[31] Puisque nous venons de parler des chimistes, nous croyons devoir dire aussi quelques mots sur la fameuse magie naturelle qui maintenant a déshonoré son nom solennel et presque sacré; car il y a déjà longtemps qu'elle est en honneur auprès des philosophes chimistes. Quant à nous, elle nous semble trop au-dessous de nos travaux et de notre attention pour que nous prononcions contre elle une condamnation à laquelle d'ailleurs elle échapperait par son peu d'importance. En effet, qu'a de commun avec nous cette science dont les dogmes ne sont que chimères et superstition; et dont les oeuvres ne sont que prestiges et imposture? Car, entre autres mensonges, si elle pousse une investigation jusqu'à l'effet, c'est plus dans le but de produire du merveilleux et de soutenir ses intérêts que dans celui de l'utilité générale et scientifique. A presque tous les résultats des expériences magiques on peut appliquer justement les paroles d'une poète badin : "Pars minima est ipsa puella sui" (la femme alors est la moindre partie de l'ensemble qu'elle représente). {Ovide, Les remèdes à l'amour, 344} De même qu'il appartient à la philosophie de faire paraître toutes choses moins admirables qu'elles ne le sont, par l'effet de ces démonstrations, de même aussi il appartient à l'imposture de faire paraître dans tout plus de merveilleux qu'il n'y en a, par l'effet de ses jongleries et de ses faux appareils. Et je m'étonne toutefois autant de voir qu'on ait du mépris que de la confiance pour ces charlatans; car d'où peut venir le remède du satyrion contre l'impuissance et celui des poumons du renard contre la phthisie, si ce n'est de leur école? Mais nous nous sommes occupés trop longtemps de ces savants ridicules; car c'est trop parler de gens qui, par cela même qu'ils sont absurdes, ne peuvent nullement être dangereux. [32] Reprenons le fil de notre discours et examinons par les signes la philosophie que nous adoptons. Il nous a fallu, mes fils, vous dire tout cela pour préparer votre intelligence, but que nous nous sommes proposé jusqu'ici; car il y a dans les esprits un double préjugé ou disposition défavorable contre les innovations toutes les fois qu'on en propose. L'un vient de l'opinion qu'on s'est formée par les principes reçus, l'autre de l'anticipation ou de l'idée fausse qu'on se fait d'avance sur la chose qui est présentée, comme si elle appartenait à l'un de ces sujets condamnés et rejetés depuis longtemps, ou du moins à ceux qui, par leur légèreté ou leur absurdité, répugnent à l'esprit. Revenons donc sur nos pas et considérons les signes. D'abord, mes fils, parmi les signes aucun ne se montre ni n'éclate mieux que par ses fruits. De même qu'en religion c'est un principe que la foi se prouve par ses oeuvres, de même on peut dire en philosophie que toute doctrine vaine est stérile, et surtout quand au lieu des fruits du raisin et de l'olive elle produit les chardons des discussions et les épines des différends. Quant à votre philosophie, je crains qu'on ne puisse y appliquer avec raison non seulement le vers suivant : "Infelix solum et steriles dominantur auenae" (... s'élèvent l'ivraie stérile et les folles avoines) {Virgile, Les Géorgiques, I, 154} mais encore celui-ci : Candida succinctam latrantibus inguina monstris" (... les monstres aboyants qui entouraient ses flancs d'albâtre d'une horrible ceinture). {Virgile, Les Bucoliques, VI, 75} En effet, vue de loin, elle ressemble à une jeune fille assez belle si l'on n'en regarde que le buste; car l'ensemble est assez agréable et en quelque sorte assez attrayant; mais quand on en est venu aux détails, par exemple au tronc et aux parties génératrices, enfin à celles d'où il puisse sortir quelques fruits, alors, au lieu d'ceuvres et de faits, dignes et légitimes rejetons de la contemplation, on ne trouvera que des monstres étourdissants et criards fameux par la foule d'intelligences qu'ils ont fait échouer dans le gouffre de l'erreur. [33] Le principal auteur de ce mal est Aristote, dont la philosophie est nourrice de la vôtre. Il se faisait un jeu ou une gloire de fausser les questions d'abord, pour les creuser ensuite, en sorte qu'il suscita des contradictions au lieu de défendre la vérité. Il démontre la science par des questions proposées, dont il donne la solution, exemple aussi faux que pernicieux. Car affirmer et prouver avec raison, établir un principe et le traiter judicieusement, c'est le moyen d'éloigner et en quelque sorte de prévenir de loin et de chasser les erreurs et les contradictions; mais lutter contre chacune d'elles, c'est vouloir ne mettre aucun terme au sujet et semer des discussions. Quand on avance un corps simple de lumière et de vérité, à quoi sert de mettre à chaque angle de petits lumignons pâles de réfutations? Pourquoi, quand on détruit des doutes, exciter et pour ainsi dire engendrer d'autres doutes par la solution même? Mais il semble qu'Aristote se soit surtout appliqué à ce que les hommes eussent des arguments tout préts pour se prononcer sur tout, répondre à tout et se tirer d'embarras sur tout, plutôt qu'à leur donner des convictions profondes, des pensées solides ou une érudition véritable. Ensuite votre philosophie s'accorde si bien avec son auteur, qu'elle suspend et éternise les questions qu'il a soulevées; d'où il paraitrait qu'on cherche, non à renverser la vérité, mais à entretenir la discussion ; en sorte que le conseil de Nasica l'emporterait sur celui de Caton. Car on ne tâche pas de profiter du temps pour détruire les doutes, comme pour surprendre les ennemis par derrière et pénétrer ensuite dans les provinces ultérieures; mais on fait en sorte que ces éternelles questions, comme Carthage, entretiennent cette guerre d'argumentation. [34] Quant à ce qui concerne les fruits et la récolte des oeuvres, je crois que cette philosophie, durant tant d'espaces d'années de travail et de culture, ne pourrait pas même citer une seule expérience qui tende à soulager et enrichir la condition humaine et qui puisse être opposée comme réellement utile aux spéculations de la philosophie; en sorte que l'instinct des bêtes brutes a produit plus de découvertes que les discours d'hommes érudits. En effet, Celse reconnaît avec franchise et raison : que les expériences médicales furent d'abord découvertes par le hasard, et qu'ensuite les hommes les étudièrent, en analysant et en déterminant leurs causes; et que ce ne fut pas le contraire qui arriva, c'est-à-dire que les expériences ne vinrent point de la philosophie ni de la connaissance des causes ; et ce n'est pas le dernier reproche que nous lui adressons. Cette philosophie aurait rendu de grands services à la pratique, bien qu'elle ne l'eût pas enrichi d'expériences, si elle en eût rendu l'usage plus pur et plus prudent (ce dont elle s'occupe fort peu), et si elle n'eût pas nui à son extension et à ses progrès ; car ce qu'il y a de plus déplorable et de plus pernicieux, c'est que non seulement elle ne produise aucune découverte, mais encore qu'elle les arrête et les étouffe. [35] Examinons, mes fils, le système d'Aristote sur les quatre éléments {terre, eau, air, feu}, fait vulgaire et peu profond, puisqu'on rencontre de tels corps en nombre et en quantité plus considérable; principe qu'il a plutôt mis en vigueur qu'il ne l'a découvert, puisqu'il appartenait à Empédocle; principe dont les médecins se sont ensuite avidement emparés, et qui a donné naissance à la réunion des quatre complexions, des quatre humeurs, des quatre qualités premières. Ce système, on peut l'affirmer avec vérité, a été comme un astre malheureux et contraire, et a amené dans la médecine et dans beaucoup de travaux mécaniques une extrême stérilité; car les hommes, en se contentant de babioles et de fadaises si étroites, et en ne s'occupant de rien de plus, ont négligé les observations réelles et utiles des choses. Par conséquent, si nous devons apprécier les signes par leurs résultats, vous voyez à quoi ils se réduisent.