Quelque chose commence. Antigone à force de lire et d'utiliser l'écriture des Phéniciens y a apporté des perfectionnements. Elle parvient maintenant à noter des réflexions ou des chants dont elle n'aurait jamais pu se souvenir. Après l'avoir entendue lire des fragments de ses chants, Oedipe a voulu apprendre à écrire. Cela s'est révélé difficile, car il lui faut une matière qui résiste, des signes qu'il puisse déchiffrer avec ses doigts. Grâce à l'écriture simplifiée d'Antigone, il peut maintenant écrire en taillant des pierres, des schistes, ou sur des plaques d'argile qu'il fait sécher au soleil. Il réfléchit beaucoup à cette action nouvelle qui lui permet de fixer ses chants et qui pourtant en diffère tant. Dans le chant, il s'adresse à un village, à ceux qui sont autour de lui et qu'il entend sans les voir. S'il parvient à capter leur attention par la force ou l'émotion de ce qu'il chante, ils entrent en communion avec lui. C'est ce moment que parfois le dieu saisit pour parler à sa place par les chemins tumultueux du sang. Cette voix est plus vaste, plus riche, plus éclairante que la sienne, mais elle est aussi plus ténébreuse. Comme celle avec laquelle Jocaste, par ses paroles et son sourire mystérieux, l'a appelé à travers les années et fait revenir jusqu'à elle. Elle ranime les trésors perdus de la mémoire, elle enflamme les travaux et les inspirations de l'esprit, mais l'homme, avec les forces et la durée qui lui sont imparties, ne peut s'y abandonner tout entier. Il a peut-être besoin des limites de l'écriture pour se situer dans la maison du temps, et séparer ce qui est à la mesure ou à la démesure humaine de ce qui est au-delà. Un bateau va partir en Asie, pour la ville où Calliope apprend aux guérisseurs du clan les traitements et les nouveaux remèdes de Diotime. Oedipe a sculpté son profil, tendre et aigu comme celui d'un oiseau. Au dos, il a écrit quelques vers. Diotime les lit avec surprise. Elle dit : "Antigone, Larissa et moi, nous écrivons depuis longtemps, mais tout ce que nous avons écrit aurait aussi bien pu se dire. Oedipe écrit des choses qu'on ne pourrait pas dire. Peut-être que l'écriture va devenir plus humaine que la parole". Des rumeurs, confirmées par un nouvel oracle, circulent à travers le pays, elles disent qu'après la mort d'Oedipe la ville qui recueillera ses cendres sera bénie et deviendra la plus puissante de la Grèce. La compassion, le respect, l'admiration qui entourent Oedipe, l'oracle attribuant la prééminence à la ville qui conservera ses cendres sont maintenant, de l'avis de Narsès, des éléments importants dans la guerre qui s'annonce. Etéocle et Polynice vont tenter chacun de renforcer leur camp par la présence d'Oedipe et risquent de vouloir s'emparer de lui par la force. Narsès n'a pas la possibilité de les défendre, mais il pourrait les faire conduire en Asie où ils trouveraient un refuge assuré. Oedipe refuse, sa place est en Grèce. Puisqu'en restant chez Narsès il risque de mettre tout le clan en danger, il décide de partir pour Athènes. Il refuse d'y aller par mer. Sa place est sur la route. C'est à pied, en mendiant, c'est comme des suppliants qu'ils doivent se rendre à Athènes. Ils tenteront d'éviter les soldats d'Etéocle et de Polynice en se perdant parmi le petit peuple des campagnes. S'ils rencontrent des troupes en chemin, Narsès leur conseille de faire un détour vers l'ouest pour aller au pays des Hautes Collines. Il est habité par un petit peuple resté indépendant de toutes les dominations et de tous les cultes qui règnent en Grèce. C'est un de leurs alliés, Constance, qui en est le régent depuis la mort de leur dernière reine. Il est en commerce suivi avec Athènes et pourra les prendre sous sa protection. Le jour du départ, Oedipe donne à Diotime une pierre où il a représenté sa maison. Dans l'encadrement de la porte, il a gravé une inscription : "Quand le roi aveugle entendit chanter sa couronne". "Ce n'est plus ta couronne d'or, dit Diotime, celle qu'on pouvait t'enlever, c'est ta couronne d'écriture que tu me donnes. - C'est elle que j'ai entendue chez toi". Ils s'étreignent, ils savent qu'ils ne se reverront plus. Oedipe et Antigone vont par des pistes écartées, des sentiers de chèvres, de hameau en hameau et de ferme en masure. L'accueil des paysans dans ces pays perdus est incertain. Beaucoup sont très pauvres, sauvages et, à cause de la guerre qui s'annonce, se méfient des étrangers. Les bergers sont fidèles à l'ancienne alliance de Sélénos, mais ils n'ont à offrir qu'une place autour de leur feu, du lait, du fromage et rarement un peu de pain. Antigone se fatigue et s'affaiblit, elle voudrait le cacher à Oedipe. C'est impossible car elle a pris froid en traversant un col et elle tousse. Oedipe qui sent sa détresse croissante décide de suivre le conseil de Narsès et de se diriger vers les Hautes Collines. Les abords sont sauvages, presque déserts et d'un accès difficile. Un matin, après une nuit froide et sans abri, ils suivent un sentier étroit au sommet d'une colline. Oedipe brusquement s'arrête et fait signe à Antigone de se cacher dans les taillis. Il a entendu des bruits d'armes, il y a des soldats aux environs. Ils reculent en rampant en direction de la pente. Antigone est épuisée, elle a très soif et ils n'ont plus rien à boire. Oedipe entend un pas qui se rapproche, il reconnaît le bruit que fait la pique, portée en position de marche, en touchant le bouclier. Aucun doute, c'est un Thébain, qui repart dans l'autre sens car heureusement Antigone ne tousse pas. Puisque la voie est barrée par là, il faut, en évitant de faire rouler des pierres, descendre dans le ravin au fond duquel on entend le bruit d'un ruisseau.La descente est difficile, une pierre glisse sous le pied d'Antigone, elle tombe, elle sent une forte douleur à la cheville. Elle ne peut se relever seule. Oedipe passe son bras sous son épaule et la soutient jusqu'au ruisseau. Ils plongent la tête dans l'eau et boivent tous les deux avidement. Ils restent là longtemps à boire encore, à se laver dans l'eau fraîche, à partager leur dernier morceau de pain. A éloigner un peu le moment inévitable où il faudra tenter, mais Antigone sait que c'est devenu impossible, de gravir l'autre face du ravin pour gagner les Hautes Collines. Il se lève, il lui dit : "Je vais te porter". Elle le regarde, jamais il n'en aura la force, il est aussi fatigué et affamé qu'elle. Il la charge sans trop d'effort sur son dos, il franchit le ruisseau, entame la première pente. Elle n'y croit pas, il tombe de nouveau, plusieurs fois. Il ne parvient plus à se relever. Elle dit : "Laisse-moi, essaie de trouver du secours !" Mais lui, le fou, continue d'y croire. La face contre terre, haletant, il dit encore de sa voix de commandement: "Nous réussirons !" Après un long moment d'attente, elle sent naître dans le corps d'Oedipe, jaillir de son désespoir une merveilleuse colère qu'elle, avec ses yeux, peut guider vers le sommet, malgré les pierres qui se dérobent sous ses pieds, malgré les branches et les ronces qui le déchirent. Le corps, le cher corps qui la porte, ne cesse, dans sa colère, de gagner en force et en taille. Voici qu'il devient immense et que son poids à elle n'est plus rien. C'est le corps d'un géant qui se rue à l'assaut des pentes. Ses épaules dépassent les cimes des arbres, ses mains saisissent les troncs pour se projeter en avant. Quand la montée s'adoucit, il se met à courir, il franchit les obstacles en bondissant très haut. Et c'est elle, elle qui le guide, qui est son regard bien-aimé et qui se retrouve toute petite comme autrefois, toute petite fille, riant du rire aigu qui le pousse en avant, plus vite, toujours plus vite. Il y a soudain un chemin sur lequel, en grand tumulte, il sort du ravin et des halliers. Et sur le chemin, un soldat, avec une pique d'une petitesse ridicule, qui épouvanté s'écroule en le voyant arriver. Il va l'écraser, mais elle, de sa toute petite main, le force à l'éviter. Il saisit au passage la pique et le bouclier du soldat et les projette à une distance incroyable. Alors elle est contente, elle rit de toutes ses forces et lui, heureux de sa joie et chantant d'une voix énorme on ne sait quoi de merveilleux, s'élance à travers les arbres vers de grands sommets ronds et pelés qu'on devine au loin et qui doivent être les contreforts des Hautes Collines. Ils débouchent avec un excitant, un effrayant fracas à proximité des herbages, on voit au loin des cabanes de bergers et une cheminée qui fume. Un orage s'élève, un grain s'abat sur eux, ils sont trempés, ruisselants. Le grand corps qu'ils formaient à deux poursuit encore sa course pendant quelques centaines de pas. Puis la chose se défait, s'écroule sur le sol. Antigone se retrouve couchée dans l'herbe, ayant très mal à sa jambe blessée. Il n'y a plus de corps géant, plus de petite fille ailée, rien qu'Oedipe haletant, à genoux la face contre terre et qui lui dit, quand il commence à reprendre haleine: "Appelle les bergers !" Lorsqu'elle était petite, et que la chaleur de l'été s'abattait sur Thèbes, Jocaste envoyait ses deux filles rejoindre les troupeaux en transhumance. Elles partaient avec deux servantes, les bagages sur un petit âne. Au moment où elles approchaient des cabanes, les servantes lançaient un cri modulé que les enfants imitaient de leur mieux. Une forte vocalise leur répondait et on voyait la vie s'animer autour des huttes et parmi les troupeaux. Des cabanes descendaient quatre bergers avec des mules décorées de rubans et de colliers garnis de clochettes qui ajoutaient leur musique à la gaieté de ce jour. Quand ils arrivaient près d'elles, les bergers saluaient les petites princesses, les faisaient monter sur deux mules et abordaient les servantes avec de grands rires. Antigone se recueille et lance son cri dont la modulation bien rythmée, revenue du fond de l'enfance, s'élève comme celui des servantes de jadis. Une voix grave et superbe lance la réponse attendue : Nous vous attendons, vous serez nos hôtes. Elle pousse un nouvel appel qui dit: Je suis blessée, mon père ne peut plus me porter. La voix répond Nous venons ! Un moment se passe, elle entend sortir des cabanes le bruit des clochettes de deux mules. Elle s'assied et les regarde descendre, précédées de deux hommes. Quand ils s'approchent, Oedipe se lève. Il dit: "Je suis Oedipe l'aveugle, ma fille Antigone est blessée". Antigone voit en face d'elle un homme grand, aussi grand qu'Oedipe, ce qui est rare et, à côté de lui, un homme jeune, de même taille, qui la regarde avec sympathie. Les mules n'ont pas de rubans comme celles de Thèbes, mais elles ont, à leurs selles et à leurs colliers, beaucoup de cloches qui font de jolis sons. L'homme dit : "Les mules vous porteront. Mon fils a appris l'art de guérir et soignera votre fille". Le jeune homme s'approche d'elle, s'agenouille. Elle a honte d'être si sale, avec ses vêtements mouillés. Il la soulève, la pose sur la mule. Elle a l'impression de ne rien peser dans ses bras et se souvient avec regret de Clios, de sa force et du désir qu'elle avait d'être portée par lui. Oedipe se tourne vers le plus âgé des deux hommes "Je pense que tu es Constance, le régent des Hautes Collines. - Je suis Constance et celui-ci est mon fils, Constantin. Comment connais-tu mon nom ? - Nous sommes, ma fille et moi, devenus les amis de Narsès et de Diotime qui nous ont accueillis souvent chez eux. - Pourquoi, demande Constance, les avez-vous quittés ? - Les soldats de Thèbes et ceux de mon fils Polynice veulent s'emparer de moi. Rester chez eux les aurait mis en danger. Ils m'ont dit qu'en cas de péril nous trouverions chez toi aide et protection. - J'ai fait autrefois alliance avec Arsès, qui a sauvé certains des nôtres du naufrage. Les amis de son fils seront toujours les nôtres et les soldats n'oseront pas te poursuivre chez nous". Il guide Oedipe jusqu'à sa mule, l'aide à l'enfourcher. "Comment as-tu pu gravir, avec ta fille blessée, les pentes qui nous entourent ?" Oedipe ne répond pas, Constance scrute son visage de son regard perçant: "Le bois est coupé en deux comme par le passage de gros animaux. Quand j'ai entendu le tumulte, je suis venu voir, on aurait dit un orage qui survenait. J'ai cru entrevoir un géant qui montait de la vallée, mais les géants n'existent pas. Un grain s'est abattu et tout a été dans le brouillard. Il y a eu ensuite l'appel de ta fille, et vous deux couchés dans l'herbe. Qu'est-ce que tu penses de ce que j'ai cru voir et entendre ? - Si étrange que cela puisse te paraître, dit Oedipe, nous sommes arrivés ici, et j'ignore comment". Constance est déçu, mais la vie abonde en choses surprenantes et il est sûr qu'Oedipe ne lui cache rien. Ils sont installés dans une cabane de pierres et de rondins, coupée par une cloison. Ainsi Antigone a sa chambre. Dès qu'elle peut marcher, Constance, à sa demande, lui confie un travail avec les bergères et, le soir, auprès des enfants. Oedipe reprend des forces. Il apprend à reconnaître les alentours et sculpte ou couvre d'écritures les pierres que Constantin lui apporte. Après quelque temps, Constance l'invite à un repas avec les chefs des bergers. Ce sont six femmes et six hommes qui l'accueillent car, sur les Hautes Collines, les fonctions doivent être également réparties entre eux. Il y a un grand feu, des musiciens, des plats simples mais bien préparés. A la fin du repas, ils lui demandent de chanter. Dis-nous ton histoire, ajoute Constance, pour que nous te connaissions mieux. Et il mène Oedipe en face du feu, dont les flammes soulignent la majesté de ses attitudes. Oedipe chante l'histoire de sa vie, il n'a jamais mieux chanté, sa voix s'élève, s'approfondit, descend dans les profondeurs du terrible et de l'ignoré pour atteindre avec quelques images de lumière aux abords de la sérénité. Quand il s'arrête, il y a un murmure d'admiration, puis il entend naître des rires étouffés. Il est stupéfait, jamais ses chants n'ont provoqué de pareilles réactions. Pourtant ces rires, d'abord nerveux et dus peut-être à l'émotion, continuent. Ils s'enflent et il est entraîné par son corps à s'y abandonner avec eux. Oui, Oedipe, le criminel, rit de lui-même, de toutes ses forces, envahi par une ivresse obscure, jubilatoire qui le submerge et le fait tituber. Une des bergères et Constantin viennent le soutenir et le ramènent, toujours riant, s'asseoir à table au milieu des autres. Il rit, il rit si fort que Constance et les bergers, effrayés, s'arrêtent. Il sent une main qui lui rafraîchit le visage avec un linge, Constantin tient une de ses mains, une bergère l'autre. Elle pose sa tête sur son épaule, le console avec de petits gestes comme faisait Calliope. Elle dit : "Ton chant était très beau, le plus beau que j'aie entendu avec celui des oiseaux. Nous, les femmes, nous avons ri parce que nous étions heureuses et que tu nous chantais une vraie histoire, comme nous les aimons. Une histoire d'enfant malheureux". "Tu es le plus grand aède de la Grèce, dit Constance, jusqu'ici nous te respections, en t'écoutant nous avons aussi appris à t'aimer. Notre peuple a parmi ses traditions une sentence qui dit: L'homme pense et la Déesse rit. C'est ce rire qui nous a pris tout à l'heure quand tu nous as montré comment tu n'as cessé de chercher et de dresser des plans pour tomber plus sûrement dans le piège des oracles. Tu t'es arrangé pour faire de ton destin le drame de Thèbes, une affaire d'Etat, l'histoire terrible d'un roi et d'une reine alors que ce n'était, comme l'a dit Mélanée, que l'histoire d'un enfant malheureux. Tu es aveugle, c'est vrai, mais tu es aussi un homme qui sait faire jaillir la beauté de ses mains, tu es aède et tu as près de toi Antigone. Mais tu ne veux peut-être pas, Oedipe, être dépossédé de tes crimes ni de ton malheur"? Le lendemain, Oedipe dit à Constance : "Il me semble que nous avons quelque chose à apprendre l'un de l'autre. Si tu veux me prêter un cheval ou une mule, j'aimerais t'accompagner dans tes randonnées et connaître mieux votre pays". Constance est heureux, il voulait le lui proposer et craignait de faire une offre importune. Ils s'en vont presque chaque jour ensemble, à cheval si les chemins ne sont pas trop difficiles. Sur des mules s'il faut gravir des pistes escarpées. Constance veut tout voir par lui-même : l'état des troupeaux, celui des pâturages et des cultures, la vigilance des bergers, le danger des loups et des rapaces, la présence parfois de bandes de rôdeurs et surtout l'élevage des chevaux et des chiens de berger sur lequel sont fondées les ventes dans les marchés et l'indépendance de leur communauté montagnarde. Un matin, Constance survient : "Nous partons pour quelques jours, j'ai prévenu Antigone". Cela semble, sous une petite pluie qui se transforme en neige, une journée habituelle. Le soir, ils arrivent à une cabane dont le toit couvert de neige est bien protégé du vent par des sommets rocheux. Constance attache les mules dans la petite écurie qui n'est séparée de l'unique chambre de la cabane que par une barre et une auge. Quand ils ont fini de manger, Oedipe dit : "Je t'ai raconté ma vie, peut-être est-ce ton tour de me raconter la tienne". Ils s'installent devant la cheminée, l'obscurité est tombée et c'est à la lumière du feu que Constance commence à parler.