[78,0] LETTRE LXXVIII. A SUGER, ABBÉ DE SAINT-DENIS. [78,1] Une bien excellente nouvelle s'est répandue jusque dans nos contrées ; elle ne peut manquer de faire un grand bien à tous ceux qui en seront informés. En effet, quel homme rempli de la crainte de Dieu ne sera pas transporté de joie et d'admiration en apprenant les grandes choses que la main du Très-Haut a opérées tout d'un coup dans votre âme? Ceux mêmes qui ne vous connaissent point ne peuvent apprendre ce que vous êtes et ce que vous étiez, sans admirer les effets de la grâce et sans en bénir l'auteur. Mais ce qui ajoute encore à l'admiration et à la joie communes, c'est que vous avez poussé votre zèle jusqu'à faire partager à vos frères la résolution salutaire que le ciel vous a inspirée de prendre pour vous-même, et à pratiquer sans retard ce que l'Ecriture vous conseille en disant : « Que celui qui m'écoute invite les autres à m'écouter et leur dise : Venez (Apocal., XXII, 17) ; » ou bien encore : « Redites au grand jour ce que je vous ai dit dans les ténèbres, et prêchez sur le haut des toits ce qu'on vous a dit à l'oreille (Matth., X, 27) » Tel on voit un soldat courageux ou un général plein de bravoure de courage et de dévouement, quand presque tous les siens sont en fuite ou mordent la poussière, préférer mourir sur le corps de ceux sans lesquels désormais la vie lui serait à charge; il pourrait, s'il le voilait, échapper à la mort qui l'a seul épargné ; mais au lieu de fuir, il tient bon sur le champ de bataille et lutte en désespéré. On le voit le glaive à la main parcourir les rangs sous mille épées sanglantes qui se croisent; il jette encore l'effroi parmi les ennemis et ranime les siens du geste et de la voix ; il est partout où la lutte redouble : si ses hommes fléchissent, c'est là qu'il se précipite; d'une main il pare les coups que les ennemis lui portent, et de l'autre il soutient ceux de ses propres soldats que le fer a mortellement frappés; il brave le trépas avec d'autant plus d'ardeur pour le dernier des siens, qu'il a plus complètement perdu l'espoir de les sauver tous. Mais pendant qu'il fait des efforts héroïques pour retarder la marche des ennemis qui pressent sa troupe l'épée dans les reins, tandis qu'il relève ses soldats abattus et ramène au combat ceux qui commencent à fuir, il n'est pas rare alors que sa valeur et son intrépidité assurent à son armée un salut inespéré, jettent la confusion dans les rangs ennemis, les forcent à tourner le dos, à leur tour, devant ceux qu'ils avaient d'abord mis en déroute, et leur fassent tomber des mains une victoire que ses propres soldats avaient regardée comme perdue: on voit alors revenir victorieuses et triomphantes des troupes qui peu de temps auparavant étaient sur le point d'être écrasées. [78,2] Mais qu'ai-je besoin d'emprunter au monde mes points de comparaison, quand je parle d'un événement si profondément empreint de force et de piété, comme si la religion ne m'en offrait pas elle-même ? Moïse ne révoquait point en doute ce que Dieu lui avait promis; que si son peuple était exterminé, non-seulement il ne périrait pas lui-même avec lui, mais qu'il n'en serait pas moins le chef d'un peuple nombreux et redoutable. Néanmoins quel zèle, quelle ardeur ne déploie-t-il pas pour sauver son peuple de la colère de Dieu ? Comme ses entrailles s'émeuvent et protestent contre l'arrêt dont il est frappé ! il ne peut se retenir, et s'offrant à mourir à la place des coupables, il s'écrie : « Seigneur, Seigneur, pardonnez-leur cette faute, et que tout soit fini, ou bien effacez-moi de votre livre de vie (Exod., XXII, 31 et 32). » Quel avocat dévoué ! Parce qu'il oublie dans son plaidoyer ses propres intérêts, il fait aisément triompher la cause dont il s'est chargé. Quelle charité dans ce chef qui, uni à son peuple par les liens de l'amour, veut sauver le corps dont il est la tête, ou périr avec lui s'il ne peut réussir dans son dessein! Ainsi vit-on Jérémie, également attaché à son peuple du fond de ses entrailles, quitter volontairement le sol natal, renoncer à la liberté qui lui était laissée, et, par amour pour ses compatriotes, sinon par sympathie pour leur révolte, partager leur exil et leur captivité. Il aurait pu, s'il l'avait voulu, rester en liberté au sein de sa patrie, tandis que le reste du peuple en était arraché; mais il aima mieux renoncer à cet avantage et partager le sort de ses frères emmenés captifs sur la terre étrangère où il savait qu'il pourrait encore leur rendre de signalés services. Paul était animé du même esprit quand il désirait être anathème pour ses frères, aux yeux mêmes de Jésus-Christ; il montrait bien la vérité de ces paroles . « L'amour est aussi fort que la mort, et le zèle qu'il inspire est inflexible comme l'enfer (Cant., VII, 6). » Voilà les exemples que vous avez suivis; on pourrait y ajouter encore celui du saint roi David qui, voyant avec une profonde douleur les ravages que la main de l'ange exterminateur faisait au milieu de son peuple, veut se dévouer pour lui et demande à Dieu de faire tomber ses vengeances sur sa propre famille. [78,3] Mais qui vous a fait aspirer à tant de perfection où je souhaitais vivement, mais où je n'espérais guère vous voir arriver, je dois en convenir? Qui aurait pu penser, en effet, que vous alliez pour ainsi dire, d'un bond, vous élever à la pratique des plus hautes vertus et toucher à la perfection des saints? Voilà bien ce qui peut nous apprendre à ne pas mesurer aux proportions étroites de notre foi et de nos espérances l'infinie miséricorde de Dieu qui fait ce qu'il veut, en qui il veut, et qui sait en même temps nous conduire au but et rendre léger le fardeau qu'il nous impose. Voyons en effet ce qui s'est passé. Les gens de bien censuraient votre relâchement, mais ils ne touchaient point à celui de vos religieux, c'était à vos désordres bien plus qu'aux leurs qu'ils faisaient la guerre, et si vos frères en religion gémissaient en secret, c'était bien moins sur votre communauté tout entière que sur vous; ils n'attaquaient que vous; si vous rentriez en vous-même, leurs critiques n'avaient plus d'objet, et votre conversion faisait taire tous leurs gémissements, mettait fin à tous les reproches. La seule chose qui nous scandalisait, c'étaient ce luxe et ce faste superbes qui vous suivaient partout. Pour vous tout était là ; dès que vous les supprimiez et que vous renonciez à ce faste, tous nos griefs tombaient du même coup. D'ailleurs, vous avez en même temps fait cesser tous les reproches qu'on vous adressait et mérité même nos louanges. En effet, qu'admirera-t-on parmi les hommes, si ce n'est ce que vous avez fait ? Il est vrai qu'un changement aussi soudain et aussi parfait n'est pas l'œuvre de l'homme, mais celle de Dieu. Si le ciel ressent une grande joie quand un pécheur se convertit, quels transports n'a-t-il pas dû éprouver à la conversion d'une communauté tout entière, surtout d'une communauté comme la vôtre ? [78,4] Cette maison, que son antiquité et la faveur de nos rois rendent si célèbre était le théâtre de la chicane et le rendez-vous des gens du roi. On s'y montrait exact et empressé à rendre à César ce qui est dû à César, mais on était un peu moins zélé pour rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu ; c'est du moins ce que j'ai entendu dire, car je ne parle que d'après les récits qui m'ont été faits, et non pas d'après ce que j'ai pu voir de mes propres yeux. Il n'était pas rare, dit-on, de voir les cloîtres de votre couvent inondés de gens de guerre, remplis du bruit des affaires et des procès, et quelquefois même accessibles aux femmes. Comment au milieu de tout cela trouver place pour les pensées du ciel, les intérêts de Dieu et les choses de l'âme ? Mais à présent on trouve dans votre maison du temps pour Dieu, pour les pratiques d'une vie modeste et régulière et pour de saintes lectures. Le silence et la paix qui y règnent et que les bruits du dehors ne viennent plus troubler, y portent les âmes à la méditation des choses d'en haut; le chant des psaumes et des hymnes les repose des rigueurs de l'abstinence et des exercices laborieux de la vie religieuse; le triste souvenir du passé fait trouver plus supportables les austérités du présent, tandis que les fruits d'une bonne conscience, que vous commencez déjà à cueillir par le travail de la pénitence, inspirent pour les biens futurs un désir qui ne sera pas vain et une espérance qui ne sera point déçue. La crainte des jugements de Dieu n'est plus le motif de l'amour fraternel qui y règne, « car la charité parfaite bannit la crainte (I Joan., IV, 48), » tandis que la fatigue et l'ennui disparaissent sous la variété des saintes observances. Je ne m'arrête à tracer le tableau de votre maison que pour bénir et glorifier l'auteur de ces merveilles et pour louer ceux qui en sont les instruments et les coopérateurs. Il est bien certain que le Seigneur aurait pu accomplir tous ces miracles sans vous, mais il a emprunté votre concours afin de vous faire partager sa gloire. Le Sauveur reprochait un jour à des marchands d'avoir transformé la maison de prières en une caverne de voleurs, il ne peut-t-elle manquer de vous tenir compte d'avoir fait le contraire en chassant du saint lieu les chiens qui l'avaient envahi, et en ramassant la perle qui avait été jetée aux pourceaux. A ses yeux, ce sera votre mérite d'avoir rendu, par l'ardeur de votre zèle, l'antre de Vulcain au travail des célestes pensées, de l'avoir remis lui-même en possession de sa propre maison en ramenant la synagogue de Satan à son ancienne destination. [78,5] Si je réveille le souvenir d'un triste passé, ce n'est pas pour répandre le blâme et la confusion sur qui que ce soit, mais pour faire ressortir plus vive et plus éclatante la beauté de l'état actuel comparé à votre ancienne manière d'être, car il n'est rien qui rende plus sensible le bien présent que le rapprochement des maux passés. Si on reconnaît les semblables aux semblables, c'est par les contraires que les choses nous plaisent ou nous déplaisent davantage. Placez un corps blanc prés d'un noir, le simple rapprochement des deux couleurs les fera paraître plus tranchées; de même, si à de belles choses vous en opposez de laides, la beauté des unes et la laideur des autres en ressortent plus vivement. Mais pour vous ôter tout sujet d'offense et de confusion je me contente de vous dire avec l'Apôtre : « Voilà ce que vous étiez autrefois, mais vous vous êtes purifiés et sanctifiés (I Corinth., VI, 11 ). » Maintenant la maison de Dieu a cessé de s'ouvrir aux gens du monde, et le lieu saint d'être accessible aux curieux : on n'entend plus ces frivoles entretiens d'autrefois; toutes ces bruyantes allées et venues de jeunes gens et de jeunes filles ont cessé dans vos cloîtres ; on n'y voit plus que les enfants du Christ auxquels le Prophète prête ce langage: «C'est ici que je demeure et mes enfants sont avec moi (Isa., VIII, 18). » Personne n'y entre maintenant que pour y célébrer les louanges de Dieu et s'y acquitter des voeux sacrés qu'il a faits. Combien les oreilles des martyrs dont les nombreuses reliques enrichissent ces saints lieux, sont-elles agréablement frappées par les chants que font entendre les pieux enfants du Christ, auxquels ils répondent à leur tour avec l'accent d'une vive charité : «Enfants, louez le Seigneur, célébrez son saint nom (Psalm. CXII, 1); » on bien encore «Chantez à notre Dieu, célébrez sa grandeur; chantez à votre Roi, célébrez son saint nom (Psalm. XLVI, 7) 2 » [78,6] Cependant vos poitrines retentissent sous les coups de vos mains pénitentes, et le pavé du sanctuaire, sous le poids de vos genoux; les autels n'exhalent plus que voeux et que prières, tous les visages sont sillonnés par les larmes de la pénitence; tout est rempli de gémissements et de soupirs; et dans les sacrés parvis, les bruyants débats des intérêts mondains ont fait place au chant des cantiques spirituels. Il n'est pas de plus doux spectacle pour les habitants du ciel; il n'en est pas de plus agréable aux yeux du souverain Roi lui-même. N'a-t-il pas dit en effet : « Les louanges sont le sacrifice qui m'honore le plus (Psalm. XLIX, 23) ? » Oh! si nous pouvions ouvrir les yeux comme les ouvrit le serviteur du prophète Elisée à la prière de son maître (IV Reg., VI, 17) ! » nous verrions sans doute « les princes du ciel mêlés à ceux qui chantent de saints cantiques s'avancer au milieu de jeunes filles jouant du tambourin ( Psalm. LXVII, 26) ; » nous verrions, dis-je, avec quelle ardeur et quels transports de joie ils assistent aux chants et à la prière; ils se confondent avec ceux qui méditent, ils veillent sur ceux qui reposent, et président aux travaux de ceux qui s'occupent de l'ordre intérieur et du soin de la maison. Car, on ne saurait le nier, les puissances du ciel reconnaissent leurs concitoyens, et elles partagent les joies de ceux qui s'assurent l'héritage du ciel: elles les soutiennent, leur donnent des armes, les couvrent de leur protection, pourvoient enfin en toutes choses aux besoins de chacun. Combien je m'estime heureux, pendant que je suis encore de ce monde, d'apprendre du moins toutes ces merveilles, s'il ne m'est pas permis, à cause de mon éloignement, de le contempler de mes yeux! Que votre bonheur, mes frères, surpasse le mien, puisque c'est à vous qu'il a été donné de les accomplir ! Mais je trouve mille fois plus heureux encore celui dont l'auteur de tout bien a daigné se servir pour commencer de si belles choses ! C’est vous, mon ami, qui avez été choisi pour cela; aussi vous félicité-je d'avoir été l'instrument de tout ce qui maintenant nous frappe d'admiration. [78,7] Peut-être les louanges que je vous donne vous sont-elles pénibles à entendre; qu'il n'en soit pas ainsi, car elles sont bien différentes de celles que prodiguent les gens « qui appellent bien ce qui est mal et mal ce qui est bien (Isa., V, 20). » La chaleur de mes éloges vient de la charité, et ils ne dépassent pas les bornes de la vérité: telle est du moins ma conviction. On se glorifie sans crainte, quand on le fait dans le Seigneur, c'est-à-dire en demeurant dans les limites de la vérité. Ainsi je n'ai pas trouvé bien, mais j'ai appelé mal ce qui était mal : mais si j'élève hardiment la voix contre ce qui me parait tel, faut-il en présence du bien que je garde le silence sur le bien que je vois? Mais ce serait agir en critique violent qui ne sait que mordre et ne songe point à corriger, si je gardais le silence à la vue du bien et n'élevais la voix que pour signaler le mal. Le juste ne cède, dans ses réprimandes, qu'à un mouvement de commisération, tandis que le méchant n'est mû, dans ses louanges, que par des sentiments pervers; le premier découvre le mal pour le guérir, le second le cache de peur qu'on n'y apporte remède. N'ayez pas peur que ceux qui craignent le mal versent sur votre tète cette huile du péché que les méchants répandaient à flots autrefois. Nous applaudissons à vos oeuvres parce qu'elles sont bonnes. Je vous loue et ne vous flatte point; je ne fais qu'accomplir à votre occasion, par la grâce de Dieu, ces paroles du Psalmiste : « Ceux qui vous craignent, Seigneur, me verront et seront transportés de joie en reconnaissant que ce n'est pas en vain que j'ai mis toute mon espérance en vous (Psalm. CXVIII, 74); » et celles de l'Ecclésiastique: « Tout le monde louera sa sagesse (Eccli, XXXIX, 12).» C'est donc votre sagesse que s'accordent à louer tous ceux qui naguère gémissaient à la vue de vos dérèglements. [78,8] Je voudrais vous voir prendre plaisir aux applaudissements de ceux qui sont aussi éloignés de flatter le vice que de dénigrer la vertu. Il n'y a de véritable louange que celle qui n'applaudit qu'au bien et ne sait caresser le mal, toute autre n'est qu'une feinte, une véritable satire, dont l'Ecriture peint les auteurs en ces termes: « Ces hommes sont vains et trompeurs; ils ont de fausses balances, et telle est leur vanité qu'ils sont tous d'accord pour se tromper les uns les autres (Psalm. LXI, 10). » On ne saurait trop s'éloigner de pareilles gens, selon le conseil du Sage « Mon fils, si les pécheurs te font des caresses, ne te livre pas à eux (Prov., I, 10) ; » car leur lait et leur huile, malgré toute leur douceur, sont empoisonnés et donnent la mort, comme dit le Psalmiste: « Ils ont (les flatteurs) des paroles plus coulantes que l'huile, mais qui blessent comme un trait qu'on décoche (Psalm. LIV, 22). » Les justes ont aussi de l'huile, mais une huile de charité qui sanctifie et réjouit l'âme; le vin ne leur fait pas non plus défaut; mais ils ne s'en servent que pour en verser quelques gouttes sur les blessures des âmes orgueilleuses, car ils réservent la douceur de l'huile pour celles que leurs blessures attristent et dont le coeur est broyé par la douleur. S'ils versent le blâme, c'est le vin qu'ils répandent; et quand ils laissent tomber des louanges de leurs lèvres, c'est de l'huile qui s'écoule : l'un n'est pas mélangé de haine et l'autre est exempte de malice. On ne peut donc pas confondre : regarder toute espèce de louanges comme des flatteries, ni toute sorte de blâmes comme autant de critiques amères. Heureux qui peut dire : « J'aime la réprimande charitable du juste qui me corrige, jamais l'huile du pécheur ne parfumera pas ma tête (Psalm. CXL, 5). » En éloignant les parfums du pécheur, vous avez su vous rendre digne du lait et de l'huile parfumée des saints. [78,9] Que les enfants de Babylone recherchent pour eux des mères ou plutôt des marâtres qui leur donnent un lait empoisonné et des caresses qui les conduisent aux flammes éternelles ; mais ceux de l'Eglise, allaités par les douces mamelles de la Sagesse, se fortifient pour le ciel; les lèvres encore humides du lait délicieux qu'ils ont sucé, ils s'écrient: « Vos mamelles sont plus douces pour moi qu'une coupe élu vin le plus exquis ; elles exhalent le parfum des plus suaves odeurs (Cant., I, 1).» Après avoir tenu ce langage, à leur mère, ils s'adressent ensuite en ces termes au plus excellent des pères, au Seigneur, dont ils ont goûté la douceur ineffable: « Combien grande est votre bonté, combien exquises les délices que vous réservez à ceux qui vous craignent (Psalm. XXX, 20) ! » A présent tous mes voeux sont accomplis: autrefois, quand je voyais avec quelle avidité vous receviez de la bouche des flatteurs le poison mortel qui s'en échappait, je faisais pour vous des voeux mêlés de larmes et je m'écriais, tandis que vous suciez les mamelles d'iniquité, dont je vous voyais approcher les lèvres: « Qui me rendra le frère qui a sucé le même lait que moi (Cant., VIII, 1) ? » Loin de vous par conséquent désormais ces hommes aux caresses et aux louanges trompeuses qui vous exaltaient en face et vous exposaient en même temps au blâme et à la risée des hommes, dont les bruyants applaudissements n'étaient qu'une feinte et faisaient de vous la fable du monde entier. S'ils viennent encore murmurer à vos oreilles, répondez-leur: « Si je vous plaisais, je ne serais pas un serviteur du Christ (Galat., I, 10). » Une fois convertis nous ne pouvons continuer d'être agréables à ceux qui nous trouvaient de leur goût quand nous étions pécheurs, à moins que, venant eux-mêmes à changer, ils ne se mettent aussi à détester ce que nous étions jadis et à aimer ce qu'enfin nous sommes maintenant. [78,10] De nos jours l'Eglise est menacée par deux abus nouveaux et détestables, dont l'un, vous me permettrez bien de le dire, ne vous était pas étranger quand vous viviez dans l'oubli de tous les devoirs de votre profession; mais, grâce au ciel, vous avez été délivré de ce mal, et le changement qui s'est opéré en vous tourne à la gloire de Dieu, au profit de votre âme, à notre joie et à notre instruction à tous. Il ne tient qu'à Dieu que nous soyons bientôt consolés sur le second de ces maux dont l'Eglise est affligée, sur la nouveauté odieuse dont je n'ose parler, et que pourtant je ne puis passer sous silence. La douleur me force à la dévoiler et la crainte retient mes paroles prêtes à s'échapper; car j'ai peur d'offenser quelqu'un en mettant au grand jour ce qui me fait de la peine. Je sais qu'on ne peut pas toujours dire la vérité sans se faire des ennemis, et d'un autre côté, j'entends la Vérité par excellence me consoler en ces termes de ces sortes d'inimitiés : « On ne peut éviter qu'il arrive des scandales (Matth., XVIII, 7), » et je ne pense pas que les paroles qui suivent: « Mais malheur à celui par qui ils arrivent (Ibid.) , » me concernent; en effet, quand on attaque un vice et qu'il en résulte un scandale, ce n'est pas celui qui fait la réprimande qui en répond, mais celui qui la rend nécessaire. D'ailleurs pourquoi serais-je plus sur mes gardes dans mes discours, ou plus circonspect dans mes actions que celui qui a dit. «Mieux vaut donner du scandale que trahir la vérité (S. Grég. le Grand, hom. VII sur Ezéchiel ; S. August., du Libre arb. et de la Prédest.) ? » Et puis je ne sais pourquoi je tairais ce que tout le monde proclame à haute voix, ni pour quelle raison je serais seul à n'oser me boucher le nez et à dire que je ne sens rien, quand il n'est personne qui ne soit incommode de l'infection générale. [78,11] Peut-on voir, en effet, sans que l'indignation bouillonne dans le coeur et sans que la langue en secret murmure, un diacre allier, malgré ce que dit l'Évangile, Dieu et Mammon, cumuler les dignités ecclésiastiques qui le font marcher de pair avec les évêques, et les grades militaires qui lui donnent le pas sur les généraux eux-mêmes? Quoi de plus choquant que de vouloir paraître en même temps prélat et soldat et de n'être ni l'un ni l'autre en réalité! C'est un égal abus qu'un diacre serve à la table d'un roi, ou qu'un écuyer tranchant prête son ministère à l'autel pendant les saints mystères. N'est-ce pas un scandale de voir la même personne couverte d'armes de guerre, marcher à la tête de milices armées, puis, revêtue de l'aube et de l'étole, annoncer l'Évangile dans l'église; tantôt donner à des soldats le signal du combat, et tantôt annoncer aux fidèles les ordres de leur évêque? A moins peut-être, ce qui serait plus scandaleux encore, que cet homme ne rougisse de l'Évangile dont saint Paul, ce vase d'élection, aimait tant à se glorifier. Peut-être a-t-il honte de paraître homme d'église, et trouve-t-il plus glorieux pour lui, de passer pour soldat; de là vient qu'il préfère la cour à l'église, la table du roi à l'autel du Christ et le calice des démons à celui du Seigneur. Je suis très-porté à croire qu'il en est ainsi en voyant qu'à tous les titres de dignités ecclésiastiques qu'il cumule en sa personne, en dépit des canons, il préfère beaucoup, dit-on, les fonctions qu'il remplit au palais ; car au lieu d'aimer à s'entendre appeler archidiacre, doyen ou recteur de l'une de ses nombreuses églises, il n'est heureux que du titre d'écuyer tranchant de Sa Majesté. Quel renversement inouï, exécrable de toutes choses ! Préférer le titre de serviteur d'un homme à celui de serviteur de Dieu et trouver plus honorable d'être officier d'un prince de la terre que ministre du Roi du ciel. L'ecclésiastique qui, pour la cour, dédaigne l'Église, montre assez qu'il préfère la terre au ciel. Est-il donc plus flatteur de s'entendre appeler officier de la bouche du roi qu'archidiacre et doyen? Il n'en peut être ainsi que pour un laïque et non pour un clerc, pour un soldat et non pour un diacre. [78,12] Quelle ambition étrange mais aveugle ! aspirer plutôt à descendre qu'à monter ! avoir reçu un superbe héritage et se complaire sur un fumier, borner là tous ses désirs et compter pour rien une terre digne de tous les voeux ! Il confond les deux ordres et tire un assez bon parti de l'un et de l'autre. D'un côté il jouit de la pompe de l'état militaire; dont il laisse à d'autres les fatigues, et de l'autre il recueille le fruit de ses bénéfices et se dispense d'en remplir les devoirs. C'est une honte en même temps pour l'Église et pour l'État; car de même que les clercs ne sont pas faits pour porter les armes à la solde des rois, de même les rois et les grands n'ont pas mission de diriger les clercs. D'ailleurs est-il jamais venu à la pensée d'un roi de mettre à la tête de ses armées un clerc sans valeur, au lieu d'un militaire d'une bravoure éprouvée ? Ce qui l'empêche de le faire ne lui permet pas non plus de confier la conduite des clercs à des laïques. D'ailleurs, si d'un côté la couronne cléricale est plutôt la marque de la royauté que de la servitude, de l'autre, le trône trouve un meilleur appui dans la force des armes que dans le chant des Psaumes. Encore, si l'abaissement de l'un contribuait à la grandeur de l'autre, comme cela arrive quelquefois; si, par exemple, l'abaissement de la majesté royale ajoutait à la grandeur du sacerdoce, ou bien si le sacerdoce ne perdait, en s'humiliant, que pour ajouter, dans la même proportion, à l'éclat de la royauté, comme il arrive, par exemple, quand une femme de qualité épouse un roturier, car elle déroge et s'amoindrit, mais en même temps elle élève celui qu'elle prend pour mari; si donc, disais-je, le roi ou le clerc profitait de l'abaissement de l'un ou de l'autre, il n'y aurait que demi-mal et peut-être pourrait-on le souffrir; mais le contraire a lieu, tous deus perdent sans profit pour aucun, ou plutôt au détriment de l'un et de l'autre; car, s'il ne sied pas à un ecclésiastique, comme nous l'avons déjà dit, d'avoir le titre et l'emploi d'officier de la bouche du roi, il ne convient pas davantage au prince de se servir du bras débile des ecclésiastiques pour gouverner son royaume. Je m'étonne même que des deux côtés l'Église et l'État ne s'accordent pas à repousser, l'une un diacre soldat, et l’autre un soldat ecclésiastique. [78,13] Voilà ce que j'aurais voulu et peut-être dû inculquer dans tous les esprits par des arguments encore plus nombreux et plus forts, mais les bornes d'une lettre ne me permettent pas de m'étendre davantage, et puis je crains de vous blesser en ne ménageant pas un homme pour lequel, dit-on, vous avez eu autrefois une très-grande amitié. Plût à Dieu que vous n'en eussiez point eu aux dépens de la vérité! Mais si vous persistez encore à être de ses amis, montrez-le-lui, en le déterminant à partager votre amour pour la vérité, car il n'y a d'amitiés solides que celle que cimente des deux côtés une égale estime pour elle. S'il refuse de suivre votre exemple, ne persévérez pas moins de votre côté dans le bien que vous avez entrepris, et, comme on dit, à la tête de la victime ajoutez encore la queue. Vous avez reçu de la grâce une tunique aux couleurs variées, qu'elle devienne par vos soins une robe dont les plis descendent jusqu'à terre: à quoi vous servirait-il, en effet, d'avoir mis la main à l'oeuvre, si vous veniez, ce qu'à Dieu ne plaise, à ne pas persévérer? Je finis ma lettre en vous exhortant vous-même à bien finir.