[41,0] XLI. De la beauté. [41,1] La vertu, semblable à un diamant d'une belle eau, qui a plus de jeu lorsqu'il est mis en oeuvre avec élégance et sans ornements, figure aussi beaucoup mieux dans un corps bien proportionné, mais qui a plutôt un air de dignité qui imprime le respect qu'une beauté délicate et efféminée qui plaise simplement aux yeux. Rarement les très belles personnes ont un mérite transcendant. Il semble que la nature en les formant ait été plus jalouse de composer un tout régulier qu'un tout d'une sublime perfection. Aussi assez ordinairement sont-elles plutôt sans défaut que distinguées par un génie supérieur ou une âme très élevée, et plus jalouses de briller par les agréments extérieurs que d'acquérir un mérite réel. Mais cette règle ne laisse pas d'avoir des exceptions, entre autres César-Auguste, Titus-Vespasien, Philippe IV, roi de France (surnommé le Bel) ; Edouard IV, roi d'Angleterre; l'Athénien Alcibiades; Ismael, sophi de Perse ; tous personnages qui eurent une âme grande et élevée quoiqu'ils fussent les plus beaux hommes de leur temps. [41,2] En fait de beauté, on préfère des formes gracieuses à un beau teint et la grâce dans les mouvements du visage et de tout le corps à celle même des formes. Ainsi ce qu'il y a de plus séduisant dans la beauté, la peinture ne peut l'exprimer. Elle n'est pas non plus en état de rendre cet air animé d'une personne vivante ni cette vive impression qu'elle fait à la première vue. ll n'est point de belle personne qui, envisagée en totalité, soit absolument sans défaut. Il serait difficile de dire lequel fut le plus extravagant d'Apelles et d'Albert Durer, dont l'un voulait composer une beauté idéale et parfaite à l'aide de proportions géométriques, et l'autre en réunissant toutes les plus belles parties qu'il aurait pu trouver en différents visages. [41,3] De telles beautés, je pense, ne plairaient qu'au peintre qui les aurait composées, et je ne crois pas que jamais peintre puisse composer un visage idéal plus beau que tous les visages réels, ou, s'il f réussit, ce sera tout au plus par un heureux hasard, à peu près comme un musicien compose un très bel air sans autre règle que le sentiment et le goût. Pour peu qu'on y fasse attention, on trouvera beaucoup de visages dont les parties, prises une à une, ne sont rien moins que belles, et dont l'ensemble ne laisse pas d'étre agréable. S'il est vrai que l'élément le plus essentiel de la beauté soit la grâce des mouvements, comme nous le disions plus haut, il serait moins étonnant de voir des personnes qui dans un âge mûr sont plus agréables que de jeunes personnes ; ce qui est conforme à ce mot d'Euripide : "L'automne des belles personnes est encore beau." Car les jeunes personnes ne peuvent observer en tout les convenances aussi bien que les personnes mûres ; les grâces qu'on leur trouve viennent en partie de ce que leur jeunesse même leur sert d'excuse. La beauté ressemble à ces premiers fruits de l'été qui se corrompent aisément et ne sont point de garde. Les fruits les plus ordinaires de la beauté sont le libertinage dans la jeunesse et le repentir dans la vieillesse. Cependant, lorsqu'elle est ce qu'elle doit être, elle fait biller les vertus et rougir les vices.