[5,0] CINQUIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ SÉRAPION : DES HUIT VICES PRINCIPAUX. [5,1] Il y avait, dans cette assemblée de vénérables vieillards, un solitaire recommandable surtout par la vertu de discrétion. Il se nommait Sérapion. Je pense qu'il est très-utile d'écrire la conférence que nous eûmes avec lui. Sur nos instances, il nous entretint des vices principaux qui nous attaquent, et il nous en exposa clairement les signes et les causes. [5,2] Les vices principaux, nous dit-il, qui ravagent l'humanité sont au nombre de huit. Le premier est la gourmandise; le second, la fornication; le troisième, l'avarice ou l'amour de l'argent; le quatrième, la colère; le cinquième, la tristesse; le sixième, la paresse ou la lâcheté de cœur; le septième, la vaine gloire; le huitième, l'orgueil. [5,3] Ces vices sont de deux sortes : les uns sont naturels, comme la gourmandise ; les autres sont contre nature, comme l'avarice. Ils s'accomplissent de quatre manières : les uns ont besoin de l'action extérieure du corps, comme la gourmandise et la fornication; les autres peuvent s'en passer, comme l'orgueil et la vaine gloire. Les uns ont des causes extérieures, comme l'avarice et la colère; les autres viennent de mouvements intérieurs, comme la paresse et la tristesse. [5,4] Nous parlerons brièvement de ces vices, et nous les expliquerons surtout par des passages de l'Écriture. La gourmandise et la fornication naissent naturellement en nous, sans aucune excitation de l'esprit, par le seul dérèglement de la chair. Pour les satisfaire, cependant, il faut un objet extérieur, et l'action du corps. "Chacun, en effet, est tenté par sa propre concupiscence, et lorsque la concupiscence a conçu, elle enfante le péché, et lorsque le péché est consommé, il produit la mort." (S. Jacq. , I, 14.) Ainsi le premier Adam n'a pu être séduit par la gourmandise sans un fruit qu'il s'empressa de manger contre l'ordre de Dieu, et le second Adam fut tenté par un objet extérieur, lorsque le démon lui dit : « Si vous êtes le Fils de Dieu, ordonnez que ces pierres deviennent des pains. » (S. Matth. , IV, 3.) La fornication n'existerait pas sans notre corps. Ces deux vices, qui s'accomplissent par la chair, doivent se combattre non-seulement par les efforts de l'âme, mais encore plus particulièrement par la mortification du corps. Pour résister à leurs attaques, l'application de l'esprit ne suffit pas comme il arrive souvent pour vaincre la colère, la tristesse et les autres passions qui surgissent sans l'intervention de la chair; il faut assujettir le corps par les jeûnes, les veilles, les oeuvres de pénitence; il faut y joindre aussi la fuite des occasions ; car, comme ces deux vices viennent de l'esprit et du corps, ils ne peuvent être surmontés que par les efforts de l'un et de l'autre. Saint Paul, il est vrai, appelle généralement tous les vices charnels, et il met la haine, la colère et l'hérésie au nombre des oeuvres de la chair. (Gal., V, 20.) Cependant, pour mieux en connaître la nature et les remèdes, nous les distinguerons ici en deux classes, et nous dirons que les uns sont charnels, les autres spirituels. Les vices charnels sont ceux qui viennent plus directement de la chair, qui s'y plaît et s'y nourrit tellement, que la paix de l'âme en est troublée, et que souvent même la volonté est entraînée. L'Apôtre en parle lorsqu'il dit : « Nous avons tous vécu autrefois dans les convoitises de la chair, nous abandonnant à ses désirs et à ses pensées; nous étions alors enfants de colère, comme les autres. » (Eph., II, 3.) Les vices spirituels sont ceux qui viennent de l'âme seulement, et qui, bien loin de procurer du plaisir au corps, lui causent de grandes douleurs, tout en ne donnant à l'âme qui en est atteinte que de tristes jouissances; ces vices ne demandent que des remèdes pour l'âme, tandis que les vices charnels exigent des remèdes pour l'âme et pour le corps. Ceux qui désirent la pureté , feront donc bien d'éviter avec soin tout ce qui peut entretenir les passions de la chair , et en renouveler l'occasion et le souvenir dans l'âme qui en a souffert. Il faut à ce double mal un double remède ; pour que le corps ne cède pas aux mouvements de la concupiscence , il faut, en éloigner l'image et la matière; et pour que l'âme n'en conçoive pas même la pensée , il faut qu'elle s'applique plus attentivement à la méditation de l'Écriture, et qu'elle veille sur elle-même dans la paix de la solitude. La société des hommes n'est pas à craindre pour les autres vices, et ceux qui désirent s'en corriger y trouvent même des avantages; car les rapports avec les autres les font mieux paraître, et plus on les connaît, plus il est facile de s'en guérir. [5,5] Notre-Seigneur Jésus-Christ , selon saint Paul , a été tenté comme nous en toutes choses; mais l'Apôtre ajoute, sans le péché (Heb. , IV, 15); c'est-à-dire sans la souillure de la concupiscence, dont il n'a pas éprouvé les mouvements, tandis que nous les ressentons à notre insu et malgré nous. Sa naissance n'avait aucune ressemblance avec la nôtre, selon cette parole de l'Archange : « L'Esprit-Saint surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre; c'est pourquoi Celui qui naîtra de vous sera saint, et il sera nommé le Fils de Dieu. » (S. Luc. I, 35.) [5,6] Il fallait que Notre-Seigneur, qui possédait si parfaitement l'image et la ressemblance divine, fût tenté comme Adam l'avait été avant d'avoir obscurci cette image, c'est-à-dire qu'il fût tenté de gourmandise, de vaine gloire et d'orgueil, mais non pas des autres vices auquel Adam fut exposé, lorsqu'il eût souillé par sa désobéissance la ressemblance divine qu'il avait reçue. Il fut tenté de gourmandise quand le fruit de l'arbre défendu lui fut présenté; de vaine gloire, par cette parole : « Vos yeux seront ouverts; » et d'orgueil par cette autre : « Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. » (Gen., III, 5.) Nous lisons dans l'Évangile que Notre-Seigneur fut tenté de ces trois manières par le démon : de gourmandise : « Dites que ces pierres deviennent des pains; » de vaine gloire : « Si vous êtes Fils de Dieu , jetez-vous en bas; » d'orgueil , « le démoli lui montrant tous les royaumes du monde et leur gloire, lui dit : Je vous donnerai toutes ces choses si vous vous prosternez et m'adorez. » (S. Matth., IV.) Il consentit à souffrir ces tentations, pour nous apprendre, par son exemple, à vaincre le tentateur. Des deux Adam , le premier a été une cause de ruine et de mort; le second, une cause de résurrection et de vie; le premier a fait condamner le genre humain, le second l'a sauvé; le premier avait été formé d'une terre vierge , le second est né de la Vierge Marie. S'il était utile que le nouvel Adam éprouvât les tentations de l'ancien , il n'était pas nécessaire qu'il en souffrît ensuite d'autres. Il ne pouvait être tenté par la volupté, puisqu'il avait vaincu la gourmandise qui en est la source, la racine; et le premier Adam n'y eût jamais été soumis, si le démon, par ses artifices , ne l'eût pas fait tomber dans l'intempérance qui engendre cette passion. Aussi, l'Écriture ne dit pas que le Fils de Dieu soit venu dans la chair du péché, mais seulement dans la ressemblance de la chair du péché. (Rom., VIII, 3.) Il était dans une chair véritable, mangeant, buvant, dormant, et souffrant réellement lorsque ses mains ont été percées par des clous; mais il n'a pas eu la souillure contractée par la chute; il n'en a eu que l'apparence. Il n'a pas ressenti l'aiguillon de la concupiscence, dont nous éprouvons les atteintes malgré nous ; il n'a pris que l'apparence du péché , tout en participant à notre nature. Comme il s'est assujetti à tous nos besoins, et qu'il s'est chargé de toutes nos infirmités humaines, on pouvait croire qu'il était également soumis à celle-là, qui vient du péché. Le démon l'attaqua d'abord par les tentations qui avaient fait tomber Adam; il espérait, s'il y succombait, l'entraîner également aux autres vices ; mais il fut vaincu dans le premier combat , et ne put lui donner le mal qui vient de la gourmandise, comme de sa racine. Il voyait que Notre-Seigneur avait repoussé la cause de la concupiscence, et il ne pouvait plus espérer faire naître le péché dans celui qui en avait rejeté la semence. Saint Luc cite comme la dernière , cette tentation : « Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas; » c'était une tentation d'orgueil, tandis que celle qui la précède, et que saint Matthieu place la troisième, consistait, selon saint Luc, à promettre tous les royaumes du monde que le démon lui montrait en un instant, et peut être considérée comme une tentation d'avarice. Lorsqu'il vit que Notre-Seigneur avait triomphé de la gourmandise , et qu'il ne pouvait le tenter de volupté, il essaya de l'avarice, qu'il savait aussi la source de tous les maux, et comme il fut vaincu de ce côté; il n'osa plus le solliciter aux péchés qui découlent de ce principe, et il eut recours à la passion de l'orgueil, qu'il savait bien renverser les parfaits qui avaient résisté aux autres vices; car lui-même, Lucifer, avec bien d'autres anges, avait été précipité du ciel , sans avoir éprouvé d'autres passions. Ainsi l'ordre adopté par saint Luc s'accorde très-bien avec les artifices de l'ennemi qui tenta le premier et le nouvel Adam. Il dit à l'un : « Vos yeux seront ouverts , » et à l'autre, « il lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire. » Il leur dit ensuite : « Vous serez comme des dieux; » et : « Si vous êtes le Fils de Dieu. » (Gen., III, 5. — Matth., IV, 3.) [5,7] 7. Parlons maintenant des autres vices, d'après l'ordre que nous avons indiqué et que nous avons été obligé d'interrompre pour expliquer le vice de la gourmandise et la tentation de Notre-Seigneur. La vaine gloire et l'orgueil n'ont pas besoin du ministère du corps ; à quoi leur sert l'action de la chair, puisque, par le seul désir de la réputation et de la louange des hommes, ces vices causent la ruine de l'âme qui en est esclave? Lucifer a-t-il eu besoin d'un corps, lorsqu'il conçut son crime dans l'orgueil de sa pensée? ainsi que le raconte le prophète. (Isaïe, XIV, 23.) «Tu disais dans ton coeur : Je m'élèverai dans le ciel, et je placerai mon trône au-dessus des astres de Dieu ; je dominerai les nues, et je serai semblable au Très-Haut. » Personne ne le poussait à cet orgueil , et c'est sa seule pensée qui consomma son crime, et l'entraîna dans cet abîme éternel , où il ne put accomplir aucun de ces ambitieux desseins. [5,8] L'avarice et la colère sont deux vices d'une nature différente : la première a son origine en dehors de nous, tandis que nous semblons porter en nous le principe de la seconde. Elles naissent cependant toutes les deux de la même manière; car elles sont provoquées par des causes extérieures. Souvent des personnes faibles se plaignent d'être tombées dans l'avarice et la colère, parce qu'elles y ont été poussées par leurs frères. Il est évident aussi que l'avarice n'a pas en nous son principe, et qu'elle ne vient pas d'une chose qui intéresse notre âme et notre corps, ni les besoins de notre vie; car la nature ne réclame que ce qui est nécessaire pour sa nourriture de chaque jour; tout le reste, malgré l'amour qu'on y attache, n'est pas indispensable à la vie, et il n'y a que les religieux tièdes et imparfaits qui puissent désirer ce qui est, pour ainsi dire, en dehors de la nature. Ce qui est naturel, au contraire, tente continuellement les plus saints religieux qui vivent dans la solitude. Il est certain que des nations entières ne connaissent pas la passion de l'avarice, parce qu'elle n'est point passée dans leurs usages et leurs moeurs, et il est probable qu'elle est également restée inconnue aux hommes qui ont vécu avant le déluge. Nous savons, par expérience, qu'on peut en guérir facilement, puisque, en renonçant à tous les biens du monde pour entrer dans un monastère, on supporte très-bien de ne pas posséder un seul denier. Témoin ces millions de solitaires qui en un instant se sont débarrassés de leurs richesses, et ont si bien déraciné cette passion, qu'ils n'en ont jamais ressenti depuis les atteintes. Mais la gourmandise est plus difficile à vaincre , et il faut employer pour la combattre la mortification du corps et la vigilance de la volonté. [5,9] La tristesse et la paresse sont, comme nous l'avons dit, deux passions qui n'ont pas de causes extérieures. Les religieux qui vivent dans la solitude, loin du commerce des hommes, en sont souvent et cruellement tourmentés; tous ceux qui ont éprouvé dans la retraite les combats de l'homme intérieur le savent très-bien par expérience. [5,10] Ces huit péchés ont des causes et des effets différents; mais les six premiers, la gourmandise, l'impureté, l'avarice, la colère, la tristesse et la paresse, ont des rapports entre eux et sont tellement enchaînés que chacun, arrivé à un certain degré, est le principe d'un autre. Ainsi, par leur excès, la gourmandise produit l'impureté; l'impureté, l'avarice; l'avarice, la colère; la colère, la tristesse; et la tristesse entraîne nécessairement à la paresse. C'est pourquoi il faut, pour les combattre, suivre le même ordre, et commencer toujours, par ceux qui précèdent, à détruire ceux qui suivent. Le plus facile moyen de faire mourir et sécher un grand arbre dont l'ombrage est nuisible, c'est d'en découvrir et d'en couper les racines qui le supportent; et pour arrêter l'eau qui désole une campagne, il faut en boucher la source et les ruisseaux. Ainsi, pour vaincre la paresse, il faut surmonter la tristesse ; pour bannir la tristesse , il faut chasser la colère; pour bannir la colère, il faut étouffer l'avarice ; pour arracher l'avarice, il faut comprimer l'impureté; pour détruire l'impureté, il faut chasser l'intempérance. Quant aux deux autres vices, la vaine gloire et l'orgueil , ils se tiennent entre eux comme ceux dont nous venons de parler. L'accroissement du premier est l'origine de l'autre ; beaucoup de vaine gloire fait naître l'orgueil. Ils sont séparés des six autres, et n'ont aucun rapport ensemble; car non-seulement ils n'en tirent pas leur origine, mais encore ils viennent d'un principe tout contraire; ils se développent davantage quand les autres vices sont arrachés, et ils croissent avec plus de vigueur, à mesure que les autres meurent. Aussi nous attaquent-ils d'une tout autre manière. Nous succombons à chacun des six premiers vices, en nous laissant vaincre par celui qui le précède, tandis que nous ne sommes jamais plus exposés aux derniers que lorsque nous avons triomphé des autres. Tous les vices sont donc produits par l'accroissement, et corrigés par la diminution de ceux qui les précèdent. Il faut donc, pour vaincre l'orgueil, étouffer la vaine gloire, et c'est lorsque les premiers sont surmontés, que les suivants s'apaisent; les passions se dessèchent en détruisant leurs racines. Quoique ces huit péchés principaux se lient tous ensemble, on peut établir entre eux quatre rapports plus particuliers. L'intempérance s'unit plus étroitement à l'impureté, l'avarice à la colère, la tristesse à la paresse , et la vaine gloire à l'orgueil. [5,11] Examinons maintenant chaque vice en particulier. Il y a trois sortes de gourmandises. La première consiste à se hâter, et à manger avant l'heure fixée par la règle; la seconde, à manger avec excès et à se plaire dans la quantité des aliments; la troisième, à désirer des mets délicats et recherchés. Ces trois péchés causent un grand préjudice au religieux qui ne s'en défend pas avec soin et persévérance. Il doit éviter également de rompre le jeûne avant l'heure de la règle, de manger avec gloutonnerie, et d'être recherché dans ses repas. Ce sont là, pour l'âme, trois causes de dangereuses maladies. La première sorte de gourmandise donne le dégoût et l'horreur de la vie religieuse, et le cloître devient si insupportable, qu'on finit par le quitter et le fuir. La seconde fait naître les révoltes de la chair et l'ardeur des mauvais désirs; la troisième rend captif dans les filets inextricables de l'avarice, et ne permet pas au religieux d'arriver au parfait renoncement du Christ. Nous montrons que nous sommes atteints de cette maladie, lorsque invités à prendre notre repas avec quelqu'un de nos frères, nous ne nous contentons pas du goût des aliments, et que nous ne craignons pas d'être indiscrets et importuns en demandant qu'on y ajoute quelque assaisonnement; c'est ce qu'il ne faut pas faire pour trois raisons. Premièrement, parce qu'un religieux doit toujours s'exercer à la patience et à la mortification, et savoir, selon la recommandation de l'Apôtre, se contenter de tout. (Philip., IV, 11.) Comment pourrait-il réprimer les désirs plus violents de la chair, si , lorsqu'il trouve des aliments un peu fades, il ne peut un instant mortifier sa sensualité. Secondement , il arrive quelquefois que celui qui nous reçoit n'a pas ce que nous lui demandons , et nous le gênons en faisant connaître sa pauvreté ou sa mortification qu'il aimerait mieux n'être connue que de Dieu. Troisièmement, tel assaisonnement que nous réclamons peut bien souvent déplaire aux autres, et ainsi nous les mécontentons pour satisfaire notre gourmandise. Il faut donc nous corriger de cette convoitise. Il y a trois sortes d'impuretés : 1° Celle qui se commet avec les femmes. 2° Celle dont Dieu punit Onam, fils du patriarche Juda, et dont l'Apôtre parle , lorsqu'il écrit aux Corinthiens : « Je dis aux personnes qui ne sont pas mariées ou qui sont veuves, qu'il leur est bon de rester comme je suis; que ceux qui ne pourraient se vaincre se marient; il vaut mieux se marier que brûler. » (I Cor., VII , 8.) 3° Celle qui se commet dans le coeur et la pensée, et dont Notre-Seigneur dit dans l'Évangile : « Celui qui voit une femme pour la désirer, a déjà commis l'adultère dans son coeur. » (S. Matth., V, 28.) Saint Paul recommande de détruire ces trois vices de la même manière : « Mortifiez sur cette terre vos membres, la fornication, l'impureté, la concupiscence. » (Col., III, 5.) Il dit aux Éphésiens : « Que la fornication et l'impureté ne soient nommées parmi vous » (Éph., V, 3;) et encore : « Car sachez que tout homme fornicateur, impur ou avare, qui est un serviteur d'idole, n'aura pas d'héritage dans le royaume du Christ et de Dieu. » (Eph., V, 5.) Il faut donc fuir également ces trois vices, puisqu'ils nous privent également du royaume de Jésus-Christ. Il y a trois sortes d'avarices : la première, qui empêche les solitaires de se dépouiller de leurs richesses et de leurs biens; la seconde, qui nous fait regretter ce que nous avons distribué aux pauvres; la troisième, qui nous porte à désirer, dans la solitude, des choses que nous n'avions pas même dans le monde. Il y a aussi trois sortes de colère : la première est celle qui brûle à l'intérieur; la seconde, celle qui se manifeste par des paroles et des actes. L'Apôtre dit de ces colères : « Et maintenant déposez toute colère et toute indignation. » (Col., III, 8.) La troisième est celle qui n'est pas seulement passagère, mais qui dure des jours entiers et se conserve longtemps. Il faut avoir toutes ces colères en horreur. Il y a deux sortes de tristesse : l'une, qu'on ressent lorsque la colère est passée, ou qui vient d'un tort éprouvé, ou d'un désir contrarié; l'autre, qui naît d'une inquiétude déraisonnable ou du découragement de l'esprit. Il y a deux sortes de paresse : celle qui nous pousse au sommeil dans la fatigue, et celle qui nous porte à quitter et à fuir notre cellule. La vaine gloire varie et se multiplie à l'infini; on peut cependant en distinguer deux formes principales : la première, lorsque nous tirons vanité des choses visibles et grossières; la seconde, qui nous fait désirer les louanges des hommes pour des choses purement spirituelles. [5,12] La vaine gloire est quelquefois utile aux commençants : lorsqu'ils éprouvent , par exemple , les tentations de la chair, ils pensent à la dignité du sacerdoce et à la bonne opinion de ceux qui les croient des saints; ils ont horreur de fautes qui les déshonoreraient; ils fuient aussi ce péché par estime d'eux-mêmes, et se servent d'un moindre mal pour en éviter un plus grand. Il vaut mieux , en effet , céder à un mouvement de vaine gloire que de succomber aux ardeurs de l'impureté; car ce serait là une ruine presque irréparable. C'est ce que Dieu exprime si bien par l'un de ses prophètes : « A cause de moi, j'éloignerai de vous ma fureur, et ma gloire vous re-tiendra pour vous préserver de la mort. » (Is., XLVIII, 9.) C'est-à-dire : vous serez arrêté par l'estime qu'on fera de mes dons, et vous ne tomberez pas en enfer en commettant des péchés mortels. Il n'est pas étonnant que la vaine gloire soit assez puissante pour empêcher de tomber dans des fautes honteuses : car nous savons, par expérience, que bien souvent elle fortifie ceux qui en sont atteints, au point de les faire jeûner facilement pendant deux et trois jours. Nous connaissons dans le désert beaucoup de religieux qui nous ont avoué que, dans les monastères de Syrie, ils pouvaient, sans fatigue, se priver de nourriture pendant cinq jours, tandis que maintenant la faim les tourmente dès la troisième heure , et qu'ils ont bien de la peine à jeûner tous les jours jusqu'à none. L'abbé Macaire répondit très-agréablement à un solitaire qui se plaignait de ne pouvoir attendre neuf heures du matin dans le désert, lui qui pouvait, dans un monastère , passer toute une semaine sans désirer même prendre de la nourriture. « C'est qu'ici, lui dit-il, personne ne vous voit jeûner, et ne peut vous nourrir de ses louanges ; mais au monastère , le regard des hommes vous soutenait, et la vaine gloire vous valait un repas. » Il y a dans le livre des Rois une figure de la puissance de la vaine gloire contre l'impureté. Les Israélites furent emmenés captifs par Néchao, roi d'Égypte; mais le roi d'Assyrie, Nabuchodonosor , les transféra de l'Égypte dans son royaume, et ils ne furent pas ainsi délivrés et ramenés dans leur patrie; ils en furent, au contraire, plus éloignés que lorsqu'ils étaient en Égypte. (IV, Rois, XXIII.) Néchao est la figure de l'impureté, Nabuchodonosor celle de la .vaine gloire; et s'il est moins dur d'être esclave de la vaine gloire que de l'impureté , il est cependant plus difficile d'échapper à la servitude de la vaine gloire; car cette passion éloigne plus de Dieu, qui est notre liberté et notre vraie patrie. Et le prophète peut alors nous adresser ce reproche : « Pourquoi avez-vous vieilli sur la terre étrangère? » (Bar., III, 11.) C'est vieillir dans l'exil , que de ne pas quitter les vices de la terre. Il y a deux sortes d'orgueil : l'un charnel, l'autre spirituel, et ce dernier est le plus dangereux, parce qu'il attaque plus particulièrement ceux qui ont fait des progrès dans la vertu. [5,13] Tous les vices tourmentent les hommes , mais non pas de la même manière. Dans les uns, c'est l'impureté qui tient le premier rang ; dans les autres, c'est la colère qui domine. La vaine gloire tyrannise ceux-ci, tandis que ceux-là sont esclaves de l'orgueil; tous sont exposés aux attaques de toutes les passions, mais chacun a sa maladie particulière. [5,14] Dans les combats que nous avons à livrer à ces vices , il faut examiner celui qui nous est le plus redoutable , et diriger contre lui toute notre attention, tous nos efforts. C'est vers cet ennemi qu'il faut lancer, comme des traits, nos jeûnes de chaque jour, nos soupirs , nos gémissements, nos vertus , nos méditations, adressant sans cesse à Dieu nos prières et nos larmes, afin d'en obtenir la paix et la victoire ; car il est impossible de triompher d'une passion, sans être d'abord persuadé que ce n'est pas par nos propres forces que nous pouvons être victorieux, et qu'avec le secours de Dieu, il faut encore, pour nous corriger, ne pas cesser de combattre avec ardeur, le jour et la nuit. Lorsqu'on est délivré d'une passion, il faut chercher de nouveau dans les secrets de son coeur celle qui nous tourmente davantage , et diriger contre elle toutes les armes de notre âme; c'est en surmontant toujours les plus fortes, que nous triompherons plus facilement des autres, car l'âme se fortifie par cette suite de victoires, et les vices plus faibles cèdent aux moindres combats. C'est ainsi que font ceux qui, par espoir de récompenses, se donnent en spectacle, et combattent les bêtes féroces devant les princes de ce monde. Ils choisissent les animaux les plus forts et les plus terribles, pour diriger contre eux leurs premières attaques, afin de pouvoir vaincre ensuite plus facilement ceux qui sont moins redoutables. En commençant de même par combattre les passions les plus violentes , nous triompherons plus sûrement des autres, et notre victoire sera parfaite. Il ne faut pas croire qu'en combattant principalement une passion, nous ne faisons aucune attention aux attaques des autres, et que nous nous exposons à en recevoir des blessures. Non certainement; car il est impossible que celui qui désire purifier son coeur et qui dirige tous ses efforts contre un vice, ne soit pas aussi en garde contre tous les autres, et ne les aie également en horreur. Pourrait-il obtenir la victoire qu'il ambitionne, s'il s'en rendait indigne en se laissant souiller par d'autres vices? Dès que notre âme s'applique surtout à combattre une passion, elle doit prier dans ce but avec plus de soin et d'ardeur, afin de mériter plus de lumière, et d'obtenir une prompte victoire. Le grand législateur, Moïse, nous apprend à suivre cet ordre dans nos combats, sans cependant nous fier à nos propres forces. Vous ne craindrez pas vos ennemis, dit-il , parce que le Seigneur, votre Dieu, est au milieu de vous. Dieu est grand et terrible ; il consumera en votre présence les nations, peu à peu et par portions. « Vous ne pourrez les détruire toutes, de peur que les bêtes de la terre ne se multiplient contre vous; mais le Seigneur, votre Dieu, les livrera devant vos yeux et les fera mourir jusqu'à ce qu'elles soient entièrement disparues. » (Deut. , VII , 21. ) [5,15] Moïse nous avertit aussi de ne pas nous glorifier de la victoire remportée sur ces vices. « Lorsque vous aurez mangé et que vous serez rassasiés, dit-il , lorsque vous aurez construit de belles maisons, et que vous les habiterez, lorsque vous aurez de grands troupeaux et des brebis nombreuses, de l'or, de l'argent, et toute chose en abondance, que votre coeur ne s'élève pas, et qu'il se souvienne du Seigneur votre Dieu, qui vous a tiré de la terre de l'Égypte, de la maison de la servitude, et qui a été votre guide à travers une immense et terrible solitude. » (Deutér. , VI , 12.) Salomon dit dans ses Proverbes : « Si votre ennemi tombe , ne vous en réjouissez pas, et ne vous glorifiez pas de sa chute, de peur que le Seigneur ne voie votre disposition , qu'elle ne lui déplaise, et qu'il ne détourne sa colère de votre ennemi. » (Prov., XXIV 17.) C'est-à-dire, de peur que, voyant l'orgueil de votre coeur, il ne vous retire son secours, et qu'abandonné par lui, vous ne soyez tourmenté de nouveau par la passion dont sa grâce vous avait fait triompher. Le Prophète n'eût pas dit dans sa prière : « Seigneur, ne livrez pas aux bêtes l'âme qui met sa confiance en vous, » s'il n'avait pas su que Dieu humilie les coeurs orgueilleux, en les abandonnant aux vices qu'ils avaient d'abord vaincus. Nous devons donc être bien persuadés par l'expérience, comme par tous les témoignages innombrables des saintes Écritures, que, sans le secours de Dieu, nous ne pouvons terrasser tant d'ennemis, et que c'est à sa grâce qu'il faut attribuer chaque jour notre victoire. Dieu nous le recommande par Moïse : « Ne dites pas dans votre coeur, lorsque le Seigneur aura fait disparaître les ennemis devant vous : c'est à cause de ma justice que le Seigneur m'a introduit dans la terre que je possède, comme c'est à cause de leur impiété qu'il a détruit les nations. » (Deutér., IX, 4.) Car ce n'est point à cause de votre justice et de la droiture de votre coeur que vous êtes entrés en possession des terres de ces nations, mais c'est à cause de leurs iniquités qu'elles ont été détruites lorsque vous êtes venus. Est-il possible de condamner plus formellement cette coupable présomption qui attribue le bien que nous faisons à notre libre arbitre et à notre propre mérite? Ne dites pas dans votre coeur, lorsque le Seigneur Dieu aura détruit ces nations devant vous : Le Seigneur m'a donné cette terre pour récompenser ma justice. Ceux qui ont les yeux de l'âme ouverts, et des oreilles pour entendre, ne doivent-ils pas le comprendre? Lorsque vous aurez triomphé dans les combats contre les vices de la chair, et que vous serez délivrés de la fange et des rapports de ce monde, ne vous glorifiez point de votre victoire, et ne l'attribuez pas à votre vertu et à votre sagesse, en croyant que c'est par vos efforts , votre vigilance et votre libre arbitre que vous avez vaincu les esprits de malice et les vices de la chair. Vous n'auriez certainement jamais pu en triompher, si le Seigneur ne vous eût accordé sa protection et son secours. [5,16] Ces vices sont figurés par les sept peuples dont Dieu promit de donner les terres aux enfants d'Israël, lorsqu'ils sortirent d'Égypte. Saint Paul nous dit que tout ce qui leur arriva doit être une figure et un enseignement pour nous. Il est écrit: «Lorsque le Seigneur votre Dieu vous aura introduits dans la terre que vous devez posséder, lorsqu'il aura détruit devant vous beaucoup de peuples, les Héthéens, les Gergéséens, les Amorrhéens, les Chananéens, les Phérézéens , les Hévéens et les Jébuséens, qui sont sept peuples plus nombreux et plus forts que vous, lorsqu'il vous les aura livrés, vous les ferez périr jusqu'au dernier. » (Deutér., VII, 1.) L'Écriture dit qu'ils étaient plus nombreux, parce que les vices le sont plus que les vertus ; elle en nomme sept, mais elle ne les compte pas en parlant de leur ruine; car elle dit : « Quand il aura détruit beaucoup de peuples devant vous. » Le peuple d'Israël est moins nombreux que la multitude des passions charnelles qui naissent des sept vices capitaux; car c'est de cette source que viennent les homicides, les querelles, les hérésies, les vols, les faux témoignages, les blasphèmes, les excès de table, les ivrogneries, les médisances, les bouffonneries, les railleries, les mensonges, les parjures, les impertinences, les propos grossiers, l'inquiétude, les rapacités, l'aigreur, les cris, l'indignation, les mépris, les murmures, les tentations, le désespoir et tant d'autres vices qu'il serait trop long de nommer. Plusieurs nous semblent légers; mais écoutons ce que saint Paul en pense, et le jugement qu'il en porte. « Ne murmurez pas, comme quelques-uns d'entre eux qui murmurèrent et périrent par l'ange exterminateur. » (I Cor., X, 10. ) Il est dit de la tentation : « Ne tentons pas le Christ, comme quelque-uns le tentèrent et périrent par les serpents. » (Ibid.) « N'aimez pas déchirer les autres, de peur d'être déchirés vous-mêmes. » (Eccli., XVIII. ) « Ils ont désespéré d'eux-mêmes et se sont livrés à l'impureté, sont tombés dans l'erreur et la honte. » (Eph., IV, 19.) L'Apôtre condamne aussi les cris, la colère, l'indignation, les blasphèmes, lorsqu'il dit : «Éloignez de vous l'aigreur, la colère, l'indignation, les cris, les blasphèmes et toutes sortes de malices.» (Eph., IV, 31.) Et ainsi des autres péchés. Quoiqu'ils soient plus nombreux que les vertus, il est certain qu'on les détruit facilement, dès qu'on triomphe des huit passions principales qui en sont la cause. De la gourmandise naissent les excès de la table et l'ivrognerie ; de l'impureté, les paroles déshonnêtes, les bouffonneries, les railleries et les impertinences; de l'avarice, le mensonge, la fraude, le vol, le parjure, le désir des profits honteux, les faux témoignages , la violence, l'inhumanité et les rapines; de la colère, l'homicide, les cris, l'indignation ; de la tristesse, la rancune, la faiblesse, le chagrin, le désespoir; de la paresse, l'oisiveté, la somnolence, l'ennui, l'inquiétude, le vagabondage, l'instabilité de l'esprit et du corps , le bavardage et la curiosité ; de la vaine gloire, les disputes, les hérésies, la jactance, l'amour des nouveautés; de l'orgueil, les mépris, l'envie, les désobéissances, les blasphèmes, les murmures et les médisances. Ces malheureux vices sont plus forts en nous que les vertus, et nous en ressentons plus profondément les forces. L'attrait des passions charnelles combat plus puissamment en nous que l'amour des vertus, qui s'acquiert seulement par la contrition du coeur et la mortification du corps. Si vous contemplez des regards de l'âme ces légions innombrables d'ennemis, dont l'Apôtre parle , lorsqu'il dit : « Nous n'avons pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés, les puissances, les chefs du monde et des ténèbres, contre tous les esprits de malice qui remplissent l'air » (Éph., VI, 12;) si vous considérez ce qui est dit à l'homme juste : « Il en tombera mille à votre gauche, et dix mille à votre droite; » (Ps. XC,17.) vous verrez clairement que nos ennemis sont bien plus nombreux et bien plus puissants que nous, et qu'ils sont d'une nature spirituelle et agile, tandis que nous ne sommes que charnels et terrestres. [5,17] L'ABBÉ GERMAIN. Pourquoi, mon Père, comptez-vous huit vices principaux, lorsque Moïse ne compte que sept peuples contre lesquels combattait Israël? et comment, d'après cette figure, pouvons-nous posséder les terres que ces vices occupaient? [5,18] L'ABBÉ SÉRAPION. Tout le monde s'accorde à dire qu'il y a huit vices principaux, qui attaquent les religieux. Si l'Écriture ne nomme pas toutes les nations qui les figuraient, c'est que Moïse, ou plutôt Dieu par Moïse, parle dans le Deutéronome (VII), aux Israélites qui étaient déjà délivrés d'une nation puissante, c'est-à-dire des Égyptiens. Ainsi cette figure s'applique plus particulièrement à nous, qui sommes affranchis des liens du siècle, et qui ne sommes plus exposés, par conséquent, aux tentations de l'intempérance. Nous n'avons donc plus que sept peuples à combattre, puisque nous ne devons plus compter celui qui est déjà vaincu. Cette terre de l'Égypte n'est pas donnée en partage à Israël; car le Seigneur lui ordonne, au contraire, d'en sortir et de ne jamais y retourner. C'est pour nous apprendre à modérer nos jeûnes, de manière à n'être pas obligés, par des excès d'abstinence, à revenir en Égypte, c'est-à-dire à désirer à cause de notre faiblesse, les viandes et les repas auxquels nous avions renoncé en quittant le monde. C'est ce qui arrive à ceux qui sont entrés dans la solitude des vertus, et qui soupirent encore après les aliments dont ils se nourrissaient en Égypte. (Nomb., XI.) [5,19] Pourquoi ce peuple, au milieu duquel étaient nés les Israélites, ne fut-il pas entièrement détruit? Pourquoi sa terre fut- elle seulement abandonnée, tandis que Dieu ordonna d'exterminer les sept autres peuples? En voici la raison : Quelle que soit notre ardeur lorsque nous entrons dans le désert des vertus, nous ne pourrons jamais nous éloigner assez de la gourmandise que nous n'en ressentions, chaque jour, l'empire et le voisinage; car nous avons toujours en nous un penchant naturel qui nous porte à prendre de la nourriture. Nous avons beau combattre notre appétit et nos désirs, nous ne pouvons les étouffer entièrement; mais il faut en éviter les entraînements. Il est dit : « N'écoutez pas la chair pour en satisfaire les mauvais désirs. » (Rom., XIII, 14.) Puisque nous ne renonçons pas aux besoins de notre corps, et que nous renonçons seulement à ses convoitises, nous n'exterminons pas complètement le peuple de l'Égypte, mais nous nous en séparons par un sage discernement, en ne pensant plus aux mets superflus et succulents. Nous nous contentons, selon la recommandation de l'Apôtre, « du vêtement nécessaire et de la nourriture de chaque jour. » (I Tim., vi.) Ce qui est prescrit en figure dans la loi : « Vous ne maudirez pas l'Égypte, parce que vous l'avez habitée. » (Deut., XXIII, 7.) La nourriture est indispensable au corps, et on ne peut la lui refuser sans lui nuire, et sans souiller son âme. Pour les sept autres passions, qui sont nuisibles en toutes choses, il faut les détruire entièrement et en purifier tous les replis de notre cœur. Il est dit : « Éloignez de vous toute aigreur, toute colère, toute indignation, toute clameur, tout blasphème et toute malice » (Éph., IV, 31) ; et encore : « Que la fornication, l'impureté, l'avarice ne soient pas même nommés parmi vous, et qu'on n'y entende jamais aucune parole honteuse, bouffonne ou grossière. » (Éph., V, 3.) Nous pouvons donc couper les racines des vices qui sont surajoutés à notre nature, mais nous ne pouvons nous délivrer des désirs de la gourmandise; car quelle que soit notre perfection, nous ne pouvons changer notre nature. Je ne me citerai pas, car je ne suis rien , mais la vie et le témoignage des parfaits démontre que ceux qui ont éteint l'ardeur des autres passions, et qui habitent le désert avec toute la ferveur de l'âme et le renoncement de toute chose, ne peuvent s'affranchir entièrement de la préoccupation de la nourriture de chaque jour et de la provision de toute l'année. [5,20] Le religieux qui, malgré sa perfection, est encore exposé à la gourmandise, ressemble à l'aigle qui s'élève de son aile puissante au delà des nues, loin de la terre et du regard des hommes, et qui est obligé cependant de descendre de ces hauteurs, dans les profondeurs des vallées, pour y chercher des corps morts et en faire sa pâture. Il est donc évident que l'âme ne peut s'affranchir entièrement de la gourmandise, comme des autres passions ; mais qu'elle doit en combattre les mouvements et en réprimer courageusement les excès. [5,21] Un ancien solitaire, disputant avec des philosophes, qui croyaient l'embarrasser à cause de sa simplicité , exprimait très - bien , par une allégorie , la nature de ce vice : « Mon père, dit-il, m'a laissé, en mourant, chargé de dettes; je me suis délivré de tous mes créanciers; il n'y en a qu'un dont je ne puis me débarrasser, même en le payant tous les jours. » Les philosophes, ne comprenant pas ce qu'il disait, lui en demandèrent l'explication : «La nature, leur répondit-il , m'a soumis à beaucoup de vices ; mais la grâce de Dieu m'a fait désirer ma liberté, et je me suis délivré de tous ces vices, comme de créanciers importuns, en renonçant au monde et en rejetant tout ce que mon père m'avait laissé en héritage. Je n'ai plus à craindre maintenant leur poursuite; mais je n'ai jamais pu m'affranchir des importunités de la gourmandise. Je l'ai combattue en diminuant la quantité et la qualité de la nourriture, et je n'échappe pas cependant à ses violences : elle me fait sans cesse de nouveaux procès , et j'ai beau payer, je ne puis jamais la satisfaire et me délivrer de sa dépendance. » Ceux qui avaient méprisé ce solitaire, comme un homme simple et ignorant, reconnurent qu'il excellait dans la morale, qui est une des parties les plus importantes de la philosophie , et ils s'étonnèrent qu'il eût pu, naturellement et sans instruction, arriver à une sagesse qu'ils n'avaient pas atteinte avec toute leur science et leurs efforts. Mais nous avons assez parlé de la gourmandise; reprenons maintenant ce que nous avons commencé à dire sur la parenté qui existe entre tous les vices. [5,22] Je m'étonne que vous ne m'ayez pas demandé pourquoi Dieu, en découvrant l'avenir à Abraham, ne lui parle pas de sept peuples, mais bien de dix peuples, dont il doit donner les terres à ses enfants. (Gen., XV, 19.) C'est qu'il faut ajouter encore au nombre des vices l'idolâtrie et le blasphème, dont on se rend coupable avant de connaître Dieu et de recevoir le baptême, ou l'impiété des gentils et l'ingratitude des Juifs, dont l'âme se rend coupable, tant qu'elle reste en Égypte. Mais dès qu'elle en sort par la grâce de Dieu, et qu'elle triomphe de la gourmandise, en entrant dans la solitude spirituelle, elle est délivrée des attaques de trois peuples, et elle n'a plus à combattre que les sept peuples dont parle Moïse. [5,23] Voici maintenant comment il faut comprendre l'ordre d'occuper les terres que possédaient les peuples ennemis. Chaque vice a dans notre coeur une place particulière, et pour mieux s'établir à l'intérieur de notre âme, il en chasse Israël, c'est-à-dire la contemplation des choses saintes, et il ne cesse pas de lui faire la guerre. Les vertus ne peuvent s'accorder avec les vices. « Quelle union possible entre la justice et l'iniquité, quelle société entre la lumière et les ténèbres. » (II Cor., VI, 14.) Mais lorsque Israël, c'est-à-dire les vertus, ont triomphé des vices qui leur sont contraires, elles en occupent les terres. La chasteté remplace dans notre coeur l'impureté ; la patience dissipe la colère; une joie salutaire et parfaite chasse la tristesse qui causait la mort, et l'humilité relève ce qu'avait abattu l'orgueil. Tous les vices sont ainsi bannis, et les vertus, qui leur sont opposées, prennent leur place. Ces vertus méritent bien d'être appelées les enfants d'Israël, c'est-à-dire des âmes qui voient Dieu. Lorsqu'elles chassent toutes les passions de leur coeur, elles n'usurpent pas des terres étrangères, elles rentrent en possession de celles qui leur appartenaient. [5,24] Une ancienne tradition nous apprend que les terres des Chananéens, où furent introduits les enfants d'Israël, fils de Sem, leur étaient autrefois échues en partage, dans la division de l'univers, et que la postérité de Cham les leur avait ravies injustement. Il faut donc admirer l'équité des jugements de Dieu, qui chasse les usurpateurs d'une terre qui ne leur appartient pas, et qui rend aux autres l'héritage de leurs pères, qui leur avait été assigné dans le partage du monde. C'est la figure parfaite de ce qui s'accomplit en nous ; car la volonté de Dieu n'a pas donné la possession de notre coeur aux vices, mais aux vertus; et c'est après la prévarication d'Adam, que les vices, ces odieux Chananéens, ont chassé les vertus de leur patrie, qui leur a été rendue par la grâce de Dieu et par nos efforts; elles rentrent donc dans leur héritage et n'usurpent pas une terre étrangère. [5,25] Il est aussi parlé de ces huit vices principaux dans l'Évangile : « Quand l'esprit impur sort d'un homme, il va par des lieux arides, il cherche du repos et n'en trouve pas. Il dit alors : Je retournerai dans ma maison dont je suis sorti; et, en revenant, il la trouve nettoyée et parée. Il s'en va, et prend sept esprits plus méchants que lui. Ils entrent dans la maison, s'y établissent, et l'état de cet homme devient pire que le premier. (S. Matth., XII, 43. S. Luc, XI, 24.) Vous voyez que, comme il était parlé dans Moïse de sept peuples seulement, parce qu'il n'était pas question des Égyptiens, dont les enfants d'Israël étaient délivrés, l'Évangile ne parle que de sept esprits impurs, parce qu'il ne compte pas celui qui était d'abord sorti de l'homme. Salomon parle aussi dans les Proverbes de sept vices principaux : « Si votre ennemi vous appelle avec instance, ne l'écoutez pas; car il y a sept iniquités dans son âme. » (Prov., XXVI, 24.) C'est-à-dire, si l'esprit de gourmandise, que vous avez vaincu, commence à vous tenter, en s'abaissant devant vous et en vous demandant de relâcher seulement quelque chose de votre première ferveur, et de dépasser un peu la mesure que vous avez fixée à votre abstinence, ne vous laissez pas séduire, et ne vous fiez pas à la paix que semblent vous laisser les convoitises de la chair; car vous pourriez retomber dans votre ancien relâchement et dans les désirs déréglés de l'intempérance. Car c'est ainsi que l'esprit dont vous avez triomphé, prétend retourner dans la maison d'où il était sortit; et les sept autres esprits des vices qui viennent de lui, vous attaqueront plus violemment que la passion que vous aviez d'abord surmontée, et vous entraîneront bientôt à des péchés pires que les premiers. [5,26] Il faut donc, lorsque nous avons par les jeûnes et l'abstinence surmonté la gourmandise, ne pas laisser notre âme vide des vertus nécessaires, mais nous hâter de leur ouvrir tous les replis de notre coeur, de peur que l'esprit de concupiscence ne le trouve vide en revenant, et n'occupe non-seulement notre âme, mais n'y introduise avec lui les sept péchés capitaux, et ne rende notre état pire que le premier. Car si l'âme, qui se glorifie d'avoir renoncé au siècle, se laisse dominer par les huit vices principaux, elle est beaucoup plus souillée, plus coupable et plus digne de châtiment que si elle était restée dans le monde et n'avait pas embrassé la règle et porté le nom de solitaire. Les sept esprits sont déclarés plus méchants que le premier, parce que la gourmandise ne serait pas par elle-même si pernicieuse, si elle n'introduisait pas à sa suite d'autres passions plus nuisibles : l'impureté, l'avarice, la colère, la tristesse et l'orgueil, qui entraînent l'âme dans une ruine certaine. Personne ne pourra jamais acquérir la vraie perfection , s'il espère l'obtenir par la seule abstinence et par les jeûnes corporels; mais il est évident qu'après avoir humilié son corps par la mortification, la chair ne se révoltera plus contre l'esprit, et l'âme pourra combattre plus facilement les autres vices. [5,27] Il faut cependant savoir que tous ne doivent pas suivre le même ordre dans les combats contre les vices; car, comme nous l'avons dit, tous ne sont pas attaqués de la même manière, et il faut que chacun diversifie sa défense, selon l'ennemi qui le presse davantage. Ainsi les uns doivent commencer à combattre le troisième vice; les autres le quatrième ou le cinquième; et en combattant toujours la passion dominante, en triomphant successivement de tous les ennemis qui nous attaquent, nous arriverons à la pureté du coeur et à la véritable perfection. C'est ainsi que l'abbé Sérapion nous entretint des huit vices principaux, et qu'il nous découvrit toutes les passions secrètes de notre coeur, leurs causes et leurs rapports; nous en étions tourmentés tous les jours, et nous pouvions à peine les reconnaître et les discerner. Il nous les expliqua si clairement, qu'il semblait que nous les voyions comme dans un miroir.