Projet HODOI ELEKTRONIKAI
Présentations d'auteurs : Chariton d'Aphrodise (en Carie)
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Jean SIRINELLI, Les enfants d'Alexandre
La littérature et la pensée grecques (334 av. J.-Ch. - 519 ap. J.-Ch.) Paris, Fayard, 1993, pp. 282-284 |
On s'est beaucoup penché sur les origines du roman : comme dans tous les problèmes de genèse, on imagine (et avec beaucoup de vraisemblance) une foule de filiations. La transformation, dès la fin du Ve siècle, de la tragédie nous donne une idée précise de ce qu'attendait un certain public hellénique : les aventures sentimentales d'Hélène et de Ménélas, d'Andromède et de Bellérophon, ou simplement le roman ébauché d'Iphigénie et d'Achille nous montrent en quel sens s'orientait la sensibilité des spectateurs, la Cyropédie de Xénophon et ses épisodes chevaleresques sont le témoignage d'une nouvelle attente du public à l'égard d'ouvrages réputés historiques; la comédie moyenne et nouvelle atteste que l'on prisait l'agencement de l'intrigue, les péripéties et le pathétique des malentendus et des reconnaissances. Que les Vies d'Alexandre, promptement stylisées pour répondre à des attentes de ce type, aient puissamment aidé le genre à prendre forme, à s'organiser et à s'étendre, c'est également possible; que la sophistique, avant même sa floraison de la fin du Ier siècle ap. J.-C., lui ait fourni à la fois ses instruments linguistiques et les données de ses problèmes moraux, ses analyses et son système de valeurs, c'est une supposition plus que raisonnable; que les éléments religieux se soient très tôt, et peut-être dès l'origine, introduits dans le roman parce qu'ils étaient dans les mythes et qu'ils étaient dans les coeurs, c'est vrai et naturel à condition de n'en point faire les éléments générateurs du roman.
Tout cela a été bien étudié et commence, à condition de ne point fausser les perspectives, à rendre plus clair le phénomène; le vrai problème, cependant, demeure surtout celui du public. Où sont, qui sont les lecteurs de roman? On imagine aisément qu'ils peuvent être les mêmes que les lecteurs de la Vie d'Antoine de Plutarque, ceux de l'Euboïque de Dion, ceux aussi de Lucien ou de la poésie érotique; mais une obscurité demeure : personne ne parle du roman dans aucun texte ancien. Le genre ne porte même pas de nom spécifique. Il faut attendre Julien l'Apostat pour que nous trouvions, vers 361, mention (du reste douteuse) des romans dans une lettre d'instructions au clergé païen dont Julien médite la moralisation.
Jusqu'à cette date c'est pour nous un fleuve souterrain. Ce n'est donc pas un « genre » qu'on cite à l'égal de l'éloquence ou de la tragédie. Est-il pour autant un genre méprisé? Certains, impressionnés par ce silence, l'ont pensé et il était tentant d'ajouter qu'il s'adressait à un public de petites gens ou du moins de petits bourgeois, puisqu'il mettait en scène avec ostentation des grands. Ces raisonnements sont en réalité des reconstructions. La diffusion des textes, assez importante pour qu'on les ait retrouvés en différents endroits, semble prouver que leur public était très large et peut-être divers; mais si Julien songe, deux siècles plus tard, il est vrai, à interdire les romans aux prêtres païens, c'est que les romans se lisaient dans les milieux de notables; et qui d'autre que des lecteurs formés à la sophistique sinon à la philosophie pouvait suivre et goûter les raisonnements d'Achille Tatius, ou les joliesses un peu maniérées de Longus? Décidément, tout laisse penser que, malgré le silence qui les entoure, les romans avaient conquis aussi un public cultivé, celui qui dans la partie orientale de l'Empire formait les cadres des provinces et des cités. Pourquoi ne pas admettre que, au moins partiellement, il était celui de Plutarque et de Lucien?
Chaeréas et Callirrhoé
Le premier en date de ceux que nous avons conservés est paradoxalement aussi le plus accompli des romans. Il n'a pas les longueurs de Tatius ou d'Héliodore. Il est parfaitement construit, limité dans le nombre de ses personnages, et d'une clarté d'intrigue qui a porté les commentateurs à le comparer, faussement sans doute, aux tragédies.
Nous savons peu de choses de son auteur qui se présente comme le secrétaire de l'avocat Athénagoras. L'histoire qu'il raconte est à la fois simple et compliquée. A Syracuse Callirhoé a épousé Chaeréas. Ils s'aiment mais la jalousie – injustifiée – de Chaeréas le pousse à frapper Callirhoé qui passe pour morte, est enterrée, enlevée par des pillards, vendue à Milet où Dionysios, un noble seigneur, l'achète et l'épouse. Callirhoé a accepté le mariage pour préserver l'enfant de Chaeréas qu'elle porte en son sein. Chaeréas, qui s'est lancé à sa poursuite, arrive à son tour en Ionie, manque y périr. Une sombre affaire oppose, à cause d'elle, Dionysios à un satrape amoureux de Callirhoé. Tout le monde, y compris Chaeréas, se transporte à Babylone où le roi lui-même doit juger le procès. Comme de juste, il tombe amoureux de Callirhoé. Par chance une révolte des Égyptiens interrompt la procédure, permet l'évasion, le salut et la gloire de Chaeréas qui prend la tête des Égyptiens, délivre Callirhoé et la ramène à Syracuse. Dionysios garde, avec son amour, l'enfant de Callirhoé qu'il croit ou feint de croire le sien.
Cette conclusion donnée à une affaire d'amour un peu scabreuse (au regard de la pureté généralement exigée des héroïnes) est menée avec la plus grande délicatesse qui n'exclut pas un soupçon d'humour. Malgré la complication apparente de la donnée, le récit se laisse suivre sans fatigue ni gêne, car les fils conducteurs sont psychologiques et clairement indiqués. Chaeréas regrette son geste et est tout à sa passion qui le jettera dans les plus graves dangers. Dionysios est éperdument amoureux mais plein de délicatesse. Callirhoé est à la fois vertueuse, tendre et raisonnable. L'auteur les suit pas à pas et explique au lecteur tous les mouvements de leur âme.
Bien que placés dans des situations dramatiques où ils courent les dangers extrêmes, et entraînés par leurs passions, ils ne cessent jamais d'obéir à leur bonne et noble éducation. Ce sont des pépaideumenoi, même, à sa manière, le roi de Babylone. On peut discuter à l'infini sur la nature de leur public, notables ou au contraire public de petites gens impressionnés par ces aristocratiques héros. Mieux vaut se borner à constater que les héros du roman grec sont d'emblée et demeureront des gentilshommes tandis que le roman latin nous présente essentiellement des aventuriers ou des comiques : différence de traditions, de goûts ou de publics'?
En tout cas, Chaereas, Callirhoé et ceux qui les entourent savent analyser leurs sentiments et ceux de leurs partenaires et se complaisent à endurer ou à dénouer les contradictions psychologiques où ils sont jetés. Les romans d'aventures sont, déjà et profondément, des romans d'analyse psychologique, de débats moraux. A des degrés divers ils conserveront ce caractère.
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