[2,0] DEUXIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ MOYSE : DE LA DISCRÉTION. [2,1] Après avoir goûté un peu de sommeil vers le matin, nous eûmes une grande joie quand parut la lumière, et nous nous empressâmes de demander au bienheureux abbé Moyse l'exécution de sa promesse. Il s'exprima en ces termes : J'admire vraiment l'ardeur de votre, désir, et je crains que vous n'ayez pas assez profité de cet instant de repos, que je souhaitais vous voir prendre sur nos entretiens, pour délasser votre corps. En voyant votre zèle, je m'inquiète pour moi-même; car il est nécessaire, quand on acquitte de semblables dettes, d'apporter autant de ferveur à vous parler, que vous en mettez à m'écouter. Il est dit: « Si vous êtes assis à la table d'un homme puissant, considérez avec soin ce qu'on y apporte, et en y portant la main, pensez que vous devez préparer un pareil repas. » (Prov., XXIII, 1) Puisque nous devons parler de la vertu de la discrétion, dont j'allais vous entretenir, lorsque la nuit est venue nous interrompre, il est bon de vous en montrer d'abord l'excellence par le témoignage des Pères. Quand nous saurons ce qu'ils en pensent, nous tâcherons d'en prouver l'utilité et les avantages, en rapportant les exemples anciens et nouveaux de ceux qui sont tombés pour ne l'avoir pas assez pratiquée. Nous verrons ainsi plus facilement quel est son mérite et son importance, et combien nous devons la désirer et la cultiver. La discrétion, en effet, n'est pas une petite vertu; l'homme seul ne saurait l'obtenir, et il n'y a que la grâce de Dieu qui puisse la donner. L'Apôtre la compte parmi les plus nobles dons du Saint-Esprit. «Les uns reçoivent du Saint-Esprit la parole de sagesse, les autres la foi dans le même Esprit, d'autres la grâce de guérir les corps..., d'autres enfin la discrétion, le discernement des esprits. » (I Cor., 10.) Après avoir énuméré les dons du Saint-Esprit, il ajoute : « Un seul et même Esprit opère toutes ces choses, et les partage à chacun comme il lui plaît. » (Ibid.) Vous voyez que la discrétion n'est pas un présent petit et passager, mais bien un don précieux de la grâce divine. Si un solitaire ne fait pas tous ses efforts pour l'acquérir et pour discerner sûrement les esprits qui envahissent son âme, il arrivera nécessairement qu'il s'égarera comme dans une nuit profonde, et qu'il tombera souvent, non pas seulement au milieu des rochers et des précipices, mais encore dans les chemins les plus droits et les plus unis. [2,2] Je me souviens qu'autrefois, étant encore enfant, j'habitais la partie de la Thébaïde où se trouvait le bienheureux Antoine. Quelques anciens solitaires vinrent le visiter pour apprendre le moyen d'acquérir la perfection. Leur conférence dura depuis le soir jusqu'au jour suivant, et la plus grande partie de la nuit fut consacrée au sujet qui nous occupe. On s'arrêta surtout à rechercher quelle était la vertu ou l'observance religieuse la plus capable de préserver les solitaires des piéges et des illusions du démon, et de les faire arriver le plus directement et le plus sûrement au sommet de la perfection. Chacun donna son avis, selon l'attrait de son esprit. Les uns proposaient les veilles et les jeûnes, parce que l'âme mortifiée acquiert une grande pureté de coeur et de corps, et s'unit plus facilement à Dieu. Les autres indiquaient les privations et le mépris de tout ce qui peut captiver l'esprit et l'empêcher de s'élever à Dieu. D'autres disaient que c'était la solitude, au fond d'un désert, où l'on peut s'entretenir plus familièrement avec Dieu, et s'attacher plus intimement à lui; d'autres enfin, que c'était la charité, les bonnes oeuvres auxquelles Notre-Seigneur promet plus spécialement dans l'Évangile le royaume des cieux, lorsqu'il dit : « Venez, les bénis de mon Père, posséder le royaume qui vous est préparé depuis la création du monde. J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire, etc. » (S. Matth., XXV, 34) Tous discutèrent les vertus qui pouvaient conduire plus sûrement à Dieu, et la nuit se passait ainsi rapidement, lorsque le bienheureux Antoine prit enfin la parole : Tous les moyens que vous venez de recommander, leur dit-il, sont utiles et nécessaires à ceux qui ont soif de Dieu, et qui désirent parvenir à lui; mais l'expérience et les chutes d'un grand nombre ne nous permettent pas de croire que vous ayez indiqué le moyen principal et infaillible. Combien de fois, en effet, avons-nous vu des religieux observer des veilles et des jeûnes rigoureux, se cacher dans la solitude, se dépouiller entièrement, de manière à ne pas posséder un denier et de quoi se nourrir un seul jour, pratiquer enfin avec ardeur toutes les oeuvres de charité, et cependant tomber tout à coup dans des illusions funestes, et au lieu de terminer leur tâche dans la ferveur et la sainteté, n'aboutir qu'à une fin déplorable! Pour connaître la vertu principale qui conduit à Dieu, il suffit de rechercher la cause des illusions et des chutes de ces solitaires. Ils pratiquaient parfaitement les vertus dont nous avons parlé ; mais la discrétion leur manquait, et ils n'ont pas su persévérer jusqu'à la fin. S'ils sont tombés, c'est uniquement parce qu'ils n'avaient pas assez écouté les enseignements des anciens Pères; ils n'avaient pu acquérir cette vertu de la discrétion qui conduit entre les extrêmes, et apprend au religieux à suivre la voie royale, ne s'égarant jamais à la droite des vertus, c'est-à-dire dans l'excès de la ferveur ou dans les folies de la présomption, et ne se laissant pas non plus entraîner à la gauche des vices, c'est-à-dire dans la tiédeur et le relâchement, sous prétexte de ménager son corps. Cette discrétion est l'oeil et la lumière dont le Sauveur parle dans l'Évangile. « La lumière de votre corps est votre oeil : si votre oeil est clair, tout votre corps sera lumineux; mais si votre oeil est mauvais, tout votre corps sera ténébreux. » (S. Matth., VI, 23) Lorsqu'elle discerne, en effet, toutes les pensées et toutes les actions de l'homme, elle voit parfaitement tout ce qu'il faut faire; mais si cet oeil intérieur est mauvais, si l'âme manque de science et de jugement, elle se laisse surprendre par l'erreur et la présomption. Tout notre corps sera ténébreux; notre esprit et nos actes deviendront obscurs, parce qu'ils seront aveuglés par les vices et enveloppés par les ténèbres des passions ; car est-il dit : « Si la lumière qui est en vous est ténèbres, dans quelles ténèbres serez-vous? » Lorsque le coeur s'égare dans les jugements, et qu'il est plongé dans la nuit de l'ignorance, comment douter que toutes les pensées et les actions qui dépendent du discernement de la discrétion, ne soient de plus en plus remplies des ténèbres du péché? [2,3] Celui que Dieu avait jugé digne de régner le premier sur le peuple d'Israël fut privé de son royaume, parce qu'il n'eut pas cet oeil de la discrétion, sans lequel tout le corps devient obscur. Il se laissa tromper par l'erreur d'une fausse lumière, en s'imaginant que ses sacrifices seraient plus agréables à Dieu que son obéissance aux ordres de Samuël, et il se perdit au lieu de plaire à la Majesté divine, qu'il espérait se rendre favorable. Le défaut de discrétion égara également Achab, le roi d'Israël, après la grande victoire que Dieu lui avait accordée. Il pensa que la miséricorde valait mieux que l'exécution rigoureuse d'un commandement qui lui paraissait trop cruel; il faiblit en voulant tempérer par la clémence une sanglante victoire, mais cette fausse compassion le plongea dans les ténèbres, et lui mérita une mort irréparable. [2,4] La discrétion n'est pas seulement la lampe de notre corps; l'Apôtre la compare aussi au soleil, lorsqu'il dit : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère. » (Éphes., IV, 26) C'est elle qui gouverne notre vie, selon cette parole : « Ceux qu'elle ne garde pas tomberont comme les feuilles. » Elle est très-bien nommée, par l'Écriture, le conseil sans lequel on ne peut rien faire, pas même boire avec modération le vin spirituel qui réjouit le coeur de l'homme. « Faites tout avec conseil, buvez le vin avec conseil; » et encore : «L'homme qui fait quelque chose sans conseil, ressemble à une ville sans murailles et minée. » (Prov., XXV, 28.) Cette comparaison nous fait comprendre combien le défaut de discrétion est pernicieux au solitaire. S'il ressemble alors à une ville renversée et sans défense, c'est que la discrétion est cette sagesse, cette intelligence, ce bon sens indispensable pour élever notre édifice intérieur et y amasser des richesses spirituelles. « La maison est bâtie par la sagesse, et s'élève par l'intelligence; c'est le bon sens qui remplit les celliers de biens et de richesses précieuses. » (Prov., XXIV, 4.) La discrétion est encore une nourriture solide, réservée aux personnes fortes et parfaites. La nourriture solide des parfaits est pour ceux qui s'appliquent fidèlement à discerner le bien et le mal. (Héb., V, 14) L'Apôtre juge cette vertu si utile et si nécessaire, qu'il l'assimile à la parole de Dieu et à ses effets. « La parole de Dieu est vivante et efficace, et elle pénètre mieux qu'une épée à deux tranchants; elle atteint jusqu'au fond de l'âme; elle tranche la moelle et les jointures; elle discerne les pensées et les intentions du coeur. » (Héb., IV, 12) Tous ces textes nous prouvent que, sans la grâce de la discrétion, il est impossible d'acquérir une vertu parfaite et de la conserver. Et ainsi le bienheureux Antoine et les autres solitaires conclurent que la discrétion seule pouvait conduire sûrement un religieux à Dieu, qu'elle préservait les autres vertus de toute erreur, qu'avec son secours on pouvait atteindre plus facilement les hauteurs de la vie spirituelle, tandis que, sans son aide, beaucoup, malgré tous leurs efforts, n'avaient pu parvenir au sommet de la perfection; car la discrétion est la mère, la gardienne et la directrice de toutes les vertus. [2,5] Je veux, comme je vous l'ai promis, confirmer par des exemples le jugement du bienheureux Antoine et des anciens Pères. Rappelez-vous ce qui s'est passé dernièrement sous vos yeux mêmes. Il y a peu de jours que le vieillard Héron a été entraîné dans l'abîme, par les artifices du démon. Il avait habité cinquante ans ce désert; nous savons qu'il y vécut dans une grande austérité, et qu'il se distingua entre tous par sa ferveur et par son amour de la solitude. Comment, après tant de travaux, a-t-il pu être trompé par le démon? comment sa chute a-t-elle causé tant de larmes à tous ceux qui vivaient avec lui dans le désert? N'est-ce pas parce qu'il manqua de discrétion, parce qu'il aima mieux écouter son propre jugement que les conseils de ses frères et les règles des anciens. Il pratiquait ses jeûnes avec une telle rigueur, et il était si passionné pour la solitude et le secret de sa cellule, qu'on ne put jamais lui faire prendre un repas avec ses frères, et célébrer avec eux la fête de Pâques; ce jour là, tous les solitaires veillaient dans l'église à cause de la solennité. Il ne voulut jamais se joindre à eux, de peur qu'en prenant un peu de légumes, il ne manquât à ses résolutions. Cet orgueil l'égara; il prit Satan pour un ange de lumière, et il lui obéit avec docilité, en se précipitant dans un puits dont on n'apercevait pas le fond. Celui qu'il prenait pour un bon ange, lui avait persuadé qu'il ne lui en arriverait aucun mal, en récompense de ses mérites et de ses vertus. Pour en faire l'expérience, il se jeta la nuit dans le puits, espérant prouver sa sainteté, en sortant sans la moindre blessure. Les frères eurent beaucoup de peine à l'en retirer à moitié mort, et, ce qu'il y a de plus déplorable, c'est qu'au bout de trois jours, près de rendre le dernier soupir, il persévéra dans son illusion, et la mort même ne put lui persuader qu'il avait été le jouet du démon. En considération de tant de travaux et d'années passées dans le désert, ceux qui déploraient ce malheur obtinrent, mais avec peine, du saint abbé Paphnuce, qu'il ne fût pas mis au rang des suicidés, et qu'on pût offrir pour lui les prières des morts. [2,6] Que vous dirais-je de ces deux solitaires qui habitaient au delà du désert de la Thébaïde, où a demeuré saint Antoine? Le manque de discrétion les égara aussi, et ils s'enfoncèrent dans la solitude, en décidant qu'ils ne prendraient d'autre nourriture que celle que Dieu leur offrirait lui-même. Ils errèrent longtemps dans le désert, et mouraient de faim, lorsqu'ils furent rencontrés par les Marzites ; ce sont des tribus plus barbares et plus cruelles que toutes les autres, car elles ne répandent pas le sang seulement par espoir de pillage, mais pour le plaisir de tuer. Ces hommes, cependant, malgré leur férocité naturelle, eurent compassion de ces deux malheureux qui allaient succomber, et leur présentèrent quelques pains pour les ranimer. L'un d'eux, devenu plus sage, les reçut avec joie et reconnaissance, comme venant de Dieu même ; mais l'autre les refusa, comme étant donnés par la main des hommes, et il se laissa mourir de faim. Les deux étaient d'abord tombés dans l'erreur; mais il y en eut un qui écouta la discrétion et renonça à sa folle entreprise, tandis que l'autre persévéra dans sa sotte présomption, et ferma les yeux à la lumière de la discrétion. Il se livra à la mort dont Notre-Seigneur voulait le sauver, ne croyant pas que c'était par un effet de la grâce que des barbares oubliaient leur férocité naturelle, et leur offraient des pains au lieu de les tuer. [2,7] Vous parlerai-je d'un autre solitaire, dont je tairai le nom parce qu'il vit encore? Il fut longtemps le jouet du démon, qu'il prenait pour un ange de lumière, croyant à toutes ses révélations, comme s'il eût été l'ambassadeur de la justice divine. Il en reçut enfin l'ordre d'immoler à Dieu son fils, qui habitait le même monastère, afin d'imiter le sacrifice d'Abraham et d'en égaler les mérites. Son illusion était si grande, qu'il se préparait à commettre son crime, lorsque son fils, le voyant aiguiser un couteau contre son habitude, et chercher des liens pour l'attacher, s'effraya du projet de son père, et lui épargna un crime en prenant la fuite. [2,8] Il serait trop long de vous raconter l'illusion de ce solitaire de Mésopotamie, dont l'austérité pouvait être difficilement imitée. Il avait passé de nombreuses années dans le secret de sa cellule, lorsque le démon l'abusa tellement par des révélations et des songes, qu'il lui persuada d'embrasser le judaïsme, et de se faire circoncire, après avoir cependant surpassé, par ses travaux et ses vertus, tous les religieux qui demeuraient avec lui. Pour mieux le tromper et préparer sa chute, le démon lui avait annoncé longtemps à l'avance des choses qui s'accomplirent véritablement; il gagna sa confiance, et lui montra enfin le peuple chrétien et les chefs de notre foi, les Apôtres et les martyrs plongés dans la tristesse et les ténèbres, tandis que le peuple juif, ayant à sa tête Moïse, les patriarches et les prophètes, était dans la splendeur et dans la joie ; et il lui persuada que pour participer à leur bonheur, il devait se hâter de se faire circoncire. Aucun de ceux dont nous venons de parler ne se serait laissé séduire, s'il s'était appliqué à acquérir la discrétion. Tous ces exemples nous montrent combien il est dangereux de ne pas la posséder. [2,9] L'ABBÉ GERMAIN. Les exemples récents et les témoignages des anciens nous ont abondamment prouvé que la discrétion est la source, la racine des autres vertus ; nous désirons maintenant savoir le moyen de l'acquérir et de reconnaître celle qui vient de Dieu ou du démon, afin qu'à l'exemple du changeur de l'Évangile, dont vous nous avez déjà parlé nous puissions distinguer l'effigie du prince légitime, sur des monnaies de bon aloi : car à quoi nous servirait de connaître l'importance de cette vertu, si nous ignorions les moyens de la posséder? [2,10] L'ABBÉ MOYSE. La véritable discrétion ne s'acquiert jamais sans une humilité véritable, et la première preuve de cette. humilité, c'est de soumettre toutes nos actions et même toutes nos pensées à la sagesse des anciens, de renoncer à notre propre jugement, de suivre entièrement leur conseil et de distinguer le bien et le mal d'après leur doctrine. Cette règle apprendra, non-seulement, au jeune religieux à marcher dans la voie véritable de la discrétion, mais aussi à éviter toutes les ruses et tous les piéges de l'ennemi. Personne, en effet, ne pourra être trompé, s'il suit, non pas son propre jugement, mais l'exemple des anciens, et toute l'adresse de l'ennemi ne surprendra jamais la simplicité de celui qui ne sait pas cacher par une fausse honte les pensées qui naissent dans son coeur, mais qui les admet ou les repousse, en les soumettant à l'examen de ses supérieurs. Une pensée mauvaise se dissipe, dès qu'elle est mise au jour, et avant même que la discrétion ait prononcé son jugement. Le serpent hideux qui se cachait dans l'ombre est éclairé par la vertu de la confession, et dès qu'il est découvert, il est vaincu et il prend la fuite. Ses suggestions ne peuvent nous nuire qu'en les cachant dans notre coeur. Pour vous faire mieux comprendre la vérité de ce que je vous dis, je vous citerai un fait que l'abbé Sérapion racontait souvent aux jeunes solitaires, pour les instruire. [2,11] Lorsque j'étais enfant, disait-il, et que je demeurais avec l'abbé Théon, le trompeur m'avait fait prendre l'habitude de dérober un petit pain après le repas que je faisais avec ce vieillard, à l'heure de none. Je le cachais chaque jour dans mon sein, et je le mangeais le soir en cachette. J'accomplissais ce vol par gourmandise et j'en contractais de plus en plus l'habitude. Et cependant, lorsque j'avais satisfait ma coupable sensualité, je rentrais en moi-même; je souffrais beaucoup plus que je n'avais eu de plaisir à commettre la faute ; je gémissais au fond du coeur d'obéir au démon qui me violentait, comme les officiers de Pharaon tourmentaient les Hébreux; mais je ne pouvais me soustraire à sa tyrannie, et je n'osais pas confesser mon larcin au saint vieillard, lorsque Dieu permit, pour me délivrer de ma servitude, que quelques solitaires vinssent lui faire visite pour en obtenir quelques paroles d'édification. Après le repas, la conférence commença, et le saint vieillard, pour répondre aux questions qu'on lui faisait, se mit à parler sur le vice de la gourmandise, sur l'empire des pensées secrètes et sur la violence qu'elles exercent, tant qu'on les tient cachées. Ce discours me bouleversa; les remords de ma conscience me firent croire qu'il s'adressait à moi, et que Dieu avait révélé au vieillard les secrets de mon coeur. J'étouffai d'abord mes gémissements; mais, ma douleur augmentant toujours, j'éclatai bientôt en sanglots et en larmes; je tirai de mon sein, qui avait si souvent recélé mon vol, le petit pain que j'avais pris pour le manger comme à l'ordinaire; je le montrai, déclarant que j'en mangeais en cachette un semblable tous les jours ; je me prosternai par terre, confessant ma faute aux assistants, leur demandant pardon, et implorant avec larmes leurs prières, afin qu'ils obtinssent de Dieu ma délivrance de cette dure captivité. «Ayez confiance, mon enfant, me dit le saint vieillard, vous n'avez pas besoin de ma parole, votre confession vous a déjà délivré ; vous avez triomphé aujourd'hui de l'ennemi qui vous avait vaincu. Votre aveu l'a plus abattu que votre silence ne vous avait abattu vous-même. Vous aviez permis qu'il vous dominât jusqu'à cette heure, en ne le confondant ni par vous, ni par un autre. Salomon l'a dit : « C'est parce que l'on ne contredit pas ceux qui font mal, que le coeur des enfants des hommes est rempli d'iniquités. » (Eccles., VIII, 11) Maintenant qu'il se voit découvert, l'esprit mauvais ne pourra plus vous inquiéter; le serpent infernal ne trouvera plus à se cacher en vous; car votre confession l'a tiré des ténèbres de votre coeur à la grande lumière. » A peine le saint vieillard avait-il cessé de parler, qu'une flamme ardente parut sortir de mon sein et remplit la cellule d'une odeur de soufre, et l'infection en était si grande, qu'on pouvait à peine y rester. Le saint vieillard reprit la parole et dit : « Voici que le Seigneur approuve visiblement la vérité de ce que j'avance. Vous venez de voir vous-même que votre confession salutaire a chassé de votre coeur celui qui vous portait au mal, et vous verrez que, grâce à cet aveu public, l'ennemi découvert n'aura plus de prise sur vous. » Et, en effet, selon la promesse du vieillard, la confession que je fis de ma faute me délivra tellement de cette tyrannie du démon, que l'ennemi ne chercha pas même depuis à me rappeler cette gourmandise, et que je n'eus jamais la pensée d'un pareil larcin. C'est ce qui est très-bien expliqué dans l'Ecclésiaste : « Si le serpent mord sans siffler, l'enchanteur n'y peut rien » (Eccles., X, 11), c'est -à- dire que la morsure d'un serpent dont on ne parle pas est dangereuse, et que si on ne confesse pas la tentation secrète du démon à un enchanteur, à un homme éclairé qui puisse, au moyen des belles sentences de la sainte Écriture, soigner la blessure sur-le-champ et retirer du coeur le venin dangereux du serpent, il sera impossible de nous secourir, et notre perte sera inévitable. Ainsi le meilleur moyen d'acquérir la science d'une véritable discrétion est de suivre les exemples des anciens , de ne rien innover, de ne rien décider d'après notre propre jugement, mais de nous diriger en toute chose d'après leurs traditions et leur sainte vie. Celui qui suivra cette règle arrivera non-seulement à une discrétion parfaite, mais encore sera préservé de toutes les attaques de l'ennemi. Car il n'y a pas de faute qui serve tant au démon à perdre un religieux, que de négliger le conseil des supérieurs pour suivre son jugement et sa propre doctrine. Si tous les arts et toutes les professions inventés par le génie de l'homme, pour les seules jouissances de cette vie passagère, ne peuvent s'apprendre, quoiqu'ils soient palpables et visibles, que par l'intermédiaire d'un maître, combien ne seraient-ils pas insensés de croire qu'on peut se passer d'un directeur dans un état où tout est invisible et caché, où la plus grande pureté de coeur est nécessaire pour se conduire, et où une erreur cause, non pas un dommage temporel facile à réparer, mais la perte de l'âme et la mort éternelle. Il ne s'agit pas d'adversaires visibles, mais d'ennemis invisibles et cruels qui nous attaquent jour et nuit; ce n'est pas à un ou deux ennemis qu'il faut résister dans ce combat intérieur, mais à des légions innombrables; et le danger est d'autant plus grand que l'ennemi est plus acharné et ses attaques plus secrètes. Il faut donc suivre avec grand soin les traces des anciens, et découvrir à nos supérieurs tout ce qui se passe dans le secret de notre coeur, sans écouter une fausse honte. [2,12] L'ABBÉ GERMAIN. Il y a une cause de cette honte dangereuse qui nous porte à cacher nos pensées mauvaises, et nous fait craindre de les révéler par une confession salutaire. Nous avons connu parmi les Pères de Syrie un solitaire qui passait pour un des principaux d'entre eux. Un solitaire lui avait humblement confessé certaines pensées, et un jour, dans un moment d'indignation, il les lui reprocha durement. Un exemple semblable est capable de nous retenir, et si nous craignons de faire connaître nos pensées à nos supérieurs, nous sommes privés du remède qui pourrait les guérir. [2,13] L'ABBÉ MOYSE. Les jeunes religieux n'ont pas tous une égale ferveur et autant de régularité et de vertu, et on peut bien trouver aussi des vieillards qui n'ont pas la même perfection et la même expérience. Les richesses des vieillards ne sont pas leurs cheveux blancs, mais l'expérience de leur jeunesse et les mérites acquis par leur vie passée. Il est dit : « Ce que vous n'avez pas recueilli dans votre jeunesse, comment le retrouverez-vous dans votre vieillesse? » (Eccli., XXV, 5) « L'honneur de la vieillesse ne se mesure pas au temps et au nombre des années ; la sagesse de l'homme vaut des cheveux blancs, et une vie pure est la véritable vieillesse. » (Sap., IV, 9) Ce ne sont donc pas les vieillards qui ont la tête blanche, et que recommande seulement une longue vie, qu'il faut imiter et écouter, il faut suivre les traces et demander les conseils des vieillards qui ont eu toujours une vie exemplaire, et qui se règlent sur les traditions des anciens plutôt que sur leur propre jugement. Il y en a beaucoup, et malheureusement plus que d'autres, qui vieillissent dans la tiédeur et le relâchement de leur jeunesse. Ce n'est pas la maturité de leurs moeurs, mais le nombre des années qui leur donne l'autorité. Dieu les condamne par la bouche du Prophète : « Les étrangers ont dévoré sa force, et il l'a méconnu ; les cheveux blancs l'ont couvert, et il l'a ignoré. » (Osée, VII, 9.) S'ils sont au-dessus des jeunes religieux, ce n'est ni par la pureté de leur vie, ni par le mérite de leur doctrine et de leurs exemples, c'est uniquement par leur grand âge. L'ennemi se sert de leur vieillesse, comme d'un piége, pour tromper les jeunes; il les propose d'abord, comme des autorités, à ceux qui tendaient à la perfection par leur propre mouvement, ou par la direction des autres; il les trompe ensuite et les trouble par leurs exemples et leur doctrine, et il les conduit ainsi dans une tiédeur dangereuse, ou dans un désespoir mortel. Je veux vous en donner une preuve, sans nommer cependant personne, pour ne pas imiter celui qui découvrit les fautes que son frère lui avait confiées. Je vous dirai simplement comment la chose s'est passée, afin que vous puissiez en profiter. Nous connaissons un vieillard, auquel un jeune homme, qui était très-loin d'être relâché, s'adressa pour avoir quelques paroles d'édification et quelques secours dans ses peines; il lui découvrit avec simplicité qu'il était tourmenté par des pensées déshonnêtes, espérant qu'il trouverait des consolations et des remèdes à ses maux dans les prières du vieillard ; mais celui-ci le reprit très-durement, le traita d'indigne et de misérable, et lui déclara qu'il ne méritait pas le nom de religieux, puisque de tels mouvements de concupiscence avaient troublé son coeur. Ses reproches blessèrent tellement ce jeune homme, qu'il s'éloigna de sa cellule, accablé de tristesse et de désespoir, ne cherchant plus à combattre sa passion, mais bien à la satisfaire. L'abbé Apollon, un des anciens les plus éclairés, le rencontra, et reconnut, à l'abattement de son visage, la violence du combat qui se passait dans son coeur. Il lui demanda la cause de son trouble; mais il ne put en obtenir de réponse, malgré la douceur avec laquelle il lui parlait, et il comprit qu'il voulait cacher par son silence la tristesse que traduisait son visage; il le pressa encore davantage, et le jeune homme vaincu lui avoua qu'il allait à la ville voisine, puisque, d'après l'avis du vieillard qu'il avait consulté, il ne pouvait plus être religieux, et qu'au lieu de résister plus longtemps aux tentations de la chair, il se marierait et quitterait le monastère, pour vivre dans le monde. Le bon vieillard se mit à le consoler doucement, et lui assura qu'il éprouvait tous les jours les mêmes combats , qu'il ne fallait pas pour cela se désespérer et s'étonner de la violence des tentations, qui était vaincue bien moins par nos efforts que par la grâce et la miséricorde divines. Il le supplia de différer d'un jour l'accomplissement de son dessein, et le fit retourner à sa cellule, pendant qu'il se dirigeait en toute hâte vers la demeure du vieillard qui l'avait rebuté. Comme il en approchait, il leva les mains au ciel, et pria avec larmes, en disant : « Seigneur, qui connaissez les forces secrètes et les infirmités des hommes, et qui pouvez seul, dans votre miséricorde, les guérir, faites que la tentation de ce jeune solitaire passe dans le coeur de ce vieillard, afin qu'il apprenne à condescendre aux misères de ceux qui souffrent et à compatir au moins, dans sa faiblesse, aux faiblesses des jeunes. » A peine avait-il fait cette prière, qu'il vit un hideux Éthiopien qui se tenait près de la cellule du vieillard, et qui lui lançait des traits enflammés. Il en fut bientôt blessé, et il courait çà et là, comme un homme ivre ou insensé. Il sortait de sa cellule, il rentrait sans pouvoir y rester, et il finit par prendre le même chemin qu'avait pris le jeune solitaire. L'abbé Apollon, voyant ce malheureux si bouleversé, comprit que les traits enflammés du démon avaient blessé son coeur, et y avaient fait naître ce dérèglement d'esprit, cette agitation de tous les sens. Il l'aborda et lui dit : « Où courez-vous et quelle cause vous fait ainsi oublier la gravité de votre âge, et courir de tous les côtés, comme un enfant? » Celui-ci, troublé par sa conscience et confus de sa honteuse tentation, pensa que le saint vieillard connaissait les flammes qui l'agitaient et les tristes secrets de son coeur, et il n'osa lui faire aucune réponse. « Retournez à votre cellule, lui dit l'abbé, et comprenez que le démon, jusqu'à présent, ignorait votre existence ou vous méprisait ; car vous n'étiez pas du nombre de ceux qu'il croit devoir combattre tous les jours, et qui lui résistent par leur progrès et leurs vertus. Après tant d'années passées dans la vie religieuse, vous n'avez pu mépriser un trait dirigé contre vous; vous n'avez pu même le supporter un seul jour. Dieu a permis que vous soyez blessé, afin d'apprendre au moins à compatir dans votre vieillesse, aux infirmités des autres, et de savoir, par votre expérience, condescendre à la fragilité de ceux qui sont plus jeunes. Vous avez reçu la visite d'un religieux éprouvé par une tentation du démon, et au lieu de le consoler, de le fortifier, vous l'avez jeté dans le désespoir ; vous l'avez livré aux mains de l'ennemi, et il n'a pas dépendu de vous qu'il n'ait été cruellement dévoré; il n'eût certainement pas été attaqué avec cette violence, si le démon, qui vous a dédaigné, n'eût prévu les progrès qu'il devait faire, et n'eût pas cherché à détruire par ses traits enflammés les vertus dont il voyait le germe en lui. Il l'estimait plus fort que vous, pour diriger contre lui de pareils assauts. Apprenez par votre exemple à avoir compassion de ceux qui souffrent, et à ne pas désespérer ceux qui sont en danger. Au lieu de les aigrir par de durs reproches, cherchez à les consoler par de douces paroles, et, selon le précepte du Sage, « délivrez ceux que l'on conduit à la mort, et tachez de racheter ceux qu'on veut égorger.» (Prov., XXIV, 11.) A l'exemple du Sauveur, « ne foulez pas aux pieds le roseau brisé, et n'éteignez pas la mèche qui fume.» (S. Matth., XII, 20.) Demandez à Dieu la grâce de pouvoir dire avec vérité : «Le Seigneur m'a donné une langue savante, afin que je puisse soutenir par la parole celui qui est abattu. » (Isaïe, LV, 4.) Personne ne pourrait supporter les attaques de l'ennemi, éteindre les ardeurs de la chair, si la grâce de Dieu ne soutenait notre faiblesse, et ne nous protégeait. Maintenant que, par un jugement de sa volonté, le Seigneur a délivré de la tentation ce jeune solitaire, et qu'il vous l'a fait éprouver vous-même pour vous apprendre à y compatir, unissons nos prières, afin d'obtenir de sa miséricorde la fin de cette épreuve qui vous sera utile. Car « c'est lui qui afflige et qui console; il frappe, et ses mains guérissent » (Job, V, 18) ; « il humilie, et il relève; il tue, et il vivifie ; il conduit aux enfers, et il en ramène. » (I Reg., II, 7.) Demandons-lui d'éteindre , par la rosée céleste, les traits enflammés dont il a permis, à ma prière, que vous soyez blessé. » Ils furent exaucés, et cette tentation s'évanouit aussi rapidement qu'elle était venue. Le vieillard apprit par expérience que, bien loin de reprocher à nos frères les fautes qu'ils nous découvrent, nous devons être sensibles à leurs moindres peines. Il ne faut donc pas que l'ignorance et la légèreté de quelques vieillards dont l'ennemi se sert pour tromper les plus jeunes, nous détournent de la voie et de la tradition des anciens. Il faut, au contraire, bannir une fausse honte, et découvrir tout à nos supérieurs, afin d'en recevoir des remèdes pour nos blessures, et de les prendre avec confiance pour les modèles de notre vie et de notre conduite. Nous en retirerons d'utiles secours, si nous les écoutons sans orgueil, et si nous ne suivons en rien notre propre jugement. [2,14] Dieu approuve tellement cette règle, qu'il s'est plu à la consigner dans les saintes Écritures. Il avait choisi le jeune Samuel, mais il ne voulut pas le former directement dans ses divins entretiens; il le soumit à la direction d'un vieillard qui l'avait cependant offensé, et, quelle que fût la grandeur de sa vocation, il le fit obéir à un supérieur, pour éprouver, par l'humilité, celui qu'il appelait à un saint ministère, et pour donner ainsi aux plus jeunes l'exemple de son obéissance. (I Reg., III.) [2,15] Lorsque Notre-Seigneur appela Paul, et lui parla lui-même, il pouvait lui enseigner sur-le-champ la voie de la perfection ; mais il préféra l'adresser à Ananie, qui devait lui apprendre la vérité. « Lève-toi, lui dit-il, et entre dans la cité; on te dira ce qu'il faut faire. » (Act., IX, 7.) Il l'envoie à un ancien, et il reçoit la doctrine de lui, plutôt que de Notre-Seigneur lui-même, afin que ce qui se serait fait pour Paul, ne fût pas pour les chrétiens à venir une occasion de croire qu'il valait mieux écouter Dieu seul que de suivre la direction des supérieurs. L'Apôtre nous montre, non-seulement par ses écrits, mais par ses oeuvres et ses exemples, combien il faut détester cette coupable présomption; car il se rendit à Jérusalem, pour consulter les autres Apôtres qui l'avaient précédé dans la foi, lui qui avait reçu déjà la grâce du Saint-Esprit, et qui avait prêché l'Évangile aux nations, en faisant tant de miracles. « Et je conférai, dit-il, avec eux, de l'Évangile que j'annonce aux gentils, afin que, pour le passé ou l'avenir, ma prédication ne fût pas vaine. » (Galat., II, 2.) Qui sera assez présomptueux et assez aveugle pour se fier à son jugement et à sa prudence, lorsque ce vase d'élection déclare qu'il voulut consulter les autres Apôtres. Il est donc manifeste que Dieu ne montre pas la voie de la perfection à celui que quelqu'un peut instruire, et qui méprise la doctrine et les exemples des anciens, en tenant peu compte de ce précepte qu'il faut garder avec tant de soin: « Interroge ton père, qui t'enseignera, et tes anciens, qui t'instruiront. » (Deut., XXXII, 7) [2,16] Il faut donc faire tous nos efforts pour acquérir, par la vertu de l'humilité, le trésor de la discrétion, qui nous préservera de toute exagération. Un ancien proverbe dit que « les extrêmes se touchent. » L'excès du jeûne conduit au même résultat que la gourmandise, et les veilles excessives du religieux lui nuisent comme l'abus du sommeil. Trop d'abstinence affaiblit le corps, comme trop de négligence; et nous avons vu souvent ceux qui avaient résisté à la gourmandise, tellement abattus par leurs jeûnes immodérés, qu'ils tombaient par faiblesse dans le vice qu'ils avaient jusqu'alors évité. Des veilles trop prolongées ont aussi renversé ceux que le sommeil n'avait pu vaincre. « C'est pourquoi, selon l'Apôtre, il faut avec les armes de la justice résister à droite et à gauche (II Cor., VI, 7), et passer tellement entre les deux extrêmes, au moyen de la discrétion, que nous ne quittions pas le sentier tracé de la continence, et que nous ne nous laissions pas aller par le relâchement aux convoitises de l'intempérance. [2,17] Je me souviens qu'à force de combattre mon appétit, j'étais arrivé à passer deux ou trois jours, sans penser même à prendre de la nourriture ; je me privais aussi tellement du sommeil, par l'artifice du démon, que je pouvais employer plusieurs jours et plusieurs nuits à la prière; mais j'ai reconnu que ce dégoût d'aliments et de sommeil m'exposait à plus de périls que la paresse et la gourmandise. Il faut résister aux convoitises de notre corps, ne pas avancer l'heure de notre repas, ni en excéder la mesure. Il faut également, malgré nos répugnances, prendre, à l'heure fixe, la nourriture et le sommeil nécessaires. Le démon nous pousse également aux excès contraires, et l'abstinence exagérée nous est souvent plus nuisible que l'intempérance. On se corrige facilement d'un défaut qui fait rougir, tandis qu'on ne renonce pas à une fausse vertu. [2,18] L'ABBÉ GERMAIN. Quelle est la règle qui peut nous retenir dans une sage modération, et nous conduire sans danger entre les deux extrêmes? [2,19] L'ABBÉ MOYSE. Cette question a été bien souvent débattue par nos anciens; ils ont examiné la manière de vivre des solitaires : les uns se contentaient de légumes et d'herbages, les autres de fruits; mais ils ont proposé de se nourrir de pain seulement, et ils ont fixé l'ordinaire à deux petits pains, qui ne pèsent certainement pas plus d'une livre. [2,20] Nous lui répondîmes que nous accepterions bien volontiers cette règle, qui ne nous paraissait pas très-rigoureuse, puisque nous avions de la peine à manger un de ces petits pains tout entiers. [2,21] L'ABBÉ MOYSE. Si vous voulez faire l'expérience de ce régime, observez-le rigoureusement, et n'y ajoutez rien de cuit les dimanches et les fêtes, ou lorsque des frères viendront vous faire visite; car cet adoucissement permet de diminuer la nourriture les autres jours, et même de jeûner complètement, parce que les aliments qu'on a pris suffisent pour soutenir l'estomac; mais celui qui ne prend jamais que ces deux petits pains, ne pourra s'en passer un seul jour. Je me souviens que nos anciens et que nous-mêmes avons supporté avec tant de peine la rigueur de ce régime, que nous avons pleuré et gémi avant de nous y habituer. [2,22] Toutefois la règle générale de la tempérance est de proportionner la quantité de la nourriture aux forces, au tempérament et à l'âge, en soutenant le corps, sans satisfaire cependant son appétit. Ne pas observer ces deux points, c'est se nuire : trop de jeûne rétrécit l'estomac ; trop de nourriture le fatigue. L'âme qui souffre de la privation des aliments perd sa vigueur et est tout engourdie dans l'oraison. Des repas trop abondants l'accablent et l'empêchent d'offrir à Dieu des prières pures et ferventes. La chasteté même sera plus difficile à garder; car les jours de jeûne plus rigoureux n'empêcheront pas le corps de ressentir l'aiguillon de la chair, par suite de sa première intempérance. [2,23] La règle que nous avons indiquée pour la qualité et la quantité de la nourriture, est celle qu'ont approuvée nos anciens Pères ; c'est de se nourrir tous les jours de pain sec, sans jamais se rassasier complètement. L'âme et le corps se conservent ainsi en santé, sans s'affaiblir par le jeûne, et sans s'appesantir par la satiété ; et ce régime est si frugal, que souvent, après vêpres, on ne se souvient plus du repas qu'on a pris. [2,24] On se fait difficilement à cette règle, et ceux qui ne connaissent pas les lois de la discrétion préfèrent jeûner deux jours, afin de conserver pour le lendemain ce qu'ils devaient prendre la veille, et de pouvoir satisfaire ainsi complètement leur appétit. Vous savez ce qui est arrivé au solitaire Benjamin, votre compatriote; il ne voulut jamais accepter cette sobriété régulière, et se contenter de deux pains par jour; il aima mieux jeûner tous les deux jours, pour mieux satisfaire ensuite son appétit. Il avait ainsi quatre pains pour un seul repas, et se dédommageait en une fois de sa longue abstinence. Il s'obstinait en cela à suivre plutôt son propre jugement que les traditions des anciens; et vous vous rappelez quelle fut sa triste fin : il abandonna le désert pour retourner aux rêves de la philosophie et aux vanités du siècle. Il confirma, par son exemple et sa chute, la sagesse de cet oracle des anciens : « Celui qui s'appuie sur son propre jugement n'arrivera jamais à la perfection, et ne pourra pas éviter les piéges du démon. » [2,25] L'ABBÉ GERMAIN. Comment sera-t-il possible de garder invariablement cette règle? Souvent à l'heure de none, au moment de prendre le repas, il arrive quelques frères; il faut alors ajouter quelque chose à notre ordinaire, ou manquer à la charité que nous devons avoir pour tout le monde. [2,26] L'ABBÉ MOYSE. On peut concilier facilement ces deux choses. Il faut conserver la même frugalité dans le repas, par amour de la tempérance et de la pureté. Il faut aussi rendre à nos frères qui nous visitent les devoirs que la charité nous commande. Il serait absurde de recevoir à sa table son frère, ou plutôt Jésus-Christ lui-même, sans s'y asseoir, et le traiter comme un étranger, en ne touchant pas à ce qu'on lui donne. Nous ne manquerons à aucun de nos devoirs, si nous prenons l'habitude, à l'heure de none, de prendre un des deux pains que la règle autorise, et de réserver l'autre pour vêpres, afin de le manger avec un frère qui viendrait nous visiter, sans rien ajouter cependant à notre ordinaire; ce sera le moyen de ne pas nous troubler de la visite de nos frères, que nous devons toujours recevoir avec joie; et en nous montrant ainsi charitables, nous ne nous relâcherons en rien de notre austérité. Si personne ne vient, nous prendrons sans scrupule le pain que nous avions gardé, et notre estomac ne souffrira pas de ce repas du soir, parce que nous aurons pris déjà quelque chose à l'heure de none, et nous éviterons ce qui arrive à ceux qui croient mieux jeûner en ne mangeant qu'à l'heure de vêpres; car cette nourriture tardive les empêche d'avoir l'esprit libre pendant les vêpres et l'office de nuit, et il est bien préférable de fixer à none l'heure du repas. Le religieux est non-seulement mieux disposé pour les saintes veilles, mais aussi plus apte aux prières du soir, parce que la digestion est faite. C'est ainsi que l'abbé Moyse nous a nourris deux fois de sa sainte parole. Il venait de nous exposer savamment la grâce et la vertu de discrétion, et il nous avait démontré la manière de renoncer au monde, et le but que doit choisir un religieux. Il nous fit voir, plus clairement que le jour, ce que nous cherchions auparavant en aveugles, et par instinct de zèle et de ferveur, et il nous fit comprendre combien jusqu'alors nous étions éloignés de la vraie pureté du coeur et de la ligne droite de la discrétion; car il est certain qu'en ce monde, aucun art n'existe sans une règle et un but, et qu'on ne peut atteindre ce but sans le regarder sans cesse.