicitations que je n'ai pu vous faire que par lettres, et cette liberté de nous communiquer, moi à vous, vous à moi, tout ce qui nous aurait passé par la tête. Enfin après une si longue interruption de nos rapports, et de ces services mutuels qui nous rendaient l'un à l'autre notre amitié si chère, nous en aurions encore resserré les noeuds. - Puisque ce bonheur ne nous est pas donné, s'écrire est un bien; usons-en; et ce que nous aurions fait réunis, faisons-le tout absents que nous sommes. Ma première joie eût été de vous voir; celle-là ne se remplace point par lettres. Mes félicitations mêmes ne peuvent avoir la même effusion que si je vous avais là devant moi pour les recevoir; je vous en ai déjà adressé pourtant et je vous en adresse encore ici , soit pour avoir fait de grandes choses dans votre province, soit pour l'avoir quittée à propos, avec gloire, et emportant ses regrets. Quant à nos affaires, il est facile d'y suppléer par écrit : je pense que sous plusieurs rapports, il vous importe de hâter votre retour à Rome. On y était très bien pour vous à mon départ, et j'augure que, revenant après une grande victoire, votre rentrée aura de l'éclat. Si la position de quelques-uns des vôtres n'est pas nette, et si vous êtes en mesure de la débrouiller, accourez vite, rien ne sera plus digne et ne vous fera plus d'honneur. Mais si les choses sont trop graves, prenez garde; n'allez pas vous compromettre en brusquant votre retour. En cela, vous n'avez à prendre conseil que de vous-même. Vous seul savez ce que vous pouvez faire. Êtes-vous sûr de vous? Osez. Il y a honneur et popularité au bout. Ne l'êtes-vous pas? absent, on laisse aux attaques moins de prise. - Pour moi, j'ai toujours la même prière à vous faire : mettez tous vos efforts à ce qu'on n'allonge pas si peu que ce soit la mission que la volonté du sénat et du peuple ne m'a donnée que pour un an. C'est à quoi je tiens comme à mon existence. Vous trouverez Paullus admirablement disposé; il y a aussi Curion; il y a Furnius. Supposez qu'il y va de tout pour moi et agissez en conséquence. - Il me reste à parler de cette amitié dont je voulais resserrer les chaînes : peu de mots suffiront. Jeune, vous me recherchiez avec passion, et moi, j'ai toujours pensé que vous seriez un des ornements de ma vie. Vous avez fait plus. Vous m'avez défendu au temps de mes disgrâces. J'ajoute que depuis votre départ je me suis lié étroitement avec votre cher Brutus. Il n'y a que plaisir et honneur à se lier avec des gens de mérite et d'esprit comme vous. Je compte de mon côté sur l'appui de votre amitié. Répondez-moi de suite, et écrivez-moi de Rome aussi souvent que vous le pourrez. [15,15] A C. CASSIUS. Brindes, août. Une commune tendance à la paix, une égale horreur de l'effusion du sang romain, nous ont amenés tous deux à en finir avec cette guerre. Mais j'ai donné l'exemple; et par là, je me trouve engagé à votre égard plus que vous ne l'êtes au mien. A dire vrai, vos raisons dans nos entretiens familiers n'ont pas moins contribué que les miennes au parti que nous prîmes entre nous de considérer la question comme décidée en fait, sinon en droit, par le sort d'une seule bataille. Or, ceux-là seuls peuvent consciencieusement nous en blâmer, qui aiment mieux voir l'anéantissement de la république que son affaiblissement et sa décadence. Je trouve qu'il n'y a rien à espérer, une fois sa destruction accomplie; et j'attends beaucoup, je le confesse, du peu de vie qui lui restera. Mais nous avons vu depuis de si étranges choses, que s'il faut nous étonner, c'est d'en avoir été témoins, et non de ne les avoir pas prévues; n'ayant pas, faibles mortels que nous sommes, le don de la divination. J'avais cru, je l'avoue, qu'après un combat en quelque sorte fatal, les vainqueurs ne penseraient qu'au salut commun, et les vaincus qu'à leur propre salut. Mais je calculais que tout dépendrait de la diligence du vainqueur. S'il n'avait sur ce point trompé mon attente, l'Afrique aurait été traitée aussi doucement que l'Asie et même que l'Achaïe. Vous-même, j'en suis convaincu, vous auriez été le premier à intervenir et à le demander. Le moment qui a tant de prix, surtout dans les guerres civiles, a été perdu, et l'intervalle d'une année a suffi pour rendre aux uns l'espérance de la victoire, et pour habituer les autres à l'idée d'une défaite. Il faut s'en prendre à la fortune de tous les mécomptes. Qui pouvait prévoir en effet que les scènes d'Alexandrie arrêteraient si longtemps la marche du drame principal? qu'un je ne sais quel Pharnace deviendrait l'épouvantail de l'Asie entière? Partis du même point, nous avons tenu l'un et l'autre une route bien différente. Vous vous êtes arrangé, vous, pour être de tous les conseils, et pour avoir ainsi une vue sûre de l'avenir, ce qui vous a ôté du moins le tourment de l'incertitude. Moi qui me suis tant pressé de gagner l'Italie, dans le but de voir César, et qui ne me hâtais que pour l'exciter à la paix, vers laquelle il courait en quelque sorte de lui-même, en sauvant tant d'honnêtes gens, j'ai cherché et je cherche encore vainement à me rapprocher de lui. J'entends d'ici les gémissements de l'Italie et les déchirantes lamentations de Rome. Peut-être aurions-nous été de quelque secours à tant de malheureux, moi dans ma position, vous dans la vôtre, chacun selon son pouvoir, si l'auteur du mal avait été présent. Je demande une grâce à votre amitié si fidèle et si constante : c'est de me faire part de ee que vous voyez, de ce que vous pensez, et de me dire ce qu'il faut, selon vous, espérer et faire. Vos lettres m'importent au dernier point. Hélas ! que n'ai-je suivi vos premiers conseils de Lucérie! je serais demeuré intact, et pur de toute atteinte. Portez-vous bien. [15,16] A CASSIUS. Rome, janvier. Vous rougirez, je pense, en lisant cette lettre : c'est la troisième sans un mot, sans une ligne de vous. Mais je n'insiste pas : j'espère que par compensation vous m'écrirez désormais plus longuement, et je l'exige. Pour moi, si j'avais des porteurs à ma disposition, je serais homme à vous dépêcher trois lettres par heure. C'est qu'il arrive, je ne sais comment, que je crois vous avoir près de moi, quand je vous écris, et cela sans apparition d'images, pour parler comme vos nouveaux amis qui croient que les représentations intellectuelles s'opèrent également par les spectres de Catius; car vous savez que l'épicurien Catius , de 1'Insubrie, mort depuis peu, donne le nom de spectres à ce que le philosophe de Gargette (Epicure) et, avant lui, Démocrite appelaient images. Que l'oeil puisse être frappé d'un spectre quand il se présente, je le concevrais. Mais comment l'esprit pourrait-il l'être? Cela me passe. Veuillez un peu m'apprendre, dès que la santé vous sera revenue, si je puis à volonté faire paraître votre spectre, rien qu'en pensant à vous, et quand je dis à vous, c'est peu; car votre image est gravée au fond de mon coeur. Mais si je m'avise de penser à l'île de Bretagne, par exemple, son image viendra-t-elle à l'instant se poser devant moi ? Je reviendrai plus tard sur cette question. Je veux seulement aujourd'hui savoir comment vous la prendrez. Est-ce en mal, et vous fâchez-vous? Alors j'insiste, et je demande que vous soyez rétabli dans une secte dont la violence et la force armée vous ont arraché. Pour ces sortes d'interdit on n'emploie pas la formule : pour une année. Quand il y aurait deux ans, trois ans même que vous auriez dit adieu à la vertu pour la mollesse et la volupté, nos droits sur vous n'en subsisteraient pas moins. Mais à qui ce discours, s'il vous plait? A vous, homme d'un esprit si ferme, à vous qui depuis votre entrée au forum, avez en tout montré tant de réflexion, de force et de maturité. Il faut qu'au fond de cette doctrine, puisque vous en faites l'éloge, il y ait quelque chose de plus solide que je ne l'aurais cru. Mais à propos de quoi tout cela, direz-vous? Je n'avais rien autre à vous dire; car je ne puis parler des affaires publiques où je n'ai pas la liberté de dire ce que je pense. [15,17] A CASSIUS. Rome, janvier. Vos messagers sont d'étranges gens; non que j'aie personnellement à m'en plaindre, pourtant ... ; mais enfin, s'ils partent, il leur faut des lettres, s'ils arrivent, ils n'en apportent jamais. Encore s'ils me donnaient le temps d'écrire? mais je ne les vois jamais arriver que le pétale en tête et toujours pressés de rejoindre leurs camarades qui les attendent, disent-ils, aux portes. Pardonnez donc si je suis bref; vous en aurez davantage une autre fois, et je vous dirai tout sur tout. Mais pourquoi m'excuser, quand on arrive chez moi les mains vides, et qu'on en repart les mains pleines? Encore faut-il vous raconter quelque chose? Eh bien ! Sylla le père vient de nous mourir ici, victime suivant les uns, d'une attaque de voleurs, d'une indigestion, suivant les autres. Le public ne s'en soucie guère. Le corps a été mis sur le bûcher, voilà le fait. Vous êtes trop philosophe, j'en suis sûr, pour ne pas supporter ce coup avec calme. C'était cependant l'homme qui faisait le plus de figure à Rome. On dit que César en est affecté, et qu'il craint que les enchères ne se refroidissent. Mindius Marcellus et le parfumeur Attius se réjouissent au contraire d'avoir un concurrent de moins. - Rien de nouveau sur l'Espagne. L'attente est des plus vives. Il circule bien des bruits fâcheux, mais on ne peut remonter à la source. - Pansa est parti avec ses insignes le 3 des kalendes de janvier. Ainsi chacun peut comprendre cette vérité dont vous vous êtes mis à douter depuis quelque temps, que la vertu est désirable pour elle-mémé. Pansa a secouru une foule de malheureux; il s'est jeté, en homme dévoué, au travers des désastres publics. La reconnaissance des gens de bien lui en a tenu compte avec une persistance admirable. - Vous êtes donc encore à Brindes, c'est fort bien fait à vous, je m'en réjouis, et croyez-moi, vivez sans soucis, c'est le parti le plus sage. Nous vous en prions pour l'amour de nous tous qui vous aimons. Si plus tard vous écrivez chez vous, vous m'obligerez de vous souvenir de moi. Je vous promets que, de mon côté, je ne laisserai partir personne sciemment sans lettres pour vous. Adieu. [15,18] A CASSIUS. Rome. Vous auriez une plus longue lettre, si on ne me l'eût pas demandée au moment où le courrier partait, plus longue surtout, si j'avais quelque baliverne à vous conter, je dis baliverne, parce que c'est tout au plus si nous pouvons sans danger parler de choses sérieuses. Est-ce à dire qu'il est permis de plaisanter, allez-vous me répondre? Eh mais! pas trop. C'est pourtant le seul moyen de faire diversion à nos peines. Et votre philosophie, direz-vous encore, où la placez-vous donc? La vôtre est à la cuisine, la mienne à la palestre. Je rougis d'ètre esclave et je porte mon activité quelque part pour ne point m'exposer aux reproches de Platon. - Rien d'Espagne encore, et pas la moindre nouvelle d'ailleurs. Votre absence m'afflige; mais, pour votre compte, je vous en félicite. Voilà le messager qui s'impatiente. Adieu. Aimez-moi comme vous faites depuis votre enfance. [15,19] DE CASSIUS A CICERON. Brindes, janvier. Vous écrire est, je vous l'assure, ma plus douce occupation dans ce petit voyage. Je m'imagine en effet que vous êtes là avec moi à causer et à rire. Cela n'est pas pourtant l'effet des spectres de Catius. Toutefois je veux en revanche dans ma première lettre faire comparaitre devant vous tant de Stoïciens grossiers, que vous finissiez par proclamer Catius un enfant de l'Attique. Le départ de Pansa, dans l'appareil du commandement, au milieu de la sympathie publique, est un événement qui me charme pour Pansa d'abord, puis en vérité pour nous aussi tous tant que nous sommes. On finira peut-être par comprendre que la cruauté engendre la haine ; qu'au contraire on s'attire l'amour par la droiture et la bonté; et que le succès pour lequel les méchants se tourmentent si fort dans leur envieuse activité, arrive de soi-même aux gens de bien. Il est très difficile, il faut l'avouer, de persuader aux hommes que la vertu est désirable pour elle-même; mais que le bien-être, la parfaite sérénité de l'âme soit le résultat de la justice et de la vertu, voilà ce qui est à la fois vrai et sensible. Épicure, le maître de tous les Catius et Amafinius, ses traducteurs infidèles, dit en propres termes : C'est vivre sans plaisir que de vivre sans la justice et la vertu. Voilà pourquoi Pansa qui aime le plaisir est sectateur de la vertu. Voilà pourquoi on appelle ami du plaisir (g-philehdonos) l'ami de la justice et du beau (g-philokalosg-kai g-philodikaios), c'est-à-dire l'homme qui cultive et pratique toutes les vertus. Voilà pourquoi votre Sylla, dont il faut admirer le grand sens, voyant que les philosophes n'étaient pas d'accord sur le véritable bien, ne s'amusa point à le chercher, mais se mit à acheter tous les biens à la fois. J'ai été vraiment sublime de résignation à sa mort. César au surplus ne nous le laissera pas longtemps regretter. Il ne manque pas de condamnés pour mettre à sa place; et, en fait d'acheteur de biens, le fils lui aura bientôt fait oublier le père. - Mais, pour en revenir aux affaires publiques, mandez-moi donc, je vous prie, ce qui se passe en Espagne. Je vous jure que je suis inquiet, et que j'aime mieux patienter sous un maître ancien et doux que de courir les risques d'un maître nouveau et méchant. Vous savez jusqu'où va l'entêtement de Cnéus; qu'à ses yeux la cruauté est vertu, et qu'enfin il a toujours été persuadé que nous nous moquions de lui. S'il allait brutalement répondre à nos railleries avec le glaive ! Des nouvelles, de grâce! Que je voudrais voir si vous êtes gai ou sérieux en lisant ma lettre ! Je saurais alors à quoi m'en tenir. Je n'en dis pas davantage. Adieu, et aimez-moi comme toujours. Si César est vainqueur, comptez que j'arrive à l'instant même. [15,20] A TRÉBONIUS. Mai. J'ai recommandé mon Orateur, c'est le titre que j'ai choisi, à votre ami Sabinus. Son pays natal m'a prévenu en sa faveur. Peut-être Sabinus ne se trouve-t-il là pourtant qu'en vertu d'une de ces licences que prennent les candidats, et peut-être ce surnom n'est-il qu'un surnom de circonstance. Quoi qu'il en soit, son air est modeste, ses paroles réfléchies, et j'ai cru retrouver en lui quelque chose du vieux peuple de Cures. Assez sur Sabinus. Je reviens à vous, mon cher Trébonius, à vous dont les récents adieux ont si fort redoublé mon affection. Songez aux regrets que vous laissez derrière vous, et veuillez les adoucir du moins par la consolation de vos lettres. Écrivez-moi souvent; de mon côté, je ne resterai point en retard. Il y a deux raisons pour que vous écriviez plus que moi. Autrefois c'était de Rome qu'on mandait à ses amis des provinces les nouvelles de la république. Maintenant, c'est à vous à nous instruire. La république n'est-elle pas aux lieux où vous êtes? De plus, nous pouvons, en votre absence, vous rendre ici une foule de petits services; et vous, je ne vois point ce que vous pourriez faire là-bas pour nous, si ce n'est de nous écrire. Vous nous tiendrez donc au courant de tout; mais ne songez d'abord qu'à une chose, c'est à me dire comment votre voyage se passe, en quel lieu vous avez rencontré Brutus, combien de temps vous êtes resté avec lui. Plus tard, lorsque vous serez plus avancé, vous nous entretiendrez de la marche des événements militaires et de l'ensemble de votre situation, pour que nous puissions juger où nous en sommes. Je n'aurai confiance entière qu'en vos lettres. Ayez soin de votre santé, et gardez-moi toujours la bonne place que j'occupe dans votre affection. [15,21] A TRÉBONIUS. Rome, décembre. Votre lettre m'a charmé, votre livre plus encore; toutefois, je n'ai pas joui de mon bonheur sans mélange : au moment où vous me donnez si fort le désir de vous voir souvent, (vous aimer davantage est impossible) voilà que vous partez, que vous me donnez un chagrin mortel, et qu'il ne nous reste à l'un et à l'autre que la ressource de nous écrire souvent et longuement, pour adoucir les regrets de l'absence. C'est de quoi je puis répondre et pour moi et pour vous; car vous ne me laissez en partant aucun doute possible sur votre affection. Et je n'entends point faire ici allusion aux témoignages publics que vous m'avez donnés à la face de Rome, en embrassant toutes mes querelles, en vous constituant mon défenseur à la tribune, en prenant comme questeur parti pour les consuls dans la cause de la république et dans la mienne, et en refusant en la même qualité au tribun du peuple une obéissance qu'il trouvait dans votre collègue. Je n'entends pas parler davantage de faits plus récents dont mon coeur ne perdra jamais le souvenir, de votre sollicitude durant la guerre que j'ai dirigée, de votre joie à mon retour, de vos tourments et de votre affliction à la nouvelle de mes afflictions et de mes tourments, enfin de cette résolution de me rejoindre à Brindes, qui n'a manqué son effet que par l'ordre de votre départ soudain pour l'Espagne. Je laisse de côté tous ces souvenirs, qui me sont toutefois plus précieux que la vie et la sûreté. Je ne veux pour preuve de votre affection que le livre que je viens de recevoir. Quelle preuve, bons dieux ! D'abord vous trouvez de l'esprit à tout ce que je dis : les dieux savent si tout le monde pense comme vous ! puis, que j'aie de l'esprit ou que je n'en aie pas, il est certain que vous m'en prêtez beaucoup, et qu'il n'y a rien de plus charmant au monde que le tour que vous savez donner aux choses. Que dis-je ? tout le charme est là; et c'est à peine s'il me reste quelque chose, quand on perce plus loin et qu'on arrive à Cicéron. - Enfin, quand je ne vous aurais d'autre obligation que de vous être si longtemps occupé de moi en composant votre ouvrage, il faudrait être de bronze pour ne pas vous aimer. C'est vraiment avec amour que vous avez mis ces matériaux en oeuvre, et je suis sûr qu'on ne s'aime pas plus soi-même que vous ne m'aimez. Que ne puis-je reconnaître tant de bontés! Je les paye du moins de l'amitié la plus tendre, et je me flatte que cela seul vous suffit.- J'arrive à votre lettre. Elle est pleine d'effusion et de grâce. J'y répondrai en peu de mots : d'abord la lettre que j'ai écrite à Calvus était aussi peu faite que celle-ci pour être communiquée. Il y a une façon quand on croit n'écrire que pour une personne; une autre quand une lettre doit être montrée. En second lieu, j'ai loué, dites-vous, son mérite au delà de toute vérité. Il n'est vraiment pas sans talent : c'est du moins mon avis. Il s'est fait un genre, et tout en péchant contre le goût, dont il connaît les règles à merveille, il a trouvé cependant le moyen de plaire. Il a un grand fonds de connaissances ; seulement la force lui manque. C'est à donner de la force à ses écrits que ma lettre le conviait. Or, il faut toujours mêler un peu d'éloge un conseil : c'est un stimulant. Voici en deux mots mon jugement sur Calvus et ma justification. L'éloge faisait passer la critique, et j'ai réellement bonne opinion de l'auteur.- Je finis en vous répétant que mon amitié vous suivra, que je vis dans l'espérance de vous revoir, qu'absent vous êtes là dans mon souvenir, et qu'en attendant le retour ma consolation sera de vous écrire et de recevoir de vos lettres. N'oubliez jamais, je vous prie, toutes les marques d'attachement que vous m'avez données et tous les services que vous m'avez rendus. Si vous y pensez quelquefois, moi je ne pourrais sans crime en perdre la mémoire; vous en conclurez qu'il faut que je ne sois pas un malhonnête homme, et vous croirez bien que je vous aime avec passion. Adieu.