[6,0] SIXIÉME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉODORE : SUR LE MALHEUR DES JUSTES. [6,1] 1. Dans cette partie de la Palestine qui est voisine de Thécuë, bourg illustré par la naissance du prophète Amos, s'étend une immense solitude; elle va jusqu'à l'Arabie et à la mer Morte, où se perdent les eaux du Jourdain, et où disparaissent les ruines de Sodome. C'est là que vécurent longtemps des solitaires d'une grande sainteté, qui furent surpris et massacrés par des bandes de voleurs sarrasins. Leurs corps, il est vrai, furent l'objet de la vénération des évêques et des Arabes du pays, qui les regardèrent comme des martyrs; et le désir de posséder leurs reliques fut tel, que les populations de deux villes voisines se les disputèrent les armes à la main, chacun soutenant ses titres à les avoir; les uns faisant valoir leurs droits de voisinage, les autres leurs droits de compatriotes. Pour nous, ce malheur nous affligea et nous troubla profondément; nous nous demandions pourquoi des hommes de tant de mérite et de vertu, avaient été tués par des voleurs, et nous nous étonnions que Dieu eût souffert un pareil crime à l'égard de ses serviteurs, et qu'il eût livré aux mains des impies des hommes que tout le monde admirait. Nous allâmes trouver, dans notre tristesse, le saint abbé Théodore, remarquable par son expérience. Il habitait Celles, qui est située entre le désert de Nitrie et celui de Schethé, éloignée de cinq mille pas des monastères de Nitrie, et de quatre-vingt mille pas de la solitude de Schethé, où nous demeurions. Nous lui fîmes part de nos plaintes sur la mort de ces saints solitaires, et nous lui dîmes notre étonnement de la patience de Dieu, qui permettait que des hommes semblables fussent tués, tandis qu'ils auraient dû, par leurs mérites, préserver les autres d'un pareil malheur. Comment n'avaient-ils pas échappé aux mains des impies, et pourquoi Dieu avait-il laissé commettre un tel crime sur ses serviteurs? [6,2] 2. Le bienheureux Théodore nous répondit : Cette question trouble souvent les âmes qui ont peu de foi et de lumières, et qui pensent que les mérites des saints doivent recevoir dans cette vie passagère, la récompense que Dieu leur destine dans la vie future. Il est certain, cependant, que nous n'espérons pas en Jésus-Christ pour cette vie seulement; car nous serions alors, selon l'Apôtre, les plus misérables des hommes. (I Cor., XV, 19) Nous ne recevrions pas notre récompense sur la terre, et notre erreur nous la ferait perdre dans le ciel. Gardons-nous donc de penser comme ces personnes, que l'ignorance de la vérité rend incertaines et tremblantes, afin que nous ne soyons pas tentés, et que nous ne voyions pas, comme elles, une injustice et une indifférence de Dieu dans les choses humaines, lorsqu'il ne protège pas les saints dans le danger, et qu'il ne rend pas toujours en ce monde le bien aux bons et le mal aux méchants. Nous mériterions le châtiment dont le prophète Sophonie menace ceux qui disent dans leurs coeurs : « Le Seigneur ne fera pas le bien ; mais il ne fera pas le mal. » (Soph., I, 12) Nous serions du nombre de ceux qui outragent Dieu par leurs murmures, en disant : « Ceux qui font le mal sont bien en présence du Seigneur, et ils lui plaisent ; où est donc le Dieu de justice? » (Malach., II, 17) Et ils ajoutent encore ce blasphème : « C'est en vous qu'on sert Dieu. Quelle récompense recevons-nous pour avoir gardé ces commandements, et pour avoir marché dans la tristesse en présence du Seigneur? Nous pouvons donc appeler heureux les superbes, puisqu'ils se sont enrichis en commettant l'iniquité; ils ont provoqué Dieu, et il ne leur est arrivé aucun mal. » (Mal., III, 14) Pour éviter une ignorance qui est la cause et la racine d'une si déplorable erreur, nous devons d'abord savoir distinguer ce qui est bien et ce qui est mal, et c'est en écoutant les oracles de l'Écriture sainte, et non pas les fausses interprétations de la foule, que nous éviterons de tomber dans ces coupables égarements. [6,3] 3. Tout ce qui est dans le monde est ou bon, ou mauvais, ou indifférent. Il faut connaître ce qui est bon, ce qui est mauvais et ce qui est intermédiaire, afin que notre foi, soutenue par une science véritable, reste inébranlable dans toutes les tentations. Dans les choses humaines, il n'y a de véritablement bon que la vertu qui nous conduit à Dieu par une foi sincère, et nous attache intimement à ce bien immuable; et, au contraire, il ne faut appeler mal que le péché qui nous sépare de Dieu et nous lie au démon. Quant aux choses intermédiaires ou indifférentes, que le coeur et le libre arbitre de celui qui en use peuvent rendre bonnes ou mauvaises, ce sont les richesses, le pouvoir, les honneurs, la force du corps, la santé, la beauté, la vie même ou la mort, la pauvreté, la maladie, les injures et tout ce qui peut servir au bien ou au mal, selon la volonté de l'homme. Ainsi les richesses servent souvent au bien, puisque l'Apôtre recommande aux riches de ce monde de donner largement, de distribuer leurs richesses aux indigents, pour s'amasser un bon capital dans l'avenir, et acquérir ainsi la vie véritable. (I Tim., VI, 17) L'Évangile dit aussi que les richesses sont bonnes, puisque avec cet argent, dont on abuse, on peut se faire des amis dans le ciel. (Luc., XVI, 9) Mais on peut les rendre mauvaises, en les enfouissant ou en les employant à la débauche, au lieu de soulager les besoins des malheureux. Le pouvoir, les honneurs, la force du corps, la santé peuvent servir aussi au bien comme au mal, puisque nous voyons dans l'Ancien Testament beaucoup de saints qui ont possédé tous ces avantages et qui ont été très-agréables à Dieu, tandis que d'autres en ont fait un mauvais usage, en les employant à l'iniquité; ils ont été justement punis et exterminés, comme on peut le voir souvent dans le livre des Rois. Nous voyons par la naissance de saint Jean-Baptiste et de Judas, que la vie et la mort sont en elles-mêmes indifférentes, puisque la vie du premier lui a été si utile, qu'elle a été pour les autres une source de joie, ainsi qu'il est dit : « Et beaucoup se réjouiront de sa naissance. » (S. Luc, I, 14) Mais il a été dit du second : « Il eût été bon que cet homme ne fût pas né. » (S. Matth., XXVI, 24) Il est dit de la mort de Jean et de tous les saints: «La mort des saints est précieuse devant Dieu.» (Ps. CXV,15) Et il est dit de la mort de Judas et de ceux qui lui ressemblent : « La mort des pécheurs est horrible. » (Ps. XXXIII, 22) La maladie du corps est quelquefois avantageuse. Le bonheur du pauvre Lazare, couvert d'ulcères, en est la preuve. L'Écriture sainte ne loue pas d'autres vertus que sa patience admirable à supporter la pauvreté et la maladie. C'est ce qui lui mérite le bonheur parfait dont il jouit au sein d'Abraham. (S. Luc, XVI, 22) La pauvreté, les persécutions et les injures, qui sont des maux selon le monde, peuvent évidemment être utiles et nécessaires, puisque non-seulement de grands saints n'ont pas voulu les fuir, mais en les désirant et les supportant avec courage, ils sont devenus les amis de Dieu, et ont mérité la récompense de la vie éternelle. Saint Paul le dit lui-même : « C'est pourquoi je me plais dans les infirmités, les affronts, les nécessités, les persécutions et les angoisses que je souffre pour le Christ; et lorsque je suis faible, je deviens fort, parce que la vertu se perfectionne dans l'affliction.» (II Cor., XII, 9) Il ne faut pas croire que ceux qui, dans le monde, jouissent des richesses, des honneurs, du pouvoir, possèdent pour cela le bien véritable que donnent les seules vertus. Ces choses sont indifférentes; elles peuvent être utiles et avantageuses aux justes qui les emploient au bien et les font fructifier pour la vie éternelle; mais elles peuvent être inutiles et pernicieuses à ceux qui en abusent, et y trouvent une occasion de péché et de mort. [6,4] 4. Ainsi retenons cette distinction, et rappelons-nous qu'il n'y a pas d'autre bien que la vertu, qui vient de la crainte et de l'amour de Dieu, et d'autre mal que le péché et la séparation de Dieu. Maintenant examinons si jamais Dieu, par lui-même ou par les autres, a envoyé quelque mal à ses saints, et nous verrons que certainement il n'a pu le faire. Personne, en effet, n'a pu causer le mal du péché à celui qui ne veut pas et qui résiste; il n'arrive qu'à ceux qui y consentent par lâcheté du coeur et corruption de la volonté. Le démon a employé tous ses artifices contre le saint homme Job, pour le faire tomber dans le péché; non-seulement il l'a dépouillé de tous ses biens et il l'a accablé de douleur, en faisant périr ses sept enfants, mais encore il l'a couvert de plaies depuis les pieds jusqu'à la tête, et lui a causé d'intolérables souffrances; et cependant il n'a jamais pu le faire pécher. Job est toujours resté inébranlable; il a résisté à toutes les tentations de plaintes et de blasphèmes. [6,5] 5. L'ABBÉ GERMAIN. Nous lisons souvent, mon Père, dans les saintes Écritures, que Dieu a créé les maux et les a envoyés aux hommes : « Il n'y a pas d'autre Dieu que moi, est-il écrit; je suis le Seigneur, et il n'y en a pas d'autre; je forme la lumière, et je crée les ténèbres; je fais la paix, et je crée les maux » (Isaïe, XLV, 7); et encore : « Est-il un mal dans la cité que le Seigneur n'ait pas fait. » (Amos, III, 6) [6,6] 6. L'ABBÉ THÉODORE. L'Écriture se sert quelquefois du mot mal pour exprimer les afflictions qui ne sont pas réellement des maux, mais qui paraissent tels à ceux qui les reçoivent pour leur bien. Quand l'Écriture s'adresse aux hommes, il est nécessaire qu'elle se serve d'expression conforme à leur langage et à leur pensée. Le fer et le feu que le médecin emploie pour guérir des ulcères, paraissent des maux à ceux qui souffrent. Le coupable n'aime pas plus la correction que le cheval n'aime l'éperon. Toutes les peines qu'on inflige aux enfants leur semblent amères. Ainsi que le dit l'Apôtre : « Toutes réprimandes ne causent pas d'abord de la joie, mais du chagrin. Ceux qui les reçoivent en goûteront les fruits un jour, et leur rendront justice » (Hébr., XIX, 11); et il ajoute : « Le Seigneur reprend celui qu'il aime; il frappe celui qu'il adopte pour enfant. Quel est l'enfant qui n'est pas repris par son père? » (Ibid.—Prov., III, 12) L'Écriture appelle donc quelquefois les afflictions des maux. Elle dit par exemple : « Et Dieu se repentit du mal qu'il avait promis de leur faire, et il ne le fit pas. » (Jér., XXVI, 13) Et ailleurs : « Seigneur, vous êtes miséricordieux et bon, vous êtes patient, vous êtes rempli de compassion, et vous vous repentez du mal » (Joël, II, 13); c'est-à-dire des afflictions et des peines que vous êtes obligé de nous envoyer à cause de nos péchés. Un autre prophète, sachant combien les maux peuvent être utiles aux hommes, fait à Dieu cette prière, non par envie, mais par désir de leur salut : « Envoyez-leur des maux, Seigneur; envoyez des maux aux superbes de la terre. » Et le Seigneur répond : « Voici que je leur envoie des maux (Jér., XI, 11); c'est-à-dire des douleurs et des ruines, afin que ces châtiments salutaires les fassent revenir à moi, qu'ils ont méprisé dans la prospérité. » Ainsi nous ne pouvons appeler de véritables maux, ces afflictions qui sont des biens pour tant de personnes, et leur procurent des joies éternelles. Pour revenir à la question proposée, nous ne devons pas regarder le mal que nous font souffrir nos ennemis ou d'autres personnes comme des maux, mais comme des choses indifférentes. Ce qui les rend bonnes ou mauvaises, ce n'est pas la fureur de celui qui les cause, c'est l'esprit de celui qui les supporte. Ainsi, lorsqu'on donne la mort à un homme juste, il ne faut pas croire que c'est un mal, mais une chose indifférente. Ce qui est alors un mal pour le pécheur, est pour le juste la paix et la fin de tous ses maux. « La mort, dit Job, est le repos du juste dont la vie a été cachée. » (Job, III, 23) L'homme juste n'éprouve en mourant rien d'extraordinaire. Ce qui lui serait arrivé selon la nature, la malice de ses ennemis le hâte seulement en avançant ainsi sa récompense. Il acquitte la dette de la mort, qu'il faut payer nécessairement, et il recueille alors le fruit de ses souffrances et la couronne magnifique qu'il a méritée. [6,7] 7. L'ABBÉ GERMAIN. Si la mort du juste ne lui apporte aucun mal, et lui procure, au contraire, un grand avantage, comment appeler coupable celui qui la lui donne, et qui, au lieu de lui nuire, lui est utile? [6,8] 8. L'ABBÉ THÉODORE. Nous ne parlons ici que de ce qui est bon ou mauvais, ou indifférent en soi, et non pas de l'intention de ceux qui agissent; car l'impie ou l'injuste ne sera pas impuni, parce que sa malice n'a pu nuire au juste. La patience et la vertu du juste lui méritent sa récompense, mais n'excusent pas celui qui cause sa mort et ses souffrances. Le persécuteur du juste sera puni pour le mal qu'il a fait ou voulu faire, quoique le juste n'ait réellement pas souffert, puisqu'en supportant avec courage et patience ce qu'on lui faisait avec mauvaise intention, il est parvenu à un état meilleur, et qu'il a obtenu le bonheur de la vie éternelle. [6,9] 9. La patience de Job n'a servi de rien au démon, qui l'a rendu, au contraire, plus illustre par ses tentations ; elle n'a servi qu'à Job, qui les a supportées avec courage. Judas aussi n'a pas été délivré du supplice éternel parce que sa trahison a contribué au salut du genre humain. Ce n'est pas le résultat d'un acte, c'est l'intention de celui qui agit qu'il faut considérer. Il faut donc rester bien convaincu de ce principe, que personne ne peut véritablement nous causer quelque mal, à moins que nous n'y consentions par faiblesse et lâcheté de coeur. C'est ce que l'apôtre saint Paul affirme dans ce passage : « Nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu » (Rom., VIII, 28); et en disant que tout contribue au bien, il comprend non-seulement les choses heureuses, mais encore les choses contraires. Dans un autre endroit, l'Apôtre déclare qu'il a passé lui-même par ces états différents : « Par les armes de la justice qui sont à droite et à gauche, c'est-à-dire par la gloire et les affronts, par la bonne et la mauvaise réputation, comme des séducteurs et des justes, comme des personnes qui sont tristes, ou se réjouissent toujours, comme des gens pauvres, mais qui en enrichissent plusieurs. » (II Cor., VI, 7) Ainsi, selon l'Apôtre, tout ce qui passe pour être heureux et qui tient la droite, comme la gloire et la bonne réputation, tout ce qui passe pour malheureux et qui est à gauche, comme la honte et les affronts, devient pour l'homme parfait des armes de justice, dès qu'il les supporte avec sagesse et courage. Ce sont des armes, parce qu'il s'en sert pour combattre. Les maux qu'il souffre sont pour lui l'arc, l'épée, le bouclier avec lesquels il repousse ses ennemis; il avance ainsi dans la patience et la vertu. La constance lui fait remporter de glorieux triomphes, parce qu'il ne s'élève pas dans la prospérité, il ne se laisse pas abattre par l'adversité; mais il marche toujours dans la voie unie et royale. La joie ne trouble pas la paix de son âme, et ne le détourne pas à droite, comme la tristesse et les maux qui l'attaquent ne peuvent le dominer et l'égarer à gauche. « La paix abonde en ceux qui aiment votre nom, et ils ne connaissent pas le scandale. » (PS. CXVIII, 165) Pour ceux, au contraire, qui changent à tous les événements, et qui en subissent sans cesse l'influence, il est dit : « L'insensé varie comme la lune. » (Eccli., XXVII, 12) Il est dit des sages et des parfaits : « Tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu. » Tandis qu'il est dit des faibles et des insensés : « Tout nuit à l'homme qui n'est pas raisonnable; car il ne profite pas des choses heureuses, et il ne se corrige pas dans l'adversité. » Il faut une égale vertu pour supporter avec courage le malheur, et pour se modérer dans la fortune ; et il est certain que celui qui se laisse vaincre par un de ces états est incapable de les supporter tous les deux. Il est cependant plus facile de succomber dans les choses heureuses que dans les choses contraires, car l'adversité retient et humilie celui qu'elle éprouve; elle lui cause une tristesse salutaire qui l'arrête dans le mal ou le corrige. Mais la prospérité flatte l'âme et l'amollit par ses dangereuses caresses; elle la rassure sur son bonheur et l'entraîne dans une ruine plus grande. [6,10] 10. Les justes sont figurés, dans les saintes Écritures, « par les ambidextres, qui, comme Aoth, au livre des Juges, se servait de la main gauche comme de la main droite. » (Jug., III, 15) Nous pouvons posséder intérieurement la même vertu, si dans la prospérité qui est à droite et dans l'adversité qui est à gauche, nous nous servons également bien des deux mains, et que tout ce qui nous arrive nous devienne, selon saint Paul, «des armes de justice. » (II Cor., VI, 7) Notre homme intérieur se soutient en employant ce que nous appelons ses deux mains; il n'y a pas de saints qui n'aient à se servir de la gauche; et la perfection de la vertu consiste à s'en servir comme de la droite. Pour mieux faire comprendre ce que nous disons, l'homme juste a une main droite, qui sont les progrès spirituels; il s'en sert lorsque, dans la ferveur de son âme, il résiste aux désirs de la concupiscence. Il ne craint point alors les attaques du démon; il repousse et détruit sans peine et sans efforts les vices de la chair; il s'élève au-dessus de la terre, et regarde toutes les choses présentes et passagères comme une fumée, une ombre vaine, et il les méprise parce qu'elles doivent bientôt disparaître, tandis qu'il soupire avec ardeur après les choses futures, qu'il contemple à la lumière de la foi. Il se nourrit plus efficacement de saintes méditations; il pénètre plus avant les secrets du ciel; ses prières vers Dieu sont plus pures, plus ferventes, et son esprit est tellement porté vers les choses invisibles et éternelles, qu'il lui semble parfois qu'il est délivré de son corps. Mais le juste a aussi sa gauche, lorsqu'il est exposé aux tempêtes de la tentation. La concupiscence allume alors en lui les désirs de la chair; le feu des passions excite les fureurs de la colère, l'orgueil le tourmente, une tristesse mortelle l'accable, la paresse l'attaque et le poursuit; il perd enfin toute ferveur, et il éprouve une telle tiédeur, un si grand abattement, que non-seulement il n'a plus de pensées pures et saintes, mais encore il a en horreur les psaumes, l'oraison, la lecture, la paix de sa cellule, et il éprouve un dégoût insupportable de tout ce qui peut porter à la vertu. Quand un religieux est dans cet état, il doit reconnaître qu'il est attaqué à gauche. Celui qui a résisté à droite, en ne se laissant point égarer par la présomption, et qui combat aussi courageusement à gauche, en résistant au découragement, trouve par sa patience, dans ces choses contraires, des armes pour pratiquer la vertu; il combat également bien des deux mains, et des deux côtés, il est vainqueur; il cueille à gauche et à droite la palme de la victoire. Nous voyons le bienheureux Job mériter ainsi d'être couronné à droite, lorsque, père de sept enfants, et comblé de richesses, il offrait tous les jours des sacrifices à Dieu, pour purifier sa famille et la rendre agréable au Seigneur autant qu'à lui-même. Sa porte était ouverte à tous les étrangers; il était le pied des boiteux, et l'oeil des aveugles; la laine de ses troupeaux réchauffait les épaules des malades; il était le père des orphelins et le défenseur des veuves, et il ne se réjouissait jamais dans son coeur de la ruine de ses ennemis. Il triomphait aussi à gauche, en montrant dans l'adversité une vertu plus sublime encore. Il perdait, en un instant, ses sept fils, et le père oubliait sa douleur pour bénir la volonté de Dieu, comme un serviteur fidèle. La pauvreté la plus complète avait remplacé ses richesses; la nudité, son opulence; la maladie, la santé; la honte et le mépris, les honneurs et la gloire: et son âme était restée toujours calme et inébranlable. Privé de toute sa fortune et de ses biens, il n'avait plus qu'un fumier pour s'asseoir. Il tourmentait lui-même son corps, en raclant avec un débris de vase la corruption de ses ulcères, et il retirait de ses plaies les vers qui dévoraient tous ses membres. Tous ces malheurs ne pouvaient lui ôter l'espérance, et le faire tomber dans le blasphème; il ne murmura pas en la moindre chose contre son Créateur. Et bien loin de se laisser accabler sous le poids de la tentation et de la douleur, comme il ne possédait de toute son ancienne fortune que le vêtement dont le démon ne l'avait pas dépouillé, il le déchira et le jeta loin de lui, ajoutant cette nudité volontaire à toutes les pertes que son implacable ennemi lui avait causées. Il coupa aussi sa chevelure, le seul reste de sa gloire passée, et la jeta à la face de son persécuteur, renonçant même à ce qu'il lui avait laissé, et l'insultant par ces belles et sublimes paroles : « Si nous avons reçu des biens de la main du Seigneur, pourquoi n'en supporterions-nous pas aussi les maux? Je suis sorti nu du sein de ma mère, et j'y retournerai nu. Le Seigneur m'avait tout donné, le Seigneur m'a tout ôté. Tout est arrivé selon son bon plaisir. Que son saint nom soit béni. » (Job, II, 10) Nous pouvons bien mettre au nombre des ambidextres le patriarche Joseph, qui, dans la prospérité, fut la joie de son père, l'édification de ses frères, et le bien-aimé de Dieu. Dans l'adversité, il fut chaste, fidèle à son maître, doux dans la prison, oublieux des injures; bienfaisant pour ses ennemis et ses envieux, et non-seulement compatissant, mais encore magnifique pour ses frères qui avaient voulu le tuer. Tous ceux qui leur ressemblent peuvent bien être appelés ambidextres, car ils se servent également des deux mains; ils passent par les extrémités dont parle saint Paul, et peuvent dire aussi : « Nous combattons avec les armes de la justice, à droite et à gauche, par la gloire et la honte, par la bonne et la mauvaise réputation. » (II Cor., VI, 7) Salomon parle aussi de la droite et de la gauche, lorsqu'il fait dire à l'épouse dans le Cantique des cantiques : « Sa main gauche est sous ma tête, et sa droite m'embrassera. » (Cant., II, 6) Les deux mains de l'Époux sont utiles; celle qu'il met sous la tête nous soutient dans les choses contraires qui nous éprouvent pour notre salut, pendant la vie, et nous rendent parfaits par la patience; mais l'épouse désire être embrassée par la droite, afin d'être heureuse et unie à son Époux pendant toute l'éternité. Nous serons donc ambidextres, lorsque nous serons toujours les mêmes, dans l'abondance ou dans la privation des choses présentes, lorsque nous ne nous laisserons pas aller au relâchement dans le bonheur, ni au découragement et à la plainte dans l'adversité; mais que nous rendrons toujours également grâces à Dieu dans les biens et dans les maux, et que nous en profiterons à l'exemple du Docteur des nations, qui disait : « J'ai appris à me contenter de ce que j'ai; je connais l'humiliation, je connais l'abondance; je suis fait à tout, à la faim comme à la nourriture, à la richesse comme à la pauvreté; je puis tout en Celui qui me fortifie. » (Philip., IV, 13) [6,11] 11. Nous avons dit qu'il y avait deux sortes de tentations, la prospérité et l'adversité; il faut savoir maintenant que les hommes les reçoivent pour trois raisons : souvent c'est pour les éprouver, quelquefois pour les purifier, quelquefois aussi pour les châtier. C'était comme épreuve qu'Abraham, Job et beaucoup d'autres saints ont eu à souffrir d'innombrables tribulations. Moïse dit au peuple dans le Deutéronome : « Vous vous souviendrez du chemin par lequel le Seigneur vous a conduit, pendant quarante ans, dans le désert, afin de vous affliger et de vous éprouver, pour connaître ce que vous aviez dans le coeur, et si vous étiez fidèles ou non à ses commandements. » (Deut., VIII, 2) Il est dit dans les Psaumes : « Je t'ai éprouvé dans les eaux de la contradiction » (Ps. LXXX, 8); et à Job : « Si je t'ai traité ainsi, n'est-ce pas pour faire voir que tu étais juste? » (Job, XXXIII, 32) Dieu envoie aussi la tentation aux justes, pour les purifier de fautes légères ou pour les humilier et les empêcher de s'enorgueillir de leur sainteté. Il fait disparaître tout ce qui n'est pas pur dans leurs pensées; il détruit, selon le Prophète, ce qu'il y a d'imparfait dans le secret de leur coeur, afin de les trouver à leur mort comme un or pur, où le feu du jugement n'aura rien à consumer. (Isaïe, I, 25) David a dit : « Les tribulations des justes sont nombreuses » (Ps. XXXIII, 20); et saint Paul : « Mon fils, ne négligez pas la correction du Seigneur, et ne vous lassez pas de ses réprimandes; car le Seigneur corrige celui qu'il aime; il frappe ceux qu'il adopte pour ses enfants. Quel est le fils que ne corrige pas son père? Si vous n'avez pas part aux corrections que tous reçoivent, vous êtes donc des bâtards, et non des enfants légitimes. » (Hébr., XII, 5) Dieu dit dans l'Apocalypse : « Ceux que j'aime, je les reprends et je les châtie » (Apoc., III,19); et il leur parle ainsi, par Jérémie, en s'adressant à Jérusalem : « Je détruirai les nations parmi lesquelles je vous ai dispersé; mais vous, je ne vous détruirai pas; je vous jugerai seulement, et je vous châtierai, afin que vous ne vous croyez pas innocents. » (Jér., XXX, 11) Ce sont ces châtiments salutaires que David demande, lorsqu'il dit : « Éprouvez-moi, Seigneur, et tentez- moi ; brûlez mes reins et mon coeur. (Ps. XXV, 2) Jérémie comprend aussi l'utilité de la tentation, lorsqu'il dit : « Reprenez-moi, Seigneur; mais que ce soit dans votre justice et non dans votre fureur» (Jér., X, 24); et encore : «Je vous bénis, Seigneur, parce que vous étiez irrité contre moi; votre fureur s'est changée, et vous m'avez consolé. » (Isaïe, XII, 1) Les épreuves sont aussi envoyées en punition des péchés, comme les malheurs dont Dieu menace le peuple d'Israël : « J'enverrai contre eux les dents des bêtes qui rampent à terre avec fureur. C'est en vain que je frappe vos fils, vous ne profitez pas de mes corrections. » (Deut., XXXII, 24) Il est dit dans les Psaumes : « Les châtiments des pécheurs sont nombreux » (Ps. XXXI, 10) ; et dans l'Évangile : « Voici que vous êtes guéri; ne péchez plus désormais, de peur qu'il ne vous arrive plus de mal encore. » (S. Jean, V, 14) Les épreuves peuvent avoir aussi une quatrième cause, celle de manifester la gloire de Dieu et ses oeuvres; nous en avons des exemples dans les saintes Écritures et dans l'Évangile : « Ce n'est pas parce que lui ou ses parents ont péché, c'est pour manifester la puissance de Dieu en lui » (S. Jean, IX, 3); et encore: « Cette maladie ne va pas à la mort, mais pour la gloire de Dieu; afin que le Fils de Dieu en soit glorifié. » (S. Jean, XI, 4) Il y a d'autres punitions, dont Dieu frappe sur-le-champ des fautes extraordinaires, comme il l'a fait pour Dathan, Abiron et Coré. Ce sont celles dont parle saint Paul, lorsqu'il dit : « C'est pourquoi Dieu les a livrés à des passions honteuses et à leur sens réprouvé. » (Rom., I, 24) Et ce sont là les plus terribles châtiments; car c'est d'eux que le Psalmiste dit : « Ils ne sont pas dans la peine comme les autres hommes, et ils n'en reçoivent pas les châtiments. » (Ps. LXXII, 5) Ils ne méritent pas que Dieu les sauve par une visite salutaire, et qu'il guérisse leurs maux par des plaies passagères. Ils ont renoncé eux-mêmes à l'espérance, en se livrant aux dérèglements de l'esprit et à l'impureté. L'endurcissement du coeur et l'habitude du péché les empêchent de se purifier et de satisfaire à la justice dans la vie présente. C'est ce que Dieu leur reproche par son Prophète : « Je vous ai puni comme j'ai puni Sodome et Gomorrhe, et vous êtes devenu comme un tison retiré de l'incendie, et ainsi vous n'êtes pas revenu à moi, dit le Seigneur. » (Amos, IV, 11) Et ailleurs : « J'ai frappé à mort et j'ai perdu mon peuple, et cependant ils n'ont pas quitté leurs voies. » (Jér., XV, 7) Et encore : « Vous les avez frappés, et ils ne se sont pas repentis; vous les avez brisés, et ils ont refusé de se corriger; leur front est devenu dur comme la pierre, et ils n'ont pas voulu revenir. » (Jér., V, 3) Le Prophète, voyant que tous les remèdes de la vie présente ne les ont pas guéris, semble désespérer de leur salut, et il s'écrie : « C'est en vain que le fondeur excite le feu et embrase le fourneau, leurs malices ne seront pas consumées. Appelez-les un argent réprouvé, car le Seigneur les a rejetés. » (Jér., VI, 29) Dieu déclare qu'il a inutilement employé le feu pour purifier ceux qui sont endurcis dans leur crime; il n'a pu délivrer Jérusalem de la rouille épaisse du péché. « Placez, dit-il, la chaudière vide sur les charbons, afin que l'airain s'échauffe et s'enflamme, et qu'elle soit purifiée à l'intérieur. On a travaillé et sué beaucoup, mais sa rouille n'a pas diminué; le feu n'a pas détruit ses exécrables impuretés. J'ai voulu te purifier, et tu as encore toutes tes souillures. » (Ézéch., XXIV, 3, 6) Dieu, comme un habile médecin, a employé tous les remèdes, et il voit que rien ne peut surmonter le mal. Il est, pour ainsi dire, vaincu par la grandeur de leur iniquité, et il est obligé de renoncer aux châtiments qu'il employait dans sa clémence. Il le déclare : « Je ne me mettrai plus en colère contre vous, et mon zèle vous abandonnera. » (Ézéch., XVI, 42) Pour ceux, au contraire, dont le coeur n'est pas endurci par l'habitude du péché, et avec lesquels il n'est pas besoin d'employer le fer et le feu, une réprimande salutaire suffit pour les guérir : « Je les corrigerai par des paroles qui les affligeront. » (Osée, VII,12) Nous n'ignorons pas qu'il y a d'autres causes des vengeances divines, exercées contre de grands pécheurs, non pour expier leurs crimes et en effacer les suites, mais pour avertir les autres hommes et leur inspirer une crainte salutaire. C'est ce qui arriva à Jéroboam, fils de Nabath, à Baasa, fils d'Achia, à Achab et à Jézabel. Dieu l'a déclaré lui-même : « Voici que je ferai tomber sur vous le mal; je détruirai votre postérité; j'exterminerai la race d'Achab, et il n'en restera rien dans Israël; je traiterai votre maison comme j'ai traité la maison de Jéroboam, fils de Nabath, et la maison de Baasa, fils d'Achia, parce que vous avez tout fait pour provoquer ma colère, et que vous avez entraîné Israël au mal. Les chiens mangeront Jézabel dans le champ de Jezrahel. Si Achab meurt dans la ville, les chiens le mangeront, et s'il meurt dans la campagne, il sera dévoré par les oiseaux du ciel. » (III Rois, XXI, 21) Et il ajoute encore, comme une grande menace : « Votre cadavre ne sera pas porté dans le tombeau de vos pères. » (III Rois, XIII, 22) Ces maux passagers n'étaient pas capables d'expier les impiétés et les sacrilèges de celui qui, en élevant des veaux d'or, avait entraîné le peuple dans l'idolâtrie, et l'avait séparé de Dieu; mais ces châtiments pouvaient arrêter, par la crainte, ceux qui ne redoutaient pas ceux de l'autre vie, et qui y croyaient à peine. La terreur qu'inspiraient ces vengeances de Dieu, leur faisait reconnaître sa souveraine Majesté, qui n'abandonne point au hasard les choses humaines, et ils redoutaient la justice qui donne à chaque action la récompense qu'elle mérite. Nous trouvons aussi que pour des fautes plus légères, quelques-uns ont été frappés de mort, comme ceux qui avaient commis de grands crimes. Ainsi furent frappé celui qui avait ramassé du bois, le jour du sabbat (Num., XV), et Ananie et Saphire, qui, trompés par leur peu de foi, avaient gardés une partie de leurs biens. (Act., V) Leurs péchés n'étaient certainement pas comparables aux autres, mais ces transgresseurs d'une loi nouvelle devaient servir d'exemples; ils étaient punis ainsi les premiers, comme ils avaient péché les premiers, afin que ceux qui les imiteraient dans la suite apprissent les châtiments qui les attendaient au dernier jugement, quoiqu'ils ne fussent pas souvent punis dès cette vie. Nous nous sommes un peu éloigné de notre sujet en recherchant les différentes manières dont Dieu éprouve et punit les hommes. Nous allons y revenir, en montrant que l'homme parfait demeure toujours inébranlable dans les biens et dans les maux de ce monde. [6,12] 12. L'âme du juste ne doit pas ressembler à la cire ou à toute autre matière plus molle, qui prend la forme ou l'image qu'on lui donne, et qui la conserve jusqu'à ce qu'on lui en imprime une nouvelle, n'ayant ainsi rien de durable et cédant toujours à la volonté de ceux qui la manient. Notre âme doit conserver comme le diamant les caractères que Dieu y a gravés, et elle doit en mettre l'empreinte sur tout ce qu'elle rencontre, au lieu d'en être elle-même changée. [6,13] 13. L'ABBÉ GERMAIN. Notre âme peut-elle rester dans le même état, et persévérer dans les mêmes dispositions? [6,14] 14. L'ABBÉ THÉODORE. Il est nécessaire, selon l'Apôtre, que celui qui est renouvelé dans l'intérieur de son âme, ou s'avance chaque jour vers ce qui est devant lui, ou retourne en arrière s'il se néglige, et ne retombe dans un état pire que le premier. Ainsi l'âme ne peut rester véritablement stationnaire; elle est comme le vaisseau qui lutte contre le courant d'un fleuve rapide ; c'est à force de rames qu'on avance et qu'on surmonte les flots; dès que les efforts cessent, la violence du fleuve nous entraîne. Une preuve évidente que nous reculons, c'est que nous n'avançons plus. Dès l'instant que nous nous apercevons que nous ne faisons pas de progrès, nous devons être persuadés que nous allons à la dérive; car, comme je l'ai dit, l'esprit de l'homme, tant qu'il est dans cette vie, et quelle que soit sa sainteté, ne peut rester immobile. Il faut nécessairement qu'il gagne ou qu'il perde. Aucune créature n'est assez parfaite pour ne plus être sujette au changement. Nous lisons dans le livre de Job : « Quel homme peut être sans tache? et où est le juste né de la femme? Parmi les saints mêmes, personne n'échappe au changement, et les cieux ne sont pas purs en sa présence. » (Job, XV, 15) Nous reconnaissons que Dieu seul est immuable, et qu'à lui seul peut s'adresser cette parole du Prophète : « Pour vous, Seigneur, vous êtes toujours le même. » (Ps. et, 28) Et il se rend ce témoignage : « Je suis Dieu, et je ne change pas. » (Malach., III, 6) Car il est seul par sa nature, toujours bon, toujours riche, toujours parfait, sans qu'on puisse jamais rien lui ajouter ou lui retrancher; tandis que nous devons nous appliquer sans cesse à la pratique de la vertu, et ne jamais ralentir nos efforts ; si nous cessions d'avancer, nous reculerions aussitôt. Nous l'avons dit, l'âme ne peut rester stationnaire; il faut qu'elle croisse ou décroisse en vertu. Ne pas acquérir, c'est perdre, et dès que nous n'avons plus le désir d'avancer, nous sommes en danger de reculer. [6,15] 15. Il faut être fidèle à garder sa cellule; toutes les fois qu'on l'a quittée pour d'inutiles voyages, elle paraîtra nouvelle, et on y rentrera plein de trouble et d'hésitation. Il faudra de la peine et des efforts pour y retrouver la ferveur d'esprit qu'on y avait acquise; on ne cherchera pas à regagner le progrès qu'on aurait fait si on ne l'eût pas quittée, et on sera heureux de revenir à l'état où l'on était auparavant. Ainsi le temps perdu ne pourra plus se retrouver, et rien ne nous rendra ce que nous pouvions gagner. Quelles que soient la bonne volonté de l'âme et ses progrès, elle ne profite que du temps présent; elle ne recouvre pas celui qui est passé. [6,16] 16. Les anges eux-mêmes ont été sujets au changement, comme le prouve la chute de ceux qui se sont perdus par la corruption de leur volonté. Ceux qui ont persévéré dans l'état heureux où ils avaient été créés, n'étaient pas immuables par leur nature; mais ils ne se sont pas laissé entraîner au mal comme les premiers : car il y a une différence entre ne pas changer par nature et persévérer dans le bien, par l'effort de la vertu et par la grâce de Dieu qui ne change jamais. Tout ce qui s'acquiert ou se conserve par le travail, peut se perdre par la négligence. C'est pourquoi il est dit : « Ne glorifiez pas l'homme avant sa mort » (Eccl., XI, 30) ; car il est encore dans les combats et dans l'arène; il a beau avoir l'habitude de vaincre et de cueillir les palmes du triomphe, il n'est pas cependant à l'abri de toute crainte et de tout danger. Aussi Dieu seul est immuable et véritablement bon; car il ne doit pas sa bonté à ses efforts, mais à sa nature même, et il ne peut être qu'infiniment bon. Il n'y a pas de vertu que l'homme puisse posséder en toute assurance pour la conserver, il doit employer les mêmes moyens dont il s'est servi pour l'acquérir, une application continuelle, et surtout la grâce toute-puissante de Dieu. [6,17] 17. Quand quelqu'un tombe dans le péché, il ne faut pas croire que sa chute a été subite. Ou il s'est trompé et a fait fausse route dès le commencement, ou il a laissé affaiblir sa vertu par une longue négligence, et les mauvaises habitudes, en se fortifiant, ont causé sa perte; « car la ruine précède les regrets; la mauvaise pensée précède la ruine. » (Prov., XVI, l8) Une maison ne s'écroule pas tout à coup, à moins qu'elle ne pèche par ses fondements, ou que la négligence de ses habitants ne l'ait pas préservée de la pluie, dont les gouttes ont pénétré peu à peu par les toits, et ont fini par causer tant de dommages, qu'elle a été facilement renversée par la tempête. « La paresse renversera le toit, et les mains oisives feront inonder la maison. » (Eccl., X, 18) Salomon exprime autrement ce malheur de l'âme : « L'eau qui tombe goutte à goutte, dit-il, chasse l'homme de sa maison dans les jours d'hiver. » (Prov., XXVII, 15) Il compare très-bien l'insouciance de l'âme à une maison et à un toit qu'on néglige. Les gouttes des passions la pénètrent peu à peu, sans qu'elle s'en aperçoive ou s'en effraie; elles corrompent insensiblement la charpente des vertus, et bientôt les vices l'inondent comme un orage. Alors, quand est venu l'hiver, c'est-à-dire au temps de la tentation, lorsque le démon l'attaque, l'âme est chassée de la demeure des vertus, où elle était restée, par sa vigilance, comme dans sa propre maison. La conférence de l'abbé Théodore nous parut une nourriture délicieuse pour nos âmes ; et notre joie fut plus grande que la tristesse que nous avait causée la mort des solitaires. Non-seulement nous n'étions plus troublés par cet événement, mais nos demandes nous avaient fait connaître des choses que nous ne soupçonnions même pas.