[7,0] LIVRE VII. [7,1] A M. MARIUS. Rome. Si c'est à cause de votre mauvaise santé, ou par suite d'indisposition, que vous n'êtes pas venu aux jeux, c'est du bonheur plutôt que de la sagesse. Mais si vous méprisez ce que le vulgaire admire, et si, bien portant, vous restez chez vous par volonté et par choix, je me réjouis tout ensemble de votre bonne santé comme de votre bon goût, et je vous loue de vos dédains pour ces objets d'une admiration saus cause. Seulement vous avez, j'espère, mis à profit vos loisirs; et vous étiez à cet égard en merveilleuse liberté, puisqu'on vous avait laissé à peu près seul dans votre charmante habitation. Aussi, sur ce lit de repos, d'où vous découvrez Misène, grâce à votre belle percée à travers les bois de Stabies, vous passiez, j'en suis sûr, vos matinées à de douces lectures, pendant que vos déserteurs assistaient, à moitié dormant, à des farces de carrefour. Le reste du jour vous pouviez l'employer encore à des divertissements de votre choix, tandis qu'il nous a fallu supporter tout ce qu'il a plu à Sp. Mécius d'honorer de son approbation. Représentations à grand fracas, si vous voulez le savoir, mais bien peu faites pour vous plaire. Je juge de votre goût par le mien. D'abord, on a vu reparaître, en l'honneur de la scène, des gens que, pour l'honneur de la scène, on avait selon moi fort sagement congédiés. Ensuite Ésope, vos amours, s'est montré tel qu'il y aurait eu aussi unanimité pour sa retraite. En commençant le serment, à ces mots : "Si Sciens Fallo", la voix lui a manqué. C'est assez de ces détails; vous savez le reste. En vérité, on n'y a pas même trouvé l'agrément des jeux ordinaires. Un luxe d'appareil à ôté tout le plaisir du spectacle, et dont sans doute vous vous consolerez aisément d'avoir été privé. Où est le beau, je vous le demande, de voir défiler six cents mulets dans Clytemnestre, de passer en revue, soit trois mille coupes dans le Cheval de Troie, soit encore, dans je ne sais quel combat, toutes les armes diverses de la cavalerie et de l'infanterie; attirail qui a fait ouvrir de grands yeux au peuple, mais qui n'eût pas eu de grands charmes pour vous? Pour peu que vous ayez eu votre Protogène, et qu'il vous ait lu autre chose que mes discours, vous avez certes passé votre temps bien mieux qu'aucun de nous. Il n'y a pas d'apparence que vous regrettiez les jeux grecs ni les jeux osques. Les jeux osques, vous pouvez vous en donner le plaisir en plein sénat ; quant aux jeux grecs, vous êtes si peu amateur de tout ce qui est grec, que vous évitez même la voie grecque pour aller à votre campagne. Les athlètes, vous ne vous en souciez pas beaucoup non plus sans doute, vous qui avez fait fi des gladiateurs. Pompée confesse lui-même y avoir perdu sa peine et son huile. Le reste de la fête a consisté en deux chasses, qui ont duré cinq jours, et qu'on a unanimement trouvées magnifiques. Mais quel plaisir pour un esprit délicat que la vue ou d'un pauvre homme déchiré par quelque bête monstrueuse, ou d'un noble animal que l'épieu a percé d'outre en outre? Etait-ce chose à voir? vous l'avez vue cent fois. Et nous, qui en avons eu le spectacle, nous n'y avons rien trouvé de neuf. On avait réservé les éléphants pour le dernier jour. Grande admiration du vulgaire et de la foule; mais de plaisir, point. Que dis-je? c'était plutôt un sentiment de compassion, naissant de l'idée que l'instinct de cet animal le rapproche de l'homme. Du reste, n'allez pas croire que j'ai été tout au plaisir et en parfaite liberté d'esprit durant ces jours de fêtes et ces jeux scéniques. Non. Je me suis époumoné à plaider pour votre ami Gallus Caninius. Que si j'avais affaire à un public aussi facile pour moi que pour Ésope, je laisserais là le métier de grand cœur, et j'irais vivre avec vous et ceux qui nous ressemblent. Il me pesait dans le temps même que j'étais stimulé par l'âge et l'ambition, et que rien ne me forçait à me charger des causes qu'il me répugnait de défendre. Qu'est-ce aujourd'hui où la vie est finie pour moi ? Je n'attends aucun fruit de mes efforts ; et souvent, par condescendance pour des gens à qui j'ai des obligations, je me vois forcé d'en défendre d'autres à qui je n'en ai guère. Aussi je cherche toute sorte de missons pour vivre enfin à ma guise : et vous faites, vous, très bien de ne songer qu'à prendre du bon temps. Seulement vous en employez trop peu à me venir voir; mais je ne veux pas trop m'en plaindre; car, si vous étiez à Rome, ces malheureuses occupations qui m'absorbent, ne nous laisseraient pas la liberté de jouir, moi de vous, vous de moi, si tant est que vous trouviez en moi un peu de cet attrait que je trouve en vous. Mais que ma chaîne vienne un jour à se relâcher (je ne demande pas à la rompre tout à fait) et je prétends vous apprendre l'art de bien vivre, à vous qui pourtant, depuis tant d'années, ne vous occupez d'autre chose. Continuez seulement, je vous en conjure, à avoir de grands ménagements, de grands soins pour cette santé si délicate, afin que nous puissions ensemble visiter nos villas, et faire bien des excursions en litière. — Si je vous en écris aujourd'hui plus long que d'habitude, ce n'est pas excès de loisir; c'est pure amitié. J'ai une certaine lettre, vous en souvenez-vous? où vous m'avez doucement insinué de vous raconter quelque chose là qui pût vous dédommager de ne pas voir les jeux. Si j'ai réussi, tant mieux; sinon, je m'en consolerai en pensant que vous serez désormais forcé de venir vous-même, que j'aurai ainsi la joie de vous voir, et que vous ne placerez plus en mes lettres l'espérance de vos plaisirs. Adieu. [7,2] A M. MARIUS. Rome, décembre. J'accomplirai fidèlement vos prescriptions. Mais vous êtes habile en vérité de choisir pour mandataire un homme qui a précisément intérêt à ce qu'on vende le plus cher possible. Au moins est-ce de la prévoyance que de m'avoir donné votre mot. Si vous m'aviez laissé pleins pouvoirs, par pure amitié pour vous, j'aurais arrangé l'affaire avec les cohéritiers. Maintenant que je sais votre prix, j'aposterai un enchérisseur plutôt que de laisser vendre au-dessous. Mais trêve de plaisanteries. Je m'occuperai sérieusement de cette affaire. — La condamnation de Bursa vous a réjoui, je n'en doute pas. Cependant vous êtes bien réservé dans vos compliments; c'est un homme si abject, direz-vous, que ma joie ne peut pas être bien grande. Je vous assure moi que je me félicite de ce jugement plus que de la mort de mon ennemi (Clodius). D'abord justice vaut mieux que voie de fait ; et parlez-moi d'un succès qui soit glorieux pour vos amis, sans entraîner leur ruine. Enfin ce qui me charme par-dessus tout, c'est la sympathie des gens de bien, dans cette incroyable lutte où se mêlait un homme aussi illustre et aussi puissant (Pompée.) — De plus, je vous dirai, dussiez-vous ne pas me croire, que je déteste ce misérable plus encore que je ne détestais Clodius. J'avais attaqué celui-ci ; celui-là je l'avais défendu. Le premier, pour avoir ma tête, mettait en péril toute la république; il y avait du moins de la grandeur dans ses projets. D'ailleurs il n'agissait pas d'instinct. Il était poussé par des gens qui se sentaient perdus, s'ils ne me perdaient ; au lieu que ce petit singe m'avait pris spontanément pour point de mire. Si bien que mes ennemis s'étaient flattés de l'avoir toujours sous main pour le lancer sur moi. Sautez donc de joie, mon cher Marius, je vous l'ordonne ; c'est un grand point de gagné. Il a fallu chez les juges un courage comme on n'en a jamais vu, pour oser prononcer une condamnation en dépit de la puissance même qui les avait choisis; et ils ne l'eussent jamais fait, s'ils ne s'étaient associés à mes ressentiments, comme à des injures personnelles. — Nous avons ici, pour nous récréer, tant de causes célèbres et tant de nouvelles lois que, dans l'impatience de vous voir, nous faisons tous les jours des vœux pour qu'il n'y ait point d'intercalation cette année. [7,3] A M. MARIUS. Rome, juillet. Je songe sans cesse à la longue suite des calamités qui nous accablent, et qui ne sont hélas ! pas près de finir ; et il m'arrive souvent, au milieu de mes réflexions de me reporter à l'époque où j'ai commencé à vous connaître. J'ai retenu jusqu'au jour où je vous vis pour la première fois; c'était le 3 des ides de mai, sous le consulat de Lentulus et de Marcellus. J'étais allé le soir à Pompéi. Vous vîntes m'y trouver en grande alarme. Vous croyiez mon honneur et ma vie en péril. En restant en Italie, disiez-vous, je trahissais mon devoir; en partant pour la guerre, vous étiez effrayé des dangers que je courais. Mon trouble était si grand, vous l'avez vu, que je ne savais pas distinguer le bon parti : cependant je fus moins touché des exigences de mon salut que des scrupules de l'honneur et du cri de l'opinion. Je ne tardai pas à m'en repentir, non pour mes dangers personnels; mais j'avais été chercher un si déplorable spectacle des troupes peu nombreuses et mal aguerries, des hommes, je parle des grosses tètes, des hommes qui tous, à l'exception du chef d'un très petit nombre, ne respiraient que le pillage ; des discours à faire d'autant plus frémir, que la victoire pouvait les convertir en réalités; pas un personnage considérable qui ne fût criblé de dettes : que demandez- vous de plus? II n'y avait rien, absolument rien de bon, si ce n'est la cause que l'on servait. Devant ce tableau je désespérais naturellement de la victoire, et je reparlais de la paix que j'avais toujours conseillée. Pompée fut sourd à toute idée de dénouement pacifique. Je voulus alors lui persuader de traîner du moins la guerre en longueur : il entrait quelquefois dans cette vue; il paraissait disposé à l'adopter; et je l'y aurais amené tout à fait, sans je ne sais quel coup de main heureux qui lui fit prendre une confiance aveugle en ses troupes. Depuis ce moment, il n'y eut plus rien du guerrier dans ce grand homme. De pauvres recrues, une armée composée de toutes pièces fut mise aux prises avec des bataillons formidables. Honteusement vaincu, forcé jusque dans son camp, il s'échappa seul et sans suite. Ce fut pour moi le signal de la retraite. J'avais jugé les chances inégales avant le combat : pouvaient-elles nous revenir après la défaite ? Je quittai une partie qui ne m'offrait d'autre alternative que de périr les armes à la main, ou de tomber dans une embûche ; de devenir la proie du vainqueur, ou d'aller demander secours à Juba ; de me condamner a l'exil, ou de me donner la mort. A moins de se soumettre et de se fier au vainqueur, il n'y avait pas d'autres partis. Le plus tolérable, surtout pour un homme qui n'avait rien à se reprocher, eût été l'exil, où l'honneur restait sauf; l'exil, il ne faut pas l'oublier, qui éloignait d'une ville ou tout était sujet de douleur. Mais à l'exil je préférai ma famille et mon chez moi, si on peut dire aujourd'hui qu'il y a un chez soi au monde. Vous le voyez, j'avais tout prédit, tout prévu. J'arrivai dans mes foyers: je n'avais pas l'espoir d'y être heureux, mais avec l'ombre seule de la république je m'y serais cru dans ma patrie ; sinon, dans l'exil. Je ne vis pas de raison suffisante pour me donner la mort, quoique j'en visse mille pour la désirer. Il y a longtemps qu'on a dit pour la première fois que « qui déchoit ne peut plus aimer la vie. » Mais pourtant je trouve une grande consolation à sentir ma conscience nette, surtout quand j'ai deux points d'appui tels que ma passion pour les lettres et la gloire de mon nom. La première, je ne la perdrai qu'avec la vie; la mort même ne me dépouillera pas de la seconde. Si je vous en dis tant et si je vous importune, mon excuse sera dans l'affection que je vous connais pour moi et pour la république. Je tenais a vous montrer l'enchaînement de ma conduite, et vous savez maintenant qu'à aucune époque je n'ai voulu pour personne de pouvoir au-dessus du pouvoir de la république tout entière; que j'ai désiré la paix, quand j'ai vu toute résistance impossible contre un homme que quelqu'un avait comme à plaisir rendu puissant; qu'après la perte de l'armée et de son chef, notre seule espérance, j'ai persisté à désirer la paix pour tout le monde; que mes cris n'ayant pu prévaloir, j'ai mis fin à la lutte en ce qui me concernait. Maintenant, si Rome est Rome encore, je suis citoyen; sinon, je suis un exilé ; autant vaut l'être ici qu'a Rhodes ou à Mitylenes. J'aurais préféré vous donner ces détails de vive voix. Mais il eût fallu trop attendre. Les voilà par écrit. Vous avez de quoi répondre à ceux qui m'attaquent. On me fait un crime de vivre, mais ma mort n'eût en rien servi la république. Ne voit-on donc point, hélas! qu'il n'en a péri que trop déjà, qui vivraient si on m'eût écouté? On nous eût fait de dures conditions, mais l'honneur eût été sauf. Nous n'avions pas la force, mais nous avions le droit. Je crains, je le répète, que ma lettre ne vous paraisse bien longue. Prouvez-moi le contraire, en m'en écrivant une plus longue encore. Si je puis finir quelques affaires qui me retiennent, j'espère ne pas être longtemps sans vous voir. [7,4] A M. MARIUS. Cumes, août. Le 9 des kalendes, je suis arrivé à Cumes, avec Libon votre ami et le mien. Je pense déjà à aller à Pompéï. Je vous dirai le jour à l'avance. Vous vous portez bien, j'espère! Je le désire toujours, mais plus encore pendant que je suis ici. Qui peut dire quand nous nous reverrons plus tard ? Aussi, si vous avez quelques comptes à régler avec la goutte, ajournez-les. Adieu, et comptez sur moi d'ici à deux ou trois jours. [7,5] A CÉSAR IMPERATOR. Rome, février. Voyez si je ne vous regarde point comme un autre moi-même, non-seulement pour mes intérêts personnels, mais encore pour ceux de mes amis. J'avais résolu, quelque part que je dusse aller, d'emmener C. Trébatius et de ne le ramener à Rome qu'après avoir réalisé tout le bien que je lui veux. Le séjour de Pompée s'est prolongé plus longtemps que je ne le pensais ; et par suite d'une hésitation dont vous n'ignorez pas la cause, il est possible que je ne parte point ou que je parte trop tard. Eh bien ! voyez quelle pensée s'est logée dans ma tête : tout ce que je voulais pour Trébatius, j'ai imaginé qu'il pourrait l'obtenir de vous, et par Hercule, je lui ai dit que les effets de votre généreuse bienveillance n'étaient pas moins sûrs que les promesses de mon amitié. — Mais voici un incident curieux qui a justifié, comme à point nommé, ma confiance, et qui me garantit vos bontés. J'étais chez moi à causer avec Balbus, notre ami, et je lui parlais sérieusement de mes vues pour Trébatius ; on me remet une lettre de vous. Or voici ce que j'y lis à la fin : « Puisque vous me recommandez M. [Titinius}, j'en ferai le roi des Gaules, à moins que vous n'aimiez mieux eu faire le lieutenant de Lepta. Avez-vous quelque autre fortune à faire, je m'en charge. » Balbus et moi d'élever les mains au ciel. Une coïncidence si extraordinaire nous parut, je ne dirai pas un jeu du hasard, mais une faveur des dieux. Je vous envoie donc Trébatius non plus seulement de propos délibéré, mais d'après votre invitation formelle. — Choyez-le, je vous en prie, mon cher César, avec la bonté qui vous caractérise, et réunissez sur lui la somme entière de bienveillance que je puis attendre de vous pour tous mes amis ensemble. Je vous réponds de lui, comme je vous ai répondu de Milon, non plus dans ce langage suranné dont vous vous êtes moqué si justement ; c'est en bon latin, comme parlent les honnêtes gens, que j'affirme qu'il n'y a pas d'homme plus essentiellement honnête et bon, ni plus réservé. Ajoutez que pour le droit civil il fait école ; que sa mémoire est merveilleuse, et son savoir, immense. Je ne vous demande pour lui ni tribunat de légion, ni préfecture, ni aucun autre emploi déterminé. Je vous demande votre bienveillance et votre généreuse amitié, sans m'opposer d'ailleurs à ce que, si tel est votre bon plaisir, il reçoive de vous ces témoignages de confiance et de faveur qui flattent toujours l'amour-propre. Enfin je fais passer Trébatius, comme on dit, de mes mains dans vos mains, dans vos victorieuses et fidèles mains. J'insiste trop peut-être; avec vous je ne le devrais pas. Mais je vois d'ici que vous me le pardonnerez. Ayez soin de votre santé, et aimez-moi comme vous savez aimer. [7,6] A TRÉBATIUS. Rome, avril. Je n'adresse pas une lettre à César ou à Balbus, sans y mettre un mot pour vous, non pas un mot banal, mais de ces mots significatifs qui disent hautement tout le bien qu'on veut aux gens. De votre côté, point de faiblesses, point de regrets frivoles de Rome et de ses habitudes. Vous êtes parti avec un but : mettez-y de la suite, du courage, et arrivez. Vos amis vous pardonnent votre absence, comme pardonnèrent autrefois à Médée « les riches et puissantes matrones de la haute ville de Corinthe,» à qui elle sut persuader par artifice qu'elles ne devaient pas lui faire un crime de s'être éloignée de sa patrie. Que de fois n'a-t-on pas été utile à soi et à ses concitoyens loin de sa patrie ! que de fois n'a-t-on pas trouvé la honte sur le sol natal ! C'est ce qui vous attendait, si nous ne vous eussions chassé de Rome. Je reviendrai une autre fois sur ce texte. En attendant, vous qui enseignez si bien aux autres à prendre leurs sûretés, prenez les vôtres contre les chariots bretons, et puisque j'ai déjà fait parler Médée, souvenez-vous toujours de son conseil : « n'est sage que qui sait être sage à son profit. » Ayez soin de votre santé. [7,7] A TRÉBATTOS. Rome, mai. Je ne cesse d'écrire pour vous. Quel est l'effet de mes recommandations? C'est à vous que je le demande. J'espère beaucoup de Balbus ; il reçoit à chaque instant des lettres de moi toutes plus pressantes les unes que les autres. Ce qui m'étonne, c'est de ne pas avoir des nouvelles de vous chaque fois que j'en ai de mon frère. Cette Bretagne n'a donc ni mine d'or ni mine d'argent. S'il en est ainsi, prenez un de ses chariots, et revenez-nous bien vite. Mais si ce que nous voulons pour vous ne peut se faire qu'en Bretagne, arrangez-vous alors pour gagner l'amitié de César. Mon frère vous y aidera puissamment, et Balbus aussi. Mais croyez-moi, votre probité et votre travail y feront encore plus. Tout concourt à vous servir. Vous avez en César le plus généreux des patrons; vous êtes dans l'âge le plus propice, et recommandé, si on le fut jamais. Ne redoutez qu'une chose, c'est de ne pas savoir profiter de tous ces avantages. [7,8] A TRÉBATIUS. Rome, mars. César m'écrit, avec toute sorte de bontés, qu'il n'a pas encore fait entièrement votre connaissance ; que ses occupations en sont cause ; mais que cela viendra. Je lui réponds qu'il ne peut rien faire de plus agréable pour moi que de vous accorder, dans la plus large mesure, attachement, bienveillance et faveur. Mais je vois, par votre lettre, que votre impatience passe toute raison, et j'admire que vous ayez fait fi des avantages du tribunat, surtout lorsque l'on vous dispensait des fatigues du service militaire. Je m'en plaindrai à Vacerra et à Manilius. Quant à Cornélius, je ne lui en dirai mot. Il est trop compromis par cette étourderie d'un homme qui fait profession d'être son disciple. Pourquoi donc ne pas saisir une occasion que vous ne retrouverez jamais si sûre et si belle? J'ai fait ce que vous me demandez pour le fameux jurisconsulte Précianus ; je ne cesse de vous recommander à lui. Il m'a écrit en effet que vous lui deviez des remercîments. De quoi s'agit-il, je vous prie? Mandez-le-moi. Je compte que vous m'écrirez de votre Bretagne. Adieu. [7,9] A TRÉBATIUS. Rome, août. Il y a un siècle que je ne sais plus ce que vous devenez. Vous ne m'écrivez point; et voilà deux mois que je ne vous ai écrit moi-même. Vous n'êtes pas avec mon frère Quintus, et je ne sais ni où ni par qui vous écrire. Dites-moi donc ce que vous faites et où vous comptez passer l'hiver. Je voudrais que ce fût avec César. Dans l'affliction où il se trouve, je n'ose lui écrire ; mais j'ai écrit à Balbus. Songez à vos intérêts. Ne revenez pas si vite, et revenez les mains pleines. Rien ne vous presse, surtout depuis la mort de Battara. Mais vous n'avez pas besoin de conseil. Mandez-moi seulement le parti auquel vous vous serez arrêté. Vous avait un ami qu'on appelle, je crois, Cn. Octavius, ou peut-être Cn. Cornélius, grand homme d'ailleurs, et de la plus haute origine, un fils de la terre enfin. Ce quidam, qui sait que je suis votre ami, ne cesse de m'inviter à souper. Je ne me suis pas encore rendu à son invitation, mais je n'y suis pas moins sensible. [7,10] A TREBATIUS. Rome, août. Je lis votre lettre, et je vois que vous passez pour un très-grand jurisconsulte aux yeux de César. Applaudissez-vous d'être dans un pays où l'on vous tient pour savoir quelque chose. Que n'êtes-vous allé aussi en Bretagne ! On eût fait le tour de cette grande île avant de trouver un plus habile que vous. Je vous dirai toutefois (laissez-moi rire un peu, à votre exemple) que je suis tant soit peu jaloux de vous voir appelé si souvent chez un homme dont personne ne peut approcher, tant il est occupé, non pas certes, tant il est fier. — Pourquoi, s'il vous plaît, ne me donner aucun détail? vous savez, par Hercule, que vos affaires me touchent autant que si elles m'étaient personnelles. J'ai bien peur que vous ne geliez dans vos quartiers d'hiver : mettez double bûche au foyer ; ainsi pensent Mucius et Manilius ; d'autant que votre garde-robe est assez légère. D'un autre côté pourtant, on dit qu'il fait assez chaud maintenant là où vous êtes ; et je me suis mis à trembler pour vous à cette nouvelle. Heureusement, vous êtes moins aventureux à la guerre qu'au barreau, nageur passionné à qui l'eau salée fait peur, vous qui avez si peu d'amour pour les chars bretons, et qu'on ne pouvait ici arracher aux andabates. Mais trêve de raillerie. — Vous savez très-pertinemment en quels termes j'ai écrit à César : combien de fois, moi seul je le sais. J'avais à la fin mis un temps d'arrêt pour ne pas paraître douter des bonnes dispositions du plus généreux et du plus affectueux des hommes. Cependant il m'a paru bon de glisser un souvenir dans ma dernière lettre. Dites-moi ce que ce mot aura produit et parlez-moi en même temps de votre position et de vos projets. Je désire connaître ce que vous faites, ce que vous espérez et combien de temps doivent durer, d'après vos calculs, votre absence et notre séparation. Croyez, je vous prie, que ma seule consolation de ne pas vous avoir ici, est de penser que votre intérêt l'exige. S'il en était autrement, ce serait une folie sans pareille à nous deux, à moi de ne pas vous rappeler vite à Rome, à vous de ne pas prendre des ailes pour y arriver. Je fais, parbleu, plus de cas d'une causerie badine ou sérieuse avec vous que de tous les peuples étrangers ensemble, et même de nos frères les Éduens. Mettez-moi donc bien vite au courant de tout ce qui vous touche. — Faut-il vous aider de mes consolations, de mes conseils ou de ma bourse? [7,11] A TRÉBATIUS. Rome. Si vous n'aviez déjà quitté Rome, à coup sûr vous voudriez en être dehors aujourd'hui ; car à quoi sert un jurisconsulte au milieu de tant d'interrègnes? Pour moi, j'engage tout débiteur à réclamer deux remises à chaque interroi. Helas! mon maître, ne trouvez-vous point que votre élève est d'une assez jolie force en droit civil? Mais, peste! qu'arrivé-t-il et quelle métamorphose ? de la gaieté, des plaisanteries, dans vos lettres! Voilà qui a bonne mine. J'en voudrais dire autant de mes statues de Tusculum. Mais je veux être au fait. On dit que César vous consulte; j'aimerais mieux qu'il consultât votre intérêt. S'il a l'intention de s'occuper de vous, ou si déjà même il s'en occupe, résignez-vous à ce maudit service militaire et demeurez. Je me consolerai de votre absence en pensant qu'elle est utile à votre fortune. Si nos efforts n'aboutissent à rien, revenez. Il faudra bien qu'un jour il y ait ici quelque chose à votre convenance. Au pis aller, est-ce qu'un de nos entretiens ne vaut pas toutes les Samarobrives du monde? De plus, considérez qu'un prompt retour ne permettrait pas aux mauvais plaisants de mordre ; mais qu'en prolongeant votre absence sans résultat, je ne vous réponds point des lardons de Labérius, peut-être même de notre ami Valérius. Au fait, ce serait une bonne figure à mettre en scène qu'un jurisconsulte breton. — Vous riez : moi, je ne ris pas. Je badine pour n'en pas perdre l'habitude. Au fond je parle sérieusement. Voici donc, plaisanterie à part, ce que je vous conseille en ami : si ma recommandation atteint son but, point de regrets. Ne songez qu'à votre fortune, à votre réputation. Si l'effet ne répond pas aux promesses, revenez auprès de nous. Mais je me persuade que, si vous le voulez bien, on ne refusera rien à votre mérite et à mon amitié. [7,12] A TRÉBATIUS. Rome. Je ne pouvais m'expliquer votre silence. Pansa me dit que vous êtes devenu épicurien. Le beau résultat de votre campagne ! Que serait-il donc arrivé si je vous avais envoyé à Tarente, au lieu de vous envoyer à Samarobrive? Je n'aimais déjà pas trop à vous voir dans les mêmes eaux que mon ami Séius. Que va devenir votre droit civil, maintenant que vous rapportez tout à votre intérêt, rien à l'intérêt de vos clients? Que va devenir chez vous cet axiome de la bonne foi : Bien agir avec les gens de bien? Est-ce être homme de bien que de ne songer qu'à soi, comme vous l'allez faire? Quel droit ferez-vous présider aux partages des biens communs, vous qui ne reconnaissez de communauté avec personne, et qui ne prenez que le plaisir pour guide et pour mesure? Comment ferez-vous pour jurer, une pierre à la main, par Jupiter, puisque vous savez d'aujourd'hui que Jupiter ne se fâche jamais contre personne? Enfin, que vont devenir vos clients d'Ulubre, puisque vous faites profession de ne pas vous mêler de politique? Sérieusement, si vous nous désertez, je m'en afflige; si votre épicuréisme n'est au contraire qu'un calcul de flatterie pour Pansa, je vous le pardonne. Seulement mandez moi de temps en temps ce que vous faites, et ce que je puis moi-même ici faire, ou faire faire pour vous. [7,13] A TRÉBATIUS. Rome, 4 mars. Moi me fâcher contre vous, parce que vous avez peu de persévérance et trop d'envie de revenir! moi ne pas vous écrire par humeur ! pouvez-vous me croire si injuste? Votre première lettre montrait de l'inquiétude d'esprit, et je m'en suis affligé. Si j'ai interrompu ma correspondance, c'est que j'ignorais absolument où vous étiez. Il n'y a pas d'autre cause. Cependant vous me poursuivez encore et vous n'acceptez pas mon excuse. Répondez-moi, mon cher Testa, d'où vous viennent ces façons superbes? De ce que vous êtes riche, ou de ce que l'Imperator vous consulte? J'en jure sur ma tête, à vos airs glorieux, vous aimez mieux être consulté qu'enrichi par César. Mais si l'un et l'autre vous arrive, qui pourra désormais vous supporter, excepté moi qui supporte tout? Revenons. Vous ne vous déplaisez point là-bas, et j'en suis aussi charmé, que j'étais triste du contraire. Je crains seulement que vous n'y tiriez pas grand fruit de votre science ; car d'après ce que j'en entends dire, « ce n'est point par le droit, c'est par le glaive qu'on y soutient ses prétentions.» Or votre habitude à vous n'est pas de procéder par voie de fait; et vous ne risquez guère qu'on vous applique les termes de l'édit du préteur, attendu que l'agression est constatée ; car jamais je ne vous connus bien querelleur. Cependant il faut que je vous donne un avis sur les sûretés que vous avez à prendre. Gardez-vous bien des Trévirs. Il y va aussi de (a tête avec eux, dit-on ; j'aimerais mieux pour vous que ce fût des Trévirs d'or, de cuivre et d'argent (Triple Jeu de mois sur les Trévirs habitants de Trêves ; les Trévirs ou Triumvirs chargés des prisons (capitales) ; et les Trévirs qui présidaient aux monnaies.). Mais assez de badinage. Ne me laissez rien ignorer, je vous prie, de toutes ces choses. [7,14] A TRÉBATIUS. Rome. Sans Chrysippus Vettius, l'affranchi de l'architecte Cyrus, qui vient de m'apporter vos compliments, je croirais que vous m'avez entièrement oublié. Vous êtes donc devenu un bien grand personnage, que vous ne pouvez plus écrire vous-même, surtout quand l'homme qui part est presque de ma maison. Si vous ne savez plus écrire, heureux vos clients ! Ils perdront un peu moins souvent leurs procès. Si vous m'oubliez, gare que je ne tombe sur votre dos, avant que mon souvenir ne soit tout à fait effacé chez vous. Enfin si c'est la peur d'une campagne qui vous use les forces, trouvez quelque défaite comme pour l'expédition de Bretagne. Quoi qu'il en soit, j'ai appris avec bien du plaisir par Chrysippe, l'intimité de vos rapports avec César. Mais j'aurais mieux aimé, et vous conviendrez qu'il eût été plus juste que je fusse constamment informé par vous de ce qui vous touche. Certes, vous n'y auriez pas manqué, si vous étiez aussi fort sur les droits de l'amitié que sur le droit civil. Je badine, vous le voyez, à votre exemple, et un peu aussi à ma manière. Je ne vous en aime pas moins. Je veux que vous m'aimiez de même; et vous m'aimez, je m'en flatte. [7,15] A TREBATIUS. Rome. Voulez-vous voir par un seul trait comme on est maussade quand on aime? je vous savais fâché d'être là-bas, et j'étais triste; vous m'écrivez que vous vous plaisez là-bas, et je m'afflige encore. Je voyais avec peine ma recommandation stérile pour votre bonheur, et je suis au supplice que vous soyez heureux sans moi. Pourtant j'aime mieux mes regrets que de ne pas vous voir obtenir tout ce que je vous souhaite. Vous vous êtes lié avec C. Matius, le plus aimable et le plus savant des hommes : je ne puis vous dire combien j'en suis joyeux. Faites qu'il vous aime le plus possible. Croyez-moi, il n'y a, dans toute votre province, rien de meilleur que son amitié. Bonne santé. [7,16] A TREBATIUS. Rome, septembre. Vous savez ce qu'on dit à la fin du Cheval de Troie (Tragédie de Livius Andronicus) : «Les voilà sages un peu tard.» Tard, n'est pas le mot pour vous, cher petit vieillot; car tout d'abord vous avez eu de petites boutades de dépit passablement ridicules. Puis, vous ne vous êtes pas montré grandement curieux de voir la Bretagne, et je ne vous en blâme pas trop. Enfin vous voilà sans doute enfoncé dans quelque quartier d'hiver, puisque vous ne donnez signe de vie.— « Ah ! soyons toujours sages. La sagesse est. le meilleur bouclier. » — Si je soupais en ville, je n'aurais pas manqué d'aller chez Cn. Octavius votre ami. Cependant, à ses fréquentes invitations, j'ai quelquefois répondu : « Ami, quel est ton nom?» Plaisanterie à part, sur ma parole, c'est un homme charmant. Que ne l'avez-vous emmené avec vous ! — Ne manquez pas de me tenir au courant de ce que vous faites, et dites-moi si vous revenez en Italie cet hiver. Balbus m'a encore assuré que vous alliez devenir riche. Mais comment l'entend-il? est-ce à la romaine, c'est-à-dire cousu d'or ; ou à la façon des stoïciens qui appellent riche quiconque jouit du ciel et de la terre? c'est ce que la suite m'apprendra. Les gens qui viennent d'où vous êtes, vous accusent de fierté ; ils disent que vous ne répondez plus à personne. Et en vérité, vous avez de quoi être content de vous-même. Chacun sait qu'il n'y a pas dans tout Samarobrive un jurisconsulte plus habile que vous. [7,17] A TRÉBATIUS. Rome, octobre. D'après votre dernière lettre, j'adresse des remercîments à mon frère Quintus et je vous félicite vous-même de ce que vous paraissez avoir enfin un parti arrêté. Je ne vous cache point que, dans les premiers mois, vos lettres me désespéraient. Je voyais, soit dit sans vous fâcher, bien de la légèreté dans vos regrets de Rome et des choses de Rome; puis vous montriez peu de vigueur et de goût pour le service militaire; souvent même enfin vous preniez des airs de fatuité qui vont mal à votre caractère. Vous me faisiez l'effet d'un homme chargé d'une traite à recevoir et non d'une lettre pour un général, et qui, l'argent en poche, n'a de cesse qu'il ne soit de retour. Pensez donc que ceux qui vont à Alexandrie avec de bons billets au porteur, en sont encore à attendre aujourd'hui le premier écu. — Certes, à ne voir que mon intérêt, je ne souhaiterais rien tant que de vous avoir près de moi. J'étais heureux de nos rapports, de vos conseils, de vos bons offices; mais, depuis votre début dans la carrière, vous avez mis votre affection et votre confiance en moi, et je considère comme un devoir de ne me préoccuper que de votre avancement et de votre fortune. Ainsi, lorsque je songeais à partir pour la province, vous savez quelles offres je m'empressai de vous faire; plus tard, je changeai d'avis. César me traitait avec honneur, avec affection. Je connaissais la merveilleuse générosité de son âme et la sûreté de ses sentiments. Je voulus vous donner à lui et je vous recommandais dans les termes les plus vffs et les plus significatifs. L'accueil qu'il fit à mon vœu, les lettres qu'il m'adressa, le langage qu'il vous tint, ses procédés pour vous, tout a prouvé le prix qu'il attachait à ma recommandation. Puisque vous êtes en de telles mains, ayez foi en mon expérience et en mon amitié, et gardez-vous de quitter la partie. Et si votre susceptibilité s'alarmait de quelque froideur apparente, effet de la préoccupation ou d'une autre cause, armez-vous de patience et attendez la fin ; elle sera bonne et profitable, je m'en porte garant. — Il est inutile d'insister. Une fois l'occasion perdue, vous ne vous retrouverez plus ni avec un protecteur aussi généreux et aussi illustre, ni dans une aussi belle province, ni dans un âge aussi favorable pour profiter de tous ces avantages. Ainsi le pensait, c'est la formule de vos livres de droit, ainsi le pensait Q. Cornelius. Vous avez bien fait de ne pas aller en Bretagne. C'est beaucoup de fatigue de moins, et puis il n'y a pas de merveilles à en raconter. Où comptez-vous passer l'hiver? qu'espérez-vous? comment vous trouvez-vous? [7,18] A TRÉBATIOS. Pomptinum, 8 avril. J'ai reçu d'un seul coup plusieurs de vos lettres écrites à des dates différentes; elles m'ont toutes causé un grand plaisir. Je vois que vous vous faites au service, que vous devenez un homme, et que vous mettez de la tenue dans vos idées. Vous m'avez bien paru d'abord en manquer un peu. Mais je vous accusais moins de faiblesse d'âme que d'un excès d'impatience de nous revoir. Voilà un premier pas de fait. Il faut continuer. Tenez bon contre les fatigues de la campagne. Vous irez loin maintenant, croyez-moi. Je renouvellerai mes recommandations pour vous, mais en temps et lieu. Autant que vous, j'ai à cœur que notre séparation vous profite le plus possible. Et pour meilleure sûreté, en voici l'obligation en grec écrite de ma main. En revanche, je vous demande des détails sur votre guerre des Gaules. En fait d'informations de ce genre, je me fie surtout aux poltrons. Pour en revenir à vos lettres, où tout est bien d'ailleurs, j'admire qu'écrivant soi-même on ait le courage de se recopier tant de fois. Des palimpsestes! Bon! voilà de l'économie. Mais que contenait donc cette petite page que vous avez effacée pour récrire dessus? quelque formule de droit peut-être? car je ne veux pas supposer que vous vous serviez de mes lettres, et qu'à la place de mon écriture vous mettiez la vôtre. Cela signifie-t-il que vos affaires n'avancent point, qu'on vous oublie et qu'on vous laisse même manquer de papier? N'en accusez que vous : pourquoi emporter votre modestie, au lieu de la laisser chez nous ? — Je vous recommanderai à Balbus, avant son départ, et cela, à la romaine. Ne vous étonnez pas d'être quelque temps sans lettres. Je serai absent tout le mois d'avril. Je vous écris de Pomptinum, où je suis venu chez Métrilius Philémon. J'entends ici le bruit que font tous les clients que vous m'avez procurés, car c'est un remue-ménage universel des grenouilles d'Ulubre, en l'honneur de ma venue. Bonne santé.— J'ai déchiré la lettre, fort innocente d'ailleurs, que L. Arruntius m'a remise de votre part. Il ne s*y trouvait rien qu'on ne pût sans inconvénient lire tout haut en plein forum. Mais Arruntius m'en a prié de votre part, et vous me le marquiez vous-même. Soit, mais je m'étonne que vous ne m'ayez point écrit depuis, quand il y a tant de nouvelles. [7,19] A TRÉBATIUS. Rhégium, 28 juillet. Voyez combien je vous aime ! rien de plus juste sans doute, puisque vous m'aimez aussi. Mais, en vérité, je n'étais pas engagé envers vous absent, quand en face je vous avais presque dit non, quand, certes, je ne vous avais pas dit oui. Enfin, en quittant Vélie, où l'on vous chérit si tendrement, je me suis piqué d'émulation, et j'ai composé des Topiques à la manière d'Aristote : je vous les envoie de Rhégium où je suis. J'ai taché d'y mettre toute la clarté que le sujet comporte ; si cependant vous trouvez encore de l'obscurité dans quelques passages, songez qu'il ne suffit pas de lire pour apprendre, qu'il faut encore être guidé et travailler soi-même la matière. Vous n'irez pas loin pour en avoir la preuve. Votre droit civil, par exemple, croyez-vous qu'on puisse l'apprendre dans les livres? Il y a une foule d'ouvrages sur le droit; mais ce sont lettres mortes sans le secours d'un maître. Cependant lisez mon livre avec attention, revenez-y plusieurs fois, et vous arriverez tout seul à le comprendre, c'est infaillible, et même avec un peu d'exercice, à trouver sur-le-champ le lieu qui convient à toute question donnée. Je me charge de vous soutenir dans cette voie, si nous revenons tous deux sains et saufs à Rome, et si nous y revenons la république saine et sauve comme nous. [7,20] A TRÉBATIUS. Vélie, 20 juillet. J'ai vu qu'on vous aimait à Vélie, et Vélie m'a paru charmante. Qui ne vous aimerait, je vous le demande? On regrette votre Rufion, je vous le jure, autant que s'il était un de nous. Je ne vous fais pourtant point un reproche de l'avoir mis à la tête de vos constructions. Vélie vaut certes bien le Lupercal, mais j'aime mieux que vous bâtissiez au Lupercal qu'ailleurs. Si vous m'en croyez, vous qui m'écoutez toujours, vous conserverez les possessions de vos pères. Les Véliens ont conçu je ne sais quelle inquiétude à ce sujet. N'abandonnez ni le noble fleuve Halès, ni la maison de Papirius, ni ce petit bois si cher aux voyageurs, quoiqu'en le faisant couper vous eussiez une vue bien plus belle. Un motif plus important que tout cela, surtout dans les circonstances ou nous sommes, c'est d'avoir un abri, d'abord dans une ville dont les habitants vous chérissent, puis dans une maison qui est vôtre, dans des terres qui vous appartiennent, le tout à l'écart et au milieu d'une contrée aussi salubre que riante. Il me semble bien que j'y ai aussi quelque intérêt, mon cher Trébatius. Mais songez par-dessus tout à vous bien porter. Occupez-vous de mes affaires, et comptez, les Dieux aidant, que vous me reverrez avant l'hiver. J'ai extorqué à Sextus Fadius, disciple de Nicon, le livre qui a pour titre : Traité de la Gourmandise. Ô le charmant médecin, et que je serai docile à ses conseils! Notre ami Balbus m'avait caché cet ouvrage ; il ne paraît pas avoir été si discret avec vous. Les brises commencent à se faire sentir; ne négligez pas les précautions pour votre santé. [7,21] A TRÉBATIUS. Je vous ai expliqué l'affaire de Silius : depuis, il est venu me voir. Je lui ai dit que, dans votre opinion, nous ne courrions aucun risque à consigner, en le faisant dans ces termes : Si l'édit du préteur Q. Cépion ne l'a pas envoyé en possession des biens de Turpilia. Il prétend, sur l'autorité de Servius, que tout testament est nul quand son auteur n'a pas droit de tester. Oflilius, dit-il, est du même avis. Du reste, il a ajouté qu'il ne vous en avait pas encore dit un mot, et il m'a prié de vous recommander lui et son affaire. Il n'y a pas, mon cher Testa, d'homme meilleur ni plus mon ami que Silius, vous excepté toutefois. Je vous saurai un gré infini si vous avez la bonté de prévenir vous-même sa démarche el de lui donner de bonnes paroles, le plus tôt possible, je vous prie. Je vous le demande avec les plus vives instances. [7,22] A TRÉBATIUS. Vous m'avez plaisanté hier à table pour avoir dit que c'était une question de savoir si un héritier a le droit de poursuivre pour un vol commis avant l'ouverture de la succession. Quoique rentré fort tard et ayant bu raisonnablement, j'ai voulu rechercher le chapitre qui contient la discussion à ce sujet. Je l'ai noté et je vous l'envoie; vous y verrez que l'opinion qui, à vous entendre, n'était celle de personne, est défendue par Sex. AElius, M'. Manilius et M. Brutus. Néanmoins, je me range à l'avis de Scévola et de Testa. [7,23] A M. FABIUS GALLUS. J'arrivais de ma campagne d'Arpinum, lorsqu'on m'a remis votre lettre, ainsi qu'une autre d'Avianius, lequel m'écrit de la manière la plus aimable que nous réglerons à son arrivée, et qu'il me laisse maître des termes. Mettez-vous un moment à ma place, je vous prie. Puis, dites-moi, si vous ne vous feriez pas et si je ne dois pas me faire conscience de demander une année de délai et plus, après n'avoir d'abord sollicité que quelques jours. Je n'éprouverais pas le moindre embarras, mon cher Gallus, si vous n'aviez acheté que ce dont j'ai besoin, et au prix que je voulais. Ce n'est pas que je ne ratifie le marché dont vous me rendez compte, et que je ne vous en aie de la reconnaissance. Je vois bien que dans votre zèle et votre amitié, vous vous êtes laissé séduire par une foule de belles choses, et que les jugeant avec votre goût, qui est le plus distingué en tout que je connaisse, vous les avez déclarées dignes de m'appartenir. Puisse seulement Damasippe n'avoir pas changé d'avis ! car il n'y a pas une seule de ces statues à laquelle je tienne absolument ; et vous, par un malentendu, vous avez dépensé pour en avoir quatre ou cinq, plus que je ne donnerais, moi, pour tout ce qu'il y a de statues au monde. Quoi ! vous comparez des Bacchantes aux Muses de Métellus ! Quel rapport, je vous prie, entre les Muses et des Bacchantes? D'abord, je ne voudrais pas, à ce prix, même des Muses de Métellus, et les neuf Sœurs seraient à l'unanimité de mon avis. Ensuite, les Muses allaient a ma bibliothèque et convenaient à mes travaux. Mais des Bacchantes, où voulez-vous que je les place? Elles sont charmantes, dites-vous. Je le sais, je les ai vues cent fois, et si elles m'eussent plu, je vous les aurais spécialement désignées. Je n'achète des statues que pour orner, à la manière des gymnases grecs, le lieu qui me sert de palestre. Et le dieu Mars, quelle figure ferait-il aussi, je vous le demande, chez le partisan déclaré de la paix? Il est bien heureux encore que vous ne m'ayez pas eu de Saturne. Je me serais dit : voilà à coup sûr des dettes! que n'avez-vous pris un Mercure ! J'aurais du moins la chance d'amener à plus heureuse fin ma négociation avec Avianius. — Il y a un trapézophore que vous désirez vous réserver. Gardez-le, s'il vous fait plaisir. Si l'envie vous en passe, laissez-le. Certes, j'aurais bien mieux aimé employer tout cet argent à acheter un pied à terre à Terracine, afin de n'être pas toujours à charge à l'hôte qui me reçoit. La faute en est à mon affranchi, à qui j'avais bien expliqué mes intentions, et aussi à Junius, que vous connaissez, je crois ; l'ami d'Avianius. J'ai ajouté quelques exhèdres nouveaux à mon joli portique de Tusculum. J'y voulais mettre des tableaux. En fait d'ornement, il n'y a que la peinture que j'aime. Enfin s'il faut que toutes ces statues me restent, je voudrais savoir où elles sont, à quelle époque on les livrera, et par quelle voie elles arriveront. Si Damasippe change d'avis, je trouverai bien quelque singe de Damasippe pour m'en défaire, fût-ce même à perte. — Quant à cette maison dont vous me parlez, j'avais pu laisser des instructions à ma chère Tullie avant mon départ, car j'ai reçu votre première lettre au moment même où je partais. J'ai parlé aussi à votre ami Nicias, qui est fort lié, comme vous le savez, avec Cassius. Mon premier soin, à mon retour, avant d'avoir lu votre dernière lettre, fut de savoir de Tullie où elle en était. Elle s'était adressée à Licinia. Mais, si je ne me trompe, Cassius se soucie assez peu de sa sœur. Puis Licinia aurait craint, je crois, de s'éloigner à l'insu de son mari, qui est absent. Décius est, en effet, parti pour l'Espagne. Je vous sais un gré infini du prix que vous mettez à établir avec moi des relations intimes et une sorte de communauté. Quoi ! c'est pour être près de moi, c'est pour habiter en quelque sorte avec moi que vous avez pris cette maison, et vous ne hâtez tant votre voyage que pour en jouir plus tôt! Au surplus, votre empressement n'est pas plus vif que le mien, je vous le jure sur ma tête. Je veux de mon côté que rien ne fasse obstacle à ce dessein. J'y ai trop d'intérêt, nous en avons trop tous deux. Je vous tiendrai au courant. Répondez-moi sur tous les points, et marquez-moi, si vous le pouvez, quel jour je dois vous attendre. [7,24] A M. FABIUS GALLUS. Tusculum, septembre. Je ne fais point un seul pas, sans trouver un preuve de votre amitié. Témoin encore l'affaire de Tigellius, car j'ai vu par vos lettres combien vous y aviez mis de chaleur. Ces bonnes dispositions me sont chères. Quant à l'affaire, quelques mots : c'était Cipius, je crois, qui disait un jour : je ne dors pas pour tout le monde. Je dis de même : je ne suis pas l'homme de tout le monde. Comment l'entendez-vous? Eh bien ! lorsque jadis on m'accusait de régner, personne n'avait pour moi les égards que me témoignent aujourd'hui les amis de César, tous, à l'exception de cet homme. Il est vrai que c'est tout profit pour moi, de n'avoir pas sur les bras cette peste pire cent fois que l'air empesté de son pays. Au surplus les Hipponactes de Calvus Licinius l'ont mis à son prix. Or, savez-vous un peu d'où lui vient cette belle colère? Je m'étais chargé de la cause de Phaméa, et purement par intérêt pour lui; car nous étions vraiment liés ensemble. Il vient me voir et me fait part du jour désigné par le juge. C'était précisément celui où l'on devait aller aux voix pour P. Sextius. Je lui réponds que, malgré toute ma bonne volonté, plaider m'est absolument impossible, j'ajoute qu'il peut compter sur moi pour tout autre jour. Mais, lui, tout fier apparemment d'avoir un neveu fort habile, joueur de flûte et teinturier assez distingué, partit avec une humeur visible. Voilà bien nos gens de Sardaigne, espèce vénale, rivalisant d'infamie à qui mieux mieux ! Vous savez maintenant l'affaire et le grand sujet de pique de ce nouveau Salacon. Envoyez-moi votre Caton, je veux le lire : c'est une honte pour vous et pour moi que je ne l'aie pas encore lu. [7,25] A M. FABIUS GALLUS. Tusculum, septembre. Cessez de vous tourmenter au sujet de cette lettre que vous avez cru déchirée. Elle est intacte. Vous pourrez la prendre chez moi, quand il vous plaira. Je vous sais d'ailleurs un gré infini de vos observations. Veuillez m'en adresser toujours de semblables. Vous paraissez craindre que l'homme en question ne nous fasse rire que du bout des lèvres; mais chut ! garde à nous ! voilà le maître, nous ne l'attendions pas sitôt. Moi, je crains que les catoniens ne finissent à la Caton. Rien de mieux, mon cher Gallus, que le passage de votre lettre qui suit ces mots : Le reste passe. Cela soit dit entre nous, et que votre Apella même n'en sache rien ; personne au monde, excepté nous deux, n'oserait parler comme nous parlons. Faisons-nous bien? Faisons-nous mal? c'est ce qu'on verra. Toujours est-il que ce langage, quel qu'il soit, est tout à fait nôtre. Poursuivez donc et ne changez pas votre manière. L'autre est passé maître dans l'art de bien dire. Mais je m'aperçois que déjà la nuit me gagne ; adieu. [7,26] A GALLUS. Tusculum. Voilà dix jours que je souffre d'une violente colique; et comme je ne puis persuader aux gens qui ont besoin de moi que je ne suis pas bien, parce qu'ils me voient sans lièvre, je me suis réfugié à Tusculum. Depuis deux jours, j'observe une diète si sévère, que je n'ai pas même avalé une goutte d'eau. Aussi dans l'état de malaise et d'épuisement où je suis, il me semble qu'un témoignage d'intérêt de vous à moi eût été beaucoup plus naturel que de moi à vous. Je redoute en général toutes les maladies, surtout celles dont se plaint votre Épicure, les rétentions d'urine et la dysenterie, et qui donnent aux Stoïciens de si mauvaises idées sur son compte; car ils attribuent, l'une à la gourmandise, l'autre à une intempérance plus honteuse encore. Franchement, j'ai craint la dysenterie. Mais soit changement d'air, soit repos d'esprit, soit le temps qui use le mal, je me trouve mieux. -- N'allez pas chercher le hasard ou l'imprudence qui ont pu causer mon indisposition. C'est la loi somptuaire, cette loi toute de frugalité, qui m'a fait tomber dans un piège. Vous savez qu'un de ses articles fait exception pour les fruits de la terre. Eh bien! nos gourmets ont imaginé de remettre ces fruits en honneur, et ils ont inventé pour les champignons, pour les petits choux, pour tous les légumes en général, des assaisonnements qui en font ce qu'il y a de plus délicieux. Je suis tombé sur un de ces plats au repas augural, chez Lentulus ; et la diarrhée m'a pris si bien, que je commence aujourd'hui seulement à en espérer la fin. Voyez ! moi à qui il en coûte si peu de m'abstenir d'huîtres et de murènes, me voilà pince comme un sot pour des cardons et des mauves ! Avertissement pour l'avenir. Vous qui aviez su mon état par Anicius, lequel m'a vu dans la crise, comment n'avez-vous pas envoyé ou n'êtes-vous pas venu vous-même. Mon intention est de rester ici jusqu'à mon entier rétablissement. J'ai perdu la force et l'embonpoint. Mais que je me débarrasse seulement du mal, et je réponds qu'ensuite l'embonpoint et les forces ne tarderont pas à revenir. [7,27] A GALLUS. Rome. Je m'étonne de vos reproches; il ne vous appartient pas de me parler ainsi ; en eussiez-vous le droit, cela vous siérait mal encore, vous m'avez servi, dites-vous, pendant mon consulat, et vous allez me servir prés de César. Vous êtes fort en paroles, mais personne ne vous croit. Vous prétendez que c'est pour moi que vous recherchez le tribunat. Bons dieux ! que n'êtes-vous toujours tribun ! vous n'auriez pas à vous mettre en quête d'un répondant. Vous m'aviez mis au défi de vous répondre : est-ce que cette réponse a toutes vos inconvenantes demandes ne vous semble pas assez ferme? Je me mets à votre ton; vous comptiez sur le succès de ce langage auprès de moi. J'ai voulu vous montrer que vous n'y entendiez rien. Si vous aviez mis de la politesse dans vos plaintes, j'y aurais répondu de grand coeur, et je n'aurais pas de peine à me justifier. Je vous sais gré de la manière dont vous vous êtes conduit, mais la manière dont vous m'écrivez me blesse. Moi qui ai agi envers tout le monde d'une manière si libérale que chacun m'a dû d'être libre, je n'ai pas, dites-vous, agi assez libéralement envers vous : je ne vous comprends pas. Vous m'avez donné beaucoup d'avis. S'ils étaient faux, puis-je vous en avoir obligation ? Et s'ils étaient vrais, ne savez-vous pas mieux que personne combien le peuple romain me doit de reconnaissance? [7,28] A CURIUS. Rome. Je me souviens que naguère vous me me sembliez fou d'aimer mieux vivre avec les Grecs qu'avec nous. Je trouvais que Rome, alors le centre de l'urbanité romaine, était, cent fois plus que le Péloponnèse et mille fois plus que Patras, le fait d'un homme aussi poli et aussi aimable que vous. Mais aujourd'hui que notre situation est presque désespérée, il m'est évident que vous lisiez dans l'avenir, lorsque vous prîtes la résolution de vous retirer en Grèce; et vous avez montre, à ce moment, autant de sagesse que de bonheur, si toutefois, par le temps qui court, on peut être heureux, quand on est sage. Vous étiez libre de tous vos mouvements et vous pouviez aller chercher des lieux où ni le nom des Pélopides, ni.... Vous savez le reste; mais moi, j'ai dû me procurer la même liberté par un autre moyen. Ce moyen c'est d'aller me cacher au milieu de mes livres, aussitôt après avoir reçu les visites de mes amis; visites ou la foule est plus grande que de coutume, parce qu'on court après un bon citoyen presque comme après un merle à blanc plumage. Vous jugez si je travaille, et de quelle façon, vous qui, me voyant un jour triste et découragé, me disiez que mes livres vous auraient donné une plus haute idée de mon courage. Mais alors, de par tous les dieux, je pleurais sur la république, que ses bienfaits et mes services me rendaient si chère : je pleure encore sur elle, et, en dépit de la raison qui devrait me retenir, en dépit du temps, cette banale consolation du vulgaire, oui, je pleure avec désespoir sur des maux désormais sans remède. La faute n'en est pas à celui qui a la puissance, si ce n'est qu'il n'aurait pas dû la vouloir. Nos malheurs sont en partie le fait du hasard, en partie notre propre ouvrage, et nous n'avons pas le droit d'accuser le passé. Je le répète, il n'est plus d'espérance, et je reviens à mon début : si votre départ fut un acte de prudence, je loue votre sagesse; si ce fut un effet du hasard, je loue votre bonheur. [7,29] DE CURIUS A CICÉRON. 29 octobre. Oui, vous avez sur moi droit d'usage et Atticus droit de propriété. A vous la jouissance, à lui le fonds. Mais quelle propriété! Un vieil esclave de rebut à vendre en bloc et de peu de défaite. Que l'annonce serait autre, si je disais que tout en que je suis, que tout ce que je possède, que ce qu'on m'estime, que tout cela provient de vous! Continuez-moi donc, mon cher Cicéron, votre protection tutélaire, et signalez-moi de la bonne façon aux successeurs de Sulpicius. Je me trouverai ainsi en meilleure position pour exécuter vos ordres, pour me préparer la joie de vous voir au printemps, et pour ramasser ce que j'ai et le transporter sans risque ailleurs. Mais gardez-vous, cher et illustre ami, gardez-vous de montrer ma lettre à Atticus. Laissez-lui son illusion, laissez-lui croire que je suis un honnête homme, incapable de me mettre à la fois à deux murs pour les blanchir du même pinceau. Adieu, mon cher patron, portez-vous bien, et faites mille compliments de ma part à Tiron. [7,30] A CURION. Rome. Ce n'est pas moi qui vous conseillerai, qui vous solliciterai de revenir. Que n'ai-je plutôt des ailes pour aller moi-même au bout du monde, là où on n'entende plus parler des Pélopides et de tout ce qu'ils font! Vous ne sauriez imaginer à quel point je rougis d'assister à ce qui se passe. Ah! que vous avez été pénétrant de voir les choses venir de si loin et de vous retirer à temps! Le seul récit de tant d'excès est odieux; mais combien n'est-il pas plus supportable que la vue même des choses? Vous n'étiez pas, par exemple, au champ de Mars, lorsqu'à la deuxième heure, les comices étant ouverts pour l'élection des questeurs, on apporta le siège de Q. Maximus, le prétendu consul, et qu'on le remporta un moment après, en annonçant qu'il était mort. Le grand homme qui avait pris les auspices pour les comices par tribus, ne laissa pas de tenir les comices par centuries; et à la septième heure il proclama un consul qui ne devait rester en charge que jusqu'aux kalendes de janvier, c'est-à-dire jusqu'au lendemain matin. Vous saurez donc que sous le consulat de Caninius personne n'a dîné. Cependant voilà un consul à qui l'on n'aura pas de mal à reprocher. Sa vigilance a été si prodigieuse, qu'il n'a pas fermé l'œil un seul instant pendant toute la durée de sa magistrature. Cela vous paraît risible. C'est tout simple: vous n'êtes pas ici. Mais si vous y étiez, vous auriez peine à ne pas pleurer; et si je vous contais le reste! Les faits de ce genre abondent. Pour moi, je n'y tiendrais pas sans ma philosophie, dont je me fais comme un port dans la tempête ; et sans notre cher Atticus, le fidèle compagnon de mes études. A propos d'Atticus, vous lui appartenez, dites-vous, en propre; mais pour le fonds et la nue-propriété seulement, et vous m'attribuez à moi la jouissance et les fruits. Eh bien ! soit. Mon lot n'est pas mauvais. Je ne connais de propriété que ce dont on peut user et jouir; je reviendrai plus tard sur ce sujet. — Acilius, qu'on envoie en Grèce avec des légions me doit beaucoup. Deux fois je l'ai défendu et sauvé dans des accusations capitales. Ce n'est point un ingrat. Il est impossible de m'être plus attaché. Je viens de lui écrire pour vous, et je vous envoie ma lettre. Vous me direz comment il l'aura reçue, et les paroles qu'il vous aura données. [7,31] A CURIUS. Rome, février. Votre lettre prouve deux choses que j'ai toujours eues fort à cœur : que je suis haut placé dans votre estime, et que vous savez combien je vous aime. Au point où nous en sommes, il ne nous reste plus qu'à faire l'un et l'autre assaut de bons procédés; et, dans ce combat, peu m'importe d'être vainqueur ou vaincu. Vous avez pu vous dispenser de remettre ma recommandation à Acilius, tant mieux. Je vois aussi que vous n'avez pas eu besoin de recourir à Sulpicius, votre bagage étant si bien arrangé, qu'on n'y voyait, comme vous le dites, sortir ni pieds ni tête. Mais à propos de pieds, que n'en avez-vous qui vous ramènent ici ! car vous voyez que toute urbanité disparait chez nous. C'est au point que le conseil d'Atticus est plus applicable que jamais: Conservons du moins entre quelques-uns de nous les glorieuses traditions attiques. En fait d'hommes attiques, après vous c'est Atticus, et moi après lui. Arrivez donc, je vous prie, pour que la semence de l'atticisme ne se perde pas avec la république. [7,32] A VOLUMNIUS. Cilicie, décembre. Vous n'aviez pas mis votre prénom c'est tout simple ; vous m'écrivez sans cérémonie. Mais moi, j'ai cru d'abord que la lettre était de Volumnius le sénateur, avec qui j'ai des rapports fréquents. Je vous ai reconnu aux grâces de votre style. Votre lettre me charme de tous points ; sauf votre indifférence à défendre la propriété de mes salines; vous mon intendant! Quoi! depuis mon départ, si je vous en crois, tout le sel, tous les bons mots de la ville, autant de mis sur mon dos? jusqu'à ceux de Sextius? Est-il possible! et vous le souffrez ! Et vous ne me défendez pas ! Et vous lâchez pied ! Je croyais, je l'avoue, qu'on ne pouvait se méprendre à mon cachet. Mais puisqu'à Rome on est encroûté à ce point qu'il ne paraît rien de si gauche où l'on ne trouve bon air; pour l'amour de moi, pour ma défense et tout ce qui n'est pas équivoque fine, élégante hyperbole, piquante allusion, trait vif et inattendu ; enfin pour tout ce qui n'est pas dans le goût de ce que je prête à Antoine au chapitre de la plaisanterie, deuxième livre de l'Orateur, jurez hardiment que ce n'est pas de moi. Vous pleurez sur le barreau. Eh! que m'importe? Périssent tous les accusés! Triomphe le talent de Sélius; jusqu'à prouver qu'il est libre! Bagatelles que tout cela! mais le sceptre de l'esprit et de l'urbanité, je vous en conjure, conservez-le-moi par toutes les voies de droit. Vous seul pourriez me le disputer. Je me ris de tous les autres. Vous croyez que je vous raille. Bon! je vois que le goût vous vient. Mais, plaisanterie à part, votre lettre est, sur ma foi, pleine d'esprit et de grâce. Vous y racontez les choses les plus gaies du monde, qui pourtant, de l'humeur où je suis, ne sauraient me faire rire. Je voudrais à notre ami (Curion) un peu plus de tenue sous sa robe de tribun. Je le voudrais, d'abord pour lui, qui est une de mes passions, puis pour la république, cette ingrate qu'on ne peut se défendre d'aimer. Allons, mon cher Volumnius, vous avez fait le premier pas et vous en voyez le succès. Eh bien ! continuez, écrivez-moi souvent; tenez-moi au courant des propos de la ville et des affaires de la république. C'est une si agréable causerie que celle de vos lettres ! De plus, je vous recommande Dolabella que je vois très désireux de mon amitié, et dans les plus tendres dispositions pour moi. Entretenez -le dans ces bons sentiments et arrangez-vous pour me gagner son cœur tout à fait. Il n'y manque rien peut-être, mais on croit n'en jamais faire assez quand on désire vivement. [7,33] A VOLUMNIUS. Rome. Non, vous ne perdez rien à ne plus m'entendre ; et ne dites point que vous seriez jaloux d'Hirtius, si vous ne l'aimiez tant : jaloux de son mérite, a la bonne heure, mais non pas de sa présence à mes exercices. Je ne suis plus rien, mon cher et aimable Volumnius. Privé des fidèles amis qui m'animaient par leur présence, privé de vos applaudissements, je ne puis plus me contenter moi-même; et si parfois encore Cicéron trouve de dignes paroles, il gémit, comme le Philoctète d'Accius, de voir « que ses traits vont tomber sans gloire sur des corps de plume et non sur des corps de fer. » Venez, venez ! vous embellirez tout ici : malheureusement vous arriverez, vous le savez, au moment des plus grandes complications. Puissé-je une fois en sortir! Alors je dis adieu pour jamais au forum, au sénat, et j’irai vivre avec vous et ces amis qui nous adorent, avec mon Dolabella, avec mon Cassius aussi, qui tous deux partagent nos goûts, et qui tous deux me charment également par leur esprit. Venez. Nous avons besoin de vos jugements si délicats et si fins, et de ces discussions philosophiques où vous ne prenez jamais la parole sans me faire sentir le besoin de plus de sévérité pour moi-même. Oui, c'en est fait: pour peu que César le permette ou le tolère, j'abandonne le rôle politique auquel il a souvent applaudi, et, me cachant au sein de l'étude et des lettres, je goûterai, près de vous et d'amis qui vous ressemblent, les plus beaux loisirs du monde. Mais quoi ! n'allez-vous pas craindre que la longueur de vos lettres m'effraie? Désabusez-vous, de grâce. Les plus longues sont les meilleures.