[1,0] PREMIER DEGRÉ. Considération de l'homme. [1,1] Désirez-vous sincèrement de vous élever à Dieu; commencez par apprendre à vous connaître vous-même. Chacun de nous est la créature et l'image de Dieu, et. rien ne nous intéresse autant que nous-mêmes. C'est dans ce sens que Tobie a dit : "Veillez sur vous", (Tob. 4,13), paroles qui ont fourni à S. Basile la matière d'un savant discours. Celui qui s'examinera attentivement et considèrera ce qui se passe en lui-même y trouvera comme un abrégé de l'univers, d'où il pourra sans peine s'élever à la connaissance du créateur de toutes choses. Mais il n'est ici question que de l'examen de quatre causes générales; savoir: quel est mon créateur, de quelle matière il m'a formé, quelle forme il m'a donnée, et pour quelle fin il m'a créé. Si je cherche à connaître mon créateur, je ne trouve que Dieu; si je désire connaître la matière dont il m'a formé, je rencontre le néant; d'où je conclus que tout ce qui est en moi est l'oeuvre de Dieu et lui appartient tout entier. Si j'examine la forme, je vois que je suis créé à l'image de Dieu; si je veux savoir pourquoi Dieu m'a créé, je ne puis douter que ce ne soit pour le posséder et pour être heureux de son propre bonheur. C'est pourquoi je comprends que j'ai des liaisons et des rapports si intimes avec Dieu, qu'il est lui-même mon créateur, l'auteur de ma vie, mon père, mon modèle, ma béatitude et mon tout. Et si je le comprends bien, comment pourrai-je ne pas le chercher avec ardeur ? ne pas penser à lui? ne pas soupirer après lui ? ne pas désirer de le voir et de le posséder ? Ou plutôt ne devrais-je pas gémir sur les épaisses ténèbres de mon coeur, qui pendant si longtemps n'a désiré, n'a cherché rien moins que ce Dieu qui est cependant mon unique ressource? [1,2] 1° Mais entrons dans un plus long détail. Je vous en conjure, dites, ô mon âme, qui vous a tirée de ce néant où vous étiez plongée naguère ? ce ne sont pas certainement vos parents; s'ils ont engendré votre corps, vous savez que ce qui est né de la chair n'est que chair : "Quod natum est ex carne, caro est". Mais vous êtes une substance spirituelle. Ce n'est ni le ciel, ni la terre, ni les astres qui vous ont produite. Ces choses sont corporelles et vous êtes spirituelle. Ce ne sont pas non plus les anges, ni aucune autre créature spirituelle, car vous n'avez été formée d'aucune matière, mais tirée du néant, et il n'y a que la toute-puissance de Dieu qui de rien puisse faire quelque chose. C'est donc lui seul qui, sans coopérateur, sans le ministère de qui que ce soit, vous a créée quand il l'a voulu, de ses propres mains, qui sont son intelligence et sa volonté. Mais peut-être ce n'est pas Dieu qui produit votre corps, peut-être le devez-vous à quelqu'être créé; Dieu aura formé votre âme, et vous devez votre corps à vos parents? Vous vous trompez, c'est Dieu qui en est l'auteur : il est le véritable architecte et le père non seulement de votre âme, mais encore de votre corps; vos parents n'ont été employés en cela que comme les derniers manoeuvres le sont dans la construction d'un édifice; vous appartenez entièrement à Dieu. En effet si vos parents avoient eu par eux-mêmes le pouvoir de former votre corps, ils connaîtraient le nombre des muscles, des veines, des nerfs, des os qui en composent la structure, et plusieurs autres merveilles qu'on y admire; cependant ils ignorent, à moins qu'ils ne l’aient appris par l'anatomie. Bien plus, lorsque le corps est malade, qu'un membre se dessèche, ou qu'il est amputé, ils pourraient le rétablir, si c'était eux qui l'eussent formé, de même que l'horloger répare sa montre et l'architecte restaure l'édifice qu'il a construit. Mais vos parents ne peuvent rien de semblable. Que dirons-nous de l'union de l’âme avec le corps, de l'esprit avec la matière, de ces deux substances qui n'ont entr'elles aucune ressemblance, aucune proportion, et qui sont néanmoins unies par des liens si forts, qu'elles ne font qu'une même substance ?N'est-ce pas là évidemment l'ouvrage d'une puissance infinie ? C'est donc au seul auteur des grandes merveilles, "Qui facit mirabilia magna solus" (Ps. 135,4), qu'il faut attribuer la création et l'union de l’âme avec le. corps. L'Esprit-Saint parlait donc par la bouche de Moïse, lorsque celui-ci disait aux Hébreux: "N'est-ce pas Dieu qui est votre père, qui vous a possé dés comme son héritage, qui vous a faits et qui vous a créés (Deuter. 36,6)". Le S. homme Job nous enseigne la même vérité (Job 10,11). "Vous m'avez", dit-il à Dieu, "vous m'avez revêtu de peau et de chair,vous m'avez affermi et soutenu par les os et des nerfs" ; cette vérité est confirmée par le Prophète Royal (Ps. 118) : "Vos mains", dit-il, s'adressant à Dieu, "vos mains m'ont fait et m'ont formé et fortifié ; c'est vous (Ps. 138) qui m'avez formé et qui avez mis la main sur moi pour me tirer du néant". La mère des Machabées disait aussi à ses enfants (Mach. 7) : "Je ne sais comment vous avez été formés dans mon sein, car ce n'est pas moi qui vous ai donné l'esprit, l’âme et la vie, ni qui ai joint vos membres pour en faire un corps; mais c'est le créateur du monde qui a formé l'homme dans sa naissance et qui a donné l'origine la toutes choses". Jésus-Christ lui-même nous dit (Math. 23) : "N’appelez personne votre père sur la terre; car vous n'avez qu'un seul père, qui est dans les cieux". Courage donc, ô mon âme! si Dieu est votre créateur, s'il est votre père, votre appui, votre nourricier ; si tout votre être, tout ce que vous avez est de lui, et vient de lui ; si tout ce que vous espérez, vous ne l'attendez que de lui, pourquoi ne pas vous glorifier d’un tel père? pourquoi ne pas l'aimer de tout votre coeur ? pourquoi ne pas mépriser, pour l'amour de lui, tout ce qui est terrestre? pourquoi vous laisser dominer par de vains désirs ? Elevez vers lui vos regards, et, ayant un père si puissant dans le Ciel, ne craignez point d'ennemis sur la terre. Imitez la confiance et l'amour de David (Ps. 118), lorsqu'il disait: "Je vous appartiens, ô mon Dieu, sauvez-moi". O mon âme! si vous considériez comment l'Eternel, le Tout-Puissant, qui n'a nul besoin de vos biens, qui ne perd rien en vous perdant, veut cependant arrêter continuellement sur vous ses regards et daigne vous aimer, vous protéger, voua diriger, vous favoriser comme si vous étiez pour lui un trésor précieux, certainement vous mettriez en lui toute votre confiance; vous le craindriez comme votre Seigneur,, vous l'aimeriez comme votre Père; et les biens ni les maux de cette vie, quelque grands qu'ils fussent, ne sauraient vous séparer de son amour. [1,3] 2° Examinons maintenant la matière dont l'homme est formé. Il est vrai qu'elle est très vile, mais par là-même elle doit nous inspirer la plus profonde humilité; vertu qui l'emporte ici-bas sur les autres par son utilité; vertu d'autant plus précieuse et désirable qu'elle est plus rare parmi les hommes. On ne peut douter que la matière de l’âme ne soit le néant, qui est ce qu'il y a de plus vil. Quand à celle dont le, premier homme fut formé, ce ne fut qu'un peu de terre, ou de poussière et de boue. "Dieu forma l'homme", dit l'Écriture, "du limon de la terre" (Genes. 2), et peu de temps après sa chute, Dieu lui dit : "Tu es poussière et tu retourneras en poussière" (Genes. 3). C'est pour cette raison que le patriarche Abraham, se rappelant son origine, disait à Dieu: "Puisque j'ai commencé, je parlerai, à mon Seigneur, quoique je ne sois que cendre et poussière" (Gen. 18). Mais ce n'est pas en cela seul que consiste la vilité de la matière dont nous sommes formés. Car le limon, ou cette poussière, ne provient point d'une autre matière préexistante, mais du pur néant. Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; ils ne furent point tirés d'un autre ciel ni d'une autre terre, mais Dieu les forma de rien. C'est donc au néant que remonte l'origine de cet être si superbe qu'on appelle homme; soit qu'on le considère du côté du corps, soit qu'on le considère du côté de l’âme. D'où il faut conclure que l’homme n'a rien dont il puisse se glorifier, comme s'il ne l'avait pas reçu de Dieu; tous les ouvrage sortis des mains de l'homme, fruits de son génie ou de son travail, ont d'eux-mêmes quelque chose dont ils pourraient tirer vanité, s'ils étaient capables de sentiment et doués de la parole. Un vase d'or, un meuble de bois, une maison, fût-elle de marbre ou d'ivoire, pourraient dire à l’ouvrier qui les a faits : Nous vous sommes redevables de la forme, mais la matière ce n'est pas vous qui l’avez produite; et cependant ce que nous avions indépendamment de vous est plus précieux que ce que nous avons reçu de votre travail ou de votre génie. Mais l'homme, qui n'a et qui n'est absolument rien de lui-même, n'a aucun sujet de se glorifier. L'Apôtre a donc raison de dire: "Si quelqu'un s'imagine être quelque chose, quoiqu'il ne soit rien, il se trompe" (Gal. 6). Qu'avez-vous en effet que vous n'ayez reçu? et si vous l'ayez reçu pourquoi vous en glorifier; comme si vous ne l'aviez pas reçu (I Cor. 4)? S. Cyprien parle dans le même sens lorsqu'il dit (Lib. 3. ad Quirinum, 4) que n'ayant de nous-mêmes que le néant nous ne devons nous glorifier de rien. Mais direz-vous peut-être, les hommes sont justement loués de plusieurs actions d'éclat, afin d'encourager la vertu. Soit; j'accorde que certaines actions extraordinaires méritent d'être louées, non en elles-mêmes mais dans le Seigneur, comme dit l'Apôtre (2. Cor. 10 ; Ps. 33) : "Qui gloriatur, in Domino glorietur. In Domino laudabitur anima mea". Car, lorsqu'un homme fait quelque chose d'éclatant, je demanderai : de quelle manière l'a-t-il fait ? par quelle industrie, sous quelle direction et par quel secours. Il est certain que la matière dont il s'est servi vient de Dieu et ce n'est pas l'homme qui l'a créée; son industrie est encore un don de Dieu, qui l'a dirigé et tellement aidé que, sans cette direction et ce secours, il n'aurait rien fait de bon. Car Dieu produit dans l'homme, et sans son secours, beaucoup de bien; mais l'homme ne fait aucun bien sans que Dieu l'opère avec lui, comme l'a décidé le deuxième concile d'Orange. C'est pourquoi Dieu daigne se servir du ministère de l'homme pour opérer le bien qu'il pourrait faire lui-même sans son secours, afin que l'homme s'avoue débiteur envers Dieu, qu'il ne s'enorgueillisse point, mais qu'il se glorifie dans le Seigneur. Vous serez donc sage, ô mon âme! si vous vous placez toujours au dernier rang. Gardez-vous de jamais ravir la gloire de Dieu ; descendez dans votre néant, qui seul vous appartient, et dès lors le monde entier ne saurait vous inspirer de l'orgueil. Mais parce que cette précieuse vertu d'humilité avait presque disparu de ce monde, et qu'elle ne se trouvait plus ni dans les livres des philosophes, ni dans les moeurs des nations, le Maître de toutes les vertus est descendu du Ciel ; et quoiqu'il eût la nature de Dieu, quoiqu'il fût égal à Dieu son père; cependant il s'est anéanti lui-même en prenant la nature d'esclave, et il s'est rabaissé, se rendant obéissant jusqu'à la mort (Philip. 2), et il a dit aux hommes! "Apprenez de, moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes" (Math. 11). O mon âme ! si vous rougissez d'imiter l'humilité des hommes, au moins ne rougissez pas d'imiter celle d'un Dieu, qui ne peut tromper, ni être trompé; qui résiste aux superbes, et donne sa grâce aux humbles (Jacques. 4). [1,4] 3° Apres avoir parlé de la matière dont l’homme est pétri, parlons de la troisième cause, qui est la forme; autant celle-là est vile, autant celle-ci est précieuse et excellente. Sans parler de la forme extérieure et accidentelle du corps humain, qui l'emporte sur celle de tous les animaux, je viens à la forme substantielle de l'homme, je veux dire l'âme, qui le distingue de tous les autres animaux, cette âme qui est immortelle, douée de raison et de libre arbitre, faite à l'image de Dieu, sur le modèle de ses divines perfections. Car au temps de la création Dieu dit: "Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, et qu'il commande aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, aux bêtes et a toute la terre et à tous, les reptiles qui se remuent sur la terre" (Gen. 1). L'homme est donc l'image de Dieu, non selon le corps, mais selon l'esprit ; car Dieu est esprit et il n'a pas de corps. Là est l'image de Dieu, dit St. Basile, où se trouve ce qui commande aux autres animaux ; mais l'homme ne commande pas aux bêtes par la- force de son corps, qui est moindre que dans plusieurs d'entr'elles; mais c'est par son âme, douée de raison et de libre arbitre : ce n'est pas par ce qu'il a de commun avec les brutes qu'il est leur maître, mais par ce qui l'en distingue, c'est-à-dire parce qu'il a de ressemblance avec Dieu. Elevez-vous maintenant, ô mon âme, vers votre modèle, et reconnaissez que tout ce qu'il y a de bon dans l'image consiste dans sa ressemblance avec ce modèle. Car si le modèle est difforme, tel qu'on représente quelquefois le démon, la perfection du portrait consistera à bien représenter la laideur de l'original; et tandis que la difformité du modèle sera une véritable difformité, celle du tableau passera pour une beauté. Mais si le modèle est beau, la copie en sera d'autant plus précieuse qu'elle se rapprochera, avantage de la beauté du modèle: en sorte que si l'image avait du sentiment, elle ne souhaiterait rien tant que de voir continuellement son modèle, de s’y conformer et de lui ressembler le plus qu'il lui serait possible. Votre modèle, ô mon âme, c'est Dieu, beauté infinie, lumière sans ombres de ténèbres (I Jean, 1) dont la beauté est admirée par l'astre du jour et par celui de la nuit. Mais pour mieux réussir, par tous les moyens possibles, à imiter la beauté d'un si beau modèle, et avoir avec lui une plus parfaite ressemblance, ce qui constitue toute votre perfection, tout votre avantage, tout votre honneur, toute votre joie, tout votre repos, tout votre bien, sachez que la beauté de Dieu, qui est votre modèle, consiste dans la sagesse et la sainteté. Car de même que la beauté du corps vient de la proportion des membres et de la beauté du teint; de même aussi dans la substance spirituelle, la lumière de la sagesse forme sa beauté, et c'est la justice qui établit la justesse de ses proportions. Remarquez cependant que par le mot de justice il ne faut pas entendre ici une vertu particulière; mais cette justice universelle qui renferme toutes les vertus. La plus belle âme est celle en qui brille la lumière de la sagesse et dont la volonté est, pour; ainsi dire, saturée de la justice parfaite. Mais c'est Dieu, mon âme, c'est votre divin modèle, qui est lui-même la sagesse, la justice et par conséquent la beauté par excellence; et parce que le nom de sainteté signifie ces précieux biens de là justice et de la sagesse, les Anges répètent sans cesse : Saint, saint, saint, est le Dieu des armées (Is. 6), et Dieu lui-même crie aux hommes, formés à sa ressemblance: "Soyez saints, parce que moi, qui suis le Seigneur votre Dieu, je suis saint" (Levit. 11) et il leur fait dire par son fils: "Soyez parfaits, comme votre père céleste est parfait" (Math. 5). Désirez-vous donc, ô mon âme, ressembler, autant que possible, à votre modèle, aimez par dessus tout la sagesse et la justice. La vraie sagesse consisté à juger de tout selon la première cause. Cette première cause est la volonté divine, ou la loi qui manifeste aux hommes la volonté de Dieu. Si vous aimez donc la sagesse, vous devez écouter non ce que dicte la loi charnelle, non l'impression des sens, non ce que le monde approuve, ce que les parents conseillent ou que les flatteurs proposent; mais, fermant l'oreille à tous ces faux conseils, à toutes ces perfides insinuations, vous devez vous conformer à la volonté de vôtre Dieu, et ne regarder comme utile, glorieux, désirable, et bon, sous tous les rapports, que ce qui est conforme à la volonté et à la loi de Dieu. C'est en cela que consiste la sagesse des saints; dont le Sage a dit: Je l'ai plus aimée que la santé et que la beauté; j'ai résolu de la prendre pour ma lumière, parce que sa clarté ne peut être jamais éteinte: Tous les biens me sont venus avec elle. La justice, qui est l'autre partie de la beauté spirituelle, renferme toutes les vertus qui ornent et perfectionnent la volonté, mais surtout la charité; qui est la mère et la source de toutes ces vertus, de laquelle parle St. Augustin, dans son livre de la Nature et de la Grâce. "Le commencement de la charité", dit-il, "est le commencement de la justice une charité plus étendue est une justice plus avancée; et enfin une charité parfaite est une parfaite justice" (Chap. 70). Car celui qui aime accomplit la loi, parce que la charité n'opère point le mal, et par cette raison la charité est l'accomplissement de la loi (Rom. 13). C'est dans ce sens que St. Jean ( I Jean, 2) assure que l'autour de Dieu est parfait dans celui qui garde sa parole, c'est-à-dire ses commandements : voulez-vous donc vous rendre conforme au divin modèle, obéissez à celui qui vous dit: "Soyez les imitateurs de Dieu, comme ses enfants bien-aimés, et marchez dans l'amour et dans là charité pour vos frères" (Eph. 5, 1). Car le fils est l'image du Père, et nous avons déjà dit qu'une image n'est parfaite qu'autant qu'elle a une parfaite ressemblance avec l'original. Si vous compreniez parfaitement cette vérité, ô mon âme; et si, ressemblant à votre modèle par la beauté d'une vraie sagesse et d'une vraie justice, vous étiez agréable aux yeux du Souverain Roi, quelle ne serait pas alors la paix de votre âme ? de quelle joie ne serait-elle pas inondée ? avec quelle facilité foulerait-elle aux pieds les délices du monde? D'un autre côté, si vous considériez quelle est l'indignation de Dieu lorsqu'il voit en vous son image, destituée de la lumière, de la sagesse et de l'ornement de la justice, se souiller, se déshonorer, s'avilir, et l'homme, comblé d'honneur, au point d'être semblable à Dieu, s'assimiler maintenant à de vils animaux et leur devenir semblable, vous seriez saisie d'horreur et d'effroi, et vous ne sauriez goûter le repos que vous n'eussiez auparavant purifié toutes les souillures de votre âme par les larmes de la plus amère contrition, et que vous n'eussiez recouvré cette ressemblance avec votre divin modèle. Mais parce qu'encore, tandis que vous êtes éloignée du Seigneur, que vous marchez par la foi et non par une claire vue, vous avez besoin du secours continuel de Dieu, soit afin de persévérer dans sa ressemblance déjà acquise, soit pour lui devenir de jour en jour plus ressemblante, c'est-à-dire plus ornée, plus éclairée, poussez vers Dieu de profonds gémissements et dites-lui: Seigneur, saint et très miséricordieux, qui avez daigné créer cette âme à votre image, perfectionnez, je vous en conjure, cette misérable esquisse, augmentez en elle la sagesse, la justice; cachez-la dans l’intérieur de votre tabernacle, afin qu'elle ne puisse être souillée ni par la boue de la concupiscence charnelle, ni par la fumée des honneurs mondains, ni par la poussière des pensées terrestres. [1,5] 4° Venons maintenant à la dernière cause, qui est la fin pour laquelle Dieu nous a crées. Cette fin est Dieu même. Elle est intrinsèque et extrinsèque. La fin intrinsèque de la chose est l'état de la plus grande perfection dont elle est susceptible. La fin intrinsèque d'un palais est l’achèvement de toutes ses parties ; on dit en effet qu'il est fini lorsqu'il ne manque plus rien de ce que demande sa construction. La fin intrinsèque d'un arbre est l’état parfait que demande sa nature; car on peut dire qu'un arbre a atteint ce but, lorsqu'il a étendu ses rameaux, produit des feuilles, qu'il s'est revêtu de fleurs, de fruits, et qu'après les avoir mûris on l'en voit tout chargé. On pourra donc dire que l'homme a atteint cette fin sublime pour laquelle il a été créé, lorsque son âme verra Dieu tel qu'il est; la connaissance de toutes choses sera l'effet de cette vision, et la volonté jouira du souverain bien qu'elle a si ardemment aimé et désiré, et le corps, doué de l'immortalité, de l’impassibilité et des autres glorieux avantages, jouira d'une paix et d'une joie éternelles. Et parce que l'essence de cette béatitude finale est la vision de. Dieu, qui doit nous conduire, nous qui sommes les images de Dieu, à l’état parfait et à la parfaite ressemblance avec notre divin modèle, St. Jean nous dit (I Jean 3,8); Nous sommes déjà, enfants de Dieu; mais ce que nous serons un jour ne paraît pas encore. Nous savons que lorsque Jésus-Christ, se montrera dans sa gloire; nous serons semblables à lui; parce que nous le verrons tel qu'il est. O si vous pouviez, ô mon âme ! comprendre le sens de ces paroles: Nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est, il n'en faudrait pas davantage pour dissiper les nuages de toutes les satisfactions terrestres! Dieu est très heureux, et ce suprême bonheur provient de ce qu'il se voit sans cesse tel qu'il est; de cette vision parfaite du souverain bien et de cet ardent amour de lui-même dont il jouit sans cesse depuis l'éternité. C'est pour cette fin sublime et très élevée qu'il vous a créée; je le vois dans ces paroles: "Entrez dans la joie de votre Seigneur" (Matt. 25), c'est à dire, soyez participante de la joie dont Dieu jouit lui-même ; je le vois dans ce que dit St. Luc : Je vous prépare le royaume céleste comme mon père me l'a préparé, afin que vous mangiez et que vous buviez à ma table dans mon royaume; c'est-à-dire je vous rendrai participante de mon royaume et de ma table royale, afin de vous faire jouir de l'honneur, de la puissance et des délices dont je jouis avec mon Père. Qui peut se faire une juste idée de cet honneur, de cette- puissance, de ces délices et de la félicité du Roi des rois, du Seigneur des seigneurs,de notre Dieu? Assurément, celui dont la pensée et l’espérance s'élèverait à cette hauteur de notre dernière fin, rougirait de disputer la possession des biens terrestres,de s'affliger de leur perte et de se réjouir de leur acquisition; il rougirait de rechercher, comme font les animaux, les voluptés sensibles,sachant qu’il peut prétendre à la société des anges et à la participation de l'amitié de Dieu et de ses richesses inestimables. [1,6] 5° Par la fin extrinsèque d'une chose, on entend la fin pour laquelle cette chose a été faite. Un palais est fait pour celui qui doit l'habiter; l'arbre croît pour son maître, et la fin de l'homme est Dieu, qui est son unique souverain:, car c'est lui qui a créé l'homme, il l'a formé de son propre fonds, et il l'a créé pour lui; c'est lui qui le conserve, qui pourvoit à ses besoins, et qui le récompense. C’est donc avec raison qu'il lui fait ce précepte: "Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, et vous ne servirez que lui". (Deut. 6 ; Math. 4). Mais réveillez ici votre attention, O mon âme; les autres choses, qui ont été créées pour l'homme, lui sont utiles, et non à elles-mêmes: le boeuf laboure pour l'homme et non pour lui; les champs, les vignes, les jardins ne remplissent ni leur cave, ni leur grenier, ni leur bourse , mais celle de l'homme; enfin le travail, les sueurs et la fatigue sont le partage des esclaves, et les profits, le repos et les jouissances sont pour le maître. Mais le Seigneur votre Dieu, qui n'a besoin de rien, en exigeant que l'homme le serve, renonce au profit et fait rejaillir sur celui qui le sert l'utilité, le gain et la récompense. O Seigneur, qui êtes suave, doux et rempli de miséricorde (Ps. 85), quel est l'homme qui ne vous servira pas de tout son coeur, si peu qu'il ait commencé de goûter la douceur de votre domination paternelle? Qu'ordonnez-vous, Seigneur, à ceux qui vous servent ?vous leur dites : "Chargez-vous de mon joug" (Math. 11) ; et qu'est-ce que votre joug? C'est, leur répondez-vous, un joug suave, et un fardeau léger. Qui ne se chargera volontiers d'un joug qui soulage au lieu de gêner, et d'un fardeau qui délasse au lieu de charger ? vous avez donc ajouté avec raison qu'en vous servant nous trouvons le repos de nos âmes (Math. 22); et ce qui constitue votre joug ne fatigue point, mais nous procure le repos ; c'est le premier et le plus grand de vos commandements: "Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur" (Math. 22). Qu'y a-t-il en effet de plus facile, de plus suave, de plus doux, que d'aimer la bonté, la beauté, et l'amour qui constituent votre essence? ô Seigneur mon Dieu ! votre serviteur David avait bien raison de dire que vos commandements sont plus aimables que l'or et que toutes les pierres précieuses; qu'ils sont plus doux que le miel, que le rayon de miel le plus excellent, et d'ajouter, que ceux qui les gardent y trouveront une grande récompense (Ps. 18). Qu'entends je, ô mon Dieu! vous promettez une récompense à ceux qui garderont des commandements plus aimables que l'or, et plus doux que le miel! oui, vous leur promettez, c'est votre apôtre St. Jacques qui nous l'assure (Jacq. 1,12) une récompense,et des plus magnifiques, qui est la couronne de vie que vous avez promise à ceux qui vous aiment. Et que faut-il entendre par cette couronne de vie ? C'est, comme l'enseigne St. Paul d'après Isaïe (1 Cor. 2, 9 ; Isai. 64) le plus grand bien que nous puissions penser ou désirer. Car, nous dit-il, l'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, et le coeur de l'homme n'a jamais connu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment. C'est vraiment, ô mon Dieu ! une grande récompense que celle qui est attachée à l'observation de vos commandements. Non seulement il est utile à l'homme qui obéit et nullement à Dieu qui commande, d'observer ce premier commandement, qui est le plus. grand de tous, mais encore les autres, destinés à perfectionner l'homme, à l'orner, à l'instruire, à l'illustrer, à le rendre bon et heureux. Soyez donc assez sage pour comprendre que Dieu vous a créée pour un bonheur éternel, que c'est là votre fin, votre centre, le trésor de votre cœur. En parvenant à cette fin vous serez heureuse , et malheureuse si vous vous en écartez. Regardez donc comme vraiment avantageux pour vous, tout ce qui conduit à cette fin; et comme vraiment pernicieux tout ce qui vous en éloigne. Le sage doit rester indifférent pour la prospérité et l'adversité, pour les richesses et la pauvreté, pour la santé et la maladie, pour les honneurs et l'ignominie, pour la vie et pour la mort, considérées en elles-mêmes; mais si ces choses contribuent à la gloire de Dieu et à la félicité éternelle, elles sont bonnes et désirables; comme elles sont un mal qu'il faut fuir dès qu'elles sont un obstacle au salut.