[1,0] CONFÉRENCES DE CASSIEN SUR LA PERFECTION RELIGIEUSE. PRÉFACE A L'ÉVÊQUE LÉONCE ET A HELLADE. Pour tenir la promesse que j'avais faite au bienheureux évêque Castor, j'ai exposé en douze livres, avec l'aide de Dieu et selon la mesure de mes forces, les institutions des cénobites et les remèdes de l'âme contre les huit vices principaux. Ces sujets si profonds et si sublimes n'avaient pas encore été traités, je crois. Je laisse à juger si mes soins et l'approbation du saint prélat les ont rendus dignes de vous, et de la pieuse attente de nos frères. Maintenant que le vénérable pontife nous a quitté pour aller à Dieu, j'ai pensé, bienheureux évêque Léonce, et vous, mon frère Hellade, devoir vous offrir un travail que, dans l'ardeur de son zèle et de sa charité, il n'avait pas craint de commander aussi à ma faiblesse. Ce sont dix conférences des anciens solitaires qui vivaient dans le désert de Schethé. Cet hommage vous était dû. L'un de vous était uni à ce saint homme par les liens du sang, par la dignité du sacerdoce et surtout par la piété de son esprit. C'était un héritage qui lui revenait comme à un frère. L'autre avait embrassé la vie sublime des anachorètes, non par présomption, comme tant d'autres, mais par l'inspiration du Saint-Esprit; il est entré, dès sa jeunesse, dans l'étroit sentier de la vie religieuse, pour suivre la tradition des Pères plutôt que les rêves de son imagination. Garder le silence, serait rester au port, au lieu de m'exposer à l'immensité des mers, en voulant écrire sur les coutumes et les doctrines d'hommes si célèbres. Le danger est d'autant plus grand pour ma barque fragile, que la vie contemplative à laquelle se consacrent ces admirables solitaires est bien plus élevée et bien plus sublime que celle de ceux qui sont en communauté. C'est donc un devoir pour vous d'aider mes efforts par vos saintes prières, afin que mon récit soit au moins fidèle et que mon peu de talent n'échoue pas dans un si noble sujet. Nous avons traité, dans nos premiers écrits, de la règle extérieure et visible des moines; nous allons maintenant nous occuper de l'homme intérieur et passer de la prière canonique à cette prière continuelle que recommande tant l'Apôtre. Celui qui profitera du premier ouvrage sera semblable à Jacob triomphant dans les luttes de la chair, et celui qui suivra maintenant, non pas mes enseignements, mais ceux des Pères du désert, méritera, par la vue de la pureté divine, le nom d'Israël et connaîtra le vrai moyen d'atteindre la perfection. Que vos prières nous obtiennent de Celui qui nous a fait la grâce de voir ces saints solitaires, de recevoir leurs instructions et de partager leur vie, de nous rappeler parfaitement ce que nous avons entendu et de vous le redire fidèlement, de vous montrer ces modèles comme s'ils étaient vivants, et de bien traduire ce qu'ils exprimaient dans une langue étrangère. Nous supplions, avant tout, ceux qui liront ces conférences et nos traités précédents, s'ils trouvent des choses qui leur paraissent dures et impossibles, de ne pas les juger d'après leur faiblesse, mais d'après la sainteté et la perfection de nos interlocuteurs. Pour bien les comprendre, il faut mourir, comme eux, au monde, aux affections terrestres et à tous les liens du siècle ; il faut penser aux solitudes qu'ils habitaient , à cette séparation complète des autres hommes. Ils avaient obtenu par là des lumières surnaturelles, et pouvaient contempler et raconter des choses qui paraissent impossibles à des âmes ignorantes et communes. Si quelqu'un veut bien les comprendre, qu'il s'applique d'abord à les étudier et à en faire l'expérience, et il verra que, non seulement ce qu'il croyait trop élevé pour l'homme lui deviendra possible, mais qu'il y trouvera encore une douceur extrême. Les bienheureux solitaires vont maintenant nous instruire. [1,1] PREMIÈRE CONFÉRENCE DE CASSIEN APEC L'ABBÉ MOYSE : DE LA VIE RELIGIEUSE. 1. Le désert de Schethé était habité par les plus saints solitaires, et l'abbé Moyse se faisait remarquer parmi les plus parfaits, non seulement par le parfum de sa vertu, mais encore par l'excellence de sa doctrine. Je désirais recevoir ses enseignements. J'allai le trouver avec le saint abbé Germain, qui était mon compagnon depuis le commencement de notre vie religieuse; nous ne nous étions jamais séparés dans le monastère et dans la solitude, et ceux qui connaissaient notre intimité disaient que nous n'avions qu'une âme pour deux corps. Nous demandâmes avec larmes, au saint abbé, de vouloir bien nous adresser quelques paroles d'édification; car nous savions bien qu'il refusait d'ouvrir la porte de la perfection à ceux qui ne se présentaient pas avec un désir sincère et une grande humilité de coeur; il lui semblait que c'était trahir et profaner la vérité que de l'exposer à ceux qui ne la désiraient pas avec ardeur, et qui la recevaient sans estime et sans amour. Il se laissa vaincre par nos prières, et s'exprima de la sorte. [1,2] 2. L'ABBÉ MOYSE. Tous les arts et toutes les professions ont un but spécial, une fin particulière, et ceux qui s'y consacrent acceptent généreusement, pour y parvenir, toutes les fatigues, les dangers et les dépenses imaginables. Le laboureur ne craint pas les rayons brûlants du soleil ou les froids et les glaces de l'hiver; il est infatigable à creuser la terre et à la diviser sans cesse avec le soc de sa charrue; son but est de la débarrasser des ronces et de l'herbe, afin d'avoir une récolte abondante et de riches moissons. Il n'épargne ni sa peine, ni ses sueurs pour augmenter sa fortune et pour jouir ensuite d'une vie tranquille. Il ne craint pas de retirer de son grenier les semences qu'il doit confier à la terre; il sait que l'avenir le récompensera au centuple de cette perte présente. Ceux qui font le commerce, s'exposent aux hasards de la mer et ne redoutent aucun danger; ils ont un but, l'espérance d'un bénéfice. Ceux qui, dans la carrière des armes, ambitionnent les honneurs et la puissance, ne pensent pas aux périls et aux fatigues des lointains voyages; ils veulent à tout prix conquérir la gloire. Notre profession n'a-t-elle pas aussi un but, une fin, capables de nous faire supporter courageusement et avec joie la rigueur des jeûnes, la fatigue des veilles, la lecture et la méditation continuelle des saintes Écritures, le travail, la pauvreté, la privation de toutes choses et l'horreur de ces immenses solitudes? C'est cette fin, sans doute, qui vous a fait mépriser les joies de la famille et les délices du monde, qui vous a fait traverser tant de pays pour venir visiter dans le désert des hommes simples, pauvres et grossiers. Dites-moi, je vous prie, quel a été le but, la fin qui vous a fait supporter volontiers toutes ces choses. [1,3] 3. Comme le saint abbé insistait, nous lui répondîmes : C'est le royaume des cieux qui nous fait tout supporter. [1,4] 4. — Vous le dites fort bien, répliqua-t-il, c'est là notre but, le terme que nous devons atteindre, et il importe de savoir par quel moyen nous pouvons y parvenir. Et comme nous lui confessions simplement notre ignorance, il ajouta : Dans tout art, dans toute profession, vous ai-je dit, il y a un but que l'esprit veut atteindre et qu'il poursuit sans cesse; et s'il n'y travaille pas avec ardeur et persévérance, il ne pourra jamais réussir. En effet, le laboureur qui a pour but de vivre, dans la paix et l'abondance, du produit de ses riches moissons, prend tous les moyens d'arriver au terme de ses désirs. Il arrache les ronces de son champ, il en ôte toutes les herbes mauvaises, et il n'espère le repos qu'il ambitionne que comme la récompense de son travail et de ses efforts. Le marchand ne cesse d'acheter ce qui doit assurer sa fortune, car il ne ferait aucun profit s'il en négligeait les moyens; ceux qui aspirent aux honneurs du monde suivent avec courage la route qui peut seule les conduire aux grandeurs. Nous, la fin de notre vie est le royaume de Dieu; nous devons choisir avec soin notre but, la route que nous devons prendre ; car, si nous ne la connaissions pas, nous marcherions, nous nous fatiguerions en vain. Ces paroles nous troublèrent; le vieillard ajouta : La fin de notre profession est le règne de Dieu; le royaume céleste; notre but, notre route pour y arriver, est la pureté du coeur, sans laquelle nous n'y parviendrons jamais. C'est vers ce point qu'il faut nous diriger en droite ligne; si nous en détournons un instant notre pensée, nous devons l'y ramener sur-le-champ, car ce doit être là le terme de tous nos efforts et la règle qui nous fera reconnaître la moindre erreur. [1,5] 5. Lorsque les archers veulent donner aux princes de ce monde des preuves de leur adresse, ils prennent pour but un petit bouclier où sont peints les prix destinés aux vainqueurs, et ils cherchent à l'atteindre avec leurs flèches, bien persuadés que, s'ils ne tirent pas juste, ils n'obtiendront pas la récompense. S'ils ne voient pas bien le but, ou si leur intention en est détournée, ils ne s'apercevront pas qu'ils se trompent, parce qu'ils n'auront aucun moyen de contrôler la justesse de leur tir; ils lanceront inutilement leurs flèches, et quand ils auront manqué le but, ils ne sauront pas pourquoi, et comment ils pourraient mieux faire à l'avenir. La fin de notre état est, selon l'Apôtre, la vie éternelle, car il dit : "Ayez pour fruit la sanctification de vos âmes, et pour fin la vie éternelle." (Rom., VI, 22.) Le moyen est la pureté du cœur, qui est la vraie sanctification de l'âme, sans laquelle nous ne pouvons arriver à cette fin. C'est comme si l'Apôtre eût dit : « Ayez pour moyen, pour but, la pureté du coeur, et pour fin la vie éternelle.» Dans un autre endroit, saint Paul, parlant sur le même sujet, s'exprime plus nettement : « J'oublie ce qui est derrière, et je m'avance vers ce qui est devant moi, afin d'atteindre le but et de gagner la récompense promise aux vainqueurs. (Philip., III, 13.) Le grec se sert du mot but, comme s'il disait : « A cause de ce but, j'oublie le passé, c'est-à-dire les vices du vieil homme, et je m'efforce de mériter la couronne du ciel. » Nous devons donc faire tout ce qui peut conduire à ce but, c'est-à-dire à la pureté du cœur, et nous devons fuir tout ce qui peut nous en éloigner. C'est pour cela que nous faisons et que nous souffrons tout. Nous quittons nos parents, notre patrie, les honneurs, les richesses, les délices de ce monde et tous les plaisirs, afin de conserver la pureté de notre coeur. C'est vers ce but que tendent tous nos actes et toutes nos pensées, et si nous en détachions un instant nos regards, nos efforts seraient vains, notre peine stérile, et nous serions le jouet du doute et de l'inconstance; car une âme qui n'a pas un but fixe et certain, change à toute heure, à tout moment : elle subit les variations des choses extérieures, et ses dispositions ne sont jamais les mêmes. [1,6] 6. Aussi voyons-nous souvent des personnes qui ont méprisé une belle position, de grandes richesses, de magnifiques héritages, se troubler cependant pour des riens, pour un couteau, une plume, une écritoire. Si elles pensaient toujours à la pureté du coeur, s'arrêteraient-elles à des bagatelles semblables, après avoir su sacrifier des choses bien autrement précieuses. Il y en a qui s'attachent tant à un livre, qu'ils ne veulent pas souffrir qu'un autre le lise ou le touche, s'exposant à perdre ainsi le calme et la vie de leur âme, avec ce qui était un moyen d'acquérir la patience et la charité. Ils ont donné tous leurs biens pour l'amour de Jésus-Christ, et ils reprennent leur coeur pour des futilités. S'ils se mettent alors en colère, c'est qu'ils n'ont pas cette charité de l'Apôtre, sans laquelle tout devient inutile et stérile. Saint Paul leur a dit, cependant : « Quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres, et que je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me servirait de rien. » (I Cor., XIII, 3.) Ce qui prouve clairement qu'on n'atteint pas la perfection en se dépouillant de tout et en méprisant les honneurs, mais en possédant cette charité dont l'Apôtre décrit les effets, et qui consiste dans la seule pureté du coeur. Car ne pas être envieux, superbe, violent, téméraire, ne pas rechercher ses intérêts, ne pas se réjouir de l'injustice et ne pas juger mal les autres, n'est-ce pas offrir sans cesse à Dieu un coeur très-pur, et le préserver de tout ce qui peut le troubler ? [1,7] 7. C'est vers ce but que doivent tendre toutes nos actions et tous nos désirs; c'est pour cela que nous devons supporter la solitude, les jeûnes, les veilles, les travaux, les privations et les longues études, et que nous devons nous exercer à toutes les vertus. Les vertus sont des moyens de préserver notre coeur de toutes les passions, de le conserver pur et d'arriver par degrés au comble de la perfection. Lorsque des occupations utiles et nécessaires nous dérangent de nos exercices et nous empêchent de pratiquer notre règle, il ne faut pas tomber dans la tristesse, l'impatience et la colère, puisque ce que nous devions faire n'était que pour combattre ces défauts. On perd plus par un mouvement de colère qu'on ne gagne par un jeûne, et l'étude est bien moins utile que n'est nuisible le mépris du prochain. Les jeûnes, les veilles, la solitude, la méditation des Écritures doivent avoir pour but la pureté du coeur, qui est la charité, et il ne faut pas, pour ces choses, blesser la vertu la plus importante. Tant qu'elle ne sera pas altérée et violée en nous, nous ne perdrons rien, si nous sommes obligés de négliger quelques-uns des moyens que nous avons pour l'obtenir. A quoi nous servirait, au contraire, de les employer, si nous perdons ce qui doit être le but de tous nos efforts? Lorsqu'un homme se procure les instruments de son art, il ne s'imagine pas que leur simple possession suffira pour le faire réussir, et il sait bien que ce sont seulement des moyens pour aider son adresse et pour exceller dans son art. De même dans notre état, les jeûnes, les veilles, la méditation des Écritures, la pauvreté, la privation de toutes choses, ne sont pas la perfection, mais les instruments de la perfection; la fin de notre profession, mais les moyens d'y parvenir. Celui qui verrait dans ses exercices le souverain bien, et y bornerait ses efforts, serait dans l'erreur; il posséderait les instruments de sa profession ; mais il n'en connaîtrait pas la fin véritable, qui seule mérite la récompense. Ainsi tout ce qui peut troubler la paix et la pureté de notre âme doit être évité, quelque utile et nécessaire qu'il nous paraisse. C'est la règle sûre pour éviter toute erreur et ne pas nous écarter de la ligne droite que nous devons suivre pour arriver au terme de nos voeux. [1,8] 8. Notre principal effort, la pensée fixe de notre coeur est de nous occuper sans cesse de Dieu et des choses divines. Tout ce qui peut nous en distraire, quelque grand qu'il puisse être, doit nous paraître secondaire et nuisible même. Cette obligation de notre esprit est parfaitement représentée dans l'Évangile par l'histoire de Marthe et de Marie. Marthe travaillait saintement, puisqu'elle servait Notre-Seigneur et ses disciples, tandis que Marie, tout entière à la doctrine de Jésus, se tenait à ses pieds, qu'elle baisait et qu'elle embaumait des parfums d'une humble confession ; c'est à elle que le Seigneur donne la préférence, déclarant qu'elle a choisi la meilleure part et qu'elle ne lui sera point enlevée. (Luc. X, 42.) Marthe se fatiguait dans ses pieuses occupations, et comme elle voyait qu'elle ne pouvait pas y suffire, elle demandait au divin Maître l'aide de sa soeur. « Ne voyez-vous pas, lui disait-elle, que ma soeur me laisse servir seule ; dites-lui de m'aider. » Elle l'appelait ainsi à une oeuvre qui n'était pas méprisable, mais sainte ; et, cependant, quelle fut la réponse du Sauveur? "Marthe, Marthe, vous vous agitez et vous vous troublez de bien des choses. Mais il en faut peu, et une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, et elle ne lui sera pas enlevée." Vous voyez que Notre-Seigneur met le bien principal dans la théorie, c'est-à-dire dans la contemplation divine. Ainsi toutes les autres vertus, quelque utiles et nécessaires qu'elles nous paraissent, ne doivent être estimées qu'au second rang, parce qu'elles servent seulement à acquérir la principale. Quand Notre-Seigneur dit : « Vous vous agitez et vous vous troublez de beaucoup de choses, quoiqu'il y en ait peu et qu'une seule même soit nécessaire, » il place le souverain bien, non pas dans l'action, quelque louable et profitable qu'elle soit, mais uniquement dans la simple contemplation de lui-même. Il déclare que peu de choses sont utiles pour arriver à cette parfaite béatitude, à cette théorie que nous enseigne l'exemple de quelques saints. Le progrès consiste à les imiter, en s'appliquant à contempler Dieu en eux, jusqu'à ce que, avec l'aide de la grâce, nous nous élevions au-dessus de leurs grandes actions pour jouir de la vue et de la beauté de Dieu même. Marie a donc choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas enlevée. Il faut remarquer qu'en disant : « Marie a choisi la meilleure part, » Notre-Seigneur ne parle pas de Marthe et ne paraît pas la blâmer, il loue seulement sa soeur, et il lui donne le second rang. Quand il ajoute : « Cette part ne lui sera pas enlevée, » il montre que la part de Marthe ne lui sera pas conservée, car les actions extérieures cesseront avec la vie de l'homme, tandis que la contemplation de Marie ne finira jamais. [1,9] 9. Ce discours nous surprit fort, et l'abbé Germain lui dit : Quoi! mon Père, les jeûnes fatigants, les études continuelles, les oeuvres de miséricorde, de justice, de piété, d'humanité, nous seront enlevées et ne subsisteront pas avec leurs auteurs. Notre-Seigneur a cependant promis la récompense du ciel à ces oeuvres, lorsqu'il a dit : « Venez, les bénis de mon Père, posséder le royaume qui vous est préparé depuis le commencement du monde; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire; » et le reste. (S. Matth., XXV, 34.) Comment serons-nous privés de ce qui nous ouvre le royaume des cieux. [1,10] 10. L'abbé Moyse répondit : Je ne vous ai pas dit que la récompense des bonnes oeuvres serait enlevée. Car Notre-Seigneur a dit : « Celui qui donnera au plus petit, seulement un verre d'eau froide, en mon nom, je vous dis en vérité qu'il ne perdra pas sa récompense. » (S. Math., X, 42.) Mais je dis que l'action extérieure cessera, c'est-à-dire les privations du corps, les combats de la chair et tous les besoins que cause l'inégalité des conditions. Car si nous persévérons dans l'étude, si nous nous imposons des jeûnes pour purifier notre coeur et dompter notre corps, c'est que maintenant la chair combat contre l'esprit. (Galat., V, 17.) Quelquefois, même en cette vie, la trop grande fatigue, la maladie, la vieillesse, font cesser les choses, parce que l'homme ne peut plus les pratiquer. Elles cesseront bien davantage dans l'autre vie, puisque ce qui est corruptible se revêtira d'incorruptibilité. Le corps, qui était animal, ressuscitera spirituel, et la chair ne pourra plus rien contre l'esprit. C'est ce que l'Apôtre annonce clairement en disant : « Les exercices corporels servent peu; mais la piété, c'est-à-dire la charité, est utile à tout; elle a les promesses de la vie présente et de la vie future. » (I Tim., IV, 8.) En disant que les exercices extérieurs servent peu, il déclare évidemment qu'on ne peut pas toujours les pratiquer, et qu'ils ne donnent pas seuls la véritable perfection. Son expression s'applique à la brièveté du temps, l'homme devant les interrompre dans cette vie, au moins à la mort; et aussi au peu d'utilité qu'on en retire; car la mortification du corps n'est que le commencement de la vie spirituelle; elle ne donne pas la perfection de la charité, qui a seule les promesses de la vie présente et future. Nous croyons donc que les pratiques extérieures sont nécessaires, parce qu'elles sont des moyens de parvenir à la véritable charité. Les autres oeuvres de piété et de miséricorde dont vous parlez, sont également nécessaires en ce monde, où règne l'inégalité des conditions; elles deviennent utiles dans les besoins si multipliés des pauvres, des malheureux, des infirmes, que cause l'injustice des hommes, qui gardent pour eux ce que le Créateur a fait pour tous. Tant que cette inégalité durera, les oeuvres de charité seront utiles et nécessaires, et ceux qui les pratiqueront avec amour et zèle auront droit à l'héritage éternel ; mais ces oeuvres cesseront dans le ciel, où régnera le bonheur. Les besoins qui les réclament n'existeront plus, et ceux qui les pratiquaient n'auront plus qu'à aimer Dieu et à contempler les choses divines dans la pureté de leur coeur. C'est vers ce but que tendent tous ceux qui, dans ce monde, s'appliquent à s'instruire et à purifier leur âme. Ils veulent au milieu des combats de la chair, en vaincre la corruption et se rendre, dès maintenant, dignes de la promesse du Sauveur : « Bienheureux les coeurs purs, parce qu'ils verront Dieu. » (S. Matth., V, 8.) [1,11] 11. Pourquoi vous étonner de ce que les actions extérieures ne subsisteront pas toujours, puisque le saint Apôtre nous dit « que les dons les plus sublimes du Saint-Esprit passeront, mais que la seule charité n'aura pas de fin. » Les prophéties n'existeront plus, les langues cesseront, la science sera détruite; mais la charité ne périra pas. (I Cor., XIII, 8.) Tous ces dons, en effet, nous sont accordés pour les nécessités présentes. Ils passeront avec nos besoins : la charité, au contraire, ne souffrira pas d'interruption; car elle nous est utile non seulement dans le temps, mais encore dans l'éternité. Lorsque nous serons délivrés du fardeau de notre corps, elle deviendra plus efficace et plus parfaite; rien ne pourra l'altérer, et son incorruptibilité la rendra plus ardente et plus intimement unie à Dieu. [1,12] 12. L'ABBÉ GERMAIN. Qui pourra, dans la faiblesse de sa chair, être toujours appliqué à la contemplation, sans jamais penser à la visite de ses frères, aux soins des malades, au travail des mains, aux devoirs de la charité et de l'hospitalité? Qui ne sera jamais distrait par les besoins du corps? L'esprit peut-il sans cesse s'appliquer à Dieu, qu'il ne peut voir et comprendre. [1,13] 13. L'ABBÉ MOYSE. S'appliquer à Dieu, comme vous le dites, s'y attacher sans cesse par la contemplation, est certainement une chose impossible à l'homme dans sa chair fragile. Mais il faut savoir où notre attention doit se fixer, et y ramener sans cesse notre esprit. L'âme se réjouira de ce qu'elle pourra obtenir, elle s'affligera de ses distractions, et toutes les fois qu'elle se sera séparée du Souverain Bien, qu'elle en aura détaché la pensée, elle se reprochera, comme une infidélité coupable, les oublis passagers de Notre-Seigneur. Lorsqu'elle en aura détourné un instant les yeux, elle y ramènera le regard de son coeur, comme vers le but dont elle ne doit jamais s'écarter. Tout cela se passe au fond de l'âme. Dès que le démon en est chassé et que les vices en sont bannis, le règne de Dieu est établi en nous. L'Évangéliste dit : « Le règne de Dieu ne vient pas de l'extérieur, et il est ici ou il est là. En vérité, je vous le dis, le règne de Dieu est au dedans de vous. » (S. Luc, XVII, 21.) Il ne peut y avoir en nous que la connaissance ou l'ignorance de la vérité, que l'amour du vice ou de la vertu, selon que notre coeur obéit au démon ou à Jésus-Christ. L'Apôtre définit le règne de Notre-Seigneur, en disant : « Le règne de Dieu n'est pas dans le boire et le manger, mais dans la justice, la paix et la joie du Saint-Esprit. » (Rom., XIV, 17.) Si donc le règne de Dieu est au dedans de nous, s'il consiste dans la justice, la paix et la joie, celui qui jouit de ces choses, jouit certainement du règne de Dieu. Et, au contraire, celui qui reste dans l'injustice, la discorde et la tristesse qui donne la mort, appartient au règne du démon, à l'enfer, à la mort. C'est à ces signes qu'on distingue le règne de Dieu de celui du démon. Si nous considérons attentivement l'état de ces esprits bienheureux, de ces puissances célestes qui sont dans le royaume de Dieu, comment ne pas les croire dans une joie perpétuelle et inaltérable? Qu'y a-t-il de plus naturel, de plus essentiel au vrai bonheur, qu'une paix parfaite et qu'une joie continuelle; et pour vous prouver que ce n'est pas une conjecture de ma part, je, m'appuierai sur l'autorité de Dieu même, qui décrit l'état et les conditions de son royaume. «Voici, dit-il, que je crée des cieux nouveaux, une terre nouvelle; les choses anciennes s'effaceront de la mémoire et ne troubleront pas le coeur; mais vous vous réjouirez, vous tressaillerez éternellement dans ma création nouvelle. » (Isaïe, LXV, 17.) Et encore : « Vous y trouverez la joie et le bonheur, les actions de grâces et les chants d'allégresse, et vous irez ainsi de mois en mois, de fête en fête. » Et ailleurs : « La joie et la félicité seront assurées, la douleur et les gémissements auront disparu. » (Is., LI, 3, 11.) Si vous voulez connaître encore plus clairement le bonheur dont jouissent les Saints, écoutez les paroles que le Seigneur adresse à la Jérusalem céleste : « La paix vous visitera, et vous serez gouvernée par la justice. L'iniquité ne sera jamais entendue dans votre enceinte, la désolation et le remords y seront inconnus ; la prospérité règnera sur vos murailles, et la louange à vos portes. Vous n'aurez plus besoin du soleil pour briller le jour, et de la clarté de la lune pour vous éclairer; car le Seigneur vous sera une lumière éternelle; votre Dieu sera votre gloire. Votre soleil ne disparaîtra plus à l'horizon, et votre lune ne décroîtra jamais; car le Seigneur vous éclairera toujours, et le temps de votre deuil sera passé. (Isaïe, LX, 17-20.) Le bienheureux Apôtre ne dit pas que le règne de Dieu est la joie en général; mais il s'explique en disant « que c'est la joie dans l'Esprit-Saint. » (Rom., XIV, 17.) Car il sait qu'il y a une joie coupable dont il est dit : « Le monde se réjouira; mais malheur à vous, qui riez; car vous pleurerez. » (S. Jean, XVI, 20. S. Luc, VI, 25.) Le royaume des cieux doit être compris de trois manières : 1° Les cieux d'abord, c'est-à-dire les lieux où les Saints doivent régner sur les autres hommes, selon cette parole : «Vous commanderez sur cinq villes, et vous sur dix. » (S. Luc, XIX,19. ) Notre-Seigneur disait aussi à ses disciples : « Vous siégerez sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d'Israël. » (S. Matth., XIX, 28.) 2° Le règne des Saints par Jésus-Christ, lorsque tout lui étant soumis, Dieu sera tout en toute chose. 3° Leur règne enfin avec le Seigneur dans le ciel. [1,14] 14. Tout homme vivant dans son corps doit penser qu'il appartiendra un jour à la religion, au royaume dont il se sera fait le serviteur, le sujet pendant cette vie. Nous serons dans l'éternité le compagnon du roi que nous aurons choisi ; car, dit le Seigneur, « celui qui me sert me suivra, et là où je serai, sera mon serviteur. » (S. Jean, XII, 26.) On obtient le royaume du démon par le péché, et le royaume de Dieu par la pratique des vertus, la pureté du coeur, et la science divine. Le royaume de Dieu donne nécessairement la vie éternelle, et le royaume du démon cette mort et cet enfer, où il est impossible de louer Dieu, selon cette parole du Prophète : « Les morts ne vous loueront pas, ni tous ceux qui tombent en enfer, c'est-à-dire dans le péché; mais nous qui vivons, non pas dans le vice et dans le monde, mais en Dieu, nous bénissons le Seigneur, et jusque dans l'éternité. » (Ps. CXIII, 47.) «Nul ne se souvient de Dieu dans la mort. Qui pourrait bénir le Seigneur dans l'enfer du péché?» (Ps. VI, 6.) Ainsi, celui qui pèche, ne peut louer le Seigneur, quand même il se dirait mille fois chrétien ou religieux. Celui qui fait ce que le Seigneur déteste, oublie Dieu, et il ne peut se prétendre son serviteur, lorsqu'il méprise avec audace ses commandements. C'est cette mort dont l'Apôtre parle, lorsqu'il dit : « Cette veuve plongée dans les délices paraît vivre, et elle est morte. » ( I Tim., V, 6.) Il y en a beaucoup qui vivent dans leur corps et qui sont morts, qui sont ensevelis dans cet enfer où ils ne peuvent louer Dieu. Il y en a qui, au contraire, sont séparés de leur corps et qui bénissent et louent le Seigneur, selon cette parole : « Bénissez le Seigneur, esprits et âmes des justes » (Daniel, III, 57), et que tout esprit loue le Seigneur.» (Ps. CL, 6.) Dans l'Apocalypse il est dit « que non seulement les âmes de ceux qui sont tués louent Dieu, mais lui adressent aussi de ferventes prières. » (Apoc., VI, 9.) Et Notre-Seigneur le dit encore plus clairement, dans l'Évangile, aux sadducéens : « N'avez-vous pas lu ce que Dieu vous a dit autrefois : Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob. Il n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants. » (S. Matth., XXII, 32.) Ceux-là vivent donc pour lui: « C'est pour cela, dit l'Apôtre, que Dieu ne craint pas de s'appeler leur Dieu; car il leur a préparé une cité. » (Héb., XI, 15.) Après sa séparation du corps, l'âme ne devient pas morte et insensible. Nous en avons la preuve dans la parabole du pauvre Lazare, et du riche couvert de pourpre. L'un est heureux et jouit du repos dans le sein d'Abraham, tandis que l'autre est dévoré par les flammes d'un feu éternel. (S. Luc, XVI, 20, 25.) Notre-Seigneur dit au bon larron : a Vous serez aujourd'hui avec moi dans le paradis. (S. Luc, XXIII, 43.) N'est-ce pas une preuve que non seulement nos âmes conservent leurs facultés, mais qu'elles changent d'état, selon leurs mérites et leurs oeuvres. Dieu ne lui eût jamais fait cette promesse, si son âme, après la séparation de son corps, eût dû être privée de tout sentiment, et retourner dans le néant. Ce n'était pas sa chair, mais son âme qui devait entrer dans le paradis avec le Christ. Il faut bien éviter ici et avoir en horreur cette distinction des hérétiques, qui prétendent que Notre-Seigneur n'a pas pu le même jour descendre aux enfers, et se trouver dans le paradis. Ils interprètent sa parole en la séparant : « Je vous dis aujourd'hui, en vérité, que vous serez avec moi dans le paradis, » et y voient une promesse qui ne doit pas s'accomplir sur-le-champ, après sa mort, mais seulement après sa résurrection. Ils ne comprennent pas qu'avant le jour de sa résurrection, notre Sauveur disait aux Juifs, qui le croyaient soumis, comme eux-mêmes, aux lois et aux infirmités de la chair : « Personne ne monte au ciel que Celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'Homme qui est dans le ciel. » (S. Jean, III, 13.) N'est-il pas manifeste que les âmes des morts ne sont pas privées de leurs facultés, et qu'elles ne sont pas insensibles à l'espérance et à la constance, à la joie ou à la crainte? Ce qu'elles éprouvent maintenant n'est qu'un avant-goût de ce qui leur est réservé après le jugement, et c'est une erreur de croire qu'elles retourneront au néant, tandis qu'elles vivront davantage, et pourront louer Dieu plus parfaitement. Si, sans nous arrêter aux témoignages de l'Écriture, nous étudions la nature de l'âme, autant que nous le permet la faiblesse de notre intelligence, ne trouverons-nous pas que c'est sottise et folie de s'imaginer que la partie la plus précieuse de l'homme, celle qui est, selon l'Apôtre, l'image et la ressemblance de Dieu (I. Cor., XI, 7. Coloss. III, 10), devient insensible en déposant le fardeau du corps, lorsque c'est elle-même qui est le principe de la raison, et qui rend sensible, par sa présence, la chair insensible et morte par elle-même? N'est-il pas évident, au contraire, que l'âme délivrée de la chair qui l'accable maintenant, possède des facultés plus puissantes et plus parfaites, au lieu de les perdre. Saint Paul en était bien persuadé, lorsqu'il désirait être séparé de son corps, pour s'attacher plus intimement à Dieu. « Je désire mourir pour être avec le Christ; cela me sera meilleur, puisque tant que nous sommes dans notre corps, nous gommes éloignés de Dieu. C'est pourquoi nous aimons mieux nous séparer de notre corps et nous rapprocher Dieu; car, absents ou présents, nous voulons lui plaire. » (II Cor., V, 9.) Ainsi, tant que l'âme est dans le corps, elle est dans l'exil, dans l'absence du Christ. L'Apôtre parle encore plus clairement de ce redoublement de vie dans les âmes, lorsqu'il dit: « Mais vous vous êtes approché de la montagne de Sion, qui est la cité du Dieu vivant, la Jérusalem céleste, l'assemblée d'une multitude innombrable d'anges, l'Église des premiers inscrits dans le ciel et des justes qui sont dans la gloire. » (Hébr., XII, 22.) Et dans un autre passage, il dit, en parlant de ces esprits : Si nous avions du respect pour les pères de notre corps qui nous châtiaient, combien maintenant devons-nous obéir au Père des âmes, afin qu'il nous donne la vie ! ( Ibid., 9.) [1,15] 15. La contemplation de Dieu se conçoit de plusieurs manières. On ne connaît pas seulement Dieu dans la contemplation de son incompréhensible essence, encore cachée à l'espérance des promesses; on le connaît aussi par l'excellence de ses créatures, par la considération de la justice, et par l'assistance continuelle de sa providence, lorsque nous étudions, avec un esprit pur, les soins qu'il prend de ses Saints pendant la suite des siècles, la puissance avec laquelle il gouverne, modère et conduit toute chose; lorsque nous admirons en tremblant l'immensité de sa science, à laquelle rien n'échappe dans le secret des coeurs; lorsque nous pensons qu'il connaît le nombre des grains de sable et des gouttes d'eau de la mer, et que le passé comme l'avenir est toujours présent à son regard; lorsque nous considérons son ineffable clémence, qui supporte avec patience les fautes innombrables que nous commettons à chaque instant en sa présence; sa grâce et sa miséricorde, qui nous appellent sans aucun mérite antérieur; ces occasions de salut qu'il nous prépare, en nous faisant naître dans la connaissance de sa loi, en triomphant du démon en nous-mêmes, et en nous récompensant d'un bonheur éternel, pour le seul consentement de notre volonté; lorsque nous admirons enfin l'oeuvre de son Incarnation, entreprise pour notre salut, et les merveilles de ses mystères, qu'il a manifesté à toutes les nations. Il y a encore un nombre infini de considérations semblables, qui sont des regards vers Dieu d'autant plus pénétrants, que notre coeur est plus pur et notre vie plus parfaite. Ceux en qui les affections de la chair vivent encore, ne peuvent contempler ainsi Dieu toujours. « Car, dit le Seigneur, vous ne pouvez voir ma face. L'homme ne me verra pas, s'il vit encore dans ce monde et dans les désirs de la terre. » (Exod., XXXIV, 20.) [1,16] 16. L'ABBÉ GERMAIN. Combien de pensées inutiles, qui envahissent notre âme, à notre insu et malgré nous, sans que nous puissions les chasser et même les comprendre! Est-il possible en cette vie de nous en délivrer, et de n'être plus exposé à toutes ces illusions? [1,17] 17. L'ABBÉ MOYSE. Il est impossible à l'âme de ne pas être tourmentée par ces pensées; mais elle peut les combattre et les repousser avec la grâce de Dieu. Leur naissance ne dépend pas de nous; mais il dépend de nous d'y consentir, de les accepter. S'il nous est impossible de leur fermer nos âmes, nous ne sommes pas forcés de céder à leur attaque et à leurs tentations, sans cela nous perdrions notre libre arbitre, et nous n'aurions aucun moyen de nous corriger. Aussi dépend-il beaucoup de nous d'en modifier la nature, et de développer dans nos coeurs des pensées pieuses et saintes, ou des pensées terrestres et charnelles. Les bonnes lectures et la méditation des Écritures servent à remplir de Dieu notre mémoire, et le chant continuel des psaumes entretient la componction de notre coeur. Nous employons sans cesse les veilles, les jeûnes et la prière, pour que notre âme purifiée ne s'attache pas aux choses de la terre, mais à celles du ciel; et dès que nous négligeons ces moyens, notre esprit contracte nécessairement de mauvaises habitudes, et s'abandonne bientôt à la pente de ses passions. [1,18] 18. Le travail de notre coeur peut être comparé à une meule de moulin qu'un courant d'eau rapide fait tourner. Cette meule ne s'arrête jamais tant que l'eau lui communique son mouvement; mais il dépend de la volonté du maître de lui faire broyer du blé, de l'orge ou de l'ivraie. La meule n'agira, certainement, que sur ce qu'on lui confiera. Il en est de même de notre âme, qui dans le cours de la vie présente, et sous la pression continuelle des passions, ne reste jamais vide de pensées; mais c'est à chacun à bien les choisir et à diriger avec soin son travail. Si, comme nous l'avons dit, nous recourons à la méditation des saintes Écritures; si nous appliquons notre mémoire au souvenir des choses spirituelles, au désir de la perfection et à l'espérance du bonheur futur, nos pensées seront nécessairement semblables aux sujets dont nous avons occupé notre esprit. Si, au contraire, nous nous laissons aller à la paresse et à la négligence; si nous nous occupons de choses coupables ou frivoles; si nous nous livrons aux embarras du monde et à ses pensées inutiles, il est évident que nous n'aurons que du mauvais grain pour alimenter notre âme, et la parole du Sauveur s'accomplira : « Là où sera le trésor de nos oeuvres ou de nos pensées, là aussi sera nécessairement notre coeur. » (S. Matth., VI, 21.) [1,19] 19. Nous devons remarquer, avant tout, que nos pensées viennent de trois principes, de Dieu, du démon et de nous. Les pensées viennent de Dieu, lorsqu'il daigne nous visiter par la lumière du Saint-Esprit pour nous attirer à un état plus parfait, lorsqu'il nous inspire une componction salutaire pour nous corriger de nos négligences qui nous empêchent d'avancer, ou lorsqu'il nous fait part de ses divines communications pour diriger notre volonté vers des actes meilleurs. C'était sous l'inspiration de Dieu que le roi Assuérus désirait relire les annales de son règne, qu'il se rappelait le service de Mardochée, qu'il l'élevait au rang suprême et qu'il révoquait la cruelle sentence de mort rendue contre les Juifs. (Esther, VI.) Le Prophète dit : J'écouterai la parole de Dieu en moi » (Ps. LXXXIV, 9); et autre part : « Et l'ange qui parlait en moi, me dit. » (Zach., I, 9.) Le Fils de Dieu promet lui-même qu'il viendra et demeurera en nous avec son Père. » (S. Jean, XIV, 23.) « Ce n'est pas vous, dit-il à ses Apôtres, ce n'est pas vous qui parlez, c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous.» (Matth., X, 20.) Et saint Paul, ce vase d'élection, a dit : « Voulez-vous éprouver que c'est Jésus-Christ qui parle en moi? » (II Cor., XII, 3.) Nos pensées viennent du démon lorsqu'il cherche à nous vaincre par l'attrait des plaisirs coupables, et à nous faire tomber dans les piéges secrets lorsqu'il nous présente par ses artifices le mal pour le bien et qu'il se transforme, pour nous tromper, en ange de lumière. L'Évangéliste nous dit : « Quand se fit la Cène, le démon avait déjà mis dans le coeur de Judas Iscarioth la pensée de trahir le Seigneur » (S. Jean, XIII, 2) ; et ensuite : « Et après avoir pris le morceau, le démon entra en lui. » (Ib., 27,) Pierre dit à Ananie : « Pourquoi Satan a-t-il tenté votre coeur, pour vous faire mentir au Saint-Esprit? » (Act., V, 3.) Nous lisons dans l'Ecclésiaste, bien avant l'Évangile : « Si l'esprit qui est puissant s'élève contre vous, ne lui cédez pas la place. » (Eccles., X, 4.) Et cet esprit impur dit à Dieu au sujet d'Achab, dans le troisième livre des Rois (XXII, 22) : « J'irai, et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous ses prophètes. Nos pensées viennent enfin de nous-mêmes, lorsque nous nous rappelons ce que nous avons fait ou ce que nous avons entendu. David a dit : « J'ai pensé aux jours anciens, et j'ai eu dans l'esprit les années éternelles. Je méditais, la nuit, dans mon coeur, et j'exerçais ainsi mon esprit » (Ps. LXXVI, 6) ; et ailleurs : « Le Seigneur connaît les pensées des hommes ; il sait qu'elles sont vaines. » (Ps. XCIII, 11.) Dans l'Évangile, le Seigneur dit aux Pharisiens : « Pourquoi pensez-vous au mal dans vos coeurs? (Matth., IX, 4.) [1,20] 20. Nous devons réfléchir sur les trois sources de nos pensées, bien discerner toutes celles qui apparaissent dans notre coeur, en découvrir l'origine et les auteurs, afin d'agir à leur égard selon leur valeur et leur mérite. Nous devons, comme Notre-Seigneur le recommande, avoir pour les examiner l'habileté des changeurs. Ils savent parfaitement distinguer l'or pur de celui que le feu n'a pas dégagé de tout alliage. Ils ne se laissent pas éblouir par une pièce de cuivre ou de vil métal qu'on aurait revêtue d'une couche d'or brillant, et ils reconnaissent très-bien les monnaies qui portent l'empreinte des usurpateurs et celles qui ont l'image des princes légitimes. Ils discernent très-bien les pièces fausses, et, pour ne pas être trompés sur le poids, ils ont bien soin d'employer des balances. Toutes ces précautions qu'ils prennent doivent, selon l'Évangile, nous servir d'exemples dans les choses spirituelles. Dès qu'une pensée, dès qu'une croyance s'introduit dans notre coeur, nous devons examiner avec soin si elle a été purifiée par le feu de l'Esprit-Saint, ou si elle vient de la superstition des Juifs, et de l'orgueil de la raison humaine, si elle n'est bonne qu'en apparence. Nous le ferons en suivant la recommandation de saint Jean : « Ne croyez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits pour voir s'ils sont de Dieu. » (S. Jean, IV, 1.) Beaucoup ont été trompés, qui, après avoir fait profession religieuse, se sont laissé séduire par les belles paroles et les sophismes des philosophes. Ils ont cru, au premier abord, à leur piété et à leur orthodoxie; c'était sous l'apparence de l'or, des monnaies de cuivre fausses, et ils sont tombés dans la misère et la pauvreté en retournant aux folies du monde, ou en suivant les erreurs de l'hérésie et de l'orgueil. C'est ce qui est figuré par Achaz dans le livre de Josué. « Il aperçut dans le camp ennemi une règle d'or, il la désira et la déroba; il fut frappé d'anathème, et condamné à une mort éternelle. » (Jos., VII, 1.) Il faut, en second lieu, bien examiner si l'or très-pur des saintes Écritures n'est pas employé à nous tromper par une fausse interprétation. Le démon employa cette ruse contre le Sauveur, qu'il prenait pour un simple homme. Il voulut lui appliquer ce qui est dit en général de la personne des justes, et Notre-Seigneur n'avait certainement pas besoin du secours des anges. « Il a commandé à ses anges de vous garder dans toutes vos voies. Ils vous porteront dans leurs mains, de peur que votre pied ne se heurte contre la pierre. » (Ps. XC, 11. S. Matth., IV, 6.) C'est ainsi que le séducteur abuse des textes précieux de l'Écriture, et en corrompt le sens pour nous tromper par l'or qui porte l'empreinte d'un usurpateur. Il nous fait accepter des pièces fausses, lorsqu'il nous porte à des pratiques de piété qui ne sont pas reconnues par nos supérieurs; il nous attire au mal par l'apparence de la vertu, et il nous fait tomber, en nous conseillant des jeûnes immodérés, des veilles trop longues, des prières et des lectures en dehors de la règle; il nous invite encore à des visites charitables, à de pieux pèlerinages, pour nous faire sortir des murs du monastère et du repos de la solitude ; il nous pousse aussi à nous charger de la direction de quelques femmes pieuses et abandonnées, afin de nous lier dans une multitude de soins et d'occupations dangereuses. Il nous fait désirer aussi les saintes fonctions du sacerdoce, sous prétexte d'édifier et de gagner beaucoup d'âmes, tandis qu'il veut seulement nous distraire des humbles desseins que nous avions formés. Tout cela est contraire à notre salut et à notre profession, mais le piège est caché sous l'apparence de la miséricorde et de la religion, et ceux qui manquent de lumière et de prudence y tombent facilement. Ces actions imitent les monnaies de bon aloi; elles paraissent frappées au coin de la dévotion, mais elles ne portent pas l'empreinte des monarques légitimes, c'est-à-dire des vrais Pères de l'Église. Elles ne sortent pas de l'atelier légal; mais elles sont fabriquées secrètement par les démons, pour tromper les ignorants et les faibles. Elles nous semblaient d'abord utiles et nécessaires ; mais si elles nuisent ensuite à notre sainte profession, si elles ruinent le fondement de nos résolutions, il faut retrancher et jeter loin de nous ce qui paraissait devoir nous servir comme le pied et la main, et qui n'est vraiment qu'un membre de scandale. Il vaut bien mieux retrancher un membre de la règle, c'est -à- dire une pratique, une dévotion, pour être sain et ferme sur tout le reste, et entrer avec cela de moins dans le royaume des cieux, que de tomber dans quelque piége en voulant tout faire, pour nous éloigner ensuite de la règle et de nos résolutions, et arriver enfin à un relâchement, capable non-seulement de ruiner notre avenir, mais aussi de perdre notre passé en livrant aux flammes tous les mérites acquis. (S. Matth., XVIII, 9.) Ce genre d'illusions est parfaitement indiqué dans les Proverbes : « Il y a des voies qui paraissent droites à l'homme, mais elles aboutissent à l'enfer » (Prov., XIV, 12) ; et encore : « Le méchant nuit lorsqu'il s'approche du juste » (Prov., XVI), c'est-à-dire le démon trompe lorsqu'il veut prendre l'apparence de la sainteté ; il déteste la voie de la sûreté, c'est-à-dire la force de la discrétion que donnent les paroles et les conseils des anciens. [1,21] 21. C'est dans cette illusion qu'est tombé dernièrement l'abbé Jean, qui demeure à Lyce. Il avait voulu, malgré l'épuisement de son corps, jeûner pendant deux jours. Le lendemain, lorsqu'il allait prendre son repas, il vit le démon, sous la forme d'un hideux Éthiopien, se jeter à ses pieds et lui dire : « Pardonnez-moi; car c'est moi qui vous ai poussé à ce jeûne pénible. » Ce saint homme, qui possède si bien le discernement des esprits, comprit que cette mortification exagérée était un artifice du démon, qui lui avait conseillé ce jeûne extraordinaire pour affaiblir inutilement son corps et nuire à son esprit. Il avait été séduit par une monnaie fausse où il avait cru voir, sans y faire assez d'attention, l'effigie royale. Nous avons aussi parlé de l'emploi des balances pour vérifier le poids; nous imiterons en cela les changeurs, si nous examinons scrupuleusement tout ce que nous avons la pensée de faire, et si nous le mettons dans la balance de notre coeur, afin de voir si le poids, le mérite de cette action, est conforme à la règle et à la crainte de Dieu, ou s'il est affaibli par l'orgueil et le désir de la nouveauté; s'il n'est pas rogné, détérioré par la vaine gloire. Après avoir tout pesé au poids du sanctuaire, nous accepterons avec empressement ce qui sera conforme aux actes et aux doctrines des prophètes et des apôtres, et nous rejetterons, comme imparfait et dangereux, tout ce qui sera condamné par ce contrôle. [1,22] 22. Notre prudence doit donc s'appliquer à quatre choses : 1° il faut reconnaître la qualité de l'or, s'il est vrai ou faux; 2° rejeter les pensées qui ont l'apparence de la pureté, comme ces monnaies trompeuses, qui portent illégalement l'image du prince ; 3° repousser les interprétations coupables et hérétiques que l'on donne à l'or très-pur des saintes Écritures, comme à ces pièces qui ont l'empreinte de l'usurpateur, au lieu de celle du roi légitime; 4° refuser, comme des monnaies défectueuses et trop légères, les désirs et les pensées qui sont altérés par la rouille de la vanité; et qui ne sont plus conformes à la règle des anciens. Il faut observer avec soin toutes ces choses, afin de ne pas perdre, comme nous en prévient Notre-Seigneur, nos mérites et le fruit de nos peines. « Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où la rouille et les vers les corrompent, où les voleurs les découvrent et les dérobent. » (S. Matth;, VI, 19.) Nous enfouissons nos trésors dans la terre, comme le dit Notre-Seigneur, lorsque nous agissons par des motifs de gloire humaine, et les trésors enterrés sont volés par les démons, détruits par la rouille de l'amour-propre et dévorés par les vers de l'orgueil, de sorte que nous n'en retirons aucun profit, aucune récompense. Il faut donc sonder tous les replis de notre coeur et en bien examiner tous tes secrets, afin de voir si l'ennemi de nos âmes, si le lion, le dragon infernal, n'y a pas pénétré, en y laissant des traces qui pourraient y conduire des bêtes semblables, si nous négligeons de veiller sur nos pensées. Il faut à chaque heure, à chaque instant, labourer la terre de notre coeur avec la charrue de l'Évangile, avec le souvenir continuel de la croix de Jésus-Christ., pour découvrir la retraite des bêtes dangereuses, et détruire les trous des serpents dont le poison est mortel. [1,23] 23. Le saint vieillard remarquant notre étonnement et l'ardeur avec laquelle nous écoutions ses paroles, prit un instant de repos, et continua ensuite en ces termes : Votre attention, mes enfants, a prolongé cet entretien, et l'ardeur que je remarquais en vous pour apprendre la doctrine de la perfection, me donnait la force de vous satisfaire. Aussi je veux encore vous dire quelque chose de la grâce, de la discrétion, qui doit commander à toutes les vertus; je veux vous faire voir son excellence et son utilité, non-seulement par des exemples de chaque jour, mais par les enseignements et le sentiment des anciens Pères. Je vous avoue que souvent on est venu me demander avec gémissement et avec larmes de semblables entretiens, et que, malgré mon désir, je ne pouvais répondre à ces demandes. Les idées me manquaient, comme les paroles, et j'étais obligé de renvoyer mes visiteurs sans la moindre consolation; c'est ce qui prouve évidemment que la grâce de Dieu récompense aujourd'hui, dans celui qui vous parle, le mérite et le zèle de ceux qui m'écoutent. Ce qui nous reste de la nuit est trop court pour terminer ce que nous avons à dire, et il vaut mieux accorder à nos corps un peu du repos qui lui est nécessaire, dans la crainte d'être obligés de lui en donner davantage; réservons donc pour notre conférence le jour prochain ou la nuit suivante; il faut, pour bien parler de la discrétion, la pratiquer d'abord soi-même, et l'enseigner par ses exemples. On ne saurait donner une meilleure preuve de cette vertu qu'en observant la modération qu'elle engendre, et en évitant le vice qui lui est le plus contraire. Il ne faut pas outrager par ses actes ce qu'on honore par ses paroles. Profitons dès maintenant du trésor de la discrétion que nous nous proposons d'étudier, autant que Dieu nous en fera la grâce. Le premier effet de cette excellente vertu est de mettre maintenant un terme à notre entretien. Le bienheureux Moyse termina ainsi notre conférence, malgré l'ardeur avec laquelle nous l'écoutions encore. Il nous exhorta à goûter un peu de sommeil, en nous invitant à nous coucher sur les nattes où nous étions assis. Il nous donna pour appuyer notre tête de petits paquets de roseaux, liés ensemble à un pied d'intervalle. Ils servent de siéges fort bas lorsque les solitaires se réunissent, et deviennent pour la nuit des oreillers qui ne sont pas trop durs, et qui sont faciles à remuer. Les solitaires trouvent ce meuble très-commode, parce qu'il est souple, demande peu de travail, et ne coûte rien; car ces roseaux de papyrus croissent en abondance sur les bords du Nil, et personne n'empêche d'en couper. Ils ne sont pas pesants, et on peut facilement les transporter. Nous nous en servîmes, sur l'invitation du saint vieillard, pour prendre un peu de sommeil, que nous regrettions, tant nous étions heureux de ce que nous avions entendu, et désireux de l'entretien qui nous était promis.