Antigone s'éveille plusieurs fois au cours de la nuit, elle entend crier les prédateurs nocturnes et elle craint en traversant les montagnes de retrouver les mêmes misères qu'avant les Hautes Collines. Elle pense à la séparation, à la tristesse de Constantin. Avant le départ, elle lui dit : "Ce qui manque sur les Hautes Collines c'est une femme qui vous enseigne les traitements de Diotime. Après la vallée Bleue, va la voir, demande-lui de vous envoyer Calliope". Oedipe sourit: "Oui, c'est Calliope qu'il te faut". Déjà les troupeaux s'ébranlent, Oedipe abrège les adieux, ils s'en vont. Les chemins sont rudes et escarpés. Antigone sent que son père, qui peine et bute sur les pierres, a les mêmes appréhensions qu'elle et se demande comment ils trouveront à s'abriter et à se nourrir le long de ces sentiers perdus. Le soir pourtant un paysan les reçoit dans sa grange et sa femme leur apporte une couverture et du pain. Le lendemain la journée est dure, par des chemins presque effacés et difficiles. A un carrefour, terrible surprise, deux soldats thébains que leur cachaient les arbres. Il est trop tard pour fuir ou se cacher. Les soldats ne semblent pas les voir, ils s'éloignent et, comme Antigone hésite encore, l'un d'eux se retourne et lui fait signe de passer rapidement. Pendant les jours qui suivent, ils apprennent que de nombreux soldats surveillent et sillonnent le pays et pourtant personne n'hésite à les secourir et à les loger. Chaque fois qu'ils pourraient s'égarer, il y a toujours un bûcheron, une chevrière ou un berger entouré de son troupeau, pour les mettre sur le bon chemin. "On dirait que quelqu'un nous assiste, dit Antigone, est-ce que ce serait Clios ?" Et Oedipe répond : "Peut-être" comme quelqu'un qui y a pensé. Après de longs jours et de nombreux détours, ils parviennent en Attique et se sentent heureux. Ce n'est plus l'âpreté de Thèbes ni les côtes sauvages et les montagnes où ils ont erré si longtemps. Tout est vaste ici, surtout le ciel et tout en même temps est modeste. Oedipe ne se lasse pas de demander à Antigone les couleurs de la terre et les variations de la lumière au fil des heures. Elle est moins habile que Clios à traduire en mots ce qu'elle voit et surtout ce qu'elle éprouve. Parfois elle retrouve une de ses phrases, elle la redit avec joie et pendant un instant c'est comme s'il était à nouveau avec eux sur la route. La nuit approche, une jeune femme les attend à la croisée de deux chemins et les invite à venir loger chez eux. Elle s'appelle Eolia, Antigone lui demande comment elle a su qu'ils allaient passer par là. Un homme est venu il y a deux jours annoncer leur passage. Il a parlé d'un aveugle et de sa fille, il a dit qu'ils auraient besoin de repos. Elle a tout préparé avec Eole son mari. Antigone lui décrit Clios : "Est-ce que l'homme, c'était lui"? Eolia dit que non et on voit qu'elle est incapable de mentir. Antigone est heureuse d'avoir traversé les montagnes et de trouver en Eolia une amie, pourtant elle est cruellement déçue. Ils se reposent quelques jours et repartent avec Eole qui va les conduire jusqu'à la mer. A l'orée d'une forêt, ils entendent un bruit de soie dans le ciel. Ce sont deux cygnes qui passent au-dessus d'eux. Oedipe s'arrête et écoute longtemps le son de leur vol qui s'éloigne : "C'est comme la voix d'Eolia, comme celle d'Antigone qui sont entre la musique et le silence et qu'on ne se lasse pas d'entendre". Eole, qui est très amoureux, sourit sans rien dire et Antigone ne sait pas si elle est heureuse ou confuse de savoir qu'Oedipe prend plaisir à écouter sa voix. Ils font halte au sommet d'une falaise et, pendant qu'Eole leur construit un abri, Antigone s'assied à côté d'Oedipe. Elle est troublée de voir en face d'elle des brisants sortir de la mer avec l'air sauvage, échevelé des descendants de sa race. Laïos et Jocaste ont déjà été submergés par les flots. Oedipe et ses enfants, violemment séparés du rivage, vont-ils être engloutis à leur tour ? Elle est interrompue dans ses pensées par le retour d'Eole qui propose de les accompagner jusqu'à Athènes. Oedipe le remercie mais refuse. Le lendemain, il demande à Antigone de le mener au centre d'un large espace. Quand ils y sont, il dit : "Nous ne sommes plus libres. Il y a une protection. Qui pèse !" Elle balbutie : "C'est peut-être Clios. - Je ne veux plus d'aide ni de lui ni de personne. Sur cette route-ci, il ne faut plus que toi et moi. Depuis Thèbes, Antigone, nous sommes perdus. Nous devons rester perdus". Il hésite : "Et nous perdre toujours plus, toi et moi". En forme de promesse, de serment, elle répète à voix basse ce qu'il a dit. Il sent qu'elle a compris, il donne ses instructions : "Eloigne-toi. Ne te retourne pas. Ne m'aide pas si je tombe, car je tomberai. Quand je pourrai repartir, suis-moi de loin. Dorénavant nous devons être aveugles, toi et moi". Elle obéit, elle s'éloigne en regardant la mer où passe une barque avec une voile rouge. Elle l'entend qui tourne sur lui-même en piétinant le sol avec force. Elle l'entend haleter, puis laisser tomber son bâton. Il faut se perdre toujours plus, toi et moi. Elle répète ces mots qui ne sont plus ceux du lien qui les unit mais ceux de la douleur qui les a jetés sur la route. Elle s'agenouille, elle tente de se boucher les oreilles avec ses mains. Elle ne veut pas l'entendre tomber, elle l'entend pourtant qui se relève et qui se remet à tourner dans l'autre sens. Elle ne voit plus la mer, elle ne voit plus que le sommet aigu de la voile qui était rouge et qui est devenue noire. Elle l'entend se relever plusieurs fois en hurlant comme il fait quand il veut retrouver des forces dans la colère. Elle aussi voudrait crier, mais elle ne peut pas. Elle ne peut que se laisser tomber de tout son long sur le sol et mordre sauvagement la terre. Il tombe encore et elle pense : Quelle force, quelle force il y a dans ce grand corps ! Elle n'entend plus rien, il est tombé une dernière fois et ne bouge plus. Un soleil brûlant pèse sur eux, elle n'a le droit de rien faire, elle a l'impression, malgré la souffrance, de s'endormir par instants, comme lui peut-être. Elle l'entend qui remue et ne peut s'empêcher de regarder. Il a repris conscience et rampe misérablement à la recherche du bâton sans lequel il ne pourra pas se relever. Quelle misère, il va dans la mauvaise direction. Comme elle voudrait courir à lui, ramasser son bâton, le lui rendre et pouvoir lui verser à boire. Ce n'est pas ce qu'il veut et il a maintenant ce qu'il a voulu ! Il rampe à grand effort sous un soleil de feu, il approche de son bâton, il le trouve, il essaie de se redresser. En le regardant faire elle sent des restes de terre et de cailloux dans sa bouche. Elle crache sur Thèbes, sur Créon et Etéocle, sur le cher, le faible Polynice. D'un dernier sursaut elle crache aussi sur Clios et sur Antigone qui ont cru pouvoir aider Oedipe. Tandis que lui savait qu'il devait se perdre avec elle, rien qu'avec elle, sur la route inconnue. Oedipe a fini par se relever, son bâton à la main il marche en vacillant dans la direction qu'il ne connaît plus. Il est blessé à la tête, du sang coule comme autrefois sur son visage. Antigone regarde vers la mer, la barque a disparu, le soleil commence à décliner à l'horizon. Il a mis du temps, beaucoup de temps à se perdre. Lui, qui savait toujours le chemin à suivre, s'en va vers le levant, Athènes est de l'autre côté. Peu importe, ils prendront le temps, tout celui qui sera nécessaire pour aller n'importe où, n'importe comment. Oedipe s'égare sans cesse, il se déchire dans les taillis et les ronciers. Il pousse une clôture et pénètre dans un jardin où une femme, courbée sur le sol, est en train de sarcler des légumes. Il vacille, est-ce qu'il va tomber ? La femme l'aperçoit, court à lui, comme Antigone voudrait tant pouvoir le faire et le soutient jusqu'à un tronc creusé dans lequel s'écoule l'eau d'une petite source. Elle appelle un grand homme rouge qui travaille dans la vigne à côté. Ils le font s'asseoir, le font boire. Antigone s'est arrêtée à l'entrée du jardin, à la distance prescrite par Oedipe et demeure là, très droite. L'homme la voit, la femme se retourne, elle semble d'abord stupéfaite, puis elle dit quelque chose à Oedipe. Lui alors, d'une voix brisée, l'appelle: "Antigone, viens, tu dois avoir tellement soif". Elle s'élance vers lui, légère, rapide, pleine de jeunesse et de force à nouveau. La femme leur verse de l'eau et ils boivent longuement tour à tour. Il l'a appelée et elle peut enfin pleurer, enfin boire et avec la femme, qui s'appelle Gaïa, le soutenir jusqu'à la maison pour le soigner. Elles le dévêtent, le lavent. Gaïa dit: "Ce n'est pas trop grave, de l'huile sur le corps, le baume de ta guérisseuse, quelques jours de repos, il sera sur pied. C'est qu'il est solide ton aveugle. - C'est mon père, Oedipe. - Oedipe l'aède et toi tu es Antigone, celle qui l'a guidé chez nous en restant derrière lui. - Je ne l'ai pas guidé, il est venu". Gaïa sourit et ne répond pas. Oedipe reste couché tout un jour, le matin suivant il s'assied au pied d'un mur et sort de son sac une sculpture dont le poids inquiète Antigone. Elle l'interroge, il répond que c'est un masque d'Athéna. Le masque dans sa forte simplicité évoque moins le visage d'une déesse que celui de la femme qui avait perdu la mémoire et est devenue reine des Hautes Collines. Pendant qu'il travaille, elle va avec Gaïa laver leurs vêtements et se baigner à la rivière. L'eau est claire, Antigone est surprise de se voir si grande, les cheveux en désordre, le visage brûlé par le soleil avec les vêtements usés, décolorés qui flottent sur son corps amaigri. Elle reprend un peu courage en voyant l'admiration de Gaïa lorsqu'elle entre nue dans l'eau. Après le bain, elles réparent et lavent les habits d'Oedipe. Antigone a le cœur serré en s'apercevant que le sang - celui de ses innombrables chutes - ne disparaît plus au lavage. Oedipe a travaillé tout le jour à son masque et après le repas du soir il reprend son ouvrage. Au milieu de la nuit Antigone s'éveille inquiète, elle l'entend travailler encore. Elle se lève et va voir. Le jardin, le puits et au loin la mer dans laquelle s'avance un cap aventureux, tout baigne dans la lumière légèrement voilée de la lune. Oedipe est debout, il lui paraît énorme car il a revêtu son visage du masque d'Athéna où quelque chose fait peur. Ce sont les yeux qui étaient fermés, apaisés par le sommeil et qui ne sont plus maintenant que deux ouvertures sombres. Il l'entend approcher : "Athéna ne peut plus, comme moi, regarder qu'en elle-même. A travers ses orbites creuses, j'ai vu, un instant, notre route vers Athènes. Antigone, je voudrais que tu peignes ce masque. En blanc, les yeux cerclés de rouge et, où tu le sentiras, des traits noirs, des traits bleus". Elle est si troublée par la lumière étrange de la lune et de le voir si grand sous ce masque, si éloigné d'elle, qu'elle veut le faire tout de suite. Il enlève le masque et sourit : "Plus de hâte, Antigone, notre route sera dure, elle sera sinueuse. Nous devrons tourner longtemps autour d'Athènes avant de pouvoir l'atteindre. Ce qui nous appelle là-bas est très obscur". Elle voit qu'il a l'air fatigué: "Tu devrais dormir. - Cette nuit de lumière que je ne peux pas voir m'évoque trop de choses. Allons vers la mer, tu me diras si les couleurs que je devine sont les mêmes que celles que tu vois. Tu te rappelles, notre jeu autrefois à Thèbes"? Elle se rappelle, bien sûr, ce jeu et ces moments qu'elle passait avec lui dans le jardin, pendant les soirées étouffantes de Thèbes. Elle se rappellera toujours les paroles surprenantes qu'il trouvait pour décrire les événements célestes ou la beauté de Jocaste et de ses petites filles. Les paroles dont il a retrouvé le secret, qu'il a surpassées, depuis qu'il est devenu un aède. Ils s'en vont au sommet de la falaise, le ciel pâlit, la lune s'efface avec sa lumière inaccomplie et la mémoire insensée des nuits de Thèbes. Quand elle lui annonce que le soleil va sortir des eaux, il chante pour elle seule, à voix basse, ce qu'a été pour lui la lumière d'Antigone. Alors, et elle ne va plus l'oublier, elle entre dans la patience, dans la confiance et commence à devenir un peu intelligible à elle-même. Pas plus que le monde qu'elle contemple, pas plus que l'aube qui la fait frissonner, mais pas moins. Ils restent quelques jours dans la maison de Gâia. Quand ses couleurs sont prêtes, Antigone recouvre le masque de blanc et entoure les yeux du rouge ancien, immémorial d'une terre qu'elle a trouvée dans un creux de la falaise. Sur le casque, la Gorgone est bleue qui montre l'intime et terrible accointance que pour Oedipe la folie entretient avec la sagesse. Le masque effraie et finalement rit, d'un rire de femme des Hautes Collines qui en sait plus sur la vie qu'aucun homme n'en saura jamais. Oedipe pendant ce temps a gravé sur des morceaux de bois deux poèmes auxquels il a longtemps travaillé. Il les fait brûler dans la cour. Cela désespère Antigone qui tente de les sauver. Il l'en empêche, il les a écrits pour le feu. Oedipe a repris des forces, ils repartent. Ils suivent une route hésitante, pleine de détours et de retours en arrière. Antigone ne s'inquiète plus de la lenteur ni de la pesanteur du pas d'Œdipe. Elle ne s'effraie plus de ses moments de vertige ni de la fréquence de ses chutes. Elle ne sait plus si c'est une maladie ou la route interminable qui pèse ainsi sur lui et provoque ce tremblement dans ses gestes et cette incertitude dans sa démarche. Elle accepte de le voir s'arrêter, chercher, changer constamment de direction comme s'il s'était heurté à d'invisibles obstacles. Il est entré dans un vaste labyrinthe dont il est seul à éprouver les aspérités et les risques. Ce n'est que par essais, tâtonnements et patientes tentatives qu'il pourra le traverser, mais elle est sûre qu'il y parviendra. Parfois en pleine campagne, car il ne suit aucun chemin, ou sur une plage déserte, elle le voit avancer avec précaution, se courber, sonder de son bâton des parois qui ne sont peut-être pas imaginaires, comme s'il était dans les grottes et les couloirs souterrains qui menaient à la mer intérieure. Elle ne cherche pas à pénétrer le sens, s'il y en a un, de l'étrange travail qu'ils font. Son rôle est de le suivre, à la distance convenable, sans lui donner aucun avertissement, sans lui apporter aucune aide et pourtant d'être présente, toujours plus présente à leur commune déperdition. Ils croisent d'autres voyageurs, ils passent près de gens qui travaillent. Ils ne les prennent pas, comme elle le craignait, pour des fous en voyant leur étrange façon d'évoluer. Ils les regardent sans crainte ni moquerie, ils leur apportent souvent de l'eau, du pain ou des fruits. Ils ont l'air, elle ne sait comment, de les connaître, de les respecter et même de les aimer. Des femmes viennent lui dire où ils pour- ront trouver un abri le soir. Quand la nuit approche et même s'ils se trouvent dans des lieux solitaires, elle est certaine que quelqu'un va venir leur proposer de les recevoir sous son toit. Oedipe, sa journée de route finie, accepte l'aide qui se présente. Il sort du labyrinthe de sa mémoire ou de sa pensée et Antigone peut le rejoindre. Pendant le repas, il parle volontiers avec ses hôtes et si ceux-ci le lui demandent il chante un des exploits d'Héraclès. Pourquoi préfère-t-il maintenant Héraclès aux autres héros ? C'est qu'avant de vaincre et de triompher de ses épreuves, Héraclès doit surmonter ses propres peurs. Antigone entend qu'il ne dit pas "comme moi", mais que c'est ce qu'il pense et vit chaque jour. Le repas achevé, le chant terminé, Oedipe se lève et s'assied, adossé à un des murs extérieurs de la maison. Antigone apporte les outils, des morceaux de bois, des pierres. Oedipe entame une nouvelle oeuvre ou grave quelques vers. Pendant ce temps, elle achève une des formes qu'il laisse toujours inachevées. C'est leur moment de bonheur. Antigone admire l'invention des plans, des courbes et des rythmes qui naissent sous les mains d'Œdipe et lui ne cesse de s'émerveiller de la manière dont elle parvient à dégager de ses tracés cruels des espérances inattendues. Par des chemins qui ressemblent à une errance, ils vont toujours du levant au couchant pour repartir dans l'autre sens. Pendant plusieurs saisons, ils vont de la mer à la mer, traçant autour d'Athènes des courbes qui vont en se rétrécissant. Ils ignorent pourquoi ils doivent suivre une route si longue. Ils s'endurcissent, ils se fortifient dans cette ignorance. Antigone dit un jour: "Nous suivons une route invisible et c'est elle qui nous mène". Oedipe répond : "Ce sont mes pieds, mes pieds blessés qui me dirigent. Avant je ne le savais pas, maintenant je le sais, mais je ne sais pas où ils vont". Ces pieds d'Oedipe, qui vont où ils veulent, qui vont on ne sait où, surprennent Antigone et la font éclater de rire. Sa gaieté limpide éclaire le cœur d'Œdipe et il rit avec elle, très joyeusement. Ils se sont arrêtés dans une maison de pêcheur, le matin Oedipe ne part pas. Il prévient Antigone : "Ne te fatigue pas car ce soir nous partirons et nous marcherons de nuit". Leurs hôtes, qui sont pauvres, leur ont préparé un bon repas. Dès que la nuit tombe, Oedipe se lève, les remercie avec cet étrange sourire qui doit tout dire avec les lèvres et s'en va. La femme donne des provisions à Antigone, elle pleure et dit : "Je ne te connais que depuis un jour et tu es déjà mon amie. Reviens !" Antigone qui voudrait la consoler doit s'enfuir en courant car Oedipe est déjà loin. Il a trouvé un chemin qui doit être fréquenté le jour et où personne n'ose s'aventurer dans l'obscurité. La nuit est claire et Antigone n'a pas trop de mal à suivre, mais la marche est longue, la fatigue commence à peser et la distance ne cesse de grandir entre elle et Oedipe. Elle appelle pour qu'il l'attende, elle le voit s'arrêter. Quand elle n'est plus qu'à vingt pas de lui, elle fait halte à son tour pour respecter ses ordres. Comme il ne repart pas et ne revient pas vers elle, elle s'étend dans l'herbe au bord du chemin. Elle qui se sentait si seule et perdue en marchant, les yeux fixés sur la silhouette sombre d'Oedipe, voilà qu'elle est étreinte par une matière, par une lumière, qui l'envahit tout entière. Le plus profond, le plus caché de ses désirs, celui que le quotidien nie avec obstination mais dont l'appel constant est l'acte acharné de sa vie, ce désir est fait pour être entendu. Il l'est en ce lieu et en cet instant même. Elle est née pour cela, rien que pour cela. Cette nuit, elle en est sûre. Elle sent une ombre en face d'elle vers laquelle, éblouie, elle ne se décide que lentement à tourner son regard. C'est Oedipe, elle est heureuse, plus heureuse encore en le voyant. Il n'a sur lui qu'un pâle reflet des gloires qui se déroulent dans le ciel, mais cela suffit pour faire de lui un très bel astre. Il s'étend à côté d'elle, il lui demande ce qu'elle voit. "Rien que ce que j'ai vu si souvent mais, cette fois, c'est moi qui suis vue". Il enferme une de ses mains dans la sienne. Elle lui parle des étoiles, de leur présence, de la mer qu'on entend battre au loin sans la voir. Des cris lui échappent: "Oedipe, tout a un sens ! - Un certain sens, pas plus. - C'est trop peu. Ta parole est trop pauvre. - Je n'ai qu'elle. Je ne vais pas si loin. - Nous sommes ensemble sur la même route. - Un jour, tu iras sans moi". Ce mot la fait soupirer sans la distraire du bonheur qui est là. La force qui la traverse rayonne à travers elle, pénètre Oedipe et fait irrésistiblement s'écrouler les séparations et les pesanteurs qui l'entravent. Alors il n'y a plus de paroles entre eux, plus de limites dans les mots, plus aucune possibilité de se soustraire à cette autre langue qui les englobe, qui est là, sur un seuil incertain, malgré la formidable certitude. Ils demeurent étendus dans l'herbe jusqu'aux premiers rayons du soleil. Oedipe se lève, ils doivent trouver un abri à l'ombre et dormir avant de marcher toute la nuit vers Athènes. Antigone le suit à regret. Un berger qui rassemble ses moutons les aperçoit côte à côte. Ont-ils encore sur eux quelques rayons de ce qui s'est passé cette nuit ? Il croit voir le grand dieu aveugle qui a sans doute créé ce monde et la jeune déesse naissante. Il leur sourit, ébloui et, comme Antigone répond à son sourire, il s'approche d'eux. Il part avec ses bêtes pour la montagne. Ils peuvent occuper sa hutte, qui est fort propre. Il leur allume du feu, leur donne une partie de ses provisions et s'en va, transporté par ce qu'il a vu et n'oubliera plus. Antigone s'est endormie dans la cabane avec, sur son visage, ce sourire dont Oedipe croit sentir la présence dans ses paumes. Ce qu'elle appelle l'amour a pénétré en lui comme l'inspiration quand il chante. Aux confins de la folie, il remplit envers elle son contrat avec une justesse d'artisan. Le travail vous soumet à ses lois, vous lime, vous renforce, mais vous demeurez le même. Tandis que l'amour, tel qu'Antigone l'a connu cette nuit, tel qu'elle le connaît sans le savoir depuis longtemps, cette certitude d'être attendue dans l'ardeur, c'est un autre niveau de la vie, ou de ce qui est plus que la vie. Quand l'amour surgissant a tout renversé et brisé en moi, j'ai vu ce pesant magma, ces labyrinthes inutiles qui forment ce que les autres et moi-même appelons Oedipe. Pour un temps de lumière, il n'est resté de moi qu'une architecture vide où ne pouvait plus s'élever que la musique des astres. Il n'y a rien de plus vrai que l'amour d'Antigone, c'est grâce à lui que j'ai survécu, mais s'il doit être tout, ce tout qui serait seul à donner un sens à la vie, cela ne me suffit pas. L'amour d'Antigone est une voie parmi d'autres qui n'annule pas la démarche rampante, l'activité de fourmi et les passions qui ont été les miennes. Il sent un regard sur lui, il interroge sans se retourner, car cet instant lui importe : "Tu es éveillée, Antigone ?" Et elle de sa voix de bonheur : "Je vais me rendormir bientôt et, toi aussi, tu devrais dormir si nous reprenons la route cette nuit". Il se tourne vers elle : "Ce que j'essaie de comprendre, Antigone, c'est que la nécessité ni l'amour ne sont tout. Je ne veux pas d'un tout qui soit tout. - Il n'est pas ainsi. Sur la route, nous avons eu chacun notre place, toi et moi". Oedipe est heureux de ce qu'elle a dit. Elle se lève, elle lui donne du pain et du lait. Elle remet du bois sur le feu pour le repas du soir. Il s'étend sur la couche de branchages qui sent bon. Il rêve qu'il avance à tâtons et péniblement dans un souterrain. Celui-ci devient de plus en plus étroit, avec un tournant abrupt qui lui fait peur. Il s'arrête. Une lumière, car il n'est peut-être plus aveugle, lui indique que quelqu'un, venu de très loin, arrive à sa rencontre et l'attire irrésistiblement vers lui. Il est heureux en s'éveillant, mais quel est celui qui vient de si loin à sa rencontre, en portant une lumière ? Ce n'est pas Thésée. C'est quelqu'un de plus proche, une sorte de père. Une sorte de fils que le rêve lui promet sans dévoiler sa voix ni son visage. Antigone le prévient que le repas est prêt. Le soleil se couche, il faudra partir bientôt et déjà leurs cœurs se serrent. Il lui raconte : "Je rampais sous terre en rêve et l'espace ne cessait de rétrécir, il me donnait le vertige. En face, venait un homme qui semblait m'appeler avec sa lumière. Je me suis senti très heureux en m'éveillant, est-ce que sa lumière va nous aider ? - C'est pour cela qu'il vient vers toi. Tu connaissais cet homme ? - Je ne l'ai pas vu, je n'ai pas entendu sa voix. - Comment s'appelait-il "? Oedipe est surpris par cette question, il est vrai que dans le rêve il savait son nom, il l'a oublié en s'éveillant. Ils mangent en silence car l'appréhension ne cesse de grandir en eux. Au moment de partir, il dit : "N'emportons rien. Ce sont des suppliants qui doivent être accueillis ou rejetés par Athènes. - Et tes sculptures, tes outils ? - Tu laisseras les sculptures le long de la route. Une tous les cinq cents pas. Avec la dernière, tu déposeras mes outils. C'est fini, je ne sculpterai plus". C'est comme s'il lui disait : Bientôt nous ne serons plus ensemble. Avec l'abandon de ses outils, c'est leur dure, leur douce communauté de travail qui va se défaire et elle voit qu'il partage son chagrin. A ce moment, il se rappelle que l'homme du rêve s'appelait Sophocle, il ne connaît personne qui se nomme ainsi. Il interroge Antigone, ce nom ne lui rappelle rien non plus. Alors il dit : "Si tu es prête, partons". Elle domine sa détresse et répond "Va, je te suis". La nuit est très sombre. Il y a beaucoup de vent et le ciel est couvert. Entre deux masses de nuages, elle voit que les astres là-haut poursuivent leur course intemporelle. Peinant sur le chemin défoncé, elle n'en ressent que plus durement sa faiblesse. Devant elle, il n'y a qu'Oedipe et sa haute silhouette courbée qui lutte avec le vent. Tous les cinq cents pas, elle sort du sac une petite sculpture de pierre ou de bois. Quand elle a tiré la dernière, le masque peint d'Athéna, elle embrasse un à un leurs outils et les dispose en cercle autour d'elle. Elle détache de son cou le poignard de Polynice, le seul objet précieux qu'elle possède, et, de toute sa force, l'enfonce dans la terre. Oedipe, pendant ce temps, a avancé. Il est loin, elle se met à courir pour se rapprocher de lui. Tout en courant, elle pense avec colère : "Moi non plus, je ne sculpterai plus. Pas seule. C'est pour eux que j'ai sculpté, rien que pour Clios et pour lui. Ce n'est pas ma vocation d'être sculpteur !" Oedipe est proche. Elle est étonnée de sa colère. Elle se demande quelle est sa vocation et ne trouve que son nom. Ce nom, Antigone, qui la tire ou la pousse incessamment en avant. Ce nom lié à celui d'Oedipe. Oedipe le roi, le réprouvé, l'aède. Oedipe son tyran, son protégé, qui l'a contrainte à vivre avec une intensité qu'elle n'aurait jamais crue possible. Oedipe qui, peut-être, a plus appris d'elle que de Jocaste ou de Diotime. Tout cela qui, dans peu de temps, va disparaître. Car bientôt il y aura Oedipe mort. Mort pour tout le temps qui reste à vivre à celle qu'il a appelée Antigone. Au moment où lui apparaît l'existence, toute son existence à vivre sans lui, elle éprouve une terreur, une douleur intolérables. Elle voudrait crier et n'y parvient pas. Elle découvre en elle une force, une redoutable réserve de force pour faire front aux épreuves qui s'annoncent. Quelque chose de noir et qui devrait lui faire peur est tout proche. Elle rejoint cette forme sombre, elle la soutient car elle est sur le point de tomber. C'est Oedipe, vacillant, et qui n'avance plus qu'à peine. Qui lui souffle "Si tu n'étais pas là, je fuirais". Elle prend sa main, il est en sueur malgré la nuit froide. Elle le fait asseoir et le frictionne avec un pan délavé de ce qui fut autrefois le manteau bleu de Diotime. Quand il repart, il a retrouvé le rythme de son pas, mais il garde sa main dans la sienne. Ils marchent encore pendant plusieurs heures, soudain elle n'en peut plus et est obligée de se coucher sur le bord du chemin. Il s'étend près d'elle en silence. Elle a obéi à son ordre et n'a rien emporté. Ils ont faim, ils sont tourmentés par la soif, car elle n'a trouvé d'eau nulle part. Entre les nuages, elle regarde la cérémonie impassible des astres, elle serre sa main dans celle d'Oedipe : "Les étoiles me font penser à notre mère". Il ne répond pas, puis comme à regret: "Toi et moi, Antigone, nous n'étions pas faits pour comprendre une vraie reine de la terre. Une reine qui ne veut que la terre, qui ne daigne aimer qu'elle. Etéocle et Polynice lui ressemblent mais, de son image dorée, il ne leur reste que la fureur. Ils croient combattre pour un royaume et c'est de l'ombre de leur mère qu'ils rêvent encore de s'emparer pour en priver l'autre à jamais". Oedipe se lève : "Partons, je dois arriver à la forêt des Erinyes avant l'aube pour qu'on ne m'empêche pas d'y entrer. Il y a une source, tu m'attendras sur la place et je t'apporterai à boire". Ils repartent, ils sont épuisés et se traînent, se soutenant l'un l'autre le long du chemin qui, heureusement, descend vers la ville. Quand les étoiles commencent à pâlir, Antigone aperçoit, à travers la brume qui s'élève, de pauvres maisons le long de chemins ravinés. Elle pensait voir de hauts remparts, des portes monumentales comme à Thèbes. Il n'y a qu'une petite place, bordée de quelques demeures, que la lune éclaire faiblement. Elle se demande s'ils auront la force d'arriver jusque-là et si Oedipe pourra entrer dans la forêt dangereuse dont elle distingue le seuil de bronze.