[1] Ils ont achevé la tour à feu, elle n'est pas très haute, mais comme elle se dresse au-dessus de la grotte on la voit de loin. [2] Le dernier soir, une forte brume s'élève de la mer, beaucoup de pêcheurs ne sont pas encore rentrés. [3] Antigone allume le feu, les flammes jaillissent au sommet de la tour et une clameur de joie monte du port. [4] Les femmes attendent Antigone au village et lui donnent une robe qu'elles ont tissée pour elle. [5] Ils partent le lendemain, seules Isis et Chloé ont lu, dans les étoiles ou dans leur cœur, qu'ils ne reviendront plus. [6] Ils passent l'hiver chez Diotime. [7] Antigone travaille tout le jour avec elle ou avec Larissa. [8] Clios s'en va, dès le matin, à l'atelier de Narsès. [9] Resté seul, Oedipe s'efforce de sculpter près du feu ou erre sans fin dans les bois. [10] Le temps souvent devient si lent, si lourd, si démesuré qu'il ne peut plus rien faire. [11] Il se terre alors sur son lit et parfois mord sauvagement son bâton pour s'empêcher de crier de détresse. [12] Antigone vient lui parler d'un message d'Ismène. [13] Il refuse de l'écouter. [14] Elle insiste à cause d'Etéocle et de Polynice qu'il faut sauver du désastre. [15] Il se lève, très grand en face d'elle. [16] Elle est soulagée, elle croit qu'il va lui répondre. [17] Rien ne sort de ses lèvres qu'un sanglot qu'il écrase. [18] Elle sent qu'il souffre d'une solitude insupportable. [19] Elle est bouleversée, elle ne sait plus ce qu'elle dit: "Nous sommes là, tu n'es pas tout seul". [20] Il crie : "Et qui d'autre oserait me parler ? [21] Antigone répond: "Diotime ! [22] Le nom a jailli d'elle. [23] Elle se dit qu'il faut courir chez Diotime, lui parler, la supplier. [24] Il l'arrête : "Je ne veux pas de pitié ! [25] Tu as droit à la justice. [26] A la liberté, celle de tout le monde". [27] Il penche vers elle sa haute taille, il sourit d'un sourire très pauvre. [28] Elle voudrait embrasser ses mains, n'ose pas et s'enfuit en courant. [29] Antigone s'aperçoit que Diotime pense à la solitude d'Oedipe et s'en préoccupe depuis longtemps Il peut s'en délivrer car les rois de Thèbes, même détrônés, ne perdent jamais le pouvoir d'effacer les sentences et les peines qu'ils ont prononcées pendant leur règne. [30] Le jour où il osera le faire, dit-elle, il reviendra tout naturellement parmi nous. [31] Elle regarde Antigone avec tendresse: "Il faut que vous soyez patients, il lui faudra du temps". [32] Antigone pense que le temps, qui a blessé Oedipe, est plus proche de lui maintenant. [33] Peut-être vont-ils se rejoindre et aller du même pas. [34] Oedipe sent autour de lui, encore lointaine mais efficace, la présence de Diotime. [35] Il comprend qu'il lui faut du temps. [36] Il laisse grandir en lui des forces, des actions nouvelles. [37] Des appels, des invocations, des mouvements d'allégresse ou d'espérance qu'il finit par nommer des prières. [38] Qui ne font que le traverser, qui viennent il ne sait d'où, qui consument ses violences et ne s'adressent peut-être à personne. [39] Un soir, comme Antigone est dans la cabane avec Clios, il leur dit qu'il a rêvé de Jocaste. [40] Il était perdu, la nuit était traversée de messages célestes qu'il ne pouvait déchiffrer. [41] Il était aveugle et il ne l'était plus car il voyait la pensée de Jocaste. [42] C'était son courage, sa gaieté d'autrefois éclairée d'une lumière nouvelle. [43] Il ne pouvait pas tout comprendre, il était très en retard sur elle, mais sa pensée disait : "Dépose ton fardeau, il est temps". [44] Il croyait que Jocaste allait l'aider à le faire, c'est seulement en s'éveillant qu'il a compris qu'il devait se libérer lui-même. [45] Demain, dit-il à Antigone, j'irai avec toi dans les quatre directions de l'espace proclamer que je me délie du jugement qu'Oedipe, ce tyran de lui-même, a prononcé contre sa propre vie". [46] Quand Antigone arrive le lendemain, Oedipe l'attend, très droit, appuyé sur son bâton. [47] Il a l'air calme, il lui sourit, elle est trop angoissée pour lui répondre. [48] Il dit à Clios de ne pas les suivre et elle l'accompagne le coeur serré. [49] Ils vont au nord et commencent à gravir une colline où des bergers font paître leurs troupeaux. [50] Antigone les voit, ils sont cachés derrière un buisson et les regardent approcher. [51] Quand ils sont à portée de voix, elle prévient Oedipe. [52] Il se redresse et, après un long cri d'appel, elle entend résonner sa voix, celle qui, à Thèbes, proclamait les lois et commençait les liturgies des dieux de la cité. [53] Il dit : "Je suis Oedipe, qui fut roi, qui est aujourd'hui un homme parmi les hommes, un aveugle parmi les aveugles. [54] J'ai voué jadis à l'exécration des hommes celui qui a tué le roi Laïos. [55] J'ai découvert que j'étais moi-même ce meurtrier. [56] Depuis, j'ai porté le poids de mes sentences et j'ai vécu loin de tous. [57] Je dépose aujourd'hui le fardeau du jugement par lequel j'ai, à Thèbes, outrepassé mes droits. [58] Nul ne peut séparer pour toujours un homme de ses semblables. [59] Je demande à tous de m'accueillir à nouveau comme un suppliant, un aveugle et un homme parmi les autres hommes". [60] Les bergers ne bougent pas derrière le buisson. [61] Antigone voit leurs yeux qui brillent entre les feuilles. [62] Ils ont entendu, ils n'ont pas répondu par des cris hostiles ni par des pierres, mais ils ne se lèvent pas, ils ne viennent pas vers Oedipe, ils ne l'invitent pas à venir vers eux. [63] Oedipe attend puis il dit : "Allons à l'ouest". [64] A l'ouest, il y a un petit hameau où trois femmes, groupées autour d'un puits, écoutent, se taisent et rentrent dans leurs maisons. [65] Au sud, des hommes travaillent dans un champ. [66] Ils sont émus, décontenancés par ce qu'ils entendent et, sur un signe du plus âgé, ils prennent leurs outils et s'en vont en silence. [67] Oedipe ne manifeste aucune émotion, aucune tristesse et l'expression tranquille de son visage soutient Antigone et l'empêche de désespérer. [68] Ils vont vers l'orient, vers la demeure et les ateliers de Narsès. [69] Antigone sait que Diotime approuve la tentative d'Oedipe, mais qu'elle ne peut prévoir la réaction de Narsès. [70] Quand ils sont à proximité de la maison, plus près qu'Oedipe n'est jamais allé, il lance son cri d'appel. [71] Narsès apparaît, suivi de Larissa et de Diotime, plus loin viennent Clios et quelques hommes qui travaillent aux ateliers. [72] Oedipe annonce l'abolition de ses sentences et ce qu'il demande. [73] Antigone, tenant Oedipe par la main, s'agenouille avec lui. [74] Elle le regarde, il lui semble plus grand qu'il n'a jamais été, offert sans défense aux coups du destin ou à la fraternité des hommes, avec sur son visage la paix d'une lumière sans yeux. [75] Il y a un moment d'attente. [76] Entre la vie et la mort, pense Clios. [77] Comment font-ils, le père et la fille, pour demeurer impassibles, au moment du plus haut risque ? [78] Il ne voit pas qu'Antigone a toujours sa main dans celle d'Oedipe. [79] C'est d'elle que naît et s'épanouit son sourire auquel Narsès, jusque-là tendu et peut-être incertain, finit par répondre. [80] Larissa le voit, elle le pousse d'un léger mouvement vers Oedipe. [81] Quand il est devant lui, Narsès ploie un instant le genou. [82] Il se relève et dit : "Puisque selon le droit tu suspends l'exécution d'une sentence injuste, sois dorénavant, au milieu de nous, un homme pareil aux autres". [83] Il prend la main d'Oedipe dans les siennes, la porte à son front. [84] Demain, je viendrai chez toi. [85] Plus tard, si tu le veux, tu viendras chez nous et tous les membres de notre clan te recevront comme un hôte et comme un ami". [86] Oedipe se baisse, touche de la main la borne qui marque la limite du domaine de Narsès. [87] Il dit: "Cette borne est pour moi l'entrée dans un nouveau temps". [88] Quelques jours plus tard, on fête chez Narsès le solstice d'été. [89] Il y a beaucoup de membres du clan, venus de Grèce ou d'au-delà de la mer, mêlés à des voisins et à des malades de Diotime. [90] Quand le soir approche, Antigone vient annoncer à Oedipe que Narsès l'invite à la fête du Solstice et veut le recevoir comme un hôte d'honneur. [91] Oedipe semble d'abord ne pas comprendre. [92] Il fait deux fois non de la tête, puis sans protester davantage se lève et suit Antigone. [93] Quand il entre dans la lumière du feu et des torches, Narsès, Diotime et tous les convives se lèvent. [94] Clios est frappé par la souffrance et la majesté de son visage. [95] A la fin du repas, chacun attend quelque chose de grand et d'inattendu qui ne se produit pas. [96] Diotime se penche vers Oedipe : "Nous n'avons plus d'aède, veux-tu chanter pour nous ce soir ? [97] A la grande surprise d'Antigone, il accepte et se lève. [98] Diotime le conduit devant le feu et le fait monter sur une large meule de pierre d'où il domine un peu l'assemblée. [99] Diotime s'assied sur la meule et Antigone se pose, angoissée, à côté d'elle. [100] Oedipe tourne d'abord sur place, avec les mouvements lourds dont, le soir, il accompagne parfois les danses de Clios. [101] Il tente, avec un effort énorme, de chanter. [102] Il ne sort de ses lèvres que des sons confus, un râle sans rythme et sans paroles. [103] Antigone a le sentiment de le voir se noyer très lentement. [104] Diotime se lève, elle fait face à Oedipe et lui dit : "Souviens-toi que tu es un Clairchantant". [105] Il cesse de s'efforcer, il vide ses poumons, il les emplit d'air et un son, celui que l'on attendait et que pourtant on n'avait jamais entendu, s'élève et plane dans l'air du soir. [106] La voix d'Oedipe atteint le corps qu'elle émeut, elle soulève l'esprit qui exulte en pressentant ce qu'elle lui signifie. [107] Lorsqu'elle redescend vers le coeur, on découvre qu'elle est l'inspiration, l'exploration des mystères, des trésors encore dormants dans la mémoire. [108] La voix d'Oedipe n'était pas, comme on le croyait, faite pour commander ou deviner des énigmes. [109] Avec surprise, avec bonheur, Antigone et tous ceux qui l'écoutent s'aperçoivent qu'elle était depuis toujours prédestinée au chant. [110] Quand Oedipe s'arrête, l'assemblée reprend son souffle. [111] Les voix s'élèvent, les coupes circulent et Diotime en se penchant vers Antigone lui dit : "Nous avons trouvé notre aède". [112] Au sommet de la colline, une lumière douce et argentée grandit et soudain, au-dessus des prés et des bois, la pleine lune domine le ciel. [113] Elle éclaire Oedipe et le fait rayonner de la pâleur d'un autre monde. [114] Il se courbe, il s'agenouille sur la meule, en face d'elle. [115] Il dresse vers le ciel un masque inattendu, un long museau argenté et il pousse un hurlement qui fait souffrir et se prolonge à l'infini. [116] Beaucoup sentent se hérisser leur échine, car ils entendent le loup le plus antique et qui hurle à la lune. [117] Un loup venu du fond des âges abominables, celui que suivait Apollon avant de devenir le conducteur du char solaire. [118] Le loup qui précédait les rats de la peste et qui anime toujours, dans le cour des hommes, les puissances de destruction. [119] Tous ceux qui plongent encore leurs racines dans ce sol ancestral se lèvent, pressés par le désir de hurler avec Oedipe et de s'unir en meute autour de lui. [120] Alors, les membres du clan de Perse, qui sont proches de Narsès, sentent remonter en eux la mémoire de l'Ancêtre. [121] D'un coup de patte, ils renversent les tables car, à travers de superbes lignées de fauves, ils remontent au soleil, et la plainte des loups, leur regret des ténèbres originelles, est une offense à leur sang. [122] Tous les Perses se sont dressés et l'on voit les narines s'ouvrir, les yeux s'agrandir et apparaître sur leurs faces la terrible ressemblance des lions. [123] Clios est prêt à entamer la danse tournoyante du peuple des ténèbres. [124] S'il commence, d'autres suivront et cette danse des sectateurs de l'Apollon nocturne ne sera pas tolérable pour ceux qui, à travers le culte des lions, ne sont devenus des hommes qu'en vénérant le dieu solaire. [125] Le conflit entre ces forces originelles va se résoudre en bataille. [126] Tous sont en transe ou, comme Diotime et Narsès, pétrifiés par la lutte en eux du sang et de l'esprit. [127] Antigone se lève, elle dit: "Père ! [128] Oedipe arrête d'aboyer sa détresse à la lune. [129] Elle l'aide, elle le force à se mettre debout. [130] Elle dit, elle ordonne presque : "Chante ! [131] Les corps et les coeurs souffrent". [132] Elle voit que Clios est sur le point de s'élancer dans sa danse vertigineuse. [133] Elle dit son nom à voix basse. [134] Il la reconnaît et s'arrête, stupéfait. [135] La voix d'Oedipe s'élève à nouveau, l'assemblée s'apaise et chacun reprend sa place. [136] Il chante les trois soeurs muettes dont les pouvoirs au cours de la nuit du solstice se conjuguent avec ceux de l'astre, dans leur triple incarnation : Artémis qui chasse, Hélène qui fait délirer, Hécate qui tue. [137] Derrière elles il y a, plus anciennes et beaucoup plus inaccessibles, celles qu'il ne peut nommer, dont l'incroyable et repoussante beauté anime l'univers et le fait se manifester. [138] Elles ne brillent pas comme celui qui a suscité le monde, elles ne sont pas obscures comme il est, mais impénétrables, obtuses, silencieuses. [139] Impuissantes comme le soleil qui ne peut s'empêcher d'éclairer, ce sont elles qui ont écrasé Jocaste la reine et Oedipe, le parricide. [140] Il se tait, un long silence tombe sur l'assemblée, car tous sentent en eux les présences redoutables qu'il a évoquées. [141] Beaucoup ont peur de le voir encore aboyer à la lune. [142] Diotime n'a pas cette crainte, elle voit que l'esprit a quitté le corps d'Oedipe et elle se lève pour le signifier à tous. [143] Ils s'en vont en longues files rituelles. [144] Oedipe reste seul avec Clios, sans mouvement sur la meule de pierre. [145] Clios l'aide à descendre et le ramène à la cabane où, sans un mot, il s'enfonce dans les minéraux du sommeil.