[3,0] III. De l'unité (de sentiment) dans l'église chrétienne. [3,1] La religion étant le principal lien de la société humaine, il est à souhaiter, pour cette société, que la religion elle-même soit resserrée par l'étroit lien de la véritable unité. Les dissensions et les schismes, en matière de religion, étaient un fléau inconnu aux païens. La raison de cette différence est que le paganisme était plutôt composé de rits et de cérémonies relatives au culte des dieux, que de dogmes positifs et d'une croyance fixe. Car on devine assez ce que pouvait être cette foi des païens, dont l'église n'avait pour docteurs et pour apôtres que des poètes. Mais l'Ecritune sainte, en parlant des attributs du vrai Dieu, dit de lui que c'est un Dieu jaloux. Aussi son culte ne souffre ni mélange ni alliage. Nous croyons donc pouvoir nous permettre un petit nombre de réflexions sur cet important sujet de l'unité de l'église, et nous tâcherons de faire des réponses satisfaisantes à ces trois questions : quels seraient les fruits de cette unité? Quelles en sont les vraies limites? Enfin, par quels moyens pourrait-on la rétablir? [3,2] Quant aux fruits de cette unité, outre qu'elle serait agréable à Dieu (ce qui doit être la fin dernière et le but de tous les buts), elle procurerait deux avantages principaux, dont l'un regarde ceux qui sont encore aujourd'hui hors de l'église, et l'autre est propre à ceux qui se trouvent déja dans son sein. A l'égard du premier, de tous les scandales possibles, les plus grands et les plus manifestes sont sans contredit les schismes et les hérésies; scandales pires que celui-même qui naît de la corruption des mœurs. Car il en est, à cet égard, du corps spirituel de l'église, cousine du corps humain, où une blessure et une solution de continuité est souvent un mal plus dangereux que la corruption des humeurs : en sorte qu'il n'est point de cause plus puissante pour éloigner de l'église ceux qui sont hors de son sein, et pour en bannir ceux qui s'y trouvent déja, que les atteintes données à l'unité. Ainsi, quand les sentiments étant excessivement partagés, on entend l'un crier : le voilà dans le désert, et l'autre dire : non, non, le voici dans le sanctuaire; c'est-à-dire, quand les uns cherchent le Christ dans les conciliabules des hérétiques, et les autres sur la face extérieure de l'église; alors on doit avoir l'oreille perpétuellement frappée de ces paroles des saintes Écritures : gardez-vous de sortir. [3,3] L'apôtre des gentils, dont le ministère et la vocation était spécialement consacré à introduire dans l'église ceux qui se trouvaient hors de son sein, s'exprimait ainsi en parlant aux fidèles : "si un païen, ou tout autre infidèle, entrant dans votre église, vous entendait parler ainsi différentes langues, que penserait-il de vous? Ne vous prendrait-il pas pour autant d'insensés ?" Certes, les athées ne sont pas moins scandalisés, lorsqu'ils sont étourdis par le fracas des disputes et des controverses sur la religion. Voilà ce qui les éloigne de l'église, et les porte à tourner en ridicule les choses saintes. Quoiqu'un sujet aussi sérieux que celui-ci semble exclure toute espèce de badinage, je ne puis m'empêcher de rapporter ici un trait de ce genre, qui peut donner une juste idée des mauvais effets de ces disputes théologiques. Un plaisant de profession a inséré dans le catalogue d'une bibliothèque imaginaire, un livre portant pour titre : "cabrioles et singeries des hérétiques". En effet, il n'est point de secte qui n'ait quelque attittule ridicule et quelque singerie qui lui soit propre et qui la caractérise; extravagance qui, en choquant les hommes charnels ou les politiques dépravés, excite leur mépris et les enhardit à tourner en ridicule les saints mystères. A l'égard de ceux qui se trouvent déjà dans le sein de l'église, les fruits qu'ils peuvent retirer de son unité, sont tous compris dans ce seul mot, la paix; ce qui renferme une infinité de biens : car elle établit et affermit la foi; elle allume le feu divin de la charité. De plus, la paix de l'église semble distiller dans les consciences mêmes, et y faire régner cette sérénité qui règne au dehors. Enfin, elle engage ceux qui se contentaient d'écrire ou de lire des controverses et des ouvrages polémiques, à tourner leur attention vers des traités qui respirent la piété et l'humilité. [3,4] Quant aux limites de l'unité, il importe, avant tout, de les bien placer. Or, on peut, à cet égard, donner dans deux excès opposés; car les uns, animés d'un faux zèle, semblent repousser toute parole tendant à une pacification : eh quoi! Jéhu est-il un homme de paix? Qu'y a-t-il de commun entre la paix et toi? Viens et suis-moi. La paix n'est rien moins que le but des hommes de ce caractère; il ne s'agit pour eux que de faire prédominer telle opinion et telle secte qui la soutient. D'autres, au contraire, semblables aux Laodicéens, plus tièdes sur l'article de la religion, et s'imaginant qu'on pourrait, à l'aide de certains tempéraments, de certaines propositions moyennes, et participant des opinions contraires, concilier avec dextérité les points en apparence les plus contradictoires, semblent ainsi vouloir se porter pour arbitres entre Dieu et l'homme. Mais il faut éviter également ces deux extrêmes; but auquel on parviendrait, en expliquant, déterminant, d'une manière nette et intelligible pour tous, en quoi précisément consiste cette alliance dont le Sauveur a stipulé lui-même les conditions, par ces deux sentences ou clauses qui, à la première vue, semblent contradictoires : "celui qui n'est pas avec nous, est contre nous : celui qui n'est pas contre nous, est avec nous"; c'est-à-dire, si l'on avait soin de séparer et de bien distinguer les points fondamentaux et essentiels de la religion, d'avec ceux qui ne doivent être regardés que comme des opinions vraisemblables et de simples vues, ayant pour objet l'ordre et la discipline de l'église. Tel de nos lecteurs sera tenté de croire que nous ne faisons ici que remanier un sujet trivial, rebattu, et proposer inutilement des choses déja exécutées; mais ce serait une erreur; car ces distinctions si nécessaires, si on les eût faites avec plus d'impartialité, elles auraient été plus généralement adoptées. [3,5] J'essaierai seulement de donner, sur cet important sujet, quelques vues proportionnées à ma faible intelligence. Il est deux espèces de controverses qui peuvent déchirer le sein de l'église, et qu'il faut éviter également; l'une a lieu lorsque le point qui est le sujet de la dispute étant frivole et de peu d'importance, il ne mérite pas qu'on s'échauffe, comme on le fait, en le discutant; la dispute n'ayant alors pour principe que l'esprit de contradiction. Car, à la vérité, comme l'un des Pères de l'église l'a observé, "la tunique du Christ était sans couture"; mais "le vêtement de l'église était bigarré de différentes couleurs"; et il donne à ce sujet le précepte suivant : "qu'il y ait de la variété dans ce vêtement, mais sans déchirure"; {Augustin, Enarrationes in Psalmos, Ps. XLIV, 24} car l'unité et l'uniformité sont deux choses très différentes. L'autre genre de controverse a lieu lorsque le point qui est le sujet de la discussion étant de plus grande importance, on l'obscurcit à force de subtilités, en sorte que, dans les arguments allégués de part et d'autre, on trouve plus d'esprit et d'adresse, que de substance et de solidité. Souvent un homme qui a de la pénétration et du jugement, entendant deux ignorants disputer avec chaleur, s'apperçoit bientôt qu'ils sont au fond du même avis, et qu'ils ne diffèrent que par les expressions, quoique ces deux hommes, abandonnés à eux-mêmes, ne puissent parvenir à s'accorder à l'aide d'une bonne définition. Or, si, malgré la très légère différence qui peut se trouver entre les jugements humains, un homme peut avoir assez d'avantage, à cet égard, sur d'autres hommes, pour faire sur eux une telle observation, il est naturel de penser que Dieu, qui, du haut des cieux, scrute tous les coeurs et lit dans tous les esprits, voit encore plus souvent une même opinion dans deux assertions où les hommes, dont le jugement est si faible, croient voir deux opinions différentes, et qu'il daigne accepter l'une et l'autre également. St. Paul noms donne une très juste idée des controverses de ce genre et de leurs effets, par l'avertissement et le précepte qu'il offre à ce même sujet : "évitez", dit-il , "ce profane néologisme qui donne lieu à tant d'altercations, et ces vainces disputes de mots qui usurpent le nom de science". Les hommes se créent à eux-mêmes des oppositions et des sujets de dispute où il n'y en a point : disputes qui n'ont d'autre source que cette trop grande disposition à imaginer de nouveaux termes, dont on fixe la signification de manière qu'au lieu d'ajuster les mots à la pensée, c'est au contraire la pensée qu'on ajuste aux mots. Or, il y a aussi deux espèces de paix et d'unité qu'on doit regarder comme fausses; l'une est celle qui a pour fondement une ignorance implicite; car toutes les couleurs s'accordent, ou plutôt se confondent dans les ténèbres. L'autre est celle qui a pour base l'assentiment direct, formel et positif à deux opinions contradictoires sur les points essentiels et fondamentaux; la vérité et l'erreur sur des points de cette nature, peuvent être comparés au fer et à l'argile dont étaient composés les doigts des pieds de la statue que Nabuchodonosor vit en songe ; on peut bien les faire adhérer l'une à l'autre, mais il est impossible de les incorporer ensemble. [3,6] Quant aux moyens et aux dispositions dont l'unité peut être l'effet, les hommes, en s'efforçant de rétablir ou de maintenir cette unité, doivent bien prendre garde de donner atteinte aux lois de la charité, ou de violer les lois fondamentales de la société humaine. Il est, parmi les chrétiens, deux sortes d'épées; l'une, spirituelle, et l'autre, temporelle; épées dont chacune ayant sa destination et sa place, ne doit, en conséquence, être employée qu'à propos à maintenir la religion. Mais, dans aucun cas, on ne doit employer la troisième; savoir, celle de Mahomet. Je veux dire qu'il ne faut jamais propager la religion par la voie des armes, ni violenter les consciences par de sanglantes persécutions, hors les cas d'un scandale manifeste, de blasphêmes horribles, ou de conspiration contre l'état, combinées avec des hérésies. Beaucoup moins encore doit-on, dans les mêmes vues et sous le même prétexte, fomenter des séditions, autoriser des conjurations, susciter des révoltes, mettre l'épée dans les mains du peuple, ou employer tout autre moyen de cette nature, et tendant à la subversion de toute espèce d'ordre et de gouvernement. Car tout gouvernement légitime a été établi par Dieu même. Employer ces odieux moyens, c'est heurter la première table (de la loi) contre la seconde; et, en considérant les hommes comme chrétiens, oublier que ces chrétiens sont des hommes. Le poète Lucrèce, ne pouvant supporter l'horrible action d'Agamemnon, sacrifiant sa propre fille, s'écrie, dans son indignation : "tant la religion a pu inspirer d'atrocité"! {Lucrèce, De la nature des choses, I, 101} Mais qu'aurait-il dit du massacre de la Saint-Barthélémi, de la conspiration des poudres, etc. si ces horribles attentats avaient été commis de son temps? De telles horreurs l'auraient rendu cent fois plus épicurien et plus athée qu'il n'était. Car, comme dans les cas mêmes où l'on est obligé d'employer l'épée au service de la religion , on ne doit le faire qu'avec la plus grande circonspection ; c'est une mesure abominable que de mettre cette arme entre les mains de la populace. Abandonnons de tels moyens aux Anabaptistes et autres furies de cette trempe. Ce fut sans doute un grand blasphème que celui du démon, lorsqu'il dit : "je m'éleverai, et je serai semblable au Très-Haut". Mais un blasphéme encore plus grand, c'est de présenter, pour ainsi dire, Dieu sur la scène, et de lui faire dire : "je descendrai, et je deviendrai semblable au prince des ténèbres". Serait-ce donc un sacrilège plus excusable, de dégrader la cause de la religion, et de s'abaisser à commettre ou à conseiller, sous son nom, des attentats aussi exécrables que ceux dont nous parlons; comme assassinats de princes, boucherie d'un peuple entier, subversion des états et des gouvernements, etc. ne serait-ce pas faire, pour ainsi dire, descendre le Saint-Esprit, non sous la forme d'une colombe, mais sous celle d'un vautour ou d'un corbeau, et hisser (hausser) sur le pacifique vaisseau de l'église, l'odieux pavillon qu'arborent sur leurs bâtiments des pirates et des assassins? Ainsi, il est de toute nécessité que l'église, s'armant de sa doctrine et de ses augustes décrets; les princes de leur épée; enfin, les hommes éclairés, du caducée de la théologie et de la philosophie morale; tous se concertent et se coalisent pour condamner et livrer à jamais au feu de l'enfer toute action de cette nature, ainsi que toute doctrine tendant à la justifier; et c'est ce qu'on a déja fait en grande partie Nul doute que, dans toute délibération sur le fait de la religion, on ne doive avoir présent à l'esprit cet avertissement et ce conseil de l'apôtre : "la colère de l'homme ne peut accomplir la justice divine". Nous terminerons cet article par une observation mémorable d'un des saints Pères; observation qui renferme aussi un aveu très ingénu : "ceux", dit-il, "qui soutiennent qu'on doit violenter les consciences, sont eux-mêmes intéressés à parler ainsi; et ce dogme abominable n'est pour eux qu'un moyen de satisfaire leurs odieuses passions".