[1,0] De la Considération. PROLOGUE. Très-saint père Eugène, je voudrais écrire quelque chose qui pût vous édifier, vous plaire ou vous consoler: mais, sans pouvoir expliquer comment cela se fait, je sens que ma plume empressée et timide veut et ne veut pas m'obéir: la pensée de la majesté pontificale et le penchant de mon coeur modèrent mon désir et l'excitent tour à tour, car tandis que la première m'inspire une certaine retenue, l'autre me presse de parler. Dans ce combat, Votre Grandeur intervient, non pour exiger, comme elle en aurait le droit, mais pour me demander que j'écrive. Puis donc que Votre Majesté se plait à s'effacer, pourquoi la crainte que je ressens ne ferait-elle pas de même? qu'importe, après tout, que vous soyez élevé sur la chaire de saint Pierre? Lors même que, porté sur l'aile des vents, vous essaieriez d'échapper à mon coeur, vous ne pourriez y réussir; pour lui, vous n'êtes pas un maître, mais un fils bien-aimé même sous la tiare du Pontife. D'ailleurs celui qui aime est naturellement soumis, il se plaît à faire la volonté d'un autre, et comme il est tout à fait désintéressé quand il obéit, ainsi il ne cesse point d'être respectueux lors même qu'il s'émancipe. Que d'hommes dont on ne pourrait en dire autant! combien n'agissent que par crainte ou par ambition, se répandent en protestations de dévouement et ont le coeur plein de mauvais sentiments! Tout dévouement en apparence, on ne sait plus où les trouver dès qu'on a besoin d'eux: il n'en est pas ainsi de la charité, qui ne fait jamais défaut (I Cor., XIII, 8). Pour moi, je dois le dire, si je n'ai plus à remplir à votre égard les devoirs d'une mère, j'en ai toujours la tendresse. Vous êtes si profondément entré dans mon coeur qu'il ne m'est presque plus possible de vous en arracher maintenant. Elevez-vous donc dans les cieux tant qu'il vous plaira, ou descendez jusqu'au fond des abîmes si vous le voulez, vous ne pourrez échapper à mon amour, je vous suivrai partout où vous irez. Si je vous ai aimé quand vous étiez pauvre, ce n'est pas pour cesser de le faire à présent que vous êtes devenu le père commun des pauvres et des riches. Non; car si je vous connais bien, pour être le père des pauvres, vous n'avez pas cessé d'être pauvre de coeur, et le changement qui s'est fait pour vous ne s'est point certainement opéré en vous, et j'aime à croire que la haute dignité où vous avez été élevé, au lieu d'effacer votre premier état, n'a fait que s'y ajouter. Voilà pourquoi je me permettrai de vous donner des conseils, sinon en maître, du moins en mère et en ami. Peut-être me trouvera-t-on bien insensé d'agir ainsi, mais je suis sûr de ne paraître tel qu'aux yeux de ceux qui n'ont jamais aimé ni connu la force de l'amour. [1,1] LIVRE PREMIER. CHAPITRE I. 1. Par où commencerai-je bien? par vos occupations, puisque c'est ce dont je m'afflige le plus avec vous et pour vous; je dis avec vous, si toutefois vous vous en affligez aussi, autrement je devrais me contenter de dire que je m'en afflige pour vous; car on ne saurait partager avec un autre la douleur qu'il ne ressent pas. Si donc vous êtes affligé, je le suis avec vous; et si vous ne l'êtes pas, je le suis encore, beaucoup même, je le suis d'autant plus que je sais qu'un membre devenu insensible est à peu près perdu, et que pour un malade c'est être au plus bas que de ne plus sentir son mal. Mais Dieu me garde de penser que tel est votre état. Je me rappelle trop bien pour cela avec quelles délices, il n'y a pas longtemps encore, vous goûtiez les douceurs de la retraite; aussi ne puis-je croire que vous les ayez sitôt oubliées et que vous soyez déjà devenu insensible à une perte si récente. quand une plaie est nouvelle et saignante encore elle ne va point sans douleur ; or la vôtre n'a pas encore eu le temps de se cicatriser et de devenir insensible. D'ailleurs, convenez-en avec moi, vous n'avez que trop de sujets de douleur et d'affliction dans les pertes que vous faites tout les jours. Si je ne me trompe, c'est pour vous un véritable chagrin de vous sentir arraché des bras de votre Rachel, et c'est toujours pour vous une douleur nouvelle toutes les fois que cela vous arrive. Or quand cela ne vous arrive-t-il pas? que de fois vous voulez une chose, mais en vain! que de fois vous l'entreprenez sans pouvoir la conduire à bonne fin! Que d'efforts vous tentez sans succès! que de fois il vous arrive de ressentir les douleurs de l'enfantement sans pouvoir rien mettre au monde! Vingt fois vous commencez et vingt fois vous êtes interrompu; vous ourdissez la trame, et les fils se rompent sous vos doigts; c'est comme dit le Prophète: « Les enfants ne demandent qu'à naître, mais les forces manquent à celle qui les doit mettre au jour (IV Reg. XIX, 3). » Vous vous reconnaissez à ce trait, n'est-ce pas, mieux que personne peut-être? Aussi permettez-moi de vous dire que je vous croirais le front de la génisse d'Ephraïm qui se plait au joug (Oseae X, 11) si vous en étiez venu jusqu'à aimer un pareil état de choses. Mais non, il n'en est rien : il faudrait que vous fussiez abandonné à votre sens réprouvé pour qu'il en fût ainsi. Je veux bien que rien de tel n'altère la paix de votre âme; mais je ne voudrais pas vous savoir indifférent au milieu de tous ces tracas; il n'est pas à mes yeux de paix plus à craindre que celle-là. Vous croyez peut être qu'on ne peut pas en arriver là; et moi je vous assure que vous y arriverez vous-même si, comme on ne le voit que trop souvent, l'habitude finit par vous faire tomber dans l'insouciance. [1,2] CHAPITRE II. 2. Ne comptez pas trop sur vos dispositions présentes, car il n'en est pas de si fermes dont le temps et le laisser-aller ne finissent par triompher. Vous savez que les blessures anciennes et négligées finissent par se couvrir d'un talus qui les rend incurables en même temps qu'insensibles; d'ailleurs une douleur vive et continue ne peut durer longtemps; si on ne la soulage, elle se calme d'elle-même; elle trouve un remède dans les consolations qu'on lui prodigue ou dans son propre excès. Qu'est-ce que l'habitude ne change point? que n'endurcit point la continuité ? de quoi l'usage ne vient-il pas à bout? que d'hommes remarquables n'a-t-on pas vus à la longue trouver agréable et doux ce qui d'abord leur avait semblé plein d'amertume? Entendez un saint en gémir en s'écriant: « Dans l'extrémité où je me trouve réduit, je me nourris de choses dont j'avais horreur auparavant et auxquelles je n'osais même pas toucher (Job, VI, 7). » D'abord le fardeau parait insupportable, mais avec le temps, si on continue à le porter, on finit par le trouver moins lourd, puis tolérable et presque léger; enfin on y prend même plaisir. Voilà comment par degrés on tombe dans l'endurcissement du cœur et bientôt après dans une complète indifférence; de même, pour en revenir à mon sujet, une douleur vive et continue finit bientôt par céder aux remèdes ou par s'émousser elle-même. 3. Voilà précisément pourquoi j'ai toujours redouté pour vous et je redoute encore, qu'après avoir trop tardé à chercher un remède à votre douleur, ne pouvant plus l'endurer davantage, vous ne vous jetiez de désespoir dans un malheur irréparable: oui, j'ai peur qu'au milieu de vos occupations sans nombre, perdant tout espoir d'en voir jamais la fin, vous ne finissiez par vous y faire et vous y endurcir au point de rien plus même ressentir une juste et utile douleur. Soyez prudent, sachez vous soustraire pour un temps à ces occupations si vous ne voulez point qu'elles vous absorbent tout entier, et vous mènent peu à peu là où vous ne voulez point aller. — Où cela? me direz-vous peut-être. — A l'endurcissement du coeur, vous répondrai-je. Après cela, n'allez pas me demander ce que j'entends par là; c'est un abîme où l'on est déjà englouti dès qu'on n'en a plus peur. Il n'y a que le cœur endurci pour ne se point faire horreur à lui-même, parce qu'il ne se sent plus. Ne m'en demandez pas davantage sur ce point, adressez-vous plutôt à Pharaon, jamais un homme au cœur endurci ne s'est sauvé, à moins que Dieu, dans sa miséricorde, ne lui ait ôté son cœur de pierre, comme dit le Prophète, pour lui en donner un de chair. Qu'est-ce donc qu'un cœur endurci ? C'est celui qui ne peut plus être déchiré par les remords, attendri par la piété ou touché par les prières; les menaces et les coups le trouvent également insensible; c'est un cœur qui paie les bienfaits par l'ingratitude; qu'il est peu sûr de conseiller et redoutable de juger; étranger à tout sentiment de pudeur en présence des choses honteuses, et de crainte en face du danger, on peut dire qu'il n'a rien de l'homme et qu'il est plein d'une téméraire audace dans les choses de Dieu: le passé, il l’oublie; le présent, il n'en tient aucun compte; l'avenir est le moindre de ses soucis; il ne se rappelle du passé que les torts qu'on a eus à son égard; le présent pour lui n'est rien, et l'avenir ne l'intéresse qu'au point de vue des vengeances qu'il médite et prépare. Enfin, pour le peindre en un mot, c'est un coeur fermé à la crainte de Dieu et des hommes. Voilà où toutes ces maudites occupations qui vous absorbent ne peuvent manquer de vous conduire, si vous continuez, comme vous l'avez fait jusqu'ici, à vous y livrer tout entier, sans rien réserver de vous-même. Vous perdez votre temps, et, si vous me permettez d'emprunter en m'adressant à vous, le langage de Jéthro (Exod.. XVIII, 18), vous vous consumez dans un travail insensé qui n'est propre qu'à tourmenter l'esprit, épuiser le coeur et vous faire perdre la grâce. Je ne puis en effet, en comparer les fruits qu'à de fragiles toiles d'araignées. [1,3] CHAPITRE III. 4. Je vous demande ce que cela signifie de n'être du matin jusqu'au soir occupé qu'à plaider ou à entendre plaider? Encore s'il n'y avait que le jour d'absorbé par cet ingrat labeur! Mais les nuits mêmes y passent en partie; à peine accorde-t-on aux besoins impérieux de la nature un peu de relâche pour ce pauvre corps, et aussitôt on se relève pour retourner aux plaidoiries. Le jour transmet au jour des procès sans fin, et la nuit lègue à la nuit d'interminables embarras; c'est au point qu'il n'est plus possible de respirer un peu pour le bien, d'avoir le des heures réglées pour le repos, et de trouver quelques rares intervalles de loisir. Vous déplorez certainement comme moi un pareil état de choses, mais à quoi vous sert-il d'en gémir, si vous ne travaillez à le changer? Pourtant ne cessez jamais de le déplorer, et prenez garde qu'à la longue l'habitude ne vous y rende insensible. « Je les ai frappés, dit le Seigneur, et ils ne l'ont point senti (Jerem., V, 3). » Ne ressemblez pas à ceux-là, appliquez-vous plutôt à reproduire en vous les sentiments du juste, et ne cessez de vous écrier avec lui : « Quelle est ma force, hélas! pour tenir plus longtemps, et quand puis-je espérer de voir la fin de mes maux pour ne pas perdre patience? car après tout, je ne suis ni de marbre ni de bronze (Job., VI, 11) ? » La patience est certainement une belle et grande vertu, mais je ne voudrais pas que vous en eussiez pour ces choses; il y a des circonstances où il vaut mieux en manquer. Je ne pense pas en effet que vous enviiez la patience de ceux à qui saint Paul disait : « Vous êtes si sages que vous avez la patience de supporter les insensés (II Cor., XI, 19). » Si je ne me trompe ce n'était là qu'une pure ironie, et au lieu de les louer, l'Apôtre les raille de la facilité avec laquelle ils s'abandonnaient aux faux apôtres qui les avaient séduits et de la patience incroyable avec laquelle ils se laissaient entraîner par eux à toutes sortes de doctrines étrangères et impies; aussi ajoute-t-il une ligne plus bas : « Vous souffrez même qu'on vous traite en esclaves. » Évidemment, la patience d'un homme libre qui se laisse réduire en esclave, n'a rien de bon; je ne veux donc pas que vous vous dissimuliez que tous les jours, à votre insu, vous êtes réduit à une plus complète servitude, car il n'est rien qui dénote davantage un coeur usé que l'indifférence où le laisse son propre malheur. « La tribulation, a dit quelqu'un, ouvre l'oreille de l'intelligence (Isa., XXVIII, 19); » mais ce n'est vrai que lorsqu'elle n'est pas trop forte, autrement, au lieu de l'intelligence, c'est l'indifférence qu'elle produit. Il est dit, en effet, que l'impie, arrivé au fond de l'abîme du mal, n'a plus qu'indifférence et mépris (Prov. XVIII, 3). Réveillez-vous donc, et secouez avec horreur le joug odieux de la servitude qui non-seulement vous menace, mais déjà vous accable de son poids. Pensez-vous n'être point esclave parce que vous avez cent maîtres au lieu d'un? Je ne connais pas de servitude plus affreuse et plus lourde que celle des Juifs qui trouvent des maîtres a partout où ils vont. Or, je vous le demande, êtes-vous jamais véritablement libre, indépendant, maître de vous-même? De quelque côté que vous vous tourniez, vous ne trouvez que le bruit et le tracas des affaires; votre joug vous suit partout. [1,4] CHAPITRE IV. 5. Ne venez pas me dire avec l'Apôtre : « Quand je n'étais le serviteur de personne, je me suis fait l'esclave de tout le monde (I Corinth. IX, 19); » car les paroles de saint Paul ne sauraient vous convenir en effet, ce n'est pas pour servir de honteuses ambitions qu'il s'était fait le serviteur de tous les fidèles, car on ne voyait pas accourir à lui de tous les coins du monde, une foule d'intrigants, d'avares, de simoniaques, de sacrilèges, de concubinaires, d'incestueux et autres monstres à face humaine, pour solliciter, de son autorité apostolique, les dignités de l'Église ou la permission de les conserver; non, il s'était réduit en servitude, cet homme qui disait: «Jésus-Christ est ma vie et la mort m'est un gain (Philipp., I, 21), » pour gagner à Dieu le plus d'âmes possible et non pas pour grossir les trésors de l'avarice. Je ne vois pas comment vous pourriez vous prévaloir pour excuser votre propre servitude, de l'esclavage habilement calculé de saint Paul et de sa charité aussi indépendante que libérale; mieux vaut à votre titre de successeur des apôtres, au repos de votre conscience et au bien de L’Église que vous prêtiez l'oreille à ces paroles de saint Paul: « Vous avez été rachetés à un très-haut prix, n'allez pas vous faire esclaves des hommes (I Corinth., VII, 23), » Or je vous demande si, pour un souverain Pontife surtout, il est rien qui sente plus l'esclavage et soit moins honorable que de s'épuiser de fatigues, je ne dis pas tous les jours, mais à chaque instant du jour, dans de pareils travaux et pour de pareils gens. Comment avec cela trouver le temps de faire oraison, d'instruire les peuples, d'édifier l'Église, et de méditer la loi de Dieu ? Ce n'est pas qu'il ne soit point question de lois dans votre palais, mais c'est des lois de Justinien et non de celles du divin Maître. Est-ce dans l'ordre ? répondez . La loi du Seigneur est une loi innocente et pure qui sanctifie les âmes, celles des empereurs ne sont guère que des sources de chicanes et de subtilités qui ne servent qu'à fausser les jugements des hommes. A quoi pensez-vous donc, ô vous le pasteur et l'évêque de nos âmes, quand vous souffrez qu'en votre présence l'une soit toujours réduite au silence tandis que les autres ne cessent de faire entendre leur voix? Ou je me trompe, ou un pareil désordre doit réveiller en vous quelques scrupules, et vous porter à vous écrier quelquefois avec le Prophète : « Les méchants m'ont entretenu de leurs inventions mensongères; mais cela n'a rien de comparable à votre loi (Psalm. CXVIII 35).» Allez donc maintenant et osez dire que vous êtes libre quand vous courbez la tête sous le poids d'un joug si flétrissant, sans pouvoir vous y dérober; que si vous le pouvez et ne le voulez pas, vous êtes doublement esclave, l'étant de plus d'une volonté si perverse. Je ne sache pas en effet, d'esclave plus digne de ce nom que celui qui est asservi à l'iniquité, à moins que vous ne trouviez qu'il n'est pas aussi honteux d'être réduit en servitude par le vice que par l'homme. Qu'importe qu'on soit esclave de gré ou de force ? un peu plus de pitié pour l'un et de mépris pour l'autre, toute la différence est là. — Mais que voulez-vous donc que je fasse, me diriez-vous ? — Que vous ne vous livriez pas sans ménagement à tous ces tracas. — Impossible, répondrez-vous peut-être, à moins de descendre de la chaire de saint Pierre. — Je le croirais comme vous, si je vous conseillais de rompre tout à fait avec ces occupations, mais je ne vous engage qu'à les interrompre. [1,5] CHAPITRE V. 6. Voici donc d'un côté ce que je blâme, et de l'autre ce que j'approuve. Je ne puis que vous blâmer si vous consacrez tout ce que vous avez de temps et de faculté à l'action, sans rien en réserver pour la CONSIDÉRATION, et je pense que vous ne serez pas moins blâmé de quiconque a appris de Salomon que: « Celui qui sait se modérer dans l'action acquerra la sagesse (Eccli., XXXVIII, 25) : » d'ailleurs l'action elle-même n'a rien à gagner à n'être pas précédée de la considération. Si à vous voulez être tout à tous à la manière de celui qui le fut le premier, je ne puis que louer votre humilité, à condition toutefois qu'elle sera complète : or, comment en sera-t-il ainsi si vous êtes tout à tous, excepté à vous-même ? car enfin vous aussi vous êtes homme: donc, pour que votre dévouement soit plein et entier, il faut qu'il s'étende jusqu'à vous en s'étendant aux autres. Autrement, comme le dit le divin Maître, à quoi vous servirait de gagner tous les autres si vous vous perdiez vous-même (Math., XVI, 26) ? Ainsi donc, puisque vous êtes tout à tous, soyez-le aussi à vous-même. Faut-il qu'il n'y ait que vous au monde qui soyez privé de vous? Serez-vous toujours tout entier au dehors et jamais au dedans? Serez-vous le seul que vous ne puissiez recevoir à votre tour quand vous faites accueil à tout le monde ? Vous vous devez aux sages et aux insensés; ne vous devez-vous point à vous-même? Le sage et l'insensé, l'homme libre et l'esclave, le riche et le pauvre, l'homme et la femme, le jeune homme et le vieillard, le clerc et le laïque, le juste et le pécheur, tout le monde enfin, usera de vous, viendra puiser à votre cœur comme à une fontaine publique, et vous seul demeurerez à l'écart sans pouvoir étancher votre soif ! Si on maudit celui qui diminue sa part, que sera-ce de celui qui s'en prive tout à fait? Je veux bien que vous répandiez vos eaux jusque sur les places publiques, que vous abreuviez non-seulement les hommes, mais leurs bêtes de somme et leurs troupeaux, et jusqu'aux chameaux du serviteur d'Abraham, mais au moins buvez aussi comme les autres à votre propre puits. «L'étranger, a dit le Sage, ne boira pas de ces eaux-là (Prov. V, 17) ; » mais vous, êtes-vous l'étranger dont il parle? Pour qui ne le serez-vous pas si vous l'êtes pour vous-même? Enfin le Sage demande pour qui sera bon celui qui ne l'est pas pour lui-même (Eccli., XIV, 5). Souvenez-vous donc, je ne dis pas toujours, je ne dis même pas souvent, mais souvenez-vous au moins quelquefois de vous rendre à vous-même. Servez-vous de vous, sinon avec, du moins après tout le monde : peut-on moins exiger de vous? Aussi quand je parle de la sorte, je fais une concession, mais je n'exprime pas toute ma pensée; je crois même en ce cas vous demander beaucoup moins que l'Apôtre. — Vous êtes donc moins exigeant que lui? me direz-vous. — Je ne dis pas non; peut-être faut-il que ce soit ainsi; mais j'espère bien que vous ne vous en tiendrez pas à ce peu que je n'ose dépasser dans mes exigences, et, que vous irez bien au delà; il convient en effet que je ne vous demande que peu de chose, et que vous, de votre côté, vous fassiez beaucoup plus. D'ailleurs j'aime mieux que Votre Majesté me reproche un excès de timidité plutôt qu'un défaut de discrétion, mais je n'en devais pas moins vous donner cet avis, quelque sage que vous soyez, afin d'accomplir ce qui est écrit : « Donnez seulement l'occasion au sage, et il sera plus sage encore (Prov. IX, 9). » [1,6] CHAPITRE VI. 7. Mais écoutez ce que pense l'Apôtre sur le point qui nous occupe : «Est-il possible, s'écrie-t-il, qu'il ne se trouve point parmi vous un seul homme prudent et sage qui puisse juger les différends qui surgissent entre ses frères (I Corinth., VI, 5) ? » Il avait dit un peu plus haut : « Je vous le conseille pour vous humilier, prenez pour juges de ces différends, les personnes les moins considérables dans l’Église (loco cit., 4). » Ainsi, suivant saint Paul, c'est au mépris de votre dignité apostolique que vous vous attribuez une fonction inférieure dont vous devriez laisser l'exercice à des fidèles d'un rang moins élevé dans l'Église. Voilà pourquoi ce grand évêque disait à un autre évêque qu'il instruisait de ses devoirs : « Quiconque s'est enrôlé au service de Dieu ne doit plus se mêler des choses de ce monde (II Tim., II, 4). » Pour moi, je vais moins loin et me contente de ne vous conseiller que ce qui est possible, sans vouloir vous pousser à l'héroïsme. Croyez-vous, en effet, que de nos jours, tous ceux qui plaident pour la possession des biens de ce monde, et vous pressent de prononcer entre leurs prétentions opposées, se contenteraient de la réponse du Maître sur vos livres, et que vous puissiez dire: « O hommes, qui donc m'a établi votre juge (Luc., XII, 14) ? » Que penserait-on de vous si vous teniez ce langage? Que vous êtes un homme de votre province, qui ne connaît pas ses droits, qui ignore les prérogatives de la suprématie a, qui déshonore le siège où il est élevé et en amoindrit la dignité apostolique et suprême voilà ce qu'on dirait; mais ceux qui parleraient ainsi seraient bien embarrassés de nous dire en quelle occasion l'un des apôtres a jamais consenti à juger les différends qui surgissent entre les hommes, à régler le partage des héritages et la distribution des terres. Je trouve bien dans l'Ecriture que les apôtres comparurent devant des juges, mais je ne vois nulle part qu'ils aient été juges eux-mêmes; ils le seront un jour, mais ce jour n'est pas encore venu. Assurément on ne peut dire que ce soit s'amoindrir soi-même pour un serviteur de ne vouloir pas être au-dessus de son seigneur, pour un disciple de ne chercher point à s'élever plus haut que son maître, et pour un fils de ne pas dépasser les bornes qu'ont posées ses pères; or le seigneur et maître vous dit : « Qui est-ce qui m'a établi juge (Luc., XII, 14) ! » Vous trouverez-vous déshonoré, vous, son serviteur et son disciple, de ne point juger tout le monde? Il me semble que ce n'est pas estimer les choses à leur juste valeur que de trouver que, pour les apôtres et pour leurs successeurs qui sont appelés à juger des intérêts d'un ordre plus élevé, c'est s'amoindrir de ne se point constituer juges encore de pareils différends. On peut bien dédaigner de prononcer sur de misérables questions d'intérêts temporels, quand on est appelé à juger un jour les anges mêmes du ciel. C'est donc sur les fautes des hommes, et non sur leurs possessions terrestres, que vous devez exercer votre pouvoir de juger; c'est en effet uniquement en vue des premières et non pas des secondes que vous avez reçu les clefs du royaume des cieux pour en fermer la porte aux pécheurs, non pas aux propriétaires. La preuve en est dans ces paroles du Seigneur : « Sachez que le Fils de l'homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés, etc. (Matth., IX, 6). » Or, en quoi trouvez-vous plus de grandeur et de puissance à régler des héritages qu'à remettre les péchés? Mais il n'y a pas de comparaison à établir entre l'un et l'autre pouvoir. Ces intérêts temporels et vulgaires ont leurs juges spéciaux, ce sont les princes et les rois de ce monde De quel droit empiétez-vous donc sur leurs droits? Et pourquoi moissonnez-vous dans le champ d'autrui? Non pas que vous soyez indigne, mais je trouve indigne de vous arrêter à de pareilles fonctions quand vous êtes appelé à en exercer de bien plus importantes. Mais enfin, si vous y êtes quelquefois contraint, ne perdez pas de vue ce mot de l'Apôtre : « Si vous devez juger le monde, vous n'êtes pas indignes de juger de moindres choses (I Corinth., VI, 2). » [1,7] CHAPITRE VII. 8. Mais autre chose est de consacrer dans l'occasion quelques instants à ces affaires, si la nécessité l'exige, autre chose de s'y adonner tout entier, par choix, comme s'il s'agissait d'affaires importantes, dignes d'occuper un homme dans votre position et d'absorber tous ses soins. Je n'en finirais pas si je voulais vous dire toutes les choses pleines de force, de justesse et de vérité qui me viennent en ce moment à l'esprit sur ce sujet; mais puisque les temps sont mauvais, je me bornerai à vous recommander de ne pas vous adonner tout entier ni constamment à l'action, mais de réserver au moins une partie de votre temps et de votre coeur pour la considération. Et certes vous devez voir qu'en tenant ce langage je tiens beaucoup plus compte de ce qui est que de ce qui devrait être ; d'ailleurs il n'est pas défendu de céder à la nécessité. Il est bien certain que si on était libre de faire tout ce qu'il y a à faire, il faudrait sans contredit préférer en tout et avant tout, et pratiquer sinon exclusivement, du moins beaucoup plus que tout le reste, ce qui est bon à tout, je veux dire la piété. La raison même le démontre d'une manière invincible. Vous me demandez ce que j'entends par la piété. C'est la pratique de la considération, et ne croyez pas que je sois d'un autre sentiment sur ce point que celui qui a défini la piété, le culte de Dieu (Job, XXVIII, 28, juxta LXX), il n'en est absolument rien; et si vous y réfléchissez, vous verrez que mes paroles ont, au moins en partie, le même sens que les siennes. En effet, qu'est-ce qui se rapporte davantage au culte de Dieu que ce que Dieu même nous recommande en ces termes, par la bouche du Psalmiste : « Soyez dans un saint repos et considérez que c'est moi qui suis le véritable Dieu (Psalm. XLV, 11) : » N'est-ce pas le rôle principal de la considération. D'ailleurs, que peut-on voir qui soit aussi évidemment utile à tout, que ce qui, par une sorte d'anticipation salutaire, s'approprie le rôle de l'action elle-même, en faisant en quelque sorte et en réglant d'avance tout ce qu'on doit faire plus tard ? Il faut bien après tout suivre cette marche si on ne veut pas que des choses qui peuvent être fort utiles, si elles sont faites avec réflexion et prévoyance, ne deviennent nuisibles par suite de la précipitation avec laquelle on les fait; ainsi que vous aurez pu vous en convaincre souvent vous-même, si vous voulez rappeler vos souvenirs, dans le jugement des causes portées à votre tribunal et dans la solution donnée aux questions graves et importantes soumises à votre décision. La considération a pour premier effet de purifier sa propre source, c'est-à-dire, l'âme, où elle se produit; ensuite elle règle les affections, dirige les actes, corrige les excès, forme les moeurs, rend la vie honnête et régulière; elle donne enfin la science des choses divines et humaines. Elle fait succéder l'ordre à la confusion, elle rapproche ce qui s'écarte et réunit ce qui se disperse, elle pénètre les choses secrètes, recherche avec soin la vérité, examine ce qui n'en a que les apparences et découvre la fausseté et le mensonge. Elle règle et dispose d'avance ce qu'on doit faire, et revient sur ce qui est fait afin de ne rien laisser dans l'âme qui n'ait été corrigé ou qui ait besoin de l'être encore. Enfin, dans la prospérité, elle pressent les revers, et dans les revers, elle semble ne les point sentir : deux effets qui tiennent l'un à la force et l'autre à la prudence. [1,8] CHAPITRE VIII. 9. C'est le cas de remarquer ici le doux accord des vertus et l'enchaînement qui les fait dépendre l'une de l'autre. Nous venons de voir que la prudence est la mère de la force et qu'il ne faudrait pas imputer à la force, mais à la témérité, toute résolution qui ne procède point de la prudence. Or c'est elle aussi qui, s'établissant comme arbitre entre les plaisirs des sens et les nécessités de la vie, les maintient dans de justes limites, retranche aux premiers ce qui serait de trop, accorde aux secondes ce qui doit suffire, et donne ainsi naissance à une troisième vertu qu'on appelle la tempérance. C'est qu'en effet la considération voit de l'intempérance aussi bien dans le refus obstiné du nécessaire que dans l'acceptation du superflu; car cette vertu consiste non-seulement à retrancher le superflu, mais aussi à accorder le nécessaire. C'est un sentiment que l'Apôtre ne semble pas seulement favoriser, mais donner pour le sien quand il nous recommande de prendre soin de notre chair sans toutefois aller jusqu'à en satisfaire tous les désirs. En effet quand il commence par nous dire : « Ne prenez pas soin de votre chair (Rom., XIII, 14.), » il condamne le superflu, et quand il ajoute : «au point de contenter tous ses désirs, » il n'exclut pas le nécessaire. Ce serait donc donner une définition exacte de la tempérance que de dire que c'est une vertu qui ne se tient ni en deçà ni au delà du nécessaire, suivant le mot du Philosophe: Rien de trop. 10. Pour en venir enfin à la justice, qui est aussi une des quatre vertus cardinales, n'est-il pas évident que la considération lui prépare les voies dans l'âme ? En effet, il faut que notre esprit se replie sur lui-même pour trouver en soi la règle de la justice, qui consiste à ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit à nous-mêmes, et à leur faire au contraire tout ce que nous voudrions qu'on nous fît. La justice tout entière se résume dans ces deux points. Mais la justice ne va pas seule: remarquez en effet avec moi dans quel étroit rapport et dans quelle harmonieuse union elle se trouve avec la tempérance, puis la liaison de l'une et de l'autre avec la prudence et la force dont nous avons parlé plus haut. Si la justice consiste en partie à ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'ils nous fissent et se trouve complète quand nous suivons ce mot du divin Maître, : « Faites aux autres ce que vous voulez que les autres vous fassent (Matth., VII, 12), » il est évident qu'il n'en sera pas ainsi tant que la volonté qui nous est donnée dans les deux cas pour règle, ne sera point réglée elle-même de manière à ne pas plus convoiter le superflu qu'à rejeter le nécessaire : or c'est en cela précisément que consiste la tempérance. Enfin la justice elle-même, pour ne point cesser d'être juste, ne doit pas s'écarter de la mesure que la tempérance lui prescrit en ces termes par la bouche du Sage : « Ne soyez pas plus juste qu'il ne faut (Eccles. VII, 17), » comme s'il voulait faire entendre par là que la justice ne mérite pas d'être réputée justice quand elle cesse d'avoir la tempérance pour règle. Mais bien plus, la sagesse elle-même se soumet au frein de la tempérance, puisque saint Paul, avec cette sagesse qu'il tenait d'en haut, nous dit « de ne pas être plus sage qu'il ne faut, mais de l'être avec la sobriété (Rom., XII, 3). » D'un autre côté, le Seigneur nous apprend dans a son Evangile que la tempérance à son tour a également besoin de la justice, lorsqu'il condamne la tempérance de ceux qui ne jeûnaient que pour être vus des hommes (Matth., VI, 16). Ils ne manquaient pas de tempérance puisqu'ils se privaient de nourriture, mais de justice, en ne se proposant pas dans leurs jeunes de plaire à Dieu, mais aux hommes. Enfin comment être juste et tempérant sans la vertu de force quand il n'est si évident qu'il faut une force et une force peu commune pour savoir et renfermer ses vœux et ses répugnances dans les limites étroites du trop et du trop peu, de sorte que la volonté soit contenue dans ce milieu précis, rigoureux, unique, invariable, également distant de tout excès et nettement circonscrit, tel enfin que le veut la vertu? 11. Dites-moi, je vous prie, si vous le pouvez, à la quelle de ces trois vertus cardinales vous assigneriez de préférence ce milieu qui leur touche de si près à toutes, qu'on le croirait le propre de chacune: ne serait-ce pas dans ce juste milieu que consiste la vertu, de sorte qu'on pourrait dire qu'il n'est autre chose que la vertu même ? Mais s'il en était ainsi il n'y aurait pas plusieurs vertus, toutes n'en feraient qu'une. Ne doit-on pas dire plutôt que, puisqu'il n'y a pas de vertu, si ce n'est dans ce milieu, il est lui-même comme l'essence et l'âme de toutes les vertus; car il les rapproche si bien les uns des autres qu'elles semblent toutes rien plus faire qu'une. On serait d'autant plus porté à croire qu'il en est ainsi, qu'elles ne participent pas seulement à ce juste milieu dans de certaines proportions, mais le possèdent chacune séparément tout entier. En effet, quoi de plus essentiel à la justice que ce juste milieu dont nous parlons? Elle ne peut s'en écarter qu'elle ne cesse de rendre à chacun ce qui lui est dû : or c'est en cela particulièrement qu'elle consiste. J'en dirai autant de la tempérance, il est évident qu'elle est ainsi nommée de ce qu'elle se tient dans un certain tempérament. Quant à la force, on ne peut nier non plus qu'elle ne s'exerce qu'à écarter les vices qui tentent de faire irruption dans ce juste milieu et de l'entamer par quelque endroit, c'est elle qui le défend et fait de lui le fondement du bien et le siège de la vertu. Ainsi donc c'est le propre de la justice, de la force et de la tempérance de garder un juste milieu; ce qui les distingue les unes des autres, c'est la manière dont elles le gardent : ainsi la justice maintient la volonté; la force y circonscrit l'action, et la tempérance y renferme la possession et l'usage. Il me reste maintenant à faire voir que la prudence ne demeure pas étrangère à cette admirable union des vertus. N'est-ce point elle qui la première découvre et reconnaît ce juste milieu quand depuis longtemps la notion, faute de pratique, s'en est effacée dans notre âme, a disparu sous la tyrannie jalouse du vice et dans les épaisses ténèbres qu'il répand à sa suite ? Ce qui fait que peu de gens savent le découvrir, c'est qu'il en est bien peu qui aient la prudence en partage. Ainsi donc le propre de la justice est de chercher ce milieu, celui de la force de s'en mettre en possession, et celui de la tempérance de savoir le garder. Je ne me suis point proposé de disserter ici sur les vertus, j'ai seulement voulu montrer combien il importe de vaquer à la considération, puisque c'est par elle que nous arrivons à la découverte de ces vérités et d'autres semblables. N'est-ce pas perdre sa vie que de la passer tout entière sans s'appliquer à un exercice si pieux et si utile? [1,9] CHAPITRE IX. 12. Mais que dira-t-on a, si on vous voit vous adonner tout à coup sans réserve à cette philosophie que vos prédécesseurs ont un peu délaissée? Il ne manquera pas de gens qui vous verront d'un mauvais œil vous éloigner des sentiers battus par vos devanciers et qui croiront que vous n'agissez ainsi que pour jeter le blâme sur leur mémoire. Vous connaissez le proverbe: « On s'attire les regards des hommes quand on ne fait pas comme tout le monde; » on ne manquera pas de vous l'appliquer et de dire que vous ne vous proposez pas autre chose. D'ailleurs vous ne sauriez non plus sur-le-champ corriger toutes les erreurs de vos prédécesseurs, ni réparer toutes leurs fautes à la fois; mais avec le temps, et avec la sagesse que Dieu vous a donnée, vous pourrez profiter des occasions favorables pour vous y appliquer peu à peu; en attendant, tirez d'un mal dont vous n'êtes pas la cause tout le bien que vous pourrez. Toutefois, si nous nous réglons sur les bons plutôt que sur les nouveaux exemples, il nous sera facile de trouver plus d'un souverain Pontife qui a su se créer des loisirs au milieu des affaires les plus importantes. Ainsi, dans un moment où Rome était sur le point d'être assiégée, et que l'épée des barbares était déjà comme suspendue sur la tête de ses citoyens, on n'en vit pas moins le pape saint Grégoire travailler en paix à ses doctes écrits; car ce fut précisément à cette époque, comme on le voit par la préface de son livre, qu'il commenta avec autant de talent que de soin la dernière partie et la plus ardue des prophéties d'Ezéchiel. [1,10] CHAPITRE X. 13. Mais enfin d'autres usages ont prévalu, les moeurs ont changé; on ne peut pas dire que nous marchons vers des temps difficiles; nous y sommes arrivés. La fraude, l'intrigue et la violence règnent aujourd'hui sur toute la terre: les plaideurs ne manquent pas, mais c'est à peine si le bon droit trouve un défenseur; partout les puissants oppriment les faibles. Je ne puis, direz-vous, retirer mon secours aux opprimés, ni refuser de rendre la justice à ceux dont les droits sont méconnus et violés; or on ne peut juger une affaire si elle n'est débattue et si on n'a point entendu les parties. Aussi ne trouvé-je pas mauvais que les causes soient discutées comme elles doivent l'être; mais la méthode suivie de nos jours me paraît tout à fait détestable, indigne de l'Eglise de même que du barreau, et je suis à me demander comment vos pieuses oreilles peuvent entendre toutes ces disputes d'avocats et tous ces assauts de paroles que je trouve bien plus propres à obscurcir la vérité qu'à la mettre en lumière; réformez ces usages détestables, mettez fin à ce verbiage inutile et fermez toutes ces bouches mensongères façonnées à l'art de l'imposture; elles n'ont d'éloquence que pour attaquer le bon droit et d'habileté qu'à défendre l'erreur. Le talent, chez ces avocats, ne sert qu'à faire le mal, et ils semblent n'avoir reçu le don de la parole que pour outrager la vérité. Ce sont des hommes qui se mêlent de donner des leçons à ceux de qui ils devraient en recevoir; ils présentent leurs inventions pour des faits avérés, embrouillent les vérités les plus simples et empêchent la justice d'avoir son cours. Rien n'est plus propre à faire découvrir sans peine la vérité qu'une exposition courte et simple des faits; je voudrais donc que dans les causes qui mériteront d'être portées à votre tribunal, et elles sont loin d'être toutes dans ce cas, vous prissiez l'habitude de décider rapidement, quoique après un examen suffisant, et de couper court à toutes ces longueurs inventées pour échapper à la condamnation et multiplier les frais. Appelez devant vous la cause de la veuve, du pauvre, de celui qui n'a rien à donner; quant aux autres, vous pourrez charger d'autres juges du soin de les expédier; d'ailleurs elles ne méritent pas pour la plupart l'honneur même d'une audience, car je ne vois pas pourquoi vous consentiriez à entendre des gens que l'évidence de leurs crimes a condamnés d'avance. Telle est l'impudence de certains hommes qu'alors même que toute leur cause atteste manifestement à tous les yeux leurs coupables intrigues, ils ne rougissent pas de solliciter une audience et de faire appel à la conscience publique, tandis que la leur devrait suffire pour les confondre. Personne encore n'a essayé de réprimer l'audace de ces hommes sans pudeur, aussi n'a-t-on pas manqué de voir leur nombre et leur effronterie s'accroître. D'ailleurs je ne sais comment il se fait que les gens vicieux ne redoutent point le jugement de leurs semblables, sans doute c'est que là où tout le monde est souillé, personne ne fait attention à la souillure des autres. On ne vit jamais, en effet, un avare rougir d'un avare comme lui, ni l'impudique et le débauché avoir honte de ses semblables. Or l'Eglise aujourd'hui est pleine d'ambitieux, voilà pourquoi on n'y témoigne pas plus de répugnance et d'horreur pour les intrigues et les cabales de l'ambition qu'on n'en éprouve dans une caverne de voleurs pour le récit des actes de brigandages exercés contre les voyageurs. [1,11] CHAPITRE XI. 14. Si vous êtes un vrai disciple de Jésus-Christ que votre zèle s'enflamme et que votre autorité s'élève contre cette impudence et cette peste publique. Le Maître vous donne l'exemple, fixez vos yeux sur lui; puis entendez-le vous dire : « Que celui qui me sert, me suive (Joan., XII, 26). » Or ce qu'il prépare ce ne sont point les oreilles pour écouter, mais un fouet pour sévir : il n'a le temps ni de faire ni d'entendre de longs discours, et, au lieu de s'asseoir pour juger, il se lève et se précipite pour infliger la peine méritée; vous savez pourquoi, car il le dit, c'est parce qu'on a fait une maison de trafic de la maison de prières. Je voudrais que nos modernes trafiquants du temple rougissent de même à votre aspect ou redoutassent ainsi votre présence, car vous aussi vous avez le fouet en main : oui, qu'ils tremblent tous ces hommes d'argent et que leur or soit pour eux un sujet d'alarmes au lieu de les rassurer, et qu'ils se sentent plus portés à le cacher qu'à l'étaler à vos yeux en voyant que vous êtes plutôt disposé à le jeter au vent qu'à le recevoir. Si vous tenez cette conduite, vous ferez rentrer nombre de gens dans le devoir, vous rendrez à des emplois honorables une foule d'hommes qui ne sont occupés aujourd'hui qu'à poursuivre des gains honteux, et vous ôterez à tous ceux qui voudraient les imiter la pensée de le faire. Ajoutez à cela que vous vous procurerez en même temps ces loisirs dont je vous ai montré l'avantage, car vous vous trouverez beaucoup de temps libre pour vaquer à la considération, dès que vous en consacrerez moins aux affaires, dont vous ne réserverez comme je l'ai dit, qu'un très-petit nombre à votre tribunal, et renverrez le reste à d'autres juges chargés de les terminer. Quant à celles que vous aurez jugées dignes d'être portées devant vous, vous devez les expédier avec toute la rapidité que leur bonne solution comporte. Quant à la considération, j'ai la pensée de ne pas m'en tenir à ce que je vous en ai dit, mais ce sera dans un second livre que je vous en reparlerai, car il est temps que je termine celui-ci si je ne veux pas qu'il finisse par vous fatiguer et vous déplaire en le prolongeant davantage.