[1] Les blessures des yeux d'Oedipe, qui ont saigné si longtemps, se cicatrisent. [2] On ne voit plus couler sur ses joues ces larmes noires qui inspirent de l'effroi comme si elles provenaient de votre propre sang. [3] L'incroyable désordre, qui a régné au palais après la mort de Jocaste, s'efface. [4] Créon a rétabli les usages et le cérémonial mais chacun à Thèbes sent persister une dangereuse et secrète fêlure. [5] Oedipe met longtemps, près d'un an, à comprendre. [6] Si ses fils s'agitent et se querellent, si parfois une rumeur de détresse s'élève sourdement de la ville, Créon, qui détient le pouvoir, est patient, encore patient. [7] Il sait qu'un jour Oedipe n'en pourra plus d'attendre. [8] D'attendre quoi ? [9] Oedipe, cette nuit-là, ne voit plus en rêve, au-dessus de Corinthe, la grande mouette blanche dont l'image lui a permis jusqu'ici de supporter l'interminable écoulement des heures. [10] Un aigle plane dans son ciel dont il masque ou dévoile les astres. [11] D'un mouvement superbe, il plonge vers le sol. [12] Quand il en est proche, il bat des ailes à grand bruit pour terroriser sa proie Oedipe est cette proie. [13] Il bondit, il échappe aux serres de l'aigle. [14] Toutes ses forces en alerte, il s'éveille, prêt au combat. [15] A l'aube, Antigone entre dans la salle, malgré la défense de ses frères et l'opposition du garde. [16] Elle dit : "Père, tu m'appelles, tu n'en as pas le droit". [17] Depuis le drame il ne parle plus, elle est surprise, interdite, de l'entendre répondre : "J'en ai le droit, mais je n'appelle personne". [18] Elle interroge du regard le garde. [19] Il fait signe qu'Oedipe n'a pas appelé. [20] Elle sort. [21] Elle revient quelques heures plus tard : "Père, tu m'appelles. [22] Tu m'appelles sans cesse dans ton cœur". [23] Elle ne pleure pas, il pense qu'elle sait se tenir. [24] Je partirai demain à l'aube. [25] Tu me conduiras, avec Ismène, à la porte du Nord. [26] Pour aller où ? [27] Il hurle d'une voix terrible : "Nulle part ! [28] N'importe où, hors de Thèbes ! [29] Il s'apaise, il lui fait signe de partir, mieux vaut d'ailleurs ne rien ajouter car déjà le garde a disparu. [30] Il est allé prévenir Créon ou les deux frères qui, à cette heure, se surveillent sauvagement dans la grande salle. [31] Le lendemain, on peut voir que les soldats ont bien fait leur travail et que les habitants ont été prévenus. [32] La ville est déserte, toutes les portes et les volets sont clos. [33] Ismène lui a donné une gourde qu'elle a attachée à sa ceinture, Antigone, un bâton. [34] Il le soupèse de la main, reconnaît avec plaisir un contact familier. [35] C'est le bois de sa lance préférée. [36] Il pense : "C'est le cadeau d'adieu de mes fils". [37] Il oublie qu'Antigone manie, comme les garçons, la pique et la lance et qu'elle connaît toutes ses armes. [38] Les rues sont silencieuses, on n'entend que le bruit de leurs pas et le son du bâton d'Oedipe qui hésite sur les dalles. [39] Ils arrivent à la porte. [40] Polynice sort de l'ombre. [41] Il ouvre seul et manie sans aide l'énorme battant renforcé d'airain. [42] En haut sur le rempart, Etéocle en armes surveille la ville et la route du Nord qui s'en va entre les jardins et les champs avant de se transformer très vite en un chemin semé d'ornières et de trous. [43] Ismène, qui sait toujours ce qu'il faut faire, ne cesse pas de pleurer à petit bruit depuis qu'ils ont quitté le palais. [44] Antigone a les yeux secs, elle est déchirée, écartelée par une petite chose absurde et terrifiante. [45] D'une main elle guide son père, de l'autre elle tient le sac qu'elle a préparé la veille en même temps que la gourde d'Ismène. [46] Son sac de men- diant pour aller nulle part. [47] Elle ne peut supporter l'idée ni l'image du roi Oedipe en train de mendier. [48] Elle n'a pu lui donner le sac au palais et maintenant qu'il va les quitter pour longtemps, pour toujours peut-être, et franchir le seuil redoutable de la cité, elle ne peut se résoudre à le faire. [49] Le temps presse pourtant car, à sa façon, il abrège les adieux. [50] Il les embrasse, il leur dit brièvement quelque chose qu'elle ne parvient pas à comprendre et déjà se retourne. [51] Il a passé la porte, elle entend son pas et son bâton qui résonnent autrement sur les pavés de la route que sur les dalles de la ville. [52] Elle voit son large dos, sa taille haute qui s'éloignent. [53] Elle se tord les mains, elle se cramponne misérablement à ce sac dérisoire qui devait permettre à son père d'être un mendiant comme les autres. [54] Elle ne pleure toujours pas, elle sanglote sans larmes et même - elle, la fière Antigone - elle hurle de toutes ses forces. [55] Ismène est épouvantée, elle balbutie : "Viens ! [56] Rentrons", alors que leur père, aveugle et seul, s'en va nulle part. [57] Antigone repousse Polynice qui tente de la retenir. [58] Elle crie: "Attends-moi !" et s'élance en courant sur la route. [59] Elle parvient à rattraper Oedipe, mais elle est hors d'haleine, épuisée par la course et par l'émotion. [60] Elle ne peut lui dire un mot ni lui donner le sac. [61] Il s'arrête, il dit : "Retourne, Antigone, personne ne doit venir avec moi ! [62] Il est déjà reparti. [63] Elle est glacée par le ton dont il a dit cela, ce n'est pas l'ordre d'un père, c'est la sentence de la ville et des terribles dieux qui la protègent. [64] Elle revient en courant vers Thèbes, Polynice est devant la porte, il ne l'a pas refermée, il l'a attendue, quel bonheur ! [65] Il lui ouvre les bras, elle s'y jette en pleurant. [66] Il est grand, il est fort, il est beau comme Oedipe mais ne la rejette pas comme lui. [67] Elle l'aime et Polynice, à sa manière de garçon, de prince, d'ambitieux, l'aime aussi en somme. [68] Il lui caresse les cheveux et les épaules, il la flatte et l'apaise comme il fait avec ses chevaux. [69] Il dit qu'il faut respecter la volonté d'Oedipe, le laisser faire. [70] Il ne se demande pas si c'est réellement sa volonté. [71] Il lui prend le bras, tente de l'entraîner vers la ville. [72] Elle résiste, c'est de ce côté de la porte qu'elle veut demeurer et pleurer, pleurer encore. [73] lil patiente mais le temps fixé pour le départ d'Oedipe est écoulé, il lui demande de rejoindre Ismène et de le laisser refermer la porte. [74] Elle demande pourquoi. [75] Il répond que toutes les portes de Thèbes doivent être fermées aujourd'hui et durant trois jours pour les cérémonies de purification de la ville. [76] C'est l'ordre. [77] Elle comprend soudain. [78] C'est l'ordre, donné hier soir déjà, qui interdit à Oedipe les portes de la ville et tout retour en arrière. [79] C'est leur ordre, celui qu'elle n'accepte pas, qu'elle n'acceptera jamais. [80] Polynice s'impatiente, il la presse de passer le seuil de la porte, il veut la forcer. [81] Il a tort car, d'un mouvement brusque, elle surprend son frère, se dégage et, le défiant du regard, lui fait face. [82] Elle recule à pas lents, prête à lui résister. [83] Polynice est désolé, il a commis une erreur, ce n'est pas la voie à suivre avec cette fille sauvage, mais la colère le prend car le temps manque et l'ordre est impératif. [84] Etéocle, là-haut, surveille la fermeture des portes, prêt à signaler tout manquement au plan fixé. [85] Qu'elle fasse donc l'expérience de la vie errante et de la mendicité, elle reviendra ici plus vite qu'elle ne s'y attend. [86] Un sursaut d'affection pour elle le pousse cependant à détacher un bel objet de sa ceinture : "Prends ça, tu en auras besoin ! [87] Elle craint un piège, saisit l'objet à la volée en faisant en arrière un bond de cabri. [88] Elle le regarde, c'est le plus beau poignard de Polynice, celui qu'elle désirait tant. [89] Elle le remercie de la petite révérence moqueuse qui fait partie de leurs jeux rituels, mais il ne répond pas comme d'habi- tude par une de ses épouvantables grimaces. [90] Il est occupé à fermer la porte dont le lourd battant retombe bruyamment derrière lui. [91] Le cœur serré, Antigone regarde les ornements d'airain qui la renforcent et qu'elle revoit toujours avec fierté chaque fois qu'elle revient dans la ville. [92] Elle entend son frère entraîner Ismène qui, cette fois, pleure à grand bruit. [93] Elle se retourne, elle n'emporte que le poignard de Polynice et le sac de mendiant d'Oedipe. [94] Elle pense : "C'est moi qui mendierai pour lui". [95] Etéocle, du haut du rempart, la voit s'éloigner, il la hèle plusieurs fois, elle ne tourne pas la tête, elle se presse, leur père est déjà hors de vue. [96] Antigone ne court plus, elle sait qu'il lui suffit de marcher pour rattraper Oedipe. [97] Elle le suit mais son cceur tire, son cœur l'attire non pas vers lui mais vers Thèbes. [98] Devant elle la haute silhouette de son père avance avec peine, avec cette obstination insensée qu'il a toujours eue. [99] Elle sent monter, bouillonner sa colère contre lui. [100] Pourquoi l'a-t-il appelée dans son cœur si c'était pour la repous- ser ensuite ? [101] Pourquoi est-il resté si longtemps à Thèbes dans cette position humiliante et déchue si c'était pour en partir brusquement ? [102] Les conséquences sont là, les deux frères aspirant à la royauté et dressés plus que jamais l'un contre l'autre. [103] Lui-même, chassé du palais et de la ville comme une bête. [104] Et moi, ne pouvant supporter ce désastre, qui le suis sans manteau, sans souliers pour la marche, laissant Ismène toute seule au milieu des luttes et des intrigues du palais. [105] Elle s'effraie, elle s'irrite, car elle s'aperçoit qu'elle ne sait rien de la vie que ces choses inutiles qui conviennent à la fille d'un roi. [106] Tout ce qui n'avait de prix qu'à Thèbes, tout ce qui faisait sa valeur est aujourd'hui perdu, englouti dans ce qu'Etéocle appelle la folle, la risible aventure de leur père. [107] Tandis qu'elle se rapproche du grand corps courbé qui avance en trébuchant sur les pierres et dans les ornières du chemin, elle sent monter sa colère contre ceux qui l'ont chassé et celui qui les manoeuvre tous : Créon. [108] Créon qui aime tellement Ismène à cause de sa ressemblance avec Jocaste, tandis qu'elle, Antigone, c'est de son père qu'elle tient sa taille trop haute pour une fille et ce visage aujourd'hui brouillé et sans grâce dont sa mère pourtant disait : "Tu ressembles à ton père, prends patience, tu seras belle, peut-être très belle". [109] Elle est près d'Oedipe qui avance d'un pas hésitant, difficile, tâtant le sol devant lui sans jamais s'arrêter. [110] Elle a faim, elle a soif, elle est brûlée par le soleil comme lui mais, marchant plus vite, elle peut de temps à autre se reposer à l'ombre. [111] Oedipe parvient près d'un puits, une paysanne tenant un enfant à la main y arrive aussi. [112] Des ordres ont dû être envoyés de Thèbes car c'est la première personne qu'il rencontre. [113] Cette femme qui habite un endroit écarté n'a pas été prévenue. [114] Elle voit qu'il est aveugle et lui donne de l'eau. [115] Elle remplit sa gourde et il lui demande de lui verser de l'eau sur la tête. [116] Elle rit : "Comme font les soldats ? [117] Il soupire. [118] Comme je faisais jadis". [119] Elle le regarde avec pitié, avec respect. [120] Il la remercie. [121] Malgré le bandeau sur ses yeux, il a toujours son admirable sourire. [122] Il repart. [123] Antigone s'avance jusqu'au puits, elle dit son nom, la femme répond en lui disant le sien, elle s'appelle Ilyssa. [124] Elle remplit le bol resté sur la margelle et elles boivent toutes les deux. [125] Est-ce qu'Antigone accompagne l'aveugle ? [126] Elle répond que oui. [127] Il ne faut pas le laisser aller seul comme ça, il va tomber et se faire mal. [128] Il ne veut pas. [129] Il ne veut pas, il ne veut pas, une entorse est vite attrapée. [130] Il faut le forcer, ma fille ! [131] Antigone est stupéfaite "Le forcer ? [132] Mais oui le forcer et peut-être qu'il sera content de se laisser faire. [133] Il y a longtemps qu'il va ainsi tout seul ? [134] On l'a chassé de Thèbes ce matin. [135] Alors c'est lui, l'ancien tyran qui a tué son père ! [136] Je n'aurais pas dû lui parler. [137] Il faut que je me purifie, mon garçon aussi. [138] Comment est-ce qu'il faut faire T' Antigone connaît les rites de Thèbes et les leur fait accomplir avec beaucoup d'autorité. [139] Ilyssa est rassurée et se prépare à partir. [140] Antigone ose enfin lui demander quelque chose à manger. [141] Ilyssa retourne chez elle et revient avec un morceau de pain. [142] Elle lui sourit, mais ne s'approche pas pour le lui donner. [143] Elle le lance sur le sol. [144] Antigone se baisse et le ramasse. [145] Oedipe a le vertige. [146] Il s'en est aperçu dès qu'il a quitté les rues ombreuses de la ville pour s'engager sans protection dans le vent et les aspérités de la route. [147] Est-ce que c'est l'éclat du soleil sur les cicatrices de ses yeux, ou l'effet du grand air après ces mois d'inaction, assis par terre au pied de la colonne de la petite salle du palais ? [148] Il a le sentiment de traverser un brouillard rouge strié de sombres éclairs ou d'entrer dans des zones où le blanc qui survient devient très vite douloureux. [149] A chaque pas, il est un peu déporté vers la gauche ou la droite avec le désir, l'appréhension de poursuivre, d'accentuer ce mouvement jusqu'à la chute. [150] Il se hâte, non par souci d'arriver quelque part, car il ne sait pas, ne veut plus savoir où il pourrait aller. [151] Il se hâte parce qu'il est Oedipe qui s'est toujours pressé, qui a toujours été pressé par les autres, par les événements et par l'oracle. [152] Sauf lorsque l'événement - ou peut-être l'oracle - était Jocaste, et qu'ils sortaient ensemble de ce qu'on appelle le temps. [153] Quand Ilyssa lui a versé de l'eau sur la tête, il a pensé que c'est ainsi qu'un destin glacé était tombé sur lui et ce qu'il appelait alors son bonheur. [154] Depuis, il n'y a plus que des faits confus, des événements mal enchaînés qui surgissent on ne sait d'où. [155] Comme a fait le rêve de l'aigle qui l'a jeté hors de ce coin humilié du palais où il pouvait au moins se refuser à l'avenir. [156] Il ne peut plus se permettre cela maintenant et il faut qu'il trouve quelque lieu bien pauvre, bien vide où s'écrouler et disparaître tout d'un coup. [157] Ce projet, le seul qui convienne au ver- tige, est remis en question par Antigone qui le suit, qui le poursuit comme une dernière et inadmissible présence de Thèbes. [158] Il avance de plus en plus lentement. [159] Tout son corps, qui n'a plus l'habitude de la marche, lui fait mal. [160] Lorsqu'il ne sent plus le soleil sur son front, il sort du chemin et se couche de tout son long. [161] Un réflexe de sa vie de soldat lui fait retirer ses sandales et mettre son bâton et sa gourde à côté de lui. [162] Un pas léger s'approche, une main lui glisse sous la tête un peu d'herbe et de feuilles et lui met dans la main un morceau de pain. [163] Antigone dit "Je n'ai que ça, j'ai déjà mangé l'autre moitié". [164] Il ne refuse pas, mange le pain qui est dur, mais a bon goût. [165] Il lui tend la gourde. [166] Elle boit avec mesure, elle pense au lendemain. [167] Il boit à son tour en prenant soin de garder la moitié de l'eau. [168] Lui aussi pense à l'avenir, quelle misère ! [169] Il dit : "Demain, retourne à Thèbes, Antigone, je le veux". [170] Elle ne répond pas, elle s'éloigne, il se dit qu'il ne peut plus rien pour la protéger. [171] Il s'endort brusquement, comme il fait toujours. [172] Il y a un peu de lune, mais Antigone a peur de l'obscurité. [173] Elle n'ose pas se coucher comme Oedipe au bord de la route. [174] Il y a une vigne un peu plus loin, elle pense qu'elle sera cachée entre deux rangées. [175] Elle se couche dans un sillon, elle se demande ce qu'elle fera le lendemain matin. [176] Elle s'aperçoit qu'elle l'ignore. [177] Il veut que je retourne à Thèbes et moi, de toute mon âme, je le veux aussi. [178] Mais quelle est celle qui désire cela ? [179] Il y en a une autre qui, en même temps, me dit : Va avec lui, n'importe où. [180] Ce n'importe où qui me fait horreur et qui pourtant m'attire. [181] Elle est épuisée, elle ne peut plus penser. [182] Elle regarde le mince croissant de lune, au-dessus d'elle, qui est sans doute une déesse. [183] Elle pense confusément à toutes les déesses, à tous les dieux auxquels elle a fait des libations, offert des sacrifices, pour lesquels elle a chanté, dansé et qui maintenant sombrent avec elle dans le sommeil, si loin de sa demeure, si loin de Thèbes - le lieu de leur existence. [184] Elle s'éveille très tôt, engourdie par le froid du matin, brisée par sa nuit sur le sol nu. [185] Le soleil à l'horizon commence à peine à sortir de la brume. [186] Son père n'est pas reparti, il s'éveille en s'étirant dans l'herbe. [187] Entre les ceps de vigne, on a planté des arbres. [188] Les raisins commencent seulement à mûrir, mais les fruits des arbres sont mangeables. [189] Elle en cueille quelques-uns. [190] Elle les porte à Oedipe, il ne refuse pas, il les partage avec elle mâchant avec application, ainsi qu'elle l'a toujours vu faire, comme quelqu'un qui sait que la nourriture est rare et doit être ménagée. [191] Elle part en chercher encore, elle est en train de les cueillir quand elle entend crier derrière elle. [192] Elle se retourne, c'est le vigneron qui la prend pour une voleuse et qui a l'air en colère. [193] Elle ne sait que faire ni comment justifier ce qui a l'air d'être un larcin. [194] A ce moment la haute stature d'Oedipe apparaît derrière elle. [195] L'homme en s'approchant voit qu'il est aveugle. [196] Il dit : "Je ne savais pas, prenez ce que vous voulez ! [197] Antigone, stupéfaite, voit alors Oedipe s'agenouiller, tendre les bras vers l'homme et dire comme un véritable mendiant : "Donne un peu de pain à l'aveugle, homme, comme tu le donnerais à Zeus et aux grands dieux protecteurs de Thèbes". [198] L'homme demande avec crainte : "Tu es Oedipe, l'ancien roi ? [199] Je suis un aveugle, un suppliant. [200] Ne m'approche pas, mais donne-nous un peu de pain pour ce jour". [201] L'homme est épouvanté et s'en va. [202] Antigone pense qu'il s'enfuit et ne reviendra plus. [203] Elle est terrifiée par ce qu'elle vient de voir, jamais elle n'a imaginé que son père pourrait s'agenouiller en demandant du pain. [204] Il se relève, elle supplie "Pourquoi t'humilies-tu ainsi ? [205] La réponse n'est pas celle qu'elle craint. [206] Il ne dit pas : Pour toi, mais "Je demande du pain et je dis ce qui est". [207] Le vigneron revient. [208] Arrivé à une certaine distance, il dépose sur le sol un morceau de pain, une petite cruche et détale. [209] Antigone va ramasser le pain, prend la cruche qui contient un peu de vin qu'elle verse dans la gourde. [210] Ils mangent la moitié du pain en silence, elle met l'autre moitié, avec les fruits, dans le sac. [211] Il se lève : "Tu as vu ce qui est arrivé, d'autres incidents bien pires peuvent se produire sur la route et je ne suis plus capable de te protéger. [212] Retourne à Thèbes, Antigone, je ne te l'ordonne pas puisque tu ne veux plus m'obéir, mais je t'en prie". [213] Elle ne peut résister à cette prière, elle pense qu'il pourrait s'agenouiller devant elle pour qu'elle consente. [214] Elle dit oui. [215] Ils reviennent à la route, il l'embrasse et ils s'en vont chacun de leur côté, lui vers le levant et elle vers le couchant. [216] Vers Thèbes, la ville aux sept portes interdites à Oedipe. [217] Elle a marché longtemps sans s'apercevoir du vent, du soleil qui la brûle ni de la longueur du chemin. [218] Son cœur pèse et tire toujours vers Thèbes comme si c'était là qu'elle allait connaître la paix et la réponse à ses interrogations. [219] La fatigue l'accable, son corps ne suit plus et elle ne cesse de ralentir. [220] D'un dernier effort, elle parvient jusqu'au puits où elle a rencontré Ilyssa la veille. [221] Elle descend le seau dans le puits, mais elle est si épuisée qu'elle ne parvient pas à le faire remonter. [222] Elle est obligée de s'étendre, elle craint de s'évanouir et, de toutes les forces qui lui restent, elle appelle Ilyssa. [223] Sa voix devait être bien angoissée car la voilà qui arrive en courant. [224] Ilyssa lui donne à boire, lui lave le visage et les mains. [225] Elle dit: "Tu as faim, mange un peu". [226] Elle ouvre son sac, lui donne le pain du vigneron. [227] En le voyant, Antigone pense : "Oedipe n'a rien, il est sur la route sans rien". [228] Elle prend le sac et veut s'en aller en courant à sa poursuite. [229] Ilyssa l'en empêche : "Il faut manger d'abord, te reposer, laisser passer la grande chaleur". [230] Antigone sanglote comme une petite fille dans les bras d'Ilyssa qui la console et la fait manger sous un arbre. [231] Elle lui apporte du pain et des galettes. [232] Quand le soleil est moins haut et qu'il y a un peu d'ombre sur le chemin, elle l'accompagne un moment: "Ne te presse pas, le travail est long, comme disait ma mère. [233] L'aveugle ne peut pas aller vite, tu le rattraperas". [234] Elle ajoute: "Prends garde, on dit que Clios le bandit est dans le pays. [235] Il est si beau que les femmes n'ont pas peur de lui. [236] Après il les tue". [237] Elle s'arrête car elle ne peut laisser ses enfants seuls. [238] Elles s'embrassent et Antigone, tournant le dos à Thèbes, s'en va à la poursuite d'Oedipe. [239] Elle marche lentement, en s'arrêtant, comme le lui a conseillé Ilyssa, pour se reposer et grignoter un peu de pain. [240] La part la plus lourde, la plus cachée d'elle-même a irrésistiblement basculé et l'entraîne vers ce gouffre sombre sur lequel Oedipe est penché et où elle devra le suivre. [241] A la tombée du jour, elle aperçoit son père de loin. [242] Il marche avec peine, il s'arrête souvent, il tombe parfois et sa silhouette est changée. [243] Elle voudrait courir pour le rejoindre, mais elle n'oublie pas les conseils d'Ilyssa et ménage ses forces. [244] Quand elle est près de lui, elle voit qu'il porte un chapeau de paille qui le protège. [245] Quelqu'un a dû le lui donner car elle ne le lui a jamais vu. [246] Il n'est plus capable d'avancer, il sort du chemin et se laisse tomber au pied d'un arbre. [247] Il a bu toute l'eau de sa gourde et il a marché tout le jour sans manger. [248] Il ne résiste pas quand elle approche de ses lèvres l'outre d'eau que lui a donnée Ilyssa. [249] Il boit en prononçant des mots sans suite dans le dialecte de Corinthe qu'elle ne comprend guère. [250] Il a sans doute un début d'insolation, heureusement qu'il a ce chapeau. [251] Qui le lui a donné ? [252] Un homme, dit-il, qui est venu sans bruit comme un chasseur et est reparti sans rien dire". [253] Oedipe ne semble pas surpris de la sentir près de lui ni de la nourriture qu'elle lui apporte. [254] Elle pense qu'il ne sait plus qui elle est. [255] Elle reste près de lui jusqu'à ce qu'il s'endorme, avant de se trouver une sorte d'abri dans un champ.