[0] LES BUCOLIQUES DE T. CALPURNIUS SICULUS. [1] ÉGLOGUE 1. ORNITUS. LE déclin de l'été ne calme pas encore l'ardeur des chevaux du Soleil, quoique les pressoirs écrasent les raisins mûrs, et que le vin bouillonne sourdement dans la cuve écumante. CORYDON. Tiens, Ornitus, vois-tu comme les génisses que m'a confiées mon père ont mollement étendu leurs flancs sur les flexibles genêts. Et nous, pourquoi n'allons-nous pas aussi à l'ombre des arbres voisins ? Pourquoi ne garantissons-nous qu'avec une coiffure de joncs nos traits brûlés par le soleil ? ORINITUS. Que n'entrons-nous plutôt dans la grotte de Faune, dans ce bois épais de sapins qui opposent leur feuillage délié aux feux ardents du jour, dans ce lieu où le hêtre protège le ruisseau qui frémit à ses pieds, et croise les ombres de ses rameaux agités par les vents ? CORYDON. J'irai partout où tu voudras, Ornitus ; car ma chère Leucé, en me refusant les joyeuses étreintes de la nuit, m'a rendu accessible le sanctuaire de Faune. ORNITUS. Prends donc tes pipeaux, et joue les airs que tu tiens en réserve ; je t'accompagnerai de la flûte que l'adroit Lygdon m'a faite dernièrement avec un solide roseau .... Nous voici arrivés à l'ombrage que nous cherchions .... Mais que signifient les caractères sacrés que la serpe d'un inconnu vient de tracer rapidement sur ce hêtre ? CORYDON. Vois-tu comme les lettres, loin d'entre ouvrir leurs sillons desséchés, conservent encore leur verte fraîcheur ? Approche davantage, Ornitus ; tu pourras lire plus vite les vers gravés sur l'écorce : car ton père t'a gratifié d'assez longues jambes, et ta mère n'a rien épargné pour te hausser la taille. ORNITUS. Ce n'est ni un pâtre ni un poète de carrefour, mais Pan lui-même qui a fait ces vers. Ils n'ont rien de grossier; ils ne sont coupés par aucune exclamation, comme les airs de nos montagnes. CORYDON. Tu m'étonnes ; mais hâte-toi de me lire sans interruption ces vers divins. ORNITUS. « Fils du ciel, protecteur des forêts et des montagnes, moi Faune, voici l'avenir que j'annonce aux nations ; c'est sur l'arbre qui m'est consacré que je me plais à inscrire ces vers heureux qui présagent leur destinée. Réjouissez-vous avant tous les autres, habitants des bois, ô mes sujets, réjouissez-vous. Tous les troupeaux pourront errer en paix, et les pâtres n'auront plus besoin de les enfermer dans des claies de frêne pendant la nuit. Aucun larron ne dressera d'embûches aux bergeries, et n'emmènera les bêtes de somme après avoir détaché leurs liens. «Avec la sécurité renaît l'âge d'or, et, dépouillant ses longs habits de deuil, la bienfaisante Astrée revient sur la terre. La prospérité marche sur les pas d'un héros qui se distingua dès sa plus tendre jeunesse dans le sanctuaire des lois. Tant que ce dieu gouvernera le monde, l'impitoyable Bellone aura les mains enchaînées sur le dos, et, dépouillée de ses traits, d'une dent furieuse elle déchirera ses propres entrailles ; les dissensions civiles qu'elle promenait dans tout l'univers, se tourneront contre elle ; Rome n'aura plus de Philippes à pleurer, et ne célébrera plus les triomphes de ses enfants captifs; les guerres seront refoulées dans les cachots du Tartare, et leurs têtes, plongées dans les ténèbres, redouteront la lumière du jour. « La paix va nous sourire, non cette paix aux dehors trompeurs, qui souvent, sans guerre déclarée, malgré la soumission des ennemis étrangers, fomentait sourdement, le fer à la main, des discordes publiques. La clémence a dissipé tout faux-semblant de paix, et fait rentrer dans le fourreau les glaives insensés. On ne verra plus de sénateurs enchaînés s'avancer tristement au supplice, et lasser le bras des bourreaux ; les prisons, encombrées de victimes, n'éclairciront plus les rangs du malheureux sénat. Partout régnera une paix absolue, et le sanglant usage du fer sera aussi inconnu que sous l'empire de Saturne dans le Latium, ou sous celui de Numa qui, le premier, fit goûter les avantages de la paix à des vainqueurs fumants de carnage ; encore imbus de l'esprit guerrier de Romulus, et qui avait ordonné que le son des trompettes ne retentît qu'au milieu des sacrifices, loin du tumulte des camps et du fracas des armes. Les consuls n'achèteront plus un vain fantôme d'honneur; ils ne porteront plus des faisceaux sans hache, et n'enchaîneront plus la voix de la justice devant les tribunaux impuissants. Thémis va reparaître dans toute sa gloire, et rendre au barreau ses usages et son ancien appareil. Un dieu propice guérira les plaies d'un siècle désastreux. « Faites éclater votre joie, peuples qui habitez les basses régions du midi et les hautes régions du nord ; vous aussi, nations de l'aurore et du couchant, et vous que brûlent les feux de l'équateur. Voyez-vous la vingtième nuit resplendir encore par un ciel serein ? Voyez-vous la paisible comète projeter ses flammes rayonnantes et agiter sa pure lumière sans funeste présage ? Embrase-t-elle, selon sa coutume, l'un et l'autre pôle de ses rouges clartés ? Fait-elle jaillir de son foyer une pluie de sang ? Il n'en fut pas ainsi jadis, lorsque, à la mort de César, elle annonça de fatales guerres aux infortunés citoyens. Oui, sans doute, un dieu soutiendra si puissamment de ses bras invincibles le fardeau de l'État, que le bruit de la transmission de l'empire n'ébranlera point l'univers, et que Rome n'admettra les morts illustres parmi ses Pénates, que lorsque le lever d'un astre annoncera le coucher d'un autre." CORYDON Ornitus, j'éprouve depuis longtemps une religieuse terreur ; mais cette crainte est mêlée de joie. Adorons la bienfaisante puissance du dieu Faune. ORNITUS. Chantons les vers que ce dieu nous offre lui-même et accompagnons nos voix des sons du chalumeau. Peut-être Mélibée les fera-t-il parvenir à d'augustes oreilles. [2] ÉGLOGUE II. DEUX jeunes gens, le berger Idas et le jardinier Astacus, aimaient depuis longtemps la chaste Crocale. Ils étaient également beaux, et savaient chanter tous les deux. Un jour que l'été brûlait la terre de ses feux dévorants, le hasard les conduisit auprès d'une fraîche fontaine et sous les mêmes ormeaux. Là ils se disputèrent le prix du chant. L'un proposa pour gage sept brebis, l'autre tous les fruits de son jardin. La lutte était grande. Thyrsis fut choisi pour juge. Tous les animaux des champs, toutes les bêtes sauvages, tous les oiseaux qui s'élèvent au haut des airs, furent témoins de cet innocent combat. On vit accourir tous les bergers qui font paître au pied des chênes leurs paisibles brebis, et le vénérable Faune et les Satyres légers. On vit aussi paraître les Dryades aux pieds secs, les Naïades aux pieds humides, et les rapides ruisseaux suspendirent leur cours. Les vents cessèrent d'agiter le tremblant feuillage, et un profond silence régna sur les montagnes. La nature était calme. Les taureaux foulaient négligemment leurs pâturages ; et, pour entendre les deux rivaux, l'industrieuse abeille consentit à oublier un instant le nectar des fleurs. Déjà Thyrsis s'était assis au milieu d'eux, à l'ombre d'un ormeau. « Enfants, dit-il, à quoi bon des gages ? La gloire ne suffit-elle pas au vainqueur, et la honte au vaincu ? Pour savoir qui chantera le premier, levez trois fois la main en agitant les doigts. » Ils obéissent aussitôt, et Idas commence ainsi. IDAS. Silvain me chérit ; il me donne d'harmonieux pipeaux, et ceint mon front d'une verte couronne de sapin. II m'a même dit, dans mon enfance, cet important secret « Une flûte légère croît déjà pour toi sur cet oblique roseau. » ASTACUS. C'est pour moi que Flore étale sa brillante chevelure sur ce fertile gazon; c'est pour moi que Pomone joue avec des fruits mûrs dans ce verger. « Enfant, m'ont dit les Nymphes, accepte cette fontaine , accepte-la ; car tu sais, à l'aide des canaux, entretenir les jardins. » IDAS. Palès m'a appris elle-même à soigner mon troupeau : elle m'a enseigné comment un bélier noir et une brebis blanche changent tellement la couleur d'un agneau, qu'il ne peut reproduire celle de ses parents, et qu'il tient de tous deux les nuances de sa toison. ASTACUS. Mon art n'est pas moins fécond en métamorphoses : il couvre les arbres d'un feuillage étranger et de fruits adoptifs ; mon art tantôt corrige le goût des poires par la greffe du pommier, et tantôt force la pêche à prendre la place des prunes hâtives. IDAS. J'aime à tailler les tendres saules et les oliviers sauvages ; j'aime à en apporter les branches aux brebis, pour leur apprendre à brouter les feuilles nouvelles, et à détacher le gazon avec leurs dents novices, afin que les agneaux sevrés ne courent plus après leurs mères errantes. ASTACUS. Et moi, quand je transplante des légumes dans un sol aride, j'ai soin de l'arroser et d'étancher sa soif par mes canaux, afin que leurs tendres racines, ainsi rafraîchies, ne regrettent pas les sucs de leur terre natale. IDAS. Oh ! si un dieu amenait ici Crocale ! ce serait pour moi le seul roi du ciel et de la terre. Je lui consacrerais un bois, et j'invoquerais son nom sous l'ombrage : « Loin d'ici, profanes, m'écrierais-je ; ce lieu est sacré; retirez-vous. » ASTACUS. Je brûle pour Crocale .... Ah ! si un dieu exauçait mes vœux ! ... Vois-tu cette source limpide qui jaillit sur la verdure, et qui promène son cristal tremblant parmi ces lis, au milieu de ces ormeaux couverts de pampres ?... C'est là, c'est à lui seul que je consacrerais une coupe de hêtre. IDAS. Ne méprise pas les chaumières et le toit des bergers. Idas est grossier; mais Idas n'est pas un barbare. Souvent, sur un autel de gazon, au milieu des tourbillons de fumée, palpite un agneau égorgé par ses mains ; souvent, aux fêtes de Palès, il immole à la déesse la brebis qu'il lui avait consacrée. ASTACUS. Moi aussi, j'ai coutume d'envoyer aux dieux Lares les prémices de mon jardin, et de faire pour Priape des gâteaux de farine. Je leur offre un miel pur, des rayons couverts de rosée ; et ce sacrifice ne leur est pas moins agréable, je pense, que le sang d'un bouc immolé sur leurs autels. IDAS. Je fais paître mille agneaux qui bêlent auprès de leurs mères. Autant de brebis de Tarente me fournissent leur laine. Je presse de blancs fromages pendant toute l'année. Si tu viens, Crocale, ils seront tous à toi. ASTACUS. On compterait plutôt les épis ondoyants que les fruits innombrables de mon verger. En hiver comme en été, je récolte toujours aisément des légumes. Si tu viens, Crocale, tout mon jardin est à toi. IDAS. Quoique la chaleur brûle et dessèche les champs, accepte ces vases où se balance un épais laitage. Je te donnerai de la laine, lorsque l'air sera plus doux, et que les tièdes calendes permettront de tondre les brebis. ASTACUS. Et moi, qu'enrichit même l'excessive ardeur de l'été, je te donnerai mille figues luisantes de Chio et autant de châtaignes, lorsque, mûries par le soleil de novembre, elles rompront leurs bogues verdoyantes. IDAS. Oh! dis-le-moi ; me trouves-tu laid ou vieux ?... Infortuné ! me trompé-je lorsque, passant ma main sur mon tendre visage pour y chercher les signes de l'adolescence, mes doigts n'y rencontrent qu'un duvet fleuri ? ASTACUS. Toutes les fois que je me regarde dans le cristal d'une fontaine, je m'admire; car le printemps de l'âge donne à mes joues ce velouté brillant que j'ai souvent remarqué dans les fruits dorés de Cydon. IDAS. L'amour exige des chants, et la flûte ne se lasse point d'accompagner les chants d'amour. Mais le jour fuit, et Vesper ramène le crépuscule. Daphnis, et toi, Alphésibée, reconduisez vos troupeaux, chacun à sa bergerie: ASTACUS. Déjà le feuillage murmure, déjà les arbres frémissent. Dorydas, cours ouvrir le premier, canal pour arroser les jardins depuis longtemps altérés. Dès qu'ils eurent achevé ; le vieux Thyrsis prononça ce jugement : « Soyez égaux, et que cette égalité vous fasse vivre en paix ; car la beauté, le chant, l'amour et l"âge vous unissent. » [3] ÉGLOGUE III. IOLAS. LYCIDAS, as-tu vu par hasard ma génisse dans cette vallée ? elle a coutume d'aller au-devant de tes taureaux. J'ai déjà perdu près de deux heures à la chercher ; cependant elle ne paraît point. Quoique j'eusse déjà les jambes déchirées par les ronces, je n'ai pas craint de les ensanglanter encore dans les buissons, et je n'ai rien gagné après tant de peine. LYCIDAS. Je n'y ai pas pris garde. D'ailleurs pouvais-je y songer ? je brûle, Iolas, je brûle avec passion : l'ingrate Phyllis m'a délaissé, et, après tous les présents que de lui ai faits, c'est Mopsus qui règne sur son cœur. IOLAS. O femmes, plus inconstantes que le vent ! . . . Voilà donc ta Phyllis ! elle qui, je m'en souviens, lorsque tu étais absent, jurait que, sans toi, le miel même lui semblait amer. LYCIDAS. Je te raconterai tout, quand tu pourras m'entendre, Iolas. Maintenant va du côté des saules, et prends à gauche vers les ormeaux. Car, lorsque le soleil brûle les prairies, notre taureau aime à s'y reposer ; il s'étend sous un frais ombrage après s'être promené, et rumine paisiblement les herbes du matin. IOLAS. Non, malgré ses dédains, je ne partirai pas. Tityre, dirige-toi, comme Lycidas vient de le dire, vers les saules et les ormeaux. Si tu y trouves ma génisse, amène-la ici à grands coups, et ne manque pas de me rapporter le bâton rompu. Maintenant, Lycidas, quelle a été votre grande quereller ? quel dieu a troublé vos amours ? LYCIDAS. Content de Phyllis (tu le sais, Iolas), je dédaignai Callirhoé, quoiqu'elle se présentât avec une dot. Tout à coup, de concert avec Mopsus, Phyllis se met à unir des roseaux à l'aide de la cire, et à chanter avec lui sous un chêne. A cette vue, je l'avoue, j'éprouvai le plus violent dépit que j'aie jamais ressenti au fond du cœur ; car à l'instant je déchirai mes deux tuniques, et me frappai la poitrine. Furieuse, elle se rendit chez Alcippe, et me dit : « Méchant Lycidas, je t'abandonne ; ta Phyllis aime Mopsus. » Maintenant elle est chez Alcippe, et je crains bien qu'elle ne soit encore volage. Mais je désire moins de regagner son cœur que de l'entendre quereller son pulmonique amant. IOLAS. C'est toi qui as commencé à lui chercher dispute : tu lui dois des excuses. Il convient de céder à sa maîtresse, même quand elle aurait les premiers torts. Si tu veux me charger d'une commission, je la transmettrai fidèlement aux oreilles de ton amante irritée. LYCIDAS. Depuis longtemps je cherche par quel chant je pourrai apaiser Phyllis. Peut-être s'adoucira-t-elle, après m'avoir entendu : elle a coutume d'élever mes chansons jusqu'aux cieux. IOLAS. Eh bien, commence. Je graverai tes paroles sur la rouge écorce d'un cerisier, et j'irai les lui offrir. LYCIDAS. « O ma chère Phyllis, Lycidas va mourir. Écoute sa prière : accepte ces vers que ton inconsolable amant chante la nuit, en versant des larmes amères, et en portant de tous côtés des yeux que devrait fermer le sommeil. Loin de toi, il erre çà et là, plus exténué que la grive après la récolte des olives, plus maigre que le lièvre quand le grapilleur a enlevé à la vigne les derniers raisins. Infortuné que je suis! sans toi, les lis me semblent noirs ; il n'est point de fontaine qui me désaltère, point de vin qui ne s'aigrisse à l'approche de mes lèvres. « Ah ! si tu revenais, ta présence rendrait leur blancheur aux lis, leur fraîcheur aux fontaines, et au vin sa douceur. Je suis ce même Lycidas dont ta voix célébrait le bonheur, Lycidas, à qui tu donnas souvent de délicieux baisers, Lycidas, pour qui tu ne craignais pas d'interrompre tes chansons en approchant tes lèvres des siennes quand elles erraient sur son chalumeau. O douleur ! après de telles preuves d'amour, tu t'es laissé séduire par la voix rauque, par le misérable chant et les pipeaux criards de Mopsus ! Pour qui m'as-tu quitté ? Si j'en crois les discours, il est moins beau que moi, et toi-même tu avais coutume de me le dire. Je suis aussi plus riche ; en vain il essayerait de faire paître autant de chèvres que je compte le soir de taureaux. Que te dirai-je que tu ne saches aussi bien que moi ? Tu sais, ma bonne Phyllis, combien j'ai de vaches à traire, et combien d'autres ont des veaux pendus à leurs mamelles. Mais, sans toi, je ne puis faire des paniers de saule ; sans toi, je ne puis remplir mes corbeilles de lait caillé. « Si tu crains encore d'être battue, ma chère Phyllis, je m'abandonne à toi. Tu peux me lier les mains derrière le dos avec de l'osier ou du sarment, comme Tityre attacha les bras de Mopsus, qui l'avait volé pendant la nuit, et pendit le larron au milieu de l'étable. Oui, sans doute, mes mains ont mérité un châtiment. Et cependant, c'est avec ces mêmes mains que j'ai souvent déposé dans ton sein des ramiers, ou un lièvre tremblant que j'avais dérobé à sa mère. C'est moi qui t'envoyais les premiers lis et les premières roses. A peine l'abeille avait-elle goûté une fleur, que déjà ton front était paré de couronnes. « Mais peut-être Mopsus a-t-il l'audace de te vanter ses riches présents , lui qui, dit-on, le soir, recueille de misérables lupins, et ne se nourrit que de pauvres légumes ; lui qui ne se sent pas d'aise et qui se croit au comble du bonheur, lorsqu'il broie de l'orge commune entre deux pierres. Si une indigne passion (je ne puis le croire ! ) ferme ton oreille à mes prières, dans mon désespoir, je me pendrai à ce chêne qui rompit nos premières amours; et, sur cet arbre maudit, je graverai ces vers : « Pasteurs, défiez-vous des perfides bergères : Mopsus aime Phyllis ; Lycidas touche à sa dernière heure. » Maintenant, Iolas, si tu prends pitié des malheureux, porte mes chants à Phyllis, et tâche de la fléchir. Moi, je me tiendrai à l'écart, derrière ces joncs aigus, ou, comme je l'ai fait souvent, je me cacherai près d'ici, à l'ombre de cet autel. IOLAS. J'irai, et, si j'en crois les présages, ta Phyllis reviendra ; car le fidèle Tityre, que j'aperçois à droite, m'annonce une bonne nouvelle. Le voici de retour avec ma génisse. [4] ÉGLOGUE IV. MÉLIBÉE. D'ou te vient cet air pensif et rêveur, Corydon ? Que fais-tu dans une attitude si pénible, sous ce platane, au pied duquel l'eau fait entendre un doux murmure ? Tu te plais sans doute sur cet humide bord, où la fraîcheur de la rivière tempère la chaleur du jour ? CORYDON. Depuis longtemps je médite des vers qui n'aient rien d'agreste, ô Mélibée ! des vers qui célèbrent l'âge d'or, et qui chantent la gloire de ce dieu, arbitre de la paix dans Rome ; et maître absolu de l'univers. MÉLIBÉE. Tes vers sont doux, jeune berger, et Apollon ne détourne pas de toi ses regards ; mais les grandes divinités de Rome exigent un autre ton que les bergeries de Ménalque. CORYDON. Sans doute mes vers paraîtront grossiers à des oreilles délicates, et ne peuvent convenir qu'à notre hameau. Mais si leur rusticité n'a point la perfection de l'art, la reconnaissance qui me les inspire leur attirera du moins quelques suffrages. Au pied de cette roche couronnée de sapins, le même sujet occupe mon frère Amyntas, dont l'âge se rapproche du mien. MÉLIBÉE. Tu lui permets donc enfin d'unir des roseaux avec de la cire odorante, lui dont tu blâmas si souvent les efforts avec l'austérité d'un père, lorsqu'il voulait s'exercer sur de légers pipeaux. Plus d'une fois je t'ai entendu lui dire : « Enfant, brise tes chalumeaux, et renonce aux Muses stériles. Va plutôt ramasser des glands et des cornouilles vermeilles ; va traire les brebis et vendre leur lait, en criant par la ville. Ta flûte te donnera-t-elle de quoi te garantir de la faim ? Crois-moi, il n'y a que la vaine Écho qui redise mes vers au pied de ces rochers. » CORYDON. Mélibée, j'en conviens, tel fut jadis mon langage ; mais les temps et le dieu sont changés. L'espoir nous sourit davantage. Nous devons à ta bonté, qui nous procure du pain, de n'avoir plus besoin de ramasser des fraises et des mûres, et d'apaiser notre faim avec des mauves sauvages. Touché de notre misère et de notre tendre jeunesse, tu nous as dispensés d'aller, pendant l'hiver, chercher notre nourriture sur les hêtres ; grâce à toi, Mélibée , nos plaintes ont cessé ; grâce à toi, après notre repas, nous nous reposons tranquillement à l'ombre, et nous jouissons des bois d'Amaryllis. Sans toi, Mélibée, nous aurions cité naguère visiter les derniers confins de la terre, et les pâturages de Géryon, foulés par les Maures cruels, ces lieux où le large Bétis roule, dit-on, ses eaux limpides sur un sable d'or ; sans toi, je vivrais méprisé à l'extrémité du monde, et, confondu parmi les troupeaux d'Ibérie, ô douleur ! je modulerais en vain des sons aigus sur un chalumeau étranger ; ma muse languirait, sans un regard propice, au milieu des buissons ; le dieu, le dieu lui-même prêterait inutilement son oreille à ma voix : il ne pourrait entendre mes voeux au bout de l'univers. Mais si de plus nobles chants ne captivent point ton esprit, si d'autres vers ne te sourient pas plus que les miens, veux-tu que je soumette à ton goût ceux que je viens d'achever ? Car les dieux t'ont permis non seulement de prévoir les vents favorables ou funestes aux laboureurs, et le temps que présage le soleil à son lever ; mais encore tu composes des vers touchants, et tantôt les Muses te couronnent du lierre de Bacchus, tantôt Apollon ombrage ton front de lauriers. Si donc tu daignes encourager mes efforts, j'essayerai peut-être la flûte que me donna hier le savant Iolas, en me disant : « Elle apaise les taureau; farouches, et charme Faune, notre protecteur. Elle appartint à Tityre, qui, le premier sur ces montagnes, sut tirer des pipeaux de Sicile des sons mélodieux. » MÉLIBÉE. Ton ambition est grande, Corydon, si tu prétends égaler Tityre. Ce fut un poëte sacré qui éleva la flûte au-dessus de la lyre ; un poète dont les tendres accents émurent souvent les bêtes sauvages, et entraînèrent sur ses pas les chênes jusque là insensibles ; un poète dont les Nymphes, pendant qu'il chantait, couronnaient naguère de rouges fleurs d'acanthe sa tête dont elles peignaient la chevelure. CORYDON. C'est un dieu, Mélibée, j'en conviens; mais peut-être Apollon ne me désavouera-t-il pas, si tu me prêtes une oreille attentive; car je sais toute l'estime dont t'honore Apollon. MELIBÉE. Commence ; je t'écoute; mais prends garde que ta flûte sonore ne prenne un ton aussi délicat que dans l'églogue d'Alexis. Choisis plutôt ces chalumeaux dont les graves accents rendirent, à ma prière, les forêts dignes d'un consul. Ne tarde pas davantage. Voici ton frère Amyntas. Il va répondre à tes chants. Allons, plus de délais. Chantez tour à tour. Commence, Corydon ; Amyntas te répondra. CORYDON. Qu'il invoque d'abord Jupiter, celui qui chante les cieux, celui qui entreprend, comme Atlas, de soutenir le poids de l'Olympe. Moi, j'implore le héros dont la puissance tutélaire gouverne notre patrie, et maintient la paix avec toute la vigueur de la jeunesse. Puisse son auguste bouche sourire à mes accents ! AMYNTAS. Puisse César, accompagné du docte Apollon, m'être aussi favorable ! Puisse-t-il se rendre sur les montagnes que chérit Phébus, et que Jupiter protège, ces montagnes où croît le laurier, qui doit souvent être témoin d'augustes triomphes, ainsi que le chêne son rival de gloire. CORYDON. Le dieu qui maintient l'harmonie des cieux par les alternatives de la chaleur et du froid, le père de la nature, après lequel, César, tu occupes le premier rang, Jupiter dépose souvent sa foudre pour visiter les campagnes de la Crète, et, couché dans une grotte de verdure, il écoute les vers des Curètes, au milieu des forêts de Dicté. AMYNTAS. Vois-tu comme les vertes forêts se taisent en présence de César ? II m'en souvient, lorsque, malgré la fureur des vents, les bois cessèrent tout à coup d'agiter leurs rameaux, je m'écriai : « C'est ce dieu, oui, c'est ce dieu qui a chassé les autans ; » et aussitôt les roseaux firent entendre de joyeux concerts. CORYDON. Vois-tu comme une ardeur soudaine anime nos brebis ? Vois-tu comme leurs mamelles regorgent de lait ? comme elles réparent rapidement la perte de leur toison ? Je m'en souviens (je l'ai déjà remarqué dans cette vallée), les bergers disaient que Palès était venue les visiter. AMYNTAS. Partout sur la terre on adore ce héros ; il est également chéri des cieux. Les arbustes le respectent en silence. En entendant son nom, le sol ingrat se féconde et se couvre de fleurs, les forêts épaississent leur odorant feuillage , et les arbres admirent leurs nouveaux fruits. CORYDON. Dès que Cybèle a ressenti son heureuse influence, les sillons, jadis stériles, étalent le luxe de leurs moissons, et les légumes résonnent à peine dans leurs cosses pleines ; le blé n'est plus étouffé par la funeste ivraie, et ne blanchit plus dans des épis languissants. AMYNTAS. Le laboureur reprend gaîment le hoyau qu'il avait maudit, et profite de l'or que lui offre le hasard. En traçant ses sillons, l'agriculteur ne craint plus, comme naguère, de heurter un trésor avec sa charrue, et se livre avec plus d'ardeur à ses rustiques travaux. CORYDON. Grâce à lui, le cultivateur peut offrir ses premiers épis à Cérès, et arroser Bacchus des prémices de son vin ; le vendangeur peut danser sur les raisins qu'il a foulés ; et les esclaves bien nourris applaudissent à leur généreux maître, qui fait sur les places publiques des sacrifices solennels. AMYNTAS. Il rend la paix à mes montagnes ; grâce à lui, on peut chanter, en marquant trois fois la mesure avec le pied, et danser aux chansons ; et moi je puis tracer mes poésies sur une verte écorce, sans que les trompettes imposent. silence à ma voix. CORYDON. Sous le divin empire de César, Pan revient dans ses paisibles bois du Lycée, Faune s'étend en sûreté sous de riants ombrages, les Naïades se baignent dans leurs ondes tranquilles , et, sans craindre de souiller leurs pieds de sang humain, les Oréades parcourent rapidement le sommet des montagnes. AMYNTAS. O dieux ! je vous en conjure, ne rappelez qu'après de longues années ce jeune héros que vous nous avez envoyé, je crois, du haut des cieux ; ou plutôt, changez sa condition mortelle, et que le fil de ses jours dure autant que celui d'un habitant de l'Olympe. Qu'il soit dieu, sans échanger son trône contre celui du ciel. CORYDON. Et toi, César (soit que Jupiter ou tout autre dieu cache sa figure sous tes dehors mortels), reste et vis au milieu de nous, je t'en supplie, je t'en conjure ; gouverne éternellement Rome et l'univers. Père du peuple , dédaigne le céleste empire, et n'abandonne pas la terre où tu as commencé de régner. MÉLIBÉE. Je croyais que les divinités des bois vous auraient inspiré des vers rustiques, propres à charmer des oreilles grossières ; mais ceux que vous venez de chanter sur vos légers pipeaux sont si harmonieux et si doux, que je les préférerais au nectar des abeilles. CORYDON. Oh ! combien la reconnaissance m'inspirera de chants, Mélibée ! Comme ils retentiront, si je puis fixer ma de meure sur ces montagnes, si je puis voir un jour des pâturages qui m'appartiennent ! Car souvent la jalouse pauvreté me tire l'oreille, et me dit : Soigne tes bergeries. En attendant ce bonheur, si tu ne méprises point mes chants, Mélibée, offre-les à notre dieu ; car il t'est permis de visiter l'auguste sanctuaire d'Apollon Palatin. Tu seras pour moi celui qui retira l'harmonieux Tityre des forêts pour l'introduire dans la capitale du monde, lui montrer les dieux, et lui dire : « Renonce aux bergeries, Tityre ; tu as chanté la campagne, tu chanteras les combats. » AMYNTAS. Que la fortune contemple nos travaux d'un oeil plus propice, et que le dieu de Rome protège ma laborieuse jeunesse ! Nous allons, en attendant, immoler un tendre chevreau, et servir un repas sans apprêts. MÉLIBÉE. Maintenant conduisez les brebis à la rivière : la chaleur est dévorante ; déjà le soleil rétrécit l'ombre à nos pieds. [5] ÉGLOGUE V. MYCON. UN jour, le vieux Mycon et Canthus, son élève, évitaient sous un arbre touffu les feux ardents du jour, lorsque le bon vieillard, voulant donner des leçons au jeune homme, lui dit d'une voix faible et tremblante : « Mon cher Canthus, ces chèvres que tu vois errer parmi les buissons, et brouter, en folâtrant, le gazon jauni par le soleil ; ces brebis que tu vois, loin de la montagne, paître dans la brûlante prairie, je te les donne ; reçois ce présent d'un père ; garde ces troupeaux. Tu peux, certes, maintenant te mettre à l'ouvrage, et exercer à ma place ton active jeunesse ; car, depuis longtemps, tu le sais, la vieillesse m'apporte mille sujets de plaintes, et m'oblige à me courber sur un bâton. « Apprends donc l'art de gouverner les chèvres, amies des sentiers, et les brebis qui errent plus à l'aise sur l'herbe tendre des prés. Au printemps, lorsque les oiseaux commencement à gazouiller, et que l'hirondelle , de retour, maçonne son nid, fais sortir tous les troupeaux que l'hiver a retenus captifs dans leurs étables. Alors les forêts se tapissent d'un frais gazon, et réparent leur ombrage pour nous garantir des chaleurs de l'été ; alors les bois reprennent leur éclat, et l'année sa verte parure ; alors étincellent les feux brûlants de Vénus et de l'Amour, et la troupe lascive reçoit les boucs folâtres. « N'envoie pas tes brebis aux pâturages avant d’avoir apaisé Palès. Place du feu sur un autel de tendre gazon, et invoque le Génie du lieu, Faune et Lare, en leur offrant des gâteaux salés. Plonge alors ton couteau fumant dans le sang d'une victime, et, pendant qu'elle respire encore, arrose de son sang tes bergeries. Tu livreras les prés aux brebis, et les buissons aux chèvres, dès que le soleil levant aura franchi cette montagne, et aura échauffé l'air pendant une heure. Si même le temps te le permet, tandis que cet astre dissipe la fraîcheur de l'Aurore, dégage les mamelles de tes brebis, et remplis tes vases des flots d'un lait écumant. Le lendemain matin, tu presseras celui que tu auras tiré le soir. « Ménage pourtant les mères, et que l'amour du gain ne te porte pas à sacrifier les agneaux à la vente du fromage ; car leur reproduction doit être l'objet de tes soins les plus chers. Quand, le soir, en visitant tes étables, tu trouveras par terre une brebis qui vient de mettre bas, ne rougis pas de la porter sur tes épaules, de réchauffer sur ton sein ses petits tout tremblants, et qui n'ont pas encore la force de se soutenir. « Ne va pas chercher des prairies et des bois trop éloignés de tes étables pour faire paître tes troupeaux durant le cours du printemps, dont la température est si variable. On ne saurait se fier au printemps : tantôt il nous sourit avec un front serein, tantôt il amène de sombres nuages, et entraîne les malheureuses brebis dans de rapides torrents. Mais lorsque les chaleurs de l'été allongeront les jours, lorsque le dieu de l'air aura perdu son inconstance, confie tes troupeaux aux forêts, conduis-les dans de lointains pâturages. Qu'ils sortent avant l'aurore : l'humidité de l'air rend les herbes plus douces, lorsque, les vents avant cessé, la verdure rafraîchie s'est couverte de rosée pendant la nuit, et que le gazon étincelle des perles humides du matin. « Dès que les bruyantes cigales auront fait retentir les bois, mène tes brebis à la fontaine, et ne leur permets plus d'errer dans les prés ou dans les champs. Qu'un chêne les abrite sous son vieil ombrage. Mais quand la neuvième heure attiédira les rayons du soleil couchant, quand sera venu le temps du goûter, quitte l'ombre des bois, ramène tes brebis aux pâturages, et n'enferme le troupeau dans le bercail d'été qu'au moment où l'oiseau songe à se livrer au sommeil dans son nid léger, et lorsque le laitage épaissi commence à trembler dans les vases. « C'est alors qu'il faut décharger les brebis de leur laine, les boucs de leurs poils pendants et de leur barbe infecte, et lier avec des joncs ces toisons diverses , en ayant soin, avant tout, de distinguer les espèces ainsi que les couleurs, afin de ne pas confondre les toisons longues , souples on blanches avec les toisons courtes, rudes ou noires. « Lorsqu'une brebis dégagée de son vêtement montrera ses côtes nues, prends garde qu'elle n'ait reçu quelque coup de ciseaux ; cette blessure secrète lui occasionnerait une pustule maligne, qu'il faudrait ouvrir avec le fer, afin d'empêcher l'humeur corrosive d'étendre ses ravages sur cette malheureuse bête, et de la miner jusqu'aux os. Aie la prévoyance (c'est un point essentiel) de porter sur toi du soufre, un oignon marin et du bitume nouveau, pour guérir les ulcères ; n'oublie pas non plus la poix du Brutium. Tu mêleras ces drogues, et tu en frotteras le dos rasé de tes brebis. Tu feras aussi cuire ensemble du mercure, du miel et du bitume, pour imprimer ton nom sur leurs épaules : ce nom, que chacun pourra lire, t'épargnera de grands procès. « Lorsque les prés et les champs sont dévorés par les feux de l'été, lorsque les marais desséchés ne présentent plus qu'un limon écailleux, et que le soleil inonde la verdure de poussière, il sera bon de brûler du galbanum dans les bercails, et de faire fumer, autour de ta cabane, de la corne de cerf. Cette odeur est funeste aux serpents, et désarme leur fureur. Ils ne peuvent plus montrer leurs dents aiguës ; ils tombent dans une molle langueur, et leur venin expire dans leur gueule impuissante. « Passons à la méthode que tu dois suivre aux approches de l'hiver. Quand la vigne découvre ses fruits, quand le vendangeur emporte tranquillement les raisins qu'il a cueillis, commence, avec la serpe, à émonder tes arbres, et à couper leur vert feuillage. Élague le sommet des jeunes branches ; conserves-en les feuilles, tandis qu'elles sont vertes et humectées par la sève, et que les autans ne les détachent pas encore. Tu seras bien aise de les tirer un jour de ta grange, lorsque la froide saison tiendra tes troupeaux renfermés. Voilà ce que tu dois faire : l'automne demande les soins, l'activité, le dévouement du berger. Aie le courage d'ajouter des rameaux frais aux rameaux secs, et de mettre à profit des sucs nouveaux, pour prévenir l'hiver avec ses noirs orages, son froid piquant, ses monceaux de neige, et pour n'être pas obligé de courber les arbres et de les dépouiller de leur feuillage. « Tu pourras toujours couper dans une riante vallée de verts rameaux de lierre ou de saule flexible. C'est avec une nourriture fraîche, Canthus, que tu apaiseras la soif de tes brebis. Un tas énorme de bois sec leur sera inutile, s'ils n'y trouvent point de branches gonflées de sucs humides, et chargées dune substance nourrissante et savoureuse. « Il est important de réchauffer le sol en le jonchant de paille et de feuilles sèches, de peur que le froid ne glace tes troupeaux, et ne dépeuple tes étables par une funeste maladie. « Je voudrais prolonger mes leçons ; car il me reste encore beaucoup à dire. Mais le jour baisse; le soleil a disparu, et la fraîcheur du soir succède à la chaleur du jour. » [6] VI. ASTILE. Tu arrives tard, Lycidas. Nyctile et le jeune Alcon viennent de se disputer en vers le prix du chant. Ils m'avaient pris pour juge. Nyctile avait déposé pour gage des chevreaux avec leur mère ; Alcon, un lionceau, dont il garantissait l'origine sous la foi du serment ; et la victoire lui a tout donné. LYCIDAS. Quoi ! ce misérable chanteur a vaincu Nyctile ! je ne puis le croire. La corneille doit alors l'emporter sur le chardonneret, puisque l'harmonieux rossignol le cède au sinistre hibou. ASTILE. Je renonce à Pétale, qui seule fait mon bonheur, si Nyctile est au-dessus d'Alcon. Nictyle lui est aussi inférieur pour le chant et la flûte que pour la beauté du visage. LYCIDAS Je me trompe, à ton avis. L'un des rivaux s'est présenté avec un teint jaune et une barbe de porc-épic ; l'autre, avec un teint clair, plus poli qu'un oeuf, avec des yeux riants et des cheveux d'un blond d'or : s'il n'eût fait entendre sa voix, on l'eût pris pour Apollon. ASTILE. Si tu savais tant soit peu chanter, tu pourrais confirmer l'éloge que j'ai fait d'Alcon. LYCIDAS. Eh bien, puisque je ne saurais t'égaler, détestable juge, veux-tu accepter un défi ? veux-tu me disputer le prix du chant, en prenant même Alcon pour arbitre ? ASTILE. Toi, l'emporter sur quelqu'un !... Mais qui te croira capable d'entrer en lice, pauvre asthmatique, avec ta voix cassée et tes pénibles hoquets ? LYCIDAS. Imagine tout ce que tu voudras , misérable ! tu ne pourras jamais me faire les nombreux reproches dont t'accable Lycotas. Mais à quoi bon perdre le temps en vaines querelles ? Voici Mnasyle. Prenons-le, si tu veux, pour juge ; et puisque tu refuses de me croire, drôle, accepte mon défi. ASTILE. J'aimerais mieux, je l'avoue, renoncer à une proie facile, que m'abaisser à disputer avec toi le prix du chant. Mais tu n'en seras pas quitte. Vois-tu ce cerf couché parmi ces lis éblouissants ? Quoiqu'il fasse les délices de ma chère Pétale, tu l'auras si tu es vainqueur. Il est soumis au frein et au joug; il vient sans défiance quand je l'appelle, et présente à ma table sa tète obéissante. Vois-tu cette large ramure qui l'embellit, ces bandelettes brillantes qui décorent son bois et sou cou délicat ? Vois-tu cette bride blanche qui enlace son front? Vois-tu, autour de son dos et de son ventre, cette sangle qui fait étinceler sur ses flancs des boutons de cristal ? Des roses d'un parfum exquis se jouent dans les branches de sa ramure, et un collier d'or serpente à la naissance de son cou ; sur son poitrail pend une défense de sanglier, en forme de croissant. Tel que tu le vois dans cette vallée, ce cerf sera le prix du vainqueur, pourvu que, de ton côté, tu déposes un gage. LYCIDAS. Il croit m'épouvanter par la richesse de ce gage, Mnasyle ! voyez donc comme je le crains ! ... Vous savez que je possède des cavales indomptées. Je déposerai un de leurs produits, le rapide Pétrie, qui a quitté sa mère, et de ses jeunes dents effleure le gazon pour la première fois. Il a le pied léger, le ventre court, le cou élevé, la croupe arrondie, l'œil étincelant, la tête fine ; son sabot est petit et bien tourné. Il bondit dans un champ de blés verdoyants, sans courber la tête des épis. Le vainqueur l'aura ; j'en jure par les divinités champêtres. MNASYLE. J'ai le temps de vous entendre, et vos chants me feront plaisir. Puisque vous m'avez pris pour juge, commencez quand vous voudrez. Les Muses nous offrent un asile à l'ombre de ce chêne. Mais, pour n'être point troublés par le bruit du ruisseau voisin, quittons le gazon et les bords de cette onde rapide ; car, en coulant sous cette roche et sur un lit de pierres, elle nous assourdit par son rauque murmure. ASTILE. Gagnons plutôt ce rocher que tapisse une mousse verte, suspendue comme une toison, d'où l'eau s'échappe goutte à goutte. Entrons dans cette grotte dont la voûte, en forme d'arc, ressemble à une écaille de tortue. MNASYLE. Entrons-y ; elle nous garantira du bruit. Si l'on veut s'asseoir, voici un siège de pierre ; si l'on veut se coucher, voilà un gazon préférable aux tapis. Maintenant, pour vider votre querelle, célébrez alternativement vos tendres amours : Astile, chante les louanges de Pétale ; Lycidas, celles de Phyllis. LYCIDAS. Écoute-moi, je t'en prie, Mnasyle, aussi attentivement que tu as, dit-on , écouté Astile et Acanthis dans le bosquet de Thalée. ASTILE. Quand Lycidas me provoque, je ne puis me taire, et j'éclate avec raison ; car il me cherche toujours dispute. Eh bien, disputons, puisque c'est là ce qu'il désire. Certes, il me sera assez doux de voir trembler Lycidas, écoutant, le front pâle, le récit de ses crimes devant son juge. LYCIDAS. C'est moi sans doute que nos deux voisins Ègon et Stimicon ont vu, en riant tout bas sous ces arbrisseaux, faite semblant de donner au jeune Mopsus des baisers innocents. ASTILE. Ah ! si Mnasyle n'était pas plus fort que nous, je te ferais bien sentir que tu es le plus infâme des hommes. MNASYLE. Quelle folie, quelle rage vous emporte ? si vous voulez vous battre, je ne suis plus votre juge ; adressez-vous à un autre. Voici Mycon et Iolas ; ils pourront terminer vos querelles. [7] VII. LYCOTAS. Tu es resté bien longtemps à Rome, Corydon ; il y a au moins vingt jours que nos bois te réclament, et que tes taureaux affligés attendent tes chants joyeux. CORYDON. Esprit borné et plus dur que le chêne ! Quoi! Lycotas, tu aimes mieux contempler de vieux hêtres que les nouveaux spectacles qu'un jeune dieu déploie dans une vaste arène ? LYCOTAS. J'étais surpris d'un si long retard. J'ignorais pourquoi ta flûte n'animait plus le silence des bois, et pourquoi Stimicon chantait seul, couronné de lierre. Attristés de ton départ, nous lui avons donné un tendre chevreau. Car, pendant ton absence, Thyrsis a purifié nos bergeries, et invité les jeunes bergers à se disputer le prix de !a flûte. CORYDON. Que Stimicon vainqueur s'enorgueillisse de son riche présent ; qu'il possède avec joie non seulement son chevreau, mais qu'il emporte toutes les bergeries qu'a purifiées Thyrsis ; son ravissement ne saurait égaler le mien, et je n'échangerais pas tous les pâturages des bois de Lucanie contre le plaisir que m'ont fait éprouver les spectacles de Rome. LYCOTAS. Eh bien, Corydon , ne prive pas mes oreilles du récit de ce que tu as vu. Il me sera aussi agréable que tes chants à la fête de Palès, qui féconde nos troupeaux, ou à celle d'Apollon, qui leur procure de gras pâturages. CORYDON. J'ai vu un amphithéâtre en bois élevé jusqu'aux nues. Il dominait presque la roche Tarpéienne. Ses immenses gradins avaient une douce pente. J'ai pris place aux loges où le peuple, vêtu d'un chétif manteau brun, regardait au milieu d'une rangée de femmes. Les chevaliers et les tribuns, en robe blanche, se pressaient dans la partie découverte de l'édifice. Comme cette vallée s'étend en un vaste circuit, et forme par la courbure de ses flancs et l'inclinaison de ses bois un vaste bassin au milieu d'une chaîne de montagnes ; de même l'amphithéâtre se replie dans tous les sens, et ses deux moitiés réunies présentent un ovale. Te parlerai-je maintenant de l'ensemble des objets dont je n'ai pu saisir que faiblement les détails ? j'étais si ébloui ! debout, immobile, et la bouche béante, j'admirais tout confusément, sans connaître encore tout mon bonheur, quand un vieillard qui se trouvait à ma gauche me dit : « Villageois, je ne m'étonne pas que tu sois étourdi de tant de merveilles, toi qui, ne sachant pas ce que c'est que l'or, ne vois habituellement que de pauvres demeures, des cabanes et des chaumières, puisque moi, tout cassé et tout chauve, moi qui ai vieilli à Rome, je suis dans l'enchantement. Ce que j'ai vu les années précédentes et dans un temps plus reculé, n'est rien en comparaison de ce que je contemple aujourd'hui. Vois-tu ce balcon brillant de pierreries ? Vois-tu ce portique étincelant d'or, et ce pourtour de marbre qui forme l'enceinte au bas de l'arène ? Vois-tu ces superbes tiges d'ivoire implantées dans un cylindre uni qui tourne rapidement sur son axe, afin de renverser les bêtes féroces qui voudraient y enfoncer leurs griffes ? Vois-tu ces brillants filets d'or suspendus autour de l'amphithéâtre à d'énormes dents d'éléphant, disposées à des intervalles égaux, et dont aucune (tu peux m'en croire, Lycotas) ne le cède en longueur au soc de nos charrues ? » Qu'ajouterai-je encore ? J'ai admiré toutes sortes de bêtes, des lièvres blancs, des sangliers à cornes, un tigre dans ses propres forêts, un élan, des buffles à la tête haute et au dos voûté, des bisons au cou soyeux, à la longue barbe, et au fanon hérissé de poils flottants. Outre ces monstres des forêts, j'ai pris plaisir à voir des ours lutter avec des phoques et des hippopotames, hideux produit de ce fleuve qui féconde les guérets du débordement de ses eaux. Quelle était ma surprise, lorsque, plongeant mes regards au fond de l' amphithéâtre, je voyais des bêtes féroces s'élancer des entrailles de la terre, et de ce même gouffre s'élever souvent des arbres à écorce jaune, couronnés de pommes d'or ! LYCOTAS. O toi qui ne trembles point sous le poids de l'âge, heureux Corydon, que j'envie ton bonheur ! Grâce à la protection d'un dieu, tu as passé ta jeunesse dans ce siècle fortuné ! Eh bien , puisque le destin t'a permis de voir leur auguste image, leur port majestueux, leurs traits divins, dis-moi, Corydon, dis-moi quelle est la forme des dieux. CORYDON. Maudit soit mon vêtement rustique, qui m'a empêché de voir ma divinité de plus près ! Oui, la pauvreté de mon accoutrement, mon manteau brun et l'agrafe qui le retient m'ont été funestes. Néanmoins j'ai pu contempler le dieu de loin ; et, si mes veux ne m'ont pas trompé, j'ai cru distinguer en lui les traits de Mars et d'Apollon. [8] VIII. TIMÉTAS. TITYRE, tandis que tu façonnes des corbeilles de jonc, tandis que tes champs retentissent du cri des bruyantes cigales, fais-nous entendre quelque chanson composée pour la flûte légère ; car Pan t'a appris à enfler le chalumeau, et Apollon t'inspire des vers heureux. Commence, pendant que les chevreaux broutent les saules et les génisses le gazon, pendant que la rosée et la douce influence des premiers rayons nous invitent à laisser nos troupeaux errer dans la prairie. TITYRE. Enfant chéri des dieux, ô mon cher Damétas, tu veux que ma muse, qui, plie sous le fardeau des ans, compose encore des vers ! Il n'est plus ce temps où je modulais des airs sur mon chalumeau ; ce temps où, exempt de soucis, je chantais mes joyeuses amours. Aujourd'hui ma tête a blanchi, et mes feux languissent sous les glaces de l'âge ; depuis longtemps ma flûte est suspendue au-dessus de la statue de Faune. C'est maintenant ton tour. Les campagnes retentissent de ton nom ; car naguère tu as remporté le prix du chant, et accablé de ridicule les pipeaux discordants de Mopsus. J'avais été pris pour juge ; et le vieux Mélibée, qui avait entendu ta voix, élevait ton talent jusqu'aux cieux. Il a reçu la récompense de son honorable vie ; il habite la région des bienheureux, le séjour réservé aux âmes pieuses. Si donc la mémoire de Mélibée t'est chère, que ta flûte harmonieuse rende hommage à ses mânes sacrés. TIMÉTAS. Ton invitation est trop juste et me cause trop de plaisir, pour ne pas l'accepter. Ce vieillard mériterait que les vers d'Apollon, que la flûte de Pan, que la lyre de Linus et la voix d'Orphée s'unissent pour célébrer ses louanges et chanter ses bienfaits. Mais, puisque tu fais un appel à ma muse, écoute les vers que j'ai gravés à son sujet sur l'écorce du cerisier que tu vois sur le bord de la rivière. TITYRE. Volontiers ; mais, afin de n'être pas troublés par le murmure des sapins que le vent agite, gagnons ces ormeaux ou ces hêtres. TIMÉTAS. On peut ici chanter à l'aise : la prairie nous offre un doux tapis de verdure ; le silence règne dans toute la forêt, et, loin de nous, tu vois brouter les paisibles taureaux. Puisque les bienheureux sont encore sensibles après leur mort, que le ciel, père de la nature, que l'eau, principe du monde, que la terre qui donne la vie, et l'air qui l'entretient, écoutent ma voix, et la fassent parvenir jusqu'à Mélibée. Car si les âmes généreuses habitent l'empyrée et le palais des cieux, si elles jouissent du spectacle de l'univers, ô Mélibée, prête l'oreille à mes accents, auxquels tu accordais toi-même une bienveillante estime et d'affectueux suffrages. Une longe vieillesse constamment environnée d'hommages, des années heureuses pendant la dernière saison de ta vie, ont terminé ta vertueuse carrière, et ta mort ne nous a pas moins coûté de larmes que si la Fortune jalouse t'avait enlevé à là fleur de l'âge. Aussi l'intérêt public nous arracha-t-il ces plaintes : « Hélas! Mélibée a subi la fatale loi qui frappe tous les hommes. Il a quitté la vie, le front paré de cheveux blancs ; le ciel le réclamait pour assister au conseil des dieux ; son cœur ne respirait que l'équité ; il aimait à vider les querelles dans nos campagnes ; il écoutait, il apaisait toutes les plaintes; il a répandu le goût de l'agriculture, et fait respecter la justice ; il a fixé les limites des champs ; sur sa figure régnait une majesté sereine, sur son front une douce fierté ; mais son cœur était encore plus doux que ses traits. En nous engageant à unir des roseaux avec de la cire et à les enfler sous nos lèvres, il nous apprit à charmer nos cruels soucis. Afin d'empêcher notre jeunesse de languir dans l'indolence, souvent il récompensa magnifiquement celui qui avait mérité le prix du chant ; souvent même, pour animer nos voix, il fit entendre des sons joyeux sur la flûte d'Apollon. « Heureux Mélibée, adieu ; Apollon, qui habite nos campagnes, détache des feuilles de son laurier odorant, et les dépose sur ta tombe. Les Faunes t'offrent de modestes dons, des grappes de raisin, de la paille des champs, et toutes sortes de fruits ; la vénérable Palès, des coupes écumantes de lait ; les Nymphes, du miel ; Flore, des couronnes nuancées de riches couleurs ; enfin, pour honneur suprême, les Muses te présentent des vers, et nous, les sons de nos chalumeaux. O Mélibée ! les platanes et les sapins murmurent tour à tour tes louanges ; Écho les répète sur tous les tons ; elles retentissent dans les forêts et parmi nos troupeaux. Aussi verra-t-on les phoques paître dans de sèches campagnes, les terribles lions nager au milieu des flots, les ifs distiller un miel doux, et, par un renversement de saisons, l'hiver donner des épis, l'été des olives, l'automne des fleurs, le printemps des raisins, avant que ma flûte, ô Mélibée, cesse de publier tes louanges. » TITYRE. Poursuis, enfant, poursuis l'étude de la poésie que tu as si bien commencée; car telle est la douceur de tes chants, que les faveurs d'Apollon élèveront ta Muse, et l'introduiront glorieusement dans la capitale du monde. Déjà, dans nos forêts, ton mérite s'est ouvert une heureuse voie en dissipant les nuages menaçants de l'envie. Mais les chevaux du Soleil ont quitté le haut des cieux, et nous avertissent de désaltérer nos troupeaux. [9] IX. LE jeune Idas et le jeune Alcon brûlaient pour la belle Donace, et tous deux, embrasés des feux naissants de l'amour, étaient impatients d'assouvir leur passion furieuse. Pendant qu'elle cueillait des fleurs dans un vallon voisin, et remplissait son sein de tendres feuilles d'acanthe, ils fondirent sur elle, et leurs coeurs novices s'enivrèrent des douceurs d'un premier larcin. Delà leur ardent amour et ces impétueux désirs qui n'étaient plus ceux de l'enfance. Ils avaient quinze printemps et toute la fougue de l'âge. Mais quand les vertueux parents de Donace s'aperçurent que la voix de leur fille avait perdu son filet délié, que sa langue hésitait, que sa tête devenait pesante, que la rougeur couvrait son visage, et que ses veines s'enflaient, ils la renfermèrent. Alors ses deux amants exprimèrent dans leurs chansons toute l'ardeur de leur flamme, et donnèrent un libre essor à leurs plaintes amoureuses. L'âge, le chant, la beauté les rendaient égaux ; tous deux avaient les joues nues et la chevelure ondoyante. Pour charmer leur douleur, ils chantèrent tour à tour sous ce platane : Idas jouait du chalumeau , Alcon chantait. IDAS. Nymphes des bois, et vous habitantes des grottes, Napées, et vous Naïades, dont les pieds blancs semblent voler sur les humides rivages, vous qui alimentez les fleurs brillantes au sein de la verdure, dites-moi dans quel pré, sous quel arbre trouverai-je Donace cueillant des lis de ses doigts de rose ? Car le soleil s'est déjà couché trois fois depuis que je l'attends dans cet antre chéri. Sensibles à ma douleur, pour calmer mon amoureux délire, depuis trois jours mes vaches n'ont point touché le gazon, et ne se sont désaltérées à aucun fleuve ; leurs veaux lèchent en vain leurs mamelles desséchées, et remplissent l'air de tendres mugissements. Moi-même j'ai oublié de faire, avec le jonc pliant et le souple osier, les corbeilles qui servent à presser mon laitage. Que te dirai-je que, tu ignores ? Tu sais que j'ai mille génisses et que mes vases sont toujours pleins de lait. Donace, je suis ce même Idas à qui tu donnas souvent des baisers, Idas, pour qui tu ne craignis pas d'interrompre tes chansons en approchant tes lèvres des siennes, quand elles erraient sur son chalumeau. Hélas ! tu n'as donc nul souci de mes jours ? Plus pâle que le buis, aussi jaune que les fleurs du violier, je marche sans savoir où je dirige mes pas. Je déteste tous les mets, tous les vins, et j'oublie de me livrer au doux sommeil. Malheureux ! sans toi, les lis me semblent noirs, et les roses sans couleur ; l'hyacinthe perd son moelleux carmin, le myrte et le laurier leurs suaves parfums. Ah ! si tu venais, les lis reprendraient leur blancheur, les roses leur éclat, l'hyacinthe sa pourpre veloutée, le myrte et le laurier leur douce odeur. Tant que Pallas aimera les baies mûres de l'olivier, Bacchus la vigne, Priape les vergers, Palès les gras pâturages, Idas ne chérira que toi. Tels sont les vers qu'Idas chanta sur ses pipeaux. Apollon, fais-nous entendre la réponse d'Alcon. Les vers sont pour toi ce qu'est l'or pour les humains. ALCON. Protectrice des montagnes, ô Palès ! Apollon, dieu des bergers, Silvain, toi qui règnes dans les forêts, et toi, Vénus, que ma patrie adore, toi qui occupes les hauts sommets de l'Éryx, et qui enchaînes toutes les générations par les lois de l'hymen, quel crime ai-je commis, pour que la charmante Donace m'abandonne ? Je lui ai fait de plus beaux présents qu'Idas ; je lui ai donné un rossignol dont les accents sont aussi harmonieux que prolongés. Il est quelquefois enfermé dans sa cage d'osier ; mais, quand la petite porte s'ouvre, il erre en liberté, et voltige parmi les oiseaux des champs ; puis il revient au logis, et rentre dans sa demeure, qu'il préfère à tous les bois. Naguère encore je lui ai envoyé un jeune lièvre et deux ramiers que je suis parvenu à ravir aux forêts. Et, après cela, Donace, tu dédaignes mes feux ! Peut-être regardes-tu comme indigne de toi la flamme d'Alcon, parce que, tous les matins, il conduit les boeufs aux pâturages. Mais les dieux ont fait paître les troupeaux ; le bel Apollon, le docte Pan, le charmant Adonis et les Faunes qui prédisent l'avenir. Je dirai plus je me suis regardé dans le miroir d'une fontaine, avant que le soleil fit étinceler ses feux au-dessus de l'horizon, et que sa tremblante clarté brillât dans les ondes limpides ; j'ai admiré mes joues sans duvet et ma flottante chevelure. On dit que je suis plus beau qu'Idas, et tu me l'avouais toi-même en louant mon teint de rose, mon cou d'ivoire, mes yeux riants et ma jeune figure. Je sais tirer des sons de la flûte ; je joue de celle qu'ont fait jadis entendre les dieux, et qu'a fait résonner Tityre quand il quitta les bois pour entrer dans la capitale du monde. Et moi aussi, Donace, je serai à cause de toi célébré dans Rome, si toutefois il est permis à l'humble viorne de croître parmi les hauts cyprès, et au coudrier d'élever sa verte chevelure au milieu des sapins. Ces jeunes gens chantèrent ainsi tout le jour en l'honneur de Donace, jusqu'à ce que la fraîcheur du soir leur fît quitter les forêts pour ramener dans leurs étables les boeufs rassasiés. [10] X. PAN. NYCTILE, Mycon et le bel Amyntas évitaient sous un grand chêne les feux brûlants du soleil, lorsque Pan, fatigué de la chasse, s'étendit sous un ormeau, afin que le sommeil pût réparer ses forces épuisées. Au-dessus de sa tête, sa flûte était suspendue à un flexible rameau. Ces enfants la lui dérobèrent, comme s'il suffisait de ravir une flûte pour savoir en jouer, comme s'il était permis de profaner l'instrument d'un dieu. Mais la flûte, au lieu de rendre ses admirables sons, et de composer un chant, ne faisait entendre qu'un sifflement aigu. A ce bruit discordant, Pan se réveille, et voyant sa flûte entre les mains des enfants, « Si vous voulez des chansons, leur dit-il, laissez-moi jouer. Il n'est permis à personne d'enfler les pipeaux que je façonne avec de la cire dans les antres du Ménale. Bacchus, je vais chanter ta naissance et l'art de planter la vigne : Bacchus a droit à nos hommages. » A ces mots; le dieu qui erre sur les montagnes, fit résonner sa flûte. « Je te chante, dit-il, toi qui ceins ton front de pampres et de lierre ; toi qui, laissant flotter sur ton cou tes cheveux parfumés, caresses des tigres avec un cep de vigne, vrai fils de Jupiter, toi dont la mère eut seule le privilège, après les dieux du ciel, de contempler Jupiter sous ses véritables traits. Ce dieu puissant, dans sa haute prévoyance, ne le mit au monde qu'au terme voulu par la nature. Vous l'avez nourri dans une grotte de verdure, Nymphes de Nysa, vieux Faunes, et vous, pétulants Satyres. Silène lui-même, plein de respect pour son tendre élève, le réchauffa contre son sein, le tint couché dans ses bras, provoqua son rire avec le doigt, le berça pour l'inviter au sommeil, ou agita une crécelle de ses mains tremblantes. Le jeune dieu lui arrachait en souriant les poils qui hérissaient sa poitrine, tirait ses oreilles pointues, palpait sa tête chauve ou son menton court, et écrasait légèrement avec le pouce son nez camus. « Cependant les joues de l'enfant commençaient à se couvrir de duvet, et ses tempes dorées se gonflaient déjà de cornes naissantes. Alors, pour la première fois les pampres se couvrirent d'abondants raisins. Tandis que les Satyres admiraient le feuillage et le fruit de Bacchus, le dieu leur dit : « Satyres, cueillez ces grappes mûres ; et vous, enfants, foulez ces fruits nouveaux. » Aussitôt ils cueillent le raisin, l'emportent dans des paniers, et se hâtent de l'écraser avec les pieds sur une pierre creuse. Au sommet des coteaux la vendange bouillonne ; mille pieds broient les grappes vermeilles, et des poitrines nues se teignent d'un jus pourpré. «Les folâtres Satyres saisissent alors les coupes que leur présente le hasard. L'un prend une tasse, l'autre boit dans une corne recourbée, l'autre dans le creux de sa main qui lui tient lieu de vase ; celui-ci se penche sur le bord de la cuve, et pompe la liqueur avec ses lèvres bruyantes ; celui-là y plonge une harmonieuse cymbale ; un autre, renversé sur le dos, reçoit le jus des raisins qu'il presse : la pétillante liqueur jaillit sur son visage, arrose ses épaules et inonde son sein. Chacun s'abandonne à la joie. Le vin provoque les chants hardis, les danses lascives, et excite aux plaisirs de l'amour. Les voluptueux Satyres, pour assouvir leur lubrique ardeur, se précipitent sur les Nymphes fugitives, et retiennent par la robe ou par les cheveux celles qui sont près de leur échapper. Le vieux Silène, moins robuste buveur, avale avidement une coupe pleine de liqueur vermeille. Depuis lors, gonflé chaque jour d'un doux nectar, et comblé des faveurs de Bacchus, il est devenu un éternel objet de risée. Que dis-je ? ce noble dieu, ce dieu issu du sang même de Jupiter, foule les raisins avec ses pieds, agite des thyrses verdoyants ; et fait boire un lynx dans une coupe. » Telles furent les leçons que Pan donna à des enfants dans une vallée du Ménale, jusqu'à ce que la nuit les avertît de rassembler leurs brebis éparses dans les champs, afin de dégager leurs mamelles et d'aller faire leurs fromages. [11] XI. LES bergers Lycidas et Mopsus chantaient leurs amours à l'ombre d'un peuplier ; tous deux excellaient à jouer du chalumeau et à composer des vers ; leurs chants n'avaient rien de grossier. Mopsus adorait Méroé, Lycidas brûlait pour Iolas à la belle chevelure. Également passionnés pour des objets différents, ils erraient follement dans toutes les forêts. Iolas et Méroé se jouaient à l'envi de leurs amants en évitant les rendez-vous ordinaires, tels que les ormeaux du vallon, les hêtres bien aimés, les grottes sombres, et en s'abstenant de tout amusement auprès des fontaines. Enfin, las de se consumer en vain, ils confièrent leurs tourments aux bois solitaires, et chantèrent ainsi tour à tour leurs plaintes amoureuses. MOPSUS. Cruelle Méroé, plus légère que le vent, pourquoi ne veux-tu pas entendre mes pipeaux et mes vers champêtre ? pourquoi me fuir ? Quelle gloire trouves-tu à m'avoir vaincu ? Pourquoi composer ton visage et faire briller l'espérance à mes yeux, quand tu ne m'opposes que de barbares refus ? Tes refus peuvent-ils donc éteindre mes feux ? « Que chacun chante ses amours ; chanter adoucit le chagrin. » LYCIDAS. Regarde-moi enfin, cruel Iolas. Tu n'auras pas toujours le même éclat : le gazon perd ses fleurs, l'églantier ses roses, les lis leur blancheur, la vigne ses pampres, le peuplier son ombrage ; la beauté est un don fragile qui ne résiste pas aux années. « Que chacun chante ses amours ; chanter adoucit le chagrin. » MOPSUS. La biche court après le cerf, la génisse poursuit le taureau ; l'amour enflamme les louves et les lionnes ; il embrase les oiseaux dans les airs, les poissons au sein des eaux ; il anime les monts et les bois; les arbres ressentent. son influence secrète : toi seule tu fuis et désespères ton malheureux amant. « Que chacun chante ses amours ; chanter adoucit le chagrin. » LYCIDAS. Le temps fait croître et détruit tout; le temps s'envole d'une aile rapide. Au printemps, j'ai vu sous leurs mères ces mêmes veaux qui aujourd'hui entre-choquent leurs fronts pour une blanche génisse. Et toi, tu as déjà les traits prononcés et ton visage indique la virilité; déjà tu comptes vingt moissons. « Que chacun chante ses amours ; chanter adoucit le chagrin. » MOPSUS. Viens ici, belle Méroé ; la chaleur t'appelle sous l'ombrage : déjà les troupeaux sont entrés dans le bois, déjà les oiseaux ont cessé leur mélodieux ramage ; le serpent écailleux ne sillonne plus la terre de ses replis tortueux ; moi seul je chante, tous les bois retentissent de mes accents, et ma voix lutte avec le chant des cigales. « Que chacun chante ses amours ; chanter adoucit le chagrin. » LYCIDAS. Et toi, impitoyable enfant, prends garde que le soleil n'altère la blancheur de ton teint ; le soleil enlève la fraîcheur des joues. Viens avec moi te reposer à l'ombre de ces pampres : là murmure doucement une source d'eau vive ; là, de la cime des ormeaux, pendent les grappes vermeilles d'une vigne féconde. « Que chacun chante ses amours ; chanter adoucit le chagrin. » MOPSUS. Qui pourra supporter les mépris de la fière Méroé, endurera les frimas de la Thrace et les chaleurs de la Libye ; il boira l'onde amère, bravera les sucs pernicieux de l'if, triomphera des poisons de la Sardaigne, et assujettira au joug les lions d'Afrique. « Que chacun chante ses amours ; chanter adoucit le chagrin. » LYCIDAS. Qui aimera les garçons devra revêtir son cœur d'une cuirasse d'acier, procéder avec prudence, savoir aimer longtemps sans se plaindre, ne pas se rebuter de trouver la fierté dans leurs jeunes âmes, supporter enfin leurs dédains. C'est ainsi qu'un jour il pourra goûter le bonheur après lequel il aspire, si toutefois les dieux prennent en pitié les tourments de l'amour. « Que chacun chante ses amours ; chanter adoucit le chagrin. » MOPSUS. Pourquoi donc la mère du rustre Amyntas a-t-elle autour de moi décrit des cercles, trois fois avec des bandelettes, trois fois avec des feuilles sacrées, et trois fois avec de l'encens ? Pourquoi a-t-elle embrasé avec du soufre des lauriers pétillants, et jeté les cendres dans un fleuve en détournant la tête, puisque je brûle en vain pour Méroé de tous les feux de l'amour ? « Que chacun chante ses amours ; chanter adoucit le chagrin. » LYCIDAS. Mycale n'a-t-elle pas aussi promené autour de moi des fils de diverses couleurs et mille herbes inconnues ? n'a-t-elle pas chanté un air que redoute la lune, qui fait mourir les serpents, courir les rochers, voyager les moissons, et qui déracine les forêts ? et cependant le bel Iolas n'a point cédé à tous ces charmes ! « Que chacun chante ses amours ; chanter adoucit le chagrin. »