[224,0] LETTRE CCXXIV. A ÉTIENNE, ÉVÊQUE DE PALESTRINE. L’an 1143. [224,1] 1. Jérémie se plaint à Dieu, de ses ennemis en ces termes: «Rappelez-vous, Seigneur, que je me suis présenté à vous pour vous prier en leur faveur et pour détourner d'eux votre colère..... Voilà pourquoi je vous demande aujourd'hui de réduire leurs enfants en servitude et de les frapper eux-mêmes du glaive (Jerem., XVIII, 20). » Et il continue sur ce ton. Comme je me trouve aujourd'hui à peu près dans le même cas, je viens tenir le même langage à Votre Révérence. Vous savez avec quelle chaleur j'ai pris auprès du Pape, mon seigneur, les intérêts du roi; car si j'étais éloigné du saint Père alors, mon zèle n'en était pas moins ardent. Je n'ai agi ainsi que sur les belles promesses dont le roi m'a flatté; mais, comme il fait aujourd'hui le contraire de ce qu'il a promis, je me vois obligé de vous tenir à mon tour un langage tout différent du premier. Je suis confus de m'être leurré de vaines et fausses espérances, et je vous remercie maintenant de n'avoir point autrefois exaucé les prières que j'avais la simplicité de vous faire pour lui. Je croyais agir pour un roi ami de la paix, et je suis forcé de reconnaître aujourd'hui que j'ai eu le malheur de prendre les intérêts du plus grand ennemi de l'Eglise. Hélas! sous nos yeux, les choses saintes sont foulées aux pieds, et l'Eglise réduite à une honteuse servitude: on s'oppose en effet à l'élection des évêques, et si le clergé ose en élire un, on lui interdit les fonctions de l'épiscopat. Ainsi l'Eglise de Paris languit sans pasteur, et personne n'ose parler de lui en donner un. [224,2] 2. Non content de piller les maisons épiscopales, on porte une main sacrilège sur les terres et les vassaux qui en dépendent et on exige une année des revenus d'avance. Votre chère église de Châlons-sur-Marne a procédé à l'élection de son évêque, il s'est passé déjà bien du temps depuis qu'elle est faite, et l'évêque élu a n'a pas encore pu prendre possession de son siège; or vous savez quels inconvénients graves résultent de là pour le bercail du Seigneur. Le roi a chargé son frère Robert d'administrer l'évêché pendant la vacance du siège, et ce prince remplit sa mission avec une rigueur excessive, et dispose en maître absolu des biens et des domaines de cette église. Il ne se passe point de jour qu'il ne fasse retentir le ciel du cri de ses victimes et des gémissements des pauvres; car ses hosties pacifiques, à lui, ce sont les larmes des veuves, les pleurs des orphelins, les soupirs des prisonniers et la voix du sang de ceux qu'il met à mort. Puis comme si sa fureur trouvait les limites de cet évêché trop étroites, elle déborde sur celui de Reims; ce pays des . saints plie sous le poids de ses iniquités; il n'épargne ni prêtres, ni moines, ni religieuses, et, le glaive à la main, il a si cruellement ravagé ces contrées fertiles ainsi que les bourgs populeux de Saint-Remi, de SainteMarie, de Saint-Nicaise et de Saint-Thierry, qu'il en a fait presque autant de déserts. On n'entend de toutes parts que ces mots: « Faisons notre héritage du sanctuaire de Dieu (Psalm. LXXXII, 13). » Voilà comment le roi répare le tort qu'il a fait à l'église de Bourges par un serment comparable à celui d'Hérode. [224,3] 3. De plus, j'avais travaillé de toutes mes forces à la conclusion de la paix entre le roi et le comte Thibaut, et je croyais avoir réussi à leur faire signer un arrangement que je croyais durable ; mais voici que le roi cherche tous les prétextes possibles pour le rompre. Ainsi il fait un crime au comte, de marier ses enfants avec ceux des barons du royaume; ces alliances qui rapprochent les familles lui sont suspectes, et il craint de perdre de son autorité royale si les maisons princières sont unies. Je laisse à votre prudence à conjecturer, d'après cela, la conduite que tient envers ses sujets un prince qui ne fait consister sa force que dans la division et les inimitiés des seigneurs du royaume : jugez, et dites si c'est être animé de l'esprit de Dieu, qui est la charité même que de faire plus de fonds sur l'hostilité de ses sujets que sur leur bon accord. Certainement il ne serait pas dans ces dispositions s'il goûtait ces paroles de la Sagesse : « L'amour est aussi fort que la mort, et le zèle qu'il inspire est inflexible comme l'enfer (Cant., VIII, 6). » Voilà donc pourquoi il viole ouvertement le traité de paix et en foule les clauses aux pieds, sans respect pour les serments qui le lient. Il rappelle près de sa personne, il fait asseoir dans son conseil un prince adultère et excommunié qu'il s'était engagé à éloigner; et, pour mettre le comble à ses indignes procédés, ce roi qui se donne pour le protecteur de l'église, s'allie avec une foule de gens excommuniés, parjures, incendiaires et homicides, pour faire la guerre, ce n'est que trop certain, à un prince qui, on ne peut en douter, aime et protège véritablement l'église. Aussi peut-on lui appliquer ces paroles du Prophète: «Quand il apercevait un voleur, il courait se joindre à lui; les adultères étaient ses amis (Psalm. XLIX, 18). » [224,4] 4. Ajoutez enfin à cela que, dans les dispositions où il est, il assemble des conciles qu'il force d'anathématiser ceux qu'ils devraient bénir, et de bénir ceux qu'il faudrait anathématiser. Mais, comme il ne trouve pas assez de personnes qui entrent dans ses vues, il en quête dans le monde entier qui veuillent bien s'engager par un serment parjure à séparer ceux que peut-être Dieu a unis. De quel front, je vous prie, se donne-t-il tant de mal pour opposer à l'union des autres des empêchements de consanguinité, quand il vit, tout ce monde le sait, avec une femme qui est sa parente au troisième degré ? Pour moi, je ne sais s'il y a quelque parenté entre le fils du comte de Thibaut et la fille de celui de Flandre, non plus qu'entre sa fille et le fils du comte de Soissons; ce qui est certain, c'est que je n'ai jamais approuvé les mariages illicites, mais je puis vous dire, et je désire que le Pape en soit informé, que s'il n'y a aucun empêchement canonique à ces deux mariages, ce serait désarmer l'Eglise et considérablement affaiblir son pouvoir que de s'opposer à leur conclusion. D'ailleurs je ne crois pas que l'opposition faite à ces mariages ait d'autre but que d'empêcher ceux qui auront le courage de se déclarer contre le schisme dont nous sommes menacés, de trouver un refuge sur les terres de ces princes. Là s'arrête ce que peut mon zèle; mais si je suis hors d'état de corriger ce que je blâme, je dénonce le mal à celui qui peut y remédier; c'est au Pape maintenant à faire le reste. Il m’a semblé que dans les épreuves et les périls même qui menacent l'Eglise je devais en appeler à son autorité, et je n'ai pas pensé que je pouvais le faire avec plus de chances de succès qu'en m'adressant à lui par le canal de ceux qui, comme vous, siègent à ses côtés et dans son conseil. Je vous supplie de lui faire agréer mes excuses si je change de langage comme le roi de dispositions; vous savez que le Prophète a dit : « Vous serez bons avec les bons, et méchants avec les méchants (Psalm. XVII, 26). »