[12,0] LETTRES FAMILIERES - LIVRE XII. [12,1] A CASSIUS. Rome, mai. Pas un seul instant, mon cher Cassius, que je ne pense à vous, à Brutus, à la république tout entière, qui n'a d'espérance qu'en vous, en lui, en Décimus. J'augure mieux des affaires, depuis les admirables mesures prises par Dolabella. La fermentation de Rome gagnait de proche en proche, et bientôt il n'y aurait plus eu de sécurité ni de repos dans son enceinte. D'ignobles et dégoûtantes tentatives ont été comprimées vigoureusement, et nous voilà, selon toute apparence, pour jamais à l'abri de pareilles scènes. Sans doute il reste beaucoup à faire, et le plus difficile. Mais tout roule sur vous. Tachons de dénouer les difficultés successivement et vite. Nous sommes délivrés du tyran, nous ne le sommes pas de la tyrannie. On l'a tué, mais on maintient les actes de son bon plaisir. Il ya plus : une foule de choses qu'à coup sûr il n'eût jamais faites s'il eût vécu, on lui en prête la pensée, et cela suffit. Impossible de dire où l'on s'arrêtera dans cette voie. On suspend des tables d'airain ; on accorde des immunités; on lève d'énormes impôts; on rappelle des exilés ; on produit de faux décrets, si bien que la haine d'un pervers et la honte de l'esclavage s'effacent, et la république reste comme anéantie dans le bouleversement où César l'avait précipitée. La réparation de tant de maux sera votre ouvrage. Ne vous dites pas à vous-même que vous avez assez fait pour la république. Vous avez fait plus qu'on n'eût jamais osé espérer; mais la patrie n'est point satisfaite, et elle ne mesure qu'à la grandeur de votre courage et de vos bienfaits ce qu'elle attend encore de vous ! Vous avez lavé ses affronts dans un sang impur : rien de plus. A-t-elle retrouvé l'honneur? Le retrouvera-t-elle en obéissant au tyran mort, quand elle n'a pu le supporter virant? Le retrouvera-t-elle en respectant des chiffons de papier, quand il y a des tables d'airain qu'elle devrait mettre au néant? Nous l'avons, il est vrai, ainsi voulu et décrété. Oui, sous l'impérieuse contrainte de cette loi du moment, qui a tant de puissance dans le gouvernement des empires. Hélas! avec quelle impudeur, avec quelle ingratitude n'abuse-t-on pas de notre facilité? Mais nous traiterons bientôt ces questions et d'autres encore. En attendant, vous savez combien j'ai toujours chéri la république et combien je vous aime. Ne doutez pas de ma vive sollicitude pour tout ce qui vous touche. Adieu. [12,2] A CASSIUS. Rome, septembre. Je vois avec la joie la plus vive que ma démarche et mon discours ont votre suffrage. S'il était possible d'éclairer plus souvent ainsi l'opinion, on n'aurait pas de peine a rétablir la liberté et la république. Mais ce furieux, qui n'a plus rien à perdre, cet infâme, pire, mille fois pire que celui dont vous avez dit : « Le pire des hommes est tué, » cherche maintenant à organiser le massacre, lui me signalant comme l'instigateur du meurtre de César, il n'a d'autre but que d'appeler sur moi les vengeances des vétérans. Je ne me préoccupe guère au surplus d'un danger qui établirait une solidarité entre ma gloire et la vôtre. Déjà il n'y a sûreté au sénat, ni pour Pison qui le premier l'a pris à partie, sans que sa voix trouvât un seul écho, ni pour moi qui, trente jours après, ai renouvelé l'attaque, ni pour P. Servilius qui a suivi mon exemple. Le gladiateur veut du sang, et le 13 des kalendes d'octobre, il devait commencer par moi. C'est pour s'y préparer qu'il avait été faire retraite pendant plusieurs jours à la villa Métella. Excellent prélude en effet que la débauche et le vin ! Aussi, comme je vous l'ai mandé, paraissait-il non parler, mais vomir, ainsi que d'habitude. Vous espérez, dites-vous, qu'un peu de bien pourra être produit par l'autorité de ma parole: oui, un peu de bien a été obtenu; mais le mal est si grand ! Ainsi le peuple romain comprend aujourd'hui qu'il y a trois consulaires qui, pour avoir bien pensé et parlé librement sur l'état des affaires, ne peuvent plus, sans péril, venir au sénat. Il le comprend, mais c'est tout. Votre allié (Lépide, qui venait de marier son fils avec une fille d'Antoine.) est dans la joie du lien nouveau qu'il a formé : aussi sa passion pour les jeux est-elle bien affaiblie, (Les Jeux donnés par Brutus, dont Lépide avait épousé la sœur.) Les applaudissements infinis donnés à votre frère lui font mal au cœur. Quant à votre autre allié, (C. Marcellus?) de nouveaux papiers trouvés chez César l'ont singulièrement adouci. Passe encore pour cela ; mais ce qu'on ne peut tolérer, c'est qu'il y ait quelqu'un qui songe à faire son fils consul dans votre année et qui, pour y réussir, se déclare hautement l'homme de ce bandit. Mon ami intime, L. Cotta, a presque cessé de paraître au sénat; il désespère et cède, dit-il, à la fatalité. L. César, le meilleur et le plus courageux des citoyens, est retenu chez lui par sa santé. Ser. Sulpicius qui a tant d'influence et dont les sentiments sont si admirables, n'est pas ici. Comptez encore les deux consuls désignés (Hirtius et Pansa) et permettez-moi de ne point citer le reste des consulaires. Voilà tous les chefs des délibérations publiques, nombre bien faible même en des temps heureux; qu'en dire pour la crise où nous sommes? Il n'y a plus d'espoir qu'en vous : encore, si pour votre propre sûreté, vous croyez devoir rester au loin, cet espoir même s'évanouit. Méditez-vous au contraire quelque dessein digne de votre gloire? Puissé-je y trouver la vie sauve ! Mais qu'à cela ne tienne! pourvu que bientôt la république vole par vous ses droits rétablis. Je ne manque ni ne manquerai jamais a ceux qui vous appartiennent, qu'ils viennent ou ne viennent pas à moi. Vous pouvez compter sur mes sentiments et ma fidélité. [12,3] A CASSIUS. Rome, octobre. Le délire de votre ami (Antoine) va s'augmentant de jour en jour. Il vient de placer au bas de la statue qu'il a fait élever aux rostres cette inscription : "Au meilleur des pères". C'est vous signaler non-seulement comme meurtriers, mais encore comme parricides : que dis-je, vous? c'est nous que je devrais dire. A entendre ce furieux, votre glorieuse entreprise n'a eu que moi pour chef. Plût au ciel ! Nous ne l'aurions pas aujourd'hui sur les bras. A vous la faute. Elle est sans retour; mais que ne puis-je du moins vous donner un bon conseil! Hélas! je ne sais me conseiller moi-même. Que faire sans force contre la force? Ils n'ont qu'une pensée : venger César. Le 6 des nones d'octobre, il s'est fait présenter à la tribune par Canutius; il s'y est plus que jamais sali. Mais il n'en a pas moins parlé des sauveurs de la patrie comme on parlerait de traîtres à la patrie. Quant à moi, c'est incontestablement mon conseil qui vous a fait agir et ferait agir Canutius. Voulez-vous savoir d'ailleurs ce dont ils sont capables? un trait suffira. Ils ont dépouillé votre lieutenant de l'argent qu'il venait de recevoir du trésor, et sous quel prétexte, croyez-vous? Cet argent allait à l'ennemi. Ô opprobre! nous n'avons pu souffrir un maître, et nous sommes esclaves de qui fut esclave comme nous ! Tout mon espoir, et je désire plus que je n'espère, réside dans votre courage; mais vos troupes, où sont-elles? Je n'ajoute pas de réflexions. Je ne pourrais vous dire que ce que vous vous dites à vous-même. [12,4] A CASSIUS. Rome, janvier. Que ne m'invitiez-vous au festin des ides de mars ! il n'y aurait pas eu de restes, je vous jure. Ce sont ces restes aujourd'hui qui me donnent tant de tablature, à moi plus qu'à tout autre. Nous avons d'admirables consuls; mais les consulaires, quels misérables ! On trouve du courage dans le sénat, mais en raison inverse du rang que chacun y occupe. On n'est pas plus ferme, on n'est pas meilleur que le peuple par toute l'Italie; mais les deux députés Philippe et Pison sont ce qu'il y a de plus vil et de plus criminel. On les charge d'ordres précis du sénat pour Antoine, et, sur son refus d'y obéir, ils ne font aucune difficulté de nous rapporter de sa part les propositions les plus intolérables. Aussi revient-on à moi de tous côtés, et me voilà devenu populaire pour une bonne cause; mais j'ignore ce que vous faites, ce que vous avez en vue, et jusqu'aux lieux où vous êtes. On vous dit en Syrie ; sur quel fondement? on ne sait. Brutus n'est pas si loin. Cela fait qu'on accorde plus de confiance à ce qui nous revient sur son compte. Des plaisants d'assez bon goût gourmandent fort Dolabella de son impatience à vous succéder en Syrie, quand vous avez à peine trente jours d'exercice. Ils sont d'avis qu'il ne faut pas l'y recevoir. Vous et Brutus êtes portés aux nues pour avoir, dit-on, trouvé le moyen de former une armée contre toute espérance. Je vous en dirais davantage, si je savais à quoi m'en tenir sur le fait et les circonstances. Je ne parle que sur des présomptions et des ouï-dire. J'attends de vos nouvelles avec impatience. [12,5] A CASSIUS. Rome, février. C'est l'hiver, je le suppose, qui nous prive de vos nouvelles, et nous laisse dans l'ignorance non-seulement de ce que vous faites, mais même des lieux où vous vous trouvez. On dit partout cependant, sans doute parce qu'on le désire, que vous êtes en Syrie et que vous y avez des troupes; et on le croit, parce qu'en effet la chose est vraisemblable. Notre cher Brutus s'est acquis une merveilleuse gloire; il a fait de grandes choses, et d'une manière si inopinée, que la satisfaction qu'elles inspirent s'accroit de tout ce qu'il y a de mérite et de prix dans la promptitude de l'exécution. Si, de votre côté, vous possédez les ressources qu'on vous suppose, la république se trouve en fonds pour se défendre. Des extrêmes rivages de la Grèce aux confins de l'Egypte, nous avons pour appui deux gouverneurs, excellents citoyens, et toutes les troupes du pays. Cependant, ou je me trompe grandement sur l'ensemble de la situation, ou ce sera D. Brutus qui décidera tout. S'il réussit, comme nous l'espérons, à faire une sortie de Modène, la guerre est terminée. Les forces qui l'assiègent sont peu nombreuses, parce qu'Antoine en a renfermé de considérables dans Bologne. Notre Hirtius est à Claterne, et César à Forum-Cornelii, chacun avec une bonne armée; et Pansa recrute de grandes forces parmi les levées d'Italie. L'hiver a empêché jusqu'ici les opérations. Hirtius me mande qu'il n'entreprendra rien qu'à bon escient. Outre Bologne, le Rhégium de Lépide, Parme, toute la Gaule tient en notre faveur. Vos clients d'au-delà du Pô font cause commune avec nous. Le sénat est très ferme, aux consulaires près. Parmi eux il n'y a que L. César qui marche droit. La mort nous a fait perdre un bien bon appui en Ser. Sulpicius. Le reste se compose d'imbéciles et de pervers. Quelques-uns voient avec envie la gloire et la faveur publique qui s'attachent à certains noms. D'ailleurs il y a une admirable unanimité parmi le peuple et dans toute l'Italie. Voilà à peu près ce que j'avais à vous dire. Je n'ai maintenant à vous exprimer qu'un vœu, c'est de voir votre gloire faire à son tour resplendir l'Orient d'un nouvel éclat. [12,6] A CASSIUS. Rome, avril. C. Tidius Strabon vous dira quelle est notre situation au moment où je vous écris. C'est un homme de bien. Ses sentiments pour la république sont admirables. Comment parler autrement d'un homme qui, dans l'impatience de son dévouement à votre personne, abandonne sa fortune et sa maison uniquement pour vous rejoindre? Je ne vous le recommande point, sa présence le recommande suffisamment. Croyez et persuadez-vous bien, mon cher Cassius, qu'en cas de revers (ce que je me plais à croire impossible) il n'y a pour les gens de bien de ressource qu'en vous et Brutus. Au moment où je vous écris, une catastrophe est imminente. Brutus est serré de près dans Modène. S'il se maintient, la victoire est à nous; sinon.... (ah ! que les Dieux nous préservent d'un tel malheur!) l'émigration sera générale auprès de vous. Élevez votre courage et vos forces au niveau des besoins de la république; elle ne peut être sauvée qu'à ce prix. Adieu. [12,7] A CASSIUS. Rome, mars. Votre correspondance, vous dira avec quelle chaleur mon amitié vous a servi au sénat et devant le peuple, et j'aime mieux que vous le sachiez par d'autres que par moi. Au sénat, j'aurais d'emblée emporté les suffrages, sans l'opposition obstinée de Pansa. Après y avoir aussi soutenu mes propositions, je fus présenté à la tribune aux harangues par Servilius; j'y parlai avec toute la force dont je suis capable. Ma voix remplissait l'étendue du forum. Jamais je ne vis de semblables applaudissements et de plus unanimes transports. Vous me pardonnerez de n'avoir pas écouté les scrupules de votre belle-mère. Cette femme craintive redoutait par-dessus tout d'irriter Pansa. Or, il avait avancé à la tribune que votre mère elle-même et votre frère n'étaient pas d'avis de mes propositions. Que m'importait? ce n'est pas là ce qui me préoccupait, c'est la république que je vois partout, c'est votre honneur et votre gloire. Je me suis avancé au sénat et près du peuple sur un point pour lequel j'ai besoin que vous dégagiez ma parole. J'ai dit, j'ai solennellement déclaré que vous n'aviez pas attendu, que vous n'attendriez point les décrets du sénat pour agir, et que vous prendriez sur vous de faire tout ce que vous croiriez utile à la défense de la république. J'étais pourtant sans nouvelles, je ne savais pas même où vous étiez, ni quelle était la force de vos troupes. Je n'en ai pas moins posé en fait que vous étiez maître de toutes les ressources, de toutes les troupes de la contrée, et que je ne doutais pas qu'au moment où je parlais, l'Asie ne fût rentrée sous notre domination. Vous le voyez, une nouvelle moisson de lauriers vous attend. C'est à vous à vous surpasser. Adieu. [12,8] A CASSIUS. Rome, juin. Je sais positivement qu'on vous envoie les actes officiels, et vous connaissez par conséquent le crime de votre parent Lépide, suite de l'inconstance sans égale et de la légèreté de son caractère. Ainsi, nous regardions la guerre comme terminée, et voici que nous recommençons une guerre nouvelle. Nous mettons aujourd'hui tout notre espoir en D. Brutus et en Plancus. Mais, à vrai dire, c'est sur vous et sur mon cher Brutus que je compte réellement comme notre refuge en cas de malheur, ce qu'à Dieu ne plaise, et comme les seuls hommes d'ailleurs capables de reconstituer la liberté d'une manière durable. On dit que vous en avez fini avec Dolabella : malheureusement ce ne sont que des on dit, et l'on ne peut remonter à la source. Ce qu'il y a de certain, mon cher Cassius, c'est qu'on vous tient pour un homme de premier ordre, et pour ce que vous avez déjà fait, et pour ce que vous pouvez faire encore. Que cette pensée vous soit toujours présente, et vous irez loin. Il n'y a rien dont le peuple romain ne vous croie capable et qu'il n'attende de vos généreux efforts. Adieu. [12,9] A CASSIUS. Rome, Juin. Vous êtes si bref dans vos lettres, que je ne puis être long dans mes réponses. Et franchement il ne me vient guère à vous dire. Tous nos actes passent sous vos yeux, et nous sommes ici dans une complète ignorance des vôtres. L'Asie nous semble fermée, il ne nous en vient aucune nouvelle; il a couru pourtant un bruit de la défaite de Dolabella, et ce bruit a pris quelque consistance; mais on n'a pu jusqu'ici remonter à sa source. Quant à nous, nous avions cru la guerre terminée, et voilà, grâce à votre parent Lépide, toutes nos alarmes qui recommencent. N'oubliez donc pas que vous êtes, vous et vos troupes, la principale ressource de la république. Nous avons des armées excellentes. Cependant nous avons besoin de vous pour que tout aille bien, car la république est bien malade. Ce serait trop de dire qu'elle est désespérée, mais il est certain que ses destinées dépendent de votre consulat. Adieu. [12,10] A CASSIUS. Rome, Juillet. Suivant un sénatus-consulte rendu à l'unanimité le 30 des ides de juin, Lépide, votre parent et mon ami, vient d'être déclaré ennemi public, ainsi que tous ceux qui se sont associés à sa défection. On leur donne jusqu'aux kalendes de septembre pour venir à résipiscence : le sénat ne manque pas de vigueur, vous le voyez; mais il en a parce qu'il voit en vous un appui. Au moment où je vous écris, le cercle de la guerre s'est bien agrandi par la trahison et la légèreté de Lépide. On répand chaque jour d'excellentes nouvelles au sujet de Dolabella; mais ce ne sont que des bruits, et on ne peut remonter à la source. Au milieu de ces rumeurs, votre lettre, datée de votre camp le jour des nones de mai, a persuadé à tout le monde que vous en aviez fini avec Dolabella, et que vous étiez en marche vers l'Italie, vous et votre armée, pour nous aider soit de vos conseils et de votre influence, si la guerre est finie; soit de vos troupes, s'il reste, encore quelque chose à faire sur les champs de bataille. Vous pouvez compter sur moi pour vos soldats; mais il sera temps de s'occuper d'eux lorsqu'on saura ce qu'ils peuvent pour la république, ou quels services ils ont rendus. On parle beaucoup de leurs bonnes et brillantes dispositions, mais aucun résultat encore. Je me persuade toutefois qu'à l'heure qu'il est tout est décidé, ou que le moment approche. Il n'y a rien au-dessus de votre courage et de votre grande âme. Aussi n'aspirons-nous qu'à vous posséder en Italie. Pour nous vous êtes la république personnifiée. Hélas ! quel triomphe était le nôtre, sans l'asile qu'Antoine vaincu, désarmé, fugitif, a trouvé, près de Lépide? Aussi y a-t-il à Rome plus d'acharnement contre Lépide que contre Antoine lui-même. C'est au milieu des agitations les plus violentes que l'un a fait la guerre ; c'est du sein de la victoire et de la paix que l'autre vient d'en ranimer les brandons. Nous lui opposerons les consuls désignés; mais, quelque confiance qu'ils nous inspirent, nous n'en sommes pas moins dans l'incertitude. Les armes sont si journalières ! C'est par vous et par Brutus, par vous seuls, croyez-le bien, que la question sera décidée. On vous attend l'un et l'autre, Brutus plus impatiemment encore. Si, comme je l'espère, nos ennemis sont vaincus avant votre arrivée, votre présence nous sera bien nécessaire pour redonner de la vie à la république et lui rendre un peu d'assiette; car même après avoir mis un terme aux attentats de ses ennemis, il y aura bien des plaies à guérir. Adieu. [12,11] C. CASSIUS, PROCONSUL, A CICÉRON. Du camp de Tarichée (Ville très-forte, dont parle Josèphe, liv. XI, 23 et suiv.en Judée) 7 mars. Apprenez que je viens de rejoindre en Syrie les généraux L. Murcus et Q. Crispus. Hommes de cœur autant que bons citoyens, ils m'ont remis leurs armées, à la première nouvelle des événements de Rome. De leurs personnes, ils s'associent avec ardeur à mes efforts pour la direction des affaires. Apprenez de plus que la légion dont Cécilius Bassus avait le commandement s'est réunie à moi. Apprenez enfin que A. Alliénus m'a livré les quatre légions qu'il avait ramenées d'Egypte. Inutile, je pense, après cela, d'ajouter un seul mot pour vous engager à défendre de toutes vos forces la république en notre absence. Je veux seulement que vous sachiez que le sénat et vous, vous avez de vigoureux soutiens, et que vous pouvez maintenant en toute confiance prendre cœur à la défense de la république. L. Cartéius, mon ami, vous dira le reste. Adieu. Le jour des nones de mars. [12,12] CASSIUS A SON CHER CICÉliON. De l'Asie, 7 mai. J'ai lu votre lettre, et je vois combien vous m'aimez : ce ne sont plus les simples mouvements de cet intérêt qui ne m'a jamais manqué non plus qu'à la république, c'est une préoccupation énergique et active sur tout ce qui se passe de ce côté, c'est une vive inquiétude sur moi personnellement. Je savais bien d'avance que vous ne me croiriez pas capable d'assister, les bras croisés, à la ruine de la république, et que vous ne pourriez me supposer engagé dans des entreprises, sans éprouver des alarmes pour ma sûreté, et pour le succès de mes desseins. A peine eus-je reçu les légions que A. Alliénus a ramenées d'Egypte, que je vous ai écrit et que j'ai expédié des courriers à Rome. J'ai écrit aussi au sénat, avec ordre de vous communiquer mes dépêches avant de me les remettre. J'espère qu'on n'y aura pas manqué. Si elles ne vous sont point parvenues, ce ne peut être que du fait de Dolabella, qui, étant maître de l'Asie depuis l'abominable assassinat de Trébonius, peut arrêter les courriers et intercepter les lettres. J'ai réuni sous mes ordres toutes les troupes de Syrie. S'il y a eu un peu de retard dans mes opérations, c'est que j'avais des engagements avec les soldats et qu'il fallait y pourvoir. Mais je suis maintenant en mesure. J'ai la confiance que vous voudrez être mon patron à Rome; vous êtes témoin que mon patriotisme n'a reculé devant aucun effort, devant aucun péril, pour le salut de la république ; que c'est sur vos conseils et à votre instigation que j'ai pris les armes contre ces infâmes brigands; que j'ai formé une armée pour défendre la république et la liberté, et que cette armée je l'ai enlevée à d'abominables oppresseurs. Si je m'étais laissé prévenir par Dolabella, le bruit de son arrivée, l'idée et l'espérance d'un renfort, auraient suffi pour redonner de la vie à Antoine. — Devenez donc, je vous en conjure, par tous ces motifs, devenez le protecteur de mes soldats. Vous comprenez ce que leur dévouement à la patrie a d'admirable. Faites qu'ils ne se repentent pas d'avoir préféré la république à l'appât du vol et du pillage. Ne manquez pas surtout de faire valoir la belle conduite de Murcus et de Crispus, imperators. Ce misérable Bassus refusait de me livrer sa légion ; et si ses soldats ne m'eussent envoyé une députation malgré lui, il m'aurait fallu emporter de vive force Apamée, dont il avait fermé les portes. C'est au nom de la république que je vous parle, mon cher Cicéron; de la république que vous avez toujours tant aimée. Je vous parle aussi au nom de l'amitié, qui a, je ne l'ignore pas, tant de pouvoir sur votre âme. Mon armée est l'armée du sénat, l'armée des gens de bien, la vôtre surtout. Elle entend parler sans cesse de vos bons sentiments pour elle, et elle apprend ainsi à s'attacher à votre nom, à le chérir. Pour elle, c'est déjà tout que de vous avoir pour défenseur et pour ami. — Ma lettre écrite, j'apprends l'arrivée de Dolabella en Cilicie avec ses troupes. Je pars pour l'y rejoindre. J'aurai soin de vous informer aussi vite que possible de mes opérations. Puissé-je être assez heureux pour bien mériter de la république! Portez-vous bien et aimez-moi toujours. [12,13] CASSIUS, QUESTEUR, A CICÉRON. Crommyuacris, île de Chypre, 13 juin. Ma joie est au comble; voilà la république sauvée et votre gloire qui renaît plus belle. Ce qui me charme et me surprend tout ensemble, c'est que vous ayez pu vous surpasser, et que le consulaire soit plus grand que le consul. II y a je ne sais quelle fatalité attachée à votre vertu : ce n'est pas d'aujourd'hui que nous l'éprouvons. Votre toge a fait ce que n'ont pu nos armes; c'est elle qui vient d'arracher des mains de l'ennemi la république à moitié vaincue, et de la rendre à nos vœux. Enfin nous serons libres. Le plus grand des citoyens, celui que je chéris tant, a pu me juger durant les jours d'épreuve. Il a été témoin de mon dévouement pour lui et pour la république, dont il est désormais inséparable. Il m'a souvent dit qu'il serait muet tant que durerait la servitude, mais qu'il saurait me rendre justice en temps et lieu. Je ne vous demande pas de me tenir parole, mon cher Cicéron; je vous demande de me conserver vos bontés. Il m'importe moins d'être signalé par vous à l'estime publique que d'avoir et de mériter votre propre estime, afin que vous n'imputiez pas ma conduite à quelques mouvements passagers de jeunesse et d'exaltation, mais aux principes que vous m'avez toujours connus, et afin que vous me classiez parmi les hommes de quelque valeur sur qui la patrie peut compter. Mon cher Tullius, vous avez des enfants et des proches qui sont dignes de vous, et vous avez raison de les aimer. Après eux, vous devez chérir encore vos émules de dévouement à la république, et puisse le nombre en être aussi grand que je le souhaite ! mais la foule n'en est pas telle, je pense, que vous ne puissiez me recevoir parmi eux, et disposer de moi en tout et pour tout. Je crois avoir donné peut-être quelques preuves de courage; quant à mes talents, si faibles qu'ils soient, un long asservissement a dû les faire paraître plus faibles encore qu'ils ne sont réellement. — Les cotes de l'Asie et les îles m'ont fourni tout ce qu'on pouvait en tirer de vaisseaux, et, malgré la résistance des villes, j'ai effectué assez lestement une levée de matelots. J'ai voulu courir après la flotte de Dolabella ; Lucilius son commandant annonçait à chaque instant son arrivée ; mais il s'en tenait aux paroles, et en définitive il a fait voile pour Corycum, où il se tient enfermé dans le port. J'ai jugé à propos de l'y laisser. Comme le plus pressé était d'arriver au camp, et comme j'avais d'ailleurs derrière moi une flotte sous les ordres du questeur Turulius, cette flotte qu'il y a un an Tillius Cimber rassembla en Bithynie, j'ai cinglé vers Cypre. J'arrive, et je me hâte de vous envoyer les nouvelles que je viens d'apprendre. A l'exemple de nos infidèles alliés de Tarse, ceux de Laodicée, bien plus pervers encore, ont appelé à eux Dolabella, qui a pu rassembler dans ces deux villes un certain nombre de soldats grecs et s'en faire une sorte d'armée. Il campe sous les murs de Laodicée, qu'il a rasés en partie, pour que son camp ne fit qu'un avec la ville. Notre cher Cassius, avec dix légions, vingt cohortes d'auxiliaires et quatre mille chevaux, occupe Paltos, qui en est à vingt milles. Il espère vaincre sans combat, car le blé vaut déjà douze drachmes au camp de Dolabella ; et si les navires Laodicéens ne parviennent à le ravitailler, il faut nécessairement qu'il y meure de faim. Or, il nous sera facile d'empêcher le ravitaillement avec la nombreuse flotte de Cassius commandée par Sextius Rufus, et les trois autres que Turulius, Patiscus et moi avons amenées. Courage donc! nous allons ici mettre ordre aux affaires, comme vous là-bas. Adieu. Le jour des ides de juin. [12,14] LENTULUS A SON CHER CICERON. Perga, 29 mai. Ayant acquis dans ma visite à Brutus la certitude qu'il n'irait pas prochainement en Asie, j'y suis retourné pour terminer mes opérations et expédier au plus vite les fonds a Rome. Là, j'ai su que la flotte de Dolabella était dans les eaux de Lycie, qu'elle comptait plus de cent vaisseaux de transport en état de recevoir à bord toute son armée, ce qui était effectivement la destination de tout ce matériel. Le plan de Dolabella était, s'il échouait en Syrie, de repasser la mer, et de venir en Italie se joindre à Antoine et aux autres brigands; je frémis à cette idée, et toute affaire cessante, malgré l'infériorité de mes bâtiments en nombre et en force, je résolus d'aller sur-le-champ présenter le combat à sa flotte. Sans la conduite des Rhodiens, mon coup de main avait peut-être un plein succès. L'ennemi du moins a reçu une rude atteinte. Sa flotte est dispersée ; chefs et soldats, à mon approche tout s'est enfui, et les transports de Dolabella sont tombés entre mes mains, depuis le premier jusqu'au dernier. Je suis donc rassuré sur un point capital : Dolabella ne peut maintenant se rendre en Italie et aller accroître les difficultés de votre position, par la force qu'il prêterait à ses complices. Vous verrez, par ma dépêche officielle, à quel point les Rhodiens ont manqué à leurs devoirs envers moi et la république. C'est sur quoi même je n'insiste peut-être pas suffisamment. Que voulez-vous? ils sont fous, et mes injures personnelles ne m'ont jamais touché : leur mauvaise disposition pour moi, leur partialité pour nos ennemis leur mépris obstiné pour les hommes les plus honorables, auraient pourtant bien mérité un châtiment. Ce n'est pas que je les croie tous également mauvais : mais il arrive, comme par fatalité, que ceux qui ont refusé de recevoir mon père alors fugitif, L. Lentulus, Pompée et tant d'autres citoyens illustres, sont encore aujourd'hui en possession du pouvoir, ou disposent à leur gré de ceux qui le possèdent. Ils ont la même insolence dans leur méchanceté. Il sera bon d'avoir raison d'une si détestable audace, et de ne pas laisser le mal s'accroître par l'impunité; l'intérêt de la république le réclame. — Je recommande de nouveau les intérêts de ma gloire à votre sollicitude, et je compte aujourd'hui comme toujours qu'au sénat et ailleurs votre appui ne me manquera pas. Puisque le gouvernement d'Asie est décerné aux consuls avec faculté de s'y faire remplacer jusqu'à ce qu'ils puissent s'y rendre, engagez-les, je vous prie, à me donner la préférence, et à me charger de leurs pouvoirs ici jusqu'au moment de leur arrivée. Rien ne les oblige d'y venir pendant la durée de leur magistrature, ou d'y envoyer une armée. Dolabella est en Syrie, et, comme vous l'avez prophétiquement annoncé, avant qu'il puisse être ici, Cassius aura raison de ce misérable. Il s'est vu fermer les portes d'Antioche et repousser dans toutes ses tentatives d'attaque; et, comme il ne pouvait espérer d'être plus heureux devant aucune autre ville, il s'est jeté du côté de Laodicée, place maritime de Syrie. Je ne doute pas qu'il n'y reçoive sous peu le châtiment de ses crimes; car, d'une part, il ne lui reste plus de retraite, et, de l'autre, il n'est pas en état de résister longtemps à une aussi puissante armée que celle de Cassius. Je me flatte que c'est une affaire faite, et que déjà il est écrasé. Aussi je crois qu'Hirtius et Pansa ne sont pas bien pressés d'aller promener leurs faisceaux dans la province, et qu'ils aimeront mieux exercer leur consulat à Rome. Point de doute, en conséquence, que vous n'obteniez leurs pouvoirs en mon nom pour l'Asie, si vous voulez bien les leur demander ; d'ailleurs Pansa et Hirtius me l'ont promis positivement, me parlant à moi-même, et ils me l'ont écrit depuis mon départ. De plus, Pansa a assuré notre ami commun Verrius que je n'aurais pas de successeur pendant toute la durée du consulat, et qu'il en faisait son affaire. Au reste, ce n'est pas, sur ma parole, l'amour du pouvoir qui me fait tenir à cette prolongation. Je n'ai trouvé ici que labeurs, périls et dommages personnels. Je voudrais que tout cela ne fût pas en pure perte, et qu'il me restât la satisfaction de finir ce que j'ai commencé ; c'est là ce qui m'occupe. Si j'avais pu vous envoyer tout l'argent que j'ai perçu, je serais le premier à demander un successeur ; mais je voudrais remplacer les fonds dont je me suis mis à découvert pour Cassius, et tout ce qui a été perdu par le meurtre de Trébonius, par les pillages de Dolabella et par l'infidélité des mandataires, traîtres envers l'État; et il me faut du temps pour en venir à bout. Faites, je vous prie, que je vous aie cette obligation, et mettez-y votre zèle ordinaire. — Je crois avoir assez bien mérité de la république pour prétendre, je ne dirai pas seulement à obtenir le gouvernement de cette province, mais à être traité sur le même pied que Cassius et les Brutus, comme ayant pris part à leur glorieuse entreprise et à leurs dangers, et comme identifié à leurs vues et à leurs sentiments politiques. Le premier, j'ai sapé les lois d'Antoine ; le premier, j'ai fait passer la cavalerie de Dolabella du côté de la république, et je l'ai livrée a Cassius ; le premier, j'ai fait des levées pour nous défendre tous contre une conspiration détestable; seul j'ai mis aux ordres de Cassius et de la république la Syrie et les armées qui s'y trouvaient. Certes, si je n'avais pas fourni à Cassius tant de secours en argent et en soldats, et si je n'avais pas mis la célérité que j'y ai mise, il n'eût pas osé mettre le pied en Syrie, et la république n'aurait pas aujourd'hui moins à craindre de Dolabella que d'Antoine. Et quand j'ai fait tout cela, j'étais le compagnon et l'ami de Dolabella; les liens du sang m'attachaient de très-près aux Antoines, je leur étais même redevable de mon gouvernement; mais il n'est rien que je préfère à la patrie, et j'ai commencé par déclarer la guerre à tous les miens. Quoique je n'aie pas jusqu'ici obtenu de grands résultats, je ne désespère point, et je sens que rien ne peut refroidir mon amour pour la liberté, non plus que mon ardeur et mon courage. Cependant, si, grâce aux bonnes dispositions du sénat et à l'appui des gens de bien, quelque beau témoignage assurément bien mérité venait stimuler mon zèle, j'aurais une action plus puissante sur les esprits, et je n'en pourrais que mieux servir la république. Je n'ai pu voir votre fils, lorsque j'ai été trouver Brutus; ii était déjà parti pour les quartiers d'hiver avec la cavalerie. Sur ma parole, on parle de lui de manière à me causer une vive joie pour vous, pour lui, et surtout pour moi-môme; car il est né de vous et. digne de vous, et je le regarde comme un frère. Portez-vous bien. [12,15] PUBLIUS LENTULUS, FILS DE PUBLIUS, PROPRETEUR, AUX CONSULS, AUX PRÉTEURS, AUX TRIBUNS DU PEUPLE, AU SÉNAT ET AU PEUPLE ROMAIN. Perga, 2 juin. Si votre santé est bonne, ainsi que celle de vos enfants, je m'en réjouis. Je me porte bien moi-même. Durant l'oppression de l'Asie, suite du crime de Dolabella, je me suis retiré dans la province voisine, la Macédoine, et dans les places occupées, au nom de la république, par M. Brutus, et j'y ai avisé aux moyens les plus prompts de vous remettre en possession de l'Asie et de ses revenus. Mais à l'avance Dolabella avait pris l'alarme; il s'est hâté de tout ravager, faisant main-basse sur les impôts, allant jusqu'à dépouiller et vendre comme esclaves tout ce qu'il a trouvé de citoyens romains; puis il a quitté le pays avant l'arrivée d'une force suffisante. Moi-même alors, et sans attendre cet appui, j'ai cru devoir sur-le-champ retourner à mon poste pour lever le reste des tributs, rassembler les sommes mises en dépôt, vérifier ce qui en a pu être détourné, informer contre les coupables, et vous rendre compte de tout. J'étais en route et déjà dans l'Archipel, lorsque j'appris que la flotte de Dolabella était en Lycie, et que les Rhodiens avaient en mer beaucoup de navires équipés et armés. Je réunis les vaisseaux que j'avais amenés avec moi à ceux qu'avait pris soin de rassembler le proquesteur Patricius, à qui je suis doublement attaché et par les liens de l'amitié et par une intime conformité de sentiments politiques, et je fis voile pour Rhodes. J'étais plein de confiance dans l'autorité du sénat et dans la puissance du décret qui déclare Dolabella ennemi public, ainsi que dans le traité d'alliance renouvelé avec les Rhodiens par les consuls M. Marcellus et Ser. Sulpicius; traité suivant lequel ils s'engagent, sous serment, à considérer comme ennemis les ennemis du sénat et du peuple romain. Je m'étais grandement trompé : loin d'unir leurs forces navales aux miennes, ils ont fermé à nos soldats l'entrée de la ville, du port et de la rade. Ils leur ont refusé des vivres et jusqu'à de l'eau. C'est à peine s'ils ont consenti à me recevoir avec quelques petites embarcations : il m'a fallu souffrir cette indignité, et me taire devant cette atteinte portée non-seulement à mes droits, mais encore à la majesté de l'empire et du peuple ; car j'avais appris par des lettres Interceptées que Dolabella, s'il perdait tout espoir du côté de la Syrie et de l'Egypte, voulait s'embarquer avec sa bande et ses trésors et regagner l'Italie. Il bloquait, dans cette vue, les côtes de Lycie, et avait mis embargo sur tous les navires de charge du port de deux mille amphores et au-dessus. J'en conçus de vives craintes, et voilà, pères conscrits, ce qui m'a contraint à passer l'insulte sous silence, et à en accepter pour mon compte toute la mortification. Introduit dans la ville comme par grâce, j'ai plaidé de mon mieux devant le sénat la cause de la république ; j'ai insisté sur le danger de voir le brigand s'embarquer avec ses complices; mais j'ai trouvé chez eux les esprits pervertis au point de voir la force partout, excepté dans le bon parti ; de traiter de chimère l'accord unanime de tous les ordres pour la défense de la liberté, de croire le sénat et les honnêtes gens résignés à tout souffrir, et de ne supposer à personne l'audace de déclarer Dolabella ennemi public. Enfin tous les contes inventés par la malveillance ont prévalu près d'eux sur les faits et mes assertions. Déjà cette disposition avait éclaté avant mon arrivée, lorsque, après le meurtre infâme de Trébonius, suivi de tant de forfaits et de crimes, ils envoyèrent deux députations à Dolabella; nouveauté sans exemple, contraire à leurs lois et accomplie malgré la défense de leurs magistrats. Je ne sais s'ils agissent, comme ils le disent, par suite de craintes pour leurs possessions du continent, plutôt que par aveuglement, ou par l'impulsion d'un petit nombre de furieux qui naguère ont fait les mêmes outrages à nos plus illustres citoyens, et qui sont aujourd'hui en possession des charges et du pouvoir. Toujours est-il que tous les exemples que j'ai pu citer, que tout ce que j'ai pu dire de mes dangers personnels et des périls dont Rome et l'Italie sont menacées, si ce parricide, chassé d'Asie et de Syrie, parvient à gagner l'Italie avec sa flotte, que rien n'a pu les décider à s'opposer à des malheurs qu'il leur était si facile de prévenir. Plusieurs des miens soupçonnent même leurs magistrats de m'avoir retenu et voulu amuser jusqu'à ce que la flotte de Dolabella pût être informée de ma présence à Rhodes. Quelques circonstances postérieures donnent de la consistance à ce soupçon : ainsi, par exemple, deux lieutenants de Dolabella, Sex. Marius et Tullius, ont quitté subitement la Lycie et la flotte, et se sont enfuis sur une longue barque, abandonnant tous les bâtiments de transport qu'ils avaient mis tant de peine et de temps à rassembler. — Ayant quitté Rhodes pour la Lycie avec mes vaisseaux, j'ai pu reprendre les navires de transport et les rendre à leurs maîtres. Ainsi je suis délivré de ma plus grande crainte, qui était de voir Dolabella et ses brigands passer en Italie. J'ai poursuivi sa flotte jusqu'à Syda, qui est la dernière ville de ma province. Là, j'appris qu'une partie s'était dispersée, et que le reste faisait voile pour la Syrie et Chypre. Ce résultat obtenu, j'ai vu d'autant moins d'inconvénients à retourner à mes fonctions, que Cassius, aussi bon citoyen que bon général, se trouve en Syrie à la tête d'une puissante flotte. — Je n'épargnerai ni efforts ni soins pour votre service, pères conscrits, et pour celui de la république. Je ne perds pas un moment, je ramasse autant d'argent que possible, et je vous l'enverrai avec tous les comptes. Si je parcours la province, je tâcherai de connaître et ceux dont la fidélité a conservé à la république l'argent que j'avais déposé entre leurs mains, et les lâches qui se sont rendus complices de Dolabella et de ses crimes, en lui remettant leurs fonds; et je ne manquerai pas de vous signaler les uns et les autres. Il vous paraîtra sans doute nécessaire de sévir avec vigueur contre les coupables, afin de raffermir mon autorité et la vôtre, de faciliter les rentrées et d'assurer la conservation de nos recouvrements. Déjà, pour protéger la perception et mettre la province plus à l'abri, j'ai levé un corps de volontaires; ce secours m'était absolument indispensable. Au moment où je vous écris, j'apprends qu'une trentaine de déserteurs de Dolabella provenant des levées par lui faites en Asie viennent d'arriver de Syrie en Pamphylie. Ils racontent que Dolabella s'est présenté devant Antioche, ville de Syrie; qu'il n'y a pas été reçu ; qu'il a plusieurs fois tenté l'assaut, et qu'il a été constamment repoussé avec perte ; qu'on lui a tué une centaine d'hommes, et qu'ayant abandonné ses malades, il s'est enfui pendant la nuit, se dirigeant vers Laodicée; que, pendant cette retraite nocturne, presque tous ses soldats d'Asie ont déserté; que huit cents sont retournés à Antioche, et ont fait leur soumission entre les mains des commandants laissés par Cassius, et que les autres sont descendus dans la Cilicie par le mont Amanus : c'est parmi ceux-là que se seraient trouvés les hommes de qui viennent ces nouvelles. Ils ajoutent qu'au moment où Dolabella marchait vers Laodicée, Cassius et ses troupes n'en étaient qu'à quatre jours de distance. J'ai donc bon espoir que le brigand recevra plus tôt qu'on ne le croyait le châtiment dû à ses crimes. Le 4 des nones de juin. [12,16] DE TRÉBONIUS A CICÉRON. Athènes, 25 mai. Je suis arrivé à Athènes le 11 des calendes de juin, et, suivant le plus cher de mes désirs, j'y ai trouvé votre fils tout entier à l'étude et jouissant de la meilleure réputation. Vous devinez, sans que je vous le dise, combien j'en suis heureux. Vous savez ce que vous êtes pour moi, et ce que notre vieille et franche amitié peut m'inspirer non-seulement dans un bonheur comme celui-là, mais encore pour la moindre bagatelle, du moment qu'elle vous touche. N'allez pas croire au moins, mon cher Cicéron, qu'en vous parlant ainsi de votre fils, je veuille seulement chatouiller agréablement vos oreilles. Parmi la jeunesse qui est à Athènes, il n'y a personne d'aussi aimable que notre enfant, oui notre enfant, car, entre vous et moi, tout doit être commun ; personne qui ait en même temps plus de goût pour ces études, que vous aimez, et qui sont ce qu'il y a de meilleur au monde. C'est donc avec une satisfaction sincère que je vous félicite et me félicite aussi des justes raisons que nous avons d'aimer celui que nous aimerions encore, quand il en serait moins digne. Au milieu de la conversation, il m'a parlé de l'intention de visiter l'Asie. J'ai applaudi; je l'ai même prié de réaliser son projet pendant que je gouvernerai la province. Il trouverait en moi la tendresse et les soins d'un père. Je veillerai à ce que Cratippe l'accompagne, car je ne veux point que vous regardiez ce voyage comme une interruption des études où vous le poussez. Il s'y livre avec zèle, ou, pour mieux dire, de tout cœur; mais je ne l'en excite pas moins à demander chaque jour de nouveaux progrès à l'étude et à l'exercice. — Je ne sais comment vous gouvernez les affaires au moment où j'écris. On parle de troubles. Puisse-t-il n'en être rien, et puissions-nous obtenir enfin un peu de loisir et de liberté! C'est un bonheur dont j'ai bien rarement joui jusqu'à ce jour. Toutefois, j'ai profité d'un moment pendant que j'étais en mer, et je vous envoie un petit présent de ma façon ; vous verrez à la fin un mot de vous, qui me fit tant d'honneur. La dédicace est à la suite; c'est à vous que je le dédie. Si quelques expressions vous paraissent un peu libres, l'infamie du personnage auquel je m'attaque sera mon excuse. Vous pardonnerez à ma colère. La passion n'est que trop légitime envers des hommes et des citoyens de cette espèce. D'ailleurs, on a bien passé ces licences à Lucilius. Il n'a pas montré moins de fiel. Et certes ceux qu'il attaque ne méritaient pas autant la liberté que se donne sa plume. Quant à vous, n'oubliez pas votre promesse, et faites-moi figurer le plus tut possible dans l'un de vos dialogues. Si vous composez quelque chose sur la mort de César, j'ai la confiance que vous ne me mettrez pas au dernier rang, ni parmi les acteurs du drame, ni parmi les amis de l'auteur. Prenez soin de votre santé. Je vous recommande ma mère et tous les miens. [12,17] A CORNIFICIUS. Rome, octobre. Je suis vivement touché des assurances que vous me donnez de votre souvenir, et je vous prie de me le conserver toujours. Je ne vous fais pas l'injure d'en douter. Mais j'aime à vous exprimer ce vœu de politesse et d'usage. Les nouvelles de Syrie ne parlent que de troubles. Elles m'inquiètent moins pour moi que pour vous qui en êtes si près. A Rome, calme complet : mieux vaudrait un peu de mouvement et d'action qui portât remède à nos maux. Je n'en désespère point. César l'a à cœur. Sachez que pendant votre absence, j'ai saisi l'occasion et pris ma volée. J'ai écrit avec une certaine hardiesse, je vous assure, et quelquefois sur des matières que vous-même ne désapprouveriez pas. En dernier lieu, j'ai fait un traité sur ce qui constitue la perfection dans l'éloquence; c'est un sujet sur lequel je vous ai soupçonné souvent d'être en désaccord avec moi, j'entends de ce désaccord qui peut se rencontrer entre un savant homme et un homme qui n'est pas tout à fait sans instruction. Aussi je tiens à votre suffrage. Donnez-le-moi même par indulgence, si ce n'est par conviction. Je dirai chez vous qu'on ait la complaisance de copier ce traité et de vous l'envoyer. Car enfin, dût-il au fond n'être pas goûté, certes venant de moi, dans la solitude où vous êtes, il sera, je pense, bien reçu. Me recommander, comme vous le faites, votre réputation et vos intérêts, c'est vous conformer à l'usage général, mais je vous prie de croire que je connais les droits de notre vieille amitié et que, quand je songe à vos hautes qualités, à vos nobles penchants, au glorieux avenir qui vous est promis, il n'y a personne que je vous compare peut-être, personne du moins que je mette au-dessus de vous. [12,18] A CORNIFICIUS, son collègue. Rome, octobre. C'est par la fin que je commencerai, en répondant à la dernière lettre que j'ai reçue de vous. Ainsi procédez-vous quelquefois, si je ne me trompe, vous autres grands orateurs. Vous vous plaignez de mon silence. Eh bien ! je n'ai pas une seule fois manqué d'écrire, quand on m'a fait connaître le départ de quelqu'un des vôtres. Vous me dites que vous n'agirez point à la légère, et que vous n'arrêterez aucun plan avant de savoir positivement jusqu'où peut aller ce je ne sais qui qu'on appelle Cécilius Bassus. Je n'attendais pas moins de votre prudence; mais votre lettre m'a fait grand plaisir en me le confirmant. Soyez assez bon pour m'écrire le plus souvent possible, afin que je sache ce que vous faites, et ce qui se passe, et aussi ce que vous projetez ; je vous le demande en grâce. Votre départ m'avait singulièrement affligé; mais je me consolais en pensant que vous alliez au séjour du calme, et que vous vous éloigniez des orages dont nous étions menacés. Ma double prévision a été déçue. La guerre a éclaté où vous êtes, et la paix s'est maintenue ici. Il est vrai que c'est une paix avec beaucoup de choses qui ne seraient pas de votre goût si vous les voyiez, et qui même ne plaisent guère à César ; mais c'est le sort des guerres civiles : il faut non-seulement souffrir ce que veut le vainqueur, mais encore se plier aux exigences de ceux qui l'ont aidé à vaincre. J'y suis au surplus déjà tellement fait, qu'aux jeux de César je n'ai pas éprouvé la moindre émotion en voyant la figure de T. Plancus, et en écoutant les vers de Labérius et de Publius. Sachez que ce dont je souffre par-dessus tout, c'est de n'avoir pas un ami avec qui je puisse rire librement et philosophiquement de tout ceci. Soyez cet ami-là, et revenez au plus vite. C'est ce que je vous conseille autant dans votre intérêt que dans le mien. [12,19] A CORNIFICIUS. Rome, février. Votre lettre me charme d'autant plus que j'y vois la preuve que vous avez reçu la mienne. Je savais le plaisir qu'elle vous ferait, et j'appréhendais qu'elle ne vous parvînt pas. C'est par vous que j'apprends que la guerre est en Syrie, et que César vous a donné le gouvernement de cette province. Je fais bien des vœux pour que vous vous en tiriez heureusement et à votre honneur. Vos talents et votre prudence me défendent d'en douter. Seulement je m'alarme de la possibilité d'une guerre avec les Parthes. Ce que vous me dites de vos forces confirme l'opinion que je m'en étais faite par aperçu. Aussi je souhaite ardemment que cette nation ne remue pas avant l'arrivée des légions que je sais qu'on vous envoie. Si vos troupes sont comparativement trop faibles pour tenter la fortune d'un combat, n'oubliez point ce qu'a fait Bibulus dans une situation pareille: il s'est enfermé dans une place bien défendue et bien approvisionnée, et il n'en est pas sorti tant que les Parthes sont demeurés dans la province. C'est le moment et les circonstances qui doivent décider du parti à prendre. Je serai inquiet jusqu'à ce que je sache vos déterminations. Je n'ai jamais laissé passer d'occasions sans vous écrire. Faites de même à mon égard, je vous en prie, et surtout dites bien à tous les vôtres que je suis entièrement à vous. [12,20] A CORNIFICIUS. Votre lettre m'enchante, si ce n'est que vous avez dédaigné mon pied à terre de Sinuesse, affront que cette pauvre petite villa ne vous pardonnera jamais, à moins que Cumes et Pompéi ne reçoivent de vous complète réparation, et j'y compte. Si vous m'aimez, vous serez le premier à m'écrire. Je suis plus à l'aise quand je n'ai qu'à répondre. Cependant, si la paresse vous tient comme a votre ordinaire, je romprai la glace, et ne souffrirai pas que la contagion me gagne. Je causerai plus longtemps quand je serai plus libre, car c'est a grand'peine et en plein sénat que je vous broche ces deux mots. [12,21] A CORNIFICIUS. Caius Anicius, mon ami, homme doué de tous les dons, va partir, avec une mission libre, pour l'Afrique, où ses affaires l'appellent. Je vous demande pour lui vos bons offices en toute chose, notamment dans le principal objet de son voyage. Je vous recommande surtout beaucoup d'égards. C'est son côté sensible. Faites, par exemple, ce que j'ai toujours fait spontanément pour les sénateurs qui passaient dans ma province. Donnez-lui des licteurs. Cette tradition me vient des hommes les plus éminents, qui n'avaient garde d'y manquer : n'y manquez pas, mon cher Cornificius; enfin n'oubliez rien de ce que peuvent réclamer le rang d'Anicius ou le soin de ses intérêts, et comptez sur ma reconnaissance. Portez-vous bien. [12,22] A CORNIFICIUS. Nous sommes ici en guerre ouverte avec un vrai gladiateur, avec le plus infâme des hommes, notre collègue Antoine; mais le combat n'est pas égal, nous n'avons que des paroles, et il a des armes. L'audace de ses injures ne vous épargne pas vous-même. Il le pourra payer cher. Il saura à qui il s'attaque. Je vous suppose exactement informé de ce qui se passe. Je ne dois donc vous parler que de l'avenir, hélas! trop facile à prévoir. On est comprimé. Les gens de bien manquent de chef et nos tyrannicides se sont retirés de la scène. Pansa veut le bien et parle ferme. Hirtius se rétablit lentement. A quel avenir sommes-nous destinés? je l'ignore. J'ai pourtant la confiance que le peuple romain redeviendra tôt ou tard digne de ses ancêtres. Pour moi, je ne faillirai point à la république, et, quoi qu'il arrive, pourvu que je n'aie rien à me reprocher, peu m'importe! Je ne faillirai point non plus à la défense, de votre nom et de votre caractère, tant que la liberté ne m'en sera pas ravie. Scr. Romae a. 710 (44) paulo post XIII K. Ian. L'assemblée du sénat était nombreuse le 13 des kalendes de janvier, lorsque, parmi diverses mesures graves et urgentes, je fis décréter que les provinces seraient laissées aux titulaires actuels, et ne devraient être remises à des successeurs qu'en vertu d'un ordre exprès du sénat. L'intérêt de la république le voulait ainsi, et j'étais bien aise en même temps de vous conserver votre poste. Je vous conjure, au nom de l'amitié que vous avez pour moi, au nom de l'intérêt public, de ne laisser personne s'arroger des droits dans votre province, et de songer que, pour vous, il y va du premier de tous les intérêts, de l'honneur. Je vous parlerai avec franchise l'intimité de nos rapports m'en fait une loi : eh bien! si vous aviez suivi mes conseils pour Sempronius, tout le monde vous aurait porté aux nues. Mais ce qui est fait est fait, el la chose n'a point d'importance ; ce qui eu a beaucoup, c'est de maintenir dans votre province l'autorité de la république. Je vous écrirais plus longuement, mais vos messagers me pressent. Veuillez vous charger de mes excuses pour Chérippe [12,23] A CORNIFICIUS. Rome, octobre. Stratorius ne m'a que trop bien instruit de l'état des choses dans votre province. Des abominations partout! mais plus la noblesse de votre caractère est connue, moins vous devez transiger sur des faits de cette nature. Vous avez un cœur et un esprit au-dessus de pareilles atteintes, et vous pouvez bien ne pas vous en affliger pour vous-même, mais je dis qu'il faut les réprimer. Nous reprendrons ce sujet. — Je sais positivement qu'on vous communique tout ce qui se fait à Rome; autrement je m'en chargerais d'office. Je vous parlerais notamment du coup de main de César Octavianus. La multitude est persuadée que c'est une manœuvre d'Antoine pour avoir un prétexte de fondre sur l'argent de ce jeune homme ; mais les têtes sages, les gens de bien, tiennent le fait pour vrai et l'approuvent. Que voulez-vous que je vous dise? de grandes espérances reposent sur lui. Il n'y a rien dont on ne croie qu'un sentiment d'honneur et l'amour de la gloire ne puissent le rendre capable. Quant au cher Antoine, il connaît si bien la haine dont il est l'objet, qu'il saisit des meurtriers apostés dans sa propre maison et qu'il n'ose faire confidence au public de cet attentat. Il est parti pour Brindes le sept des ides d'octobre. Il va au-devant des quatre légions de Macédoine. Il se hâte de les gagner à prix d'argent, de les amener à Rome et de s'en servir pour nous mettre la chaîne au cou. Voilà où en est la république, mais au milieu des armes, y a-t-il encore une république? Je plains bien souvent votre sort. Vous êtes trop jeune pour avoir goûté les avantages d'un gouvernement fort et régulier. Vous pouviez du moins vous flatter d'un meilleur avenir. Adieu cette espérance. Qu'espérer, hélas! quand un Antoine ose dire en pleine tribune qu'il n'y a pas sûreté pour lui à Rome, avec les hommes au milieu desquels Canutius vient de se placer ! — Je souffre ces indignités et toutes les indignités possibles, en rendant grâce à la philosophie qui me rend étranger à la crainte et qui m'arme contre les coups de la fortune, faites comme moi; ne vous croyez jamais malheureux, tant que vous êtes sans reproche. Mais je n'ai rien à vous apprendre à cet égard. J'ai toujours fait grand cas de Stratorius. Cette occasion m'apprend à mieux apprécier encore ses bons sentiments, son zèle et sa sagesse. Ayez soin de votre santé; c'est ce qui me touche le plus. [12,24] A CORNIFICIUS. Rome, janvier. Je ne laisse échapper aucune occasion de vous faire valoir, ou de vous servir plus solidement encore. En cela, j'acquitte une dette; mais ce que je fais pour vous, j'aime mieux qu'un autre que moi vous l'écrive. La chose publique réclame tous les efforts de votre zèle. Il y a là une belle carrière pour vos talents, votre courage, et la juste ambition qui vous anime. Une autre fois je vous en dirai davantage. Tout est en suspens au moment ou je vous écris : on attend le retour des députés que le sénat a envoyés, non pour demander la paix, mais pour notifier la guerre à défaut de soumission immédiate. De mon côté, je n'ai pas manque cette occasion de reprendre mon ancien rôle de défenseur de la république. J'ai déclaré hautement que je me mettais à la tête du sénat et du peuple, et le nouveau patron de la liberté ne cesse de veiller au salut publie et à la commune indépendance. Mais j'aime mieux que vous sachiez encore tout cela par d'autres. — T. Pinarius est l'un de mes plus intimes amis. Je vous le recommande aussi fortement que possible. Ce sont ses belles qualités (il les a toutes) et la parfaite conformité de nos goûts qui me l'ont rendu cher. Il s'est chargé des comptes et des affaires de mon ami Dionysius, que vous aimez tant et que je chéris plus que personne. Je ne devrais pas vous les recommander. Faites que T. Pinarius, qui est le plus reconnaissant des hommes, me remercie de vos bontés pour lui et pour Dionysius. [12,25] A QUNTUS CORNIFICIUS. Rome, avril. 1ere partie. J'ai reçu votre lettre le jour des fêtes de Bacchus, quoique Cornificius prétende l'avoir apportée le 21e jour. Il n'y a eu séance au sénat, ni le 21e ni le lendemain ; mais on s'est réuni le jour des quinquatrides, et on était fort nombreux. J'ai plaidé votre cause. Je n'ai pas, comme on dit, parlé malgré Minerve, puisque le même jour ma pauvre Minerve, protectrice de la ville, qu'un ouragan avait renversée, a été rétablie par le sénat. Pansa a donné lecture de vos lettres : un murmure d'approbation et de joie a aussitôt circulé dans l'assemblée. Le Minotaure seul a rugi, je veux dire Calvisius et Taurus. Le décret honorifique a été rendu. On avait demandé leur rappel à l'ordre, mais Pansa, plus indulgent, a passé outre. — Quant à moi, mon cher Cornificius, le jour où une lueur d'espoir pour la liberté est rentrée dans mon âme, le jour où, au milieu de la torpeur universelle. je jetai les fondements de la république, c'était le 13 des kalendes de janvier; ce jour-là même, je pourvus à une foule de choses, et je songeai en particulier à l'intérêt de votre gloire. Le sénat, vous le savez, a ratifié toutes mes propositions sur la répartition des provinces. Depuis, je n'ai cessé de me plaindre de ce qu'à votre préjudice et au grand détriment de la république, on laissât une province à un absent. J'insistai si opiniâtrement, je revins si fort chaque jour à la charge, que j'ai forcé l'adversaire à venir à Rome en dépit de lui-même; et là mes énergiques et florissantes attaques lui ont arraché du même coup ses espérances et sa proie. Je jouis vivement, je vous assure, du beau caractère que vous avez montré dans votre province et des magnifiques témoignages que vous y avez reçus. — J'accepte votre justification sur Sempronius. Il y a de ces moments où l'esclavage rend aveugle. Moi qui vous parle et de qui vous reçûtes des conseils, moi qui fus si jaloux de votre honneur, je me sentis emporté dans le tourbillon, et, la colère et le désespoir dans l'âme, je fuyais vers la Grèce, lorsque, comme de bons citoyens, les vents étésiens vinrent arrêter en quelque sorte le déserteur de la république, et lui dire : Tu n'iras pas plus loin. L'aquilon me barra passage, et d'un souffle violent me rejeta à Rhégium chez les gens de votre tribu. Le vent et la rame m'eurent bientôt ensuite rendu à la patrie; et le lendemain, quand tout courbait encore la tête, seul je me réveillai libre. J'attaquai Antoine de front. L'ivrogne bondit, et concentra sur moi sa rage. En vain chercha-t-il à m'attirer sous les coups de ses sicaires, en vain me prépara-t-il des embûches, je le lançai moi-même, tout écornant de rage et de vin, dans les filets de César Octavianus. Cet admirable enfant ne manqua ni à son propre salut, ni au mien, ni à celui de la république. Sans lui, le retour d'Antoine de Brindes devenait fatal à la patrie. Vous n'ignorez pas, je pense, ce qui s'est passé. — Mais revenons au sujet qui m'a mené si loin. Oui, j'accepte votre justification sur Sempronius. Peut-on se faire une règle fixe au milieu de si grandes perturbations? « Chaque jour, dit Térence, le temps modifie notre être et nous donne d'autres pensées. » A bord, mon cher Quintus, a bord avec nous! c'est à la poupe même qu'il faut vous asseoir. Un seul et même vaisseau porte tous les bons citoyens. Puissé-je le bien diriger! Puisse la traversée être heureuse, quels que soient les vents ! Mon expérience ne fera pas faute à la manœuvre. La vertu ne peut rien de plus. De votre côté, fortifiez, agrandissez votre âme, et, dans votre pensée, ne séparez jamais votre existence de celle de la république. A CORNIFICIUS. Rome, avril. 2e partie. Me recommander à moi Luccéius mon ami? certes je ne lui ferai faute en rien de ce que je puis. C'est une perte bien malencontreuse que celle de nos collègues Hirtius et Pansa, de deux consuls si utiles à la république. Nous sommes, il est vrai, délivrés des brigandages d'Antoine; mais il reste tant de choses à faire! Je veillerai pour la république, s'il plaît aux Dieux, jusqu'au dernier épuisement de mes forces affaiblies. Rien n'a pouvoir contre le devoir et l'honneur. Je m'arrête : j'aime mieux que les autres vous parlent de moi que de vous en parler moi-même. Tout ce qui me revient de vous satisfait à mes vœux les plus chers. Quelques-unes de vos lettres portent aux nues Cn. Minucius. Il courait sur son compte des bruits assez peu flatteurs. Dites-moi sincèrement ce qui en est, et tenez-moi au courant de tout ce qui se passe là-bas. [12,26] A CORNIFICIUS. Q. Turius, qui faisait le commerce en Afrique, était un homme de bien, et des plus honorables; les héritiers qu'il a constitués lut ressemblent, Cn. Saturninus, Sextus Aufidius, C. Annéius, Q. Considius GalIus, L. Servilius Postumius et C. Rubellinus. J'ai compris, à leur langage, qu'ils auraient plutôt à vous remercier qu'a se faire recommander près de vous ; car ils se louent si hautement de vos procédés, que, sans aucun doute, ils ont obtenu au delà de ce que j'oserais moi-même demander pour eux. Je prendrai toutefois la confiance de vous écrire : vous êtes si bon pour toutes mes recommandations ! Puisque vous leur avez prodigué les marques de votre bienveillance sans que je les aie sollicitées, je vous conjure de les en combler, maintenant que vous savez l'intérêt que je leur porte ;je vous demande par-dessus tout d'empêcher Eros Turius, affranchi de Quintus Turius, de dilapider la succession comme il l'a fait jusqu'ici, et d'accorder en toute chose appui et bonne grâce à ses héritiers. Ce sont gens à faire honneur à votre protection, et à ne jamais oublier ce qu'ils lui doivent. Vous n'en recueillerez que de la satisfaction. Encore une fois, je vous les recommande avec toutes sortes d'instances. [12,27] A CORNIFICIUS. Sext. Aufidius va presque de pair avec mes meilleurs amis pour son affectueux et assidu dévouement, et il ne le cède en illustration a aucun chevalier romain. Son caractère présente l'heureux contraste d'une extrême sévérité de mœurs, unie à la facilité de commerce la plus grande. Je vous recommande ses intérêts en Afrique avec toute la chaleur et toute l'instance possible : ce sera m'obliger particulièrement que de lui faire voir que mon intervention est de quelque poids auprès de vous; et je vous le demande, mon cher Cornificius, avec beaucoup d'instances. [12,28] A CORNIFICIUS. Rome, avril. Vous avez raison, c'est à Lilybée même qu'il aurait fallu faire justice des misérables qui vous ont fait trembler pour Lilybée; mais vous avez craint, dites-vous, de montrer de la passion dans la vengeance : je vous entends; vous avez craint de ne point paraître assez grave, assez puissant sur vous-même, assez fidèle à votre noble caractère, il existait entre votre père et moi une sorte d'alliance pour la défense de la république. Je suis charmé de voir cette alliance se renouveler entre nous : ce sont là des nœuds qui ne s'affaibliront jamais, mon cher Cornificius. Non, point de remercîments : voilà qui est fort bien encore, et c'est un usage à maintenir entre nous. Le sénat s'occuperait de vous davantage, si, pendant l'absence des consuls, il s'assemblait pour autre chose que pour des incidents extraordinaires. Nulle apparence qu'il puisse traiter l'affaire des deux millions ni celle des cinq millions de sesterces. Mon avis est que vous agissiez en vertu du sénatus-consulte, et que vous mettiez un emprunt en recouvrement. Je pense qu'on vous donne des détails sur ce qui se passe, à mesure qu'on vous envoie les actes officiels. J'ai bonne espérance. La république occupe et remplit toutes mes pensées. J'attaque de front ses ennemis. Les choses se débrouillent ; elles auraient été beaucoup plus faciles, si tout le monde avait fait son devoir. [12,29] A CORNIFICIUS. Rome, avril. Vous qui savez tout ce qui me touche, vous savez l'intimité de mes rapports avec L. Lamia : je ne crois pas qu'il y ait un seul citoyen qui les ignore, car il s'en fit une révélation publique à l'époque ou le consul Gabinius força Lamia de s'exiler pour avoir défendu ma vie avec indépendance et courage. Ce n'est pas au surplus de ce moment que date notre liaison, et c'est même parce que nous étions alors fort étroitement liés depuis longtemps qu'il ne recula devant aucun danger pour moi. Indépendamment de ses titres, de ses droits sacrés à ma reconnaissance, Lamia est un homme charmant ; je n'en connais pas de plus aimable au monde. Cela dit, dois-je me mettre en peine des termes dans lesquels je vous le recommanderai? Imaginez tout ce que la plus tendre affection peut inspirer de plus pressant. Mais je veux que vous sachiez quel prix infini j'attache à tout ce que vous ferez pour lui, pour ses affaires, ses agents, ses affranchis, toute sa maison enfin. Je vous en saurai autant de gré que pour moi-même. Il y a une chose dont je suis sûr : c'est que vous jugez trop bien les hommes pour ne pas accueillir Lamia avec empressement, même sans ma recommandation. On m'a dit, il est vrai, que vous lui reprochiez d'avoir apposé sa signature à certain sénatus-consulte dont vous avez fort à vous plaindre. Je vous assure qu'il n'a pris part à aucun des décrets de ces consuls-là : combien de décrets faux ne faisait-on pas d'ailleurs à cette époque? Croyez-vous, par exemple, que j'aie pris part au sénatus-consulte de Sempronius, moi qui n'étais pas même à Rome alors, et qui vous en ai écrit tout chaud? Assez là-dessus. Je vous prie, mon cher Cornificius, avec toute sorte d'instances, de regarder les affaires de Lamia comme les miennes, et de le traiter de façon qu'il ait des remerciements à ne faire. Vous ne pouvez rien faire qui me soit plus agréable. Ayez soin de votre santé. [12,30] A CONINIFICIUS. Rome, mai. Je ne vous écris, dites-vous, que par des plaideurs; j'en conviens, et même fort souvent. Vous avez si bien fait qu'on ne se croit bienvenu de vous que quand on a une lettre de moi. Ai-je d'ailleurs laissé partir un seul des vôtres sans vous donner de mes nouvelles? privé de vous et de vos entretiens, ai-je de plus doux passe-temps que de vous écrire et de vous lire? Malheureusement je ne puis me donner carrière pour mon compte au gré de mon envie. C'est un de mes chagrins; je suis si occupé! Si je l'étais moins, ce ne sont pas des lettres que vous recevriez, ce sont des volumes, oui, des volumes, et c'est vous qui devriez m'en écrire; car bien que vous ayez fort à faire aussi sans doute, vous avez cependant plus de temps : et quand il n'en serait rien, vous devriez au moins vous taire et ne pas me chercher querelle. Comment oser, m'écrivant si peu, me reprocher de ne pas vous écrire assez? Mes occupations naguère étaient immenses, consacré tout entier, comme je l'étais, à la défense de la république; aujourd'hui, je vous assure, elles sont plus grandes encore. Semblable à ces malades qu'on croit sauvés et dont une rechute vient empirer la position, nous sommes dans un redoublement; après le combat et la guerre, il nous faut tirer le glaive encore. Mais c'est assez de ces réflexions. — Croyez, mon cher Cornificius, que je n'ai le cœur ni assez froid ni assez barbare pour ne pas répondre avec effusion à de bons procédés et à l'amitié qu'on me témoigne. Je ne doutais pas de voire affection sans doute, mais elle m'est mieux connue encore depuis que j'ai vu Chérippe. Quel homme excellent! si je me suis toujours senti du goût pour lui, je puis dire que ce goût est devenu une passion. Il m'a si bien représenté non-seulement vos sentiments et vos paroles, mais jusqu'aux moindres mouvements de votre visage ! Aussi ne craignez pas que je sois fâché de n'avoir reçu de vous qu'une circulaire comme les autres. Mais je vous somme de m'écrire désormais pour moi; encore ne vous fais-je cette sommation qu'avec un doux visage et d'un ton amical. — J'en viens aux dépenses où les besoins de la guerre vous entraînent. Malheureusement, il m'est impossible de vous fournir des secours, parce que le sénat est sans chef depuis la mort des consuls, et que les embarras du trésor public sont au delà de tout ce qu'on peut imaginer. On cherche de l'argent de tous cotés pour s'acquitter envers les soldats qui ont si bien mérité de la république; et je ne crois pas qu'on réussisse à en trouver. Il faudra recourir à un tribut (On n'y avait pas eu recours depuis Paul-Emiile.). —Ce doit être peu de chose que l'affaire d'Attius Dionysius. Stratorius ne m'en a pas parlé. Non certes, vous ne pouvez vous intéresser à P. Luccéius plus que je ne le fais. Nous sommes intimement liés. Mais lorsque j'ai pressé les commissaires d'accorder un ajournement, ils m'ont démontré que le compromis et le serment leur liaient absolument les mains. Luccéius n'a d'autre parti à prendre que de venir. Au surplus, s'il en a cru mes avis, il sera à Rome au moment ou vous lirez ma lettre. Vous comptiez sur Pansa pour obtenir, par mon entremise, divers objets dont vous me parlez, surtout de l'argent; vous ignoriez sa mort. Assurément s'il vivait, votre attente n'eût pas été trompée; il vous aimait tant! Mais que faire aujourd'hui qu'il n'est plus? Je ne vois rien de possible. — Vous avez cent fois raison pour Vénuléius, Latinus et Horatius (Lieutenants de Calvisius, par lesquels il voulait gouverner l'Afrique en son absence) ; mais je suis loin de vous approuver lorsque, pour les consoler, vous voulez ôter les licteurs à vos propres lieutenants. Il ne faut jamais placer sur la même ligne des hommes honorables et des hommes déshonorés. Mon opinion est que, s'ils ne renoncent pas à leurs prétentions, vous devez vous prévaloir du sénatus-consulte et les y contraindre. Je crois avoir à peu près répondu à tous les articles de votre lettre, qui m'est arrivée en double. Il ne me reste plus qu'à vous assurer de nouveau que rien ne m'est plus cher au monde que tout ce qui vous touche.