[11] Maintenant nous vous ferons cette question : Aristote est-il un grand homme parce qu'il a dominé sur les écrivains qui l'ont précédé et sur ceux qui lui ont succédé? vraiment, le pensez-vous? Mais il n'est pas plus grand que le plus grand des imposteurs. Car voici la maxime particulière de l'imposture, de l'imposture par excellence, de l'Antéchrist : "Je suis venu au nom de mon père, a dit la vérité même, et vous ne m'avez pas reçu ; tandis que si quelqu'un vient en son propre nom, vous le recevrez". (Évangile de Saint Jean, V, 43) Avez-vous entendu, mes fils? sous un sens figuré, mais pieux et vrai, celui qui vient au nom du père ou de l'antiquité ne sera pas reçu ; mais celui qui a usurpé l'autorité, qui renverse et détruit l'ordre établi, et qui sera venu en son propre nom, celui-là les hommes le suivent. Or, si jamais en philosophie il est venu quelqu'un en son propre nom, certes c'est Aristote, qui ne prit en tout conseil que de lui-même , qui méprisa tellement l'antiquité qu'il daigna à peine nommer un des anciens, à moins que ce ne fût pour le critiquer et l'insulter. Il alla plus loin; il ne rougit pas de dire en paroles éloquentes (et dans sa méchanceté il devinait juste) qu'il était probable que nos ancêtres avaient été formés de terre ou de limon , à en juger par leurs opinions et leurs pratiques stupides et véritablement bourbeuses. [12] Il n'est point vrai, d'ailleurs, que les ouvrages des anciens philosophes, après qu'Aristote les eût vaincus par son pouvoir, aient été oubliés sur-le-champ. Car nous voyons quelle opinion on avait encore de la sagesse de Démocrite après le temps des Césars : "Cuius prudentia monstrat, Magnos posse uiros, et magna exempla daturos, Veruecum in patria, crassoque sub aere nasci". "... ce sage {Démocrite} nous prouve que des hommes de génie, capables de donner de grands exemples, peuvent naître au pays des moutons et dans un air lourd. {Juvénal, Satires, X, 49-50} II est ensuite assez démontré que, dans les beaux siècles de l'empire romain, beaucoup d'ouvrages d'anciens Grecs avaient été conservés avec soin. Et Aristote n'aurait pas eu assez de puissance (bien qu'il en eût la volonté) pour les détruire, si Attila, Genséric et les Goths ne lui fussent venus en aide pour accomplir cette ruine. Et après que la science humaine eut éprouvé ce terrible naufrage, cette planche de la philosophie aristotélique fut sauvée, comme étant quelque chose de plus léger et de moins solide, et elle fut retirée avec soin à cause de la perte de tous les autres matériaux. [13] Quant à l'opinion que les hommes ont de l'unanimité des suffrages, elle manque d'exactitude et de force. Vous a-t-on énuméré et mentionné dans les annales tous les enfantements du temps? connaissez-vous ceux qui ont été détruits ou cachés, ou connus seulement dans les autres parties du monde? savez-vous combien il y a d'avortements qui n'ont jamais vu le jour? Que les hommes cessent donc d'attribuer au monde et d'imposer aux siècles leurs étroites idées. Que dirait-on si nous avançons qu'il n'y a pas eu suffrage, et si nous nions qu'il y ait unanimité légitime et véritable, quand les hommes croient par force et jugent sans conviction? Ils ont passé, mes fils, de l'ignorance au préjugé ; il y a enfin plutôt concours de personnes que de sentiments. En dernier lieu, tout en admettant cette unanimité, si nous la repoussons comme une erreur, aurons-nous à nous repentir de notre santé, au milieu de cette maladie générale et épidémique? Certes, mes fils, dans les choses intellectuelles, et en exceptant les choses divines, rien n'est d'aussi mauvais augure que l'assentiment général, quand la vérité descend du ciel. On ne plaît, en effet, à la multitude qu'en frappant l'imagination, comme la superstition, ou qu'en s'adressant aux notions vulgaires, comme la doctrine des sophistes ; et tant s'en faut que cette approbatipn unanime ait un poids vrai et solide, qu'elle inspire une forte présomption pour le sentiment contraire. Et c'est avec raison qu'un Grec s'écria : Quelle sottise ai-je donc fait? en entendant autour de iui de nombreux applaudissements. [14] Lors même qu'Aristote mériterait la réputation dont il jouit, je ne vous en conseillerais pas davantage de vous en tenir aux pensées et aux principes d'un seul homme, comme s'il était un oracle. Comment , mes fils, excuser cet esclavage volontaire? êtes-vous donc si inférieurs aux auditeurs de certain moine hérétique ; au bout de sept ans ils cessèrent de dire : "Ipse dixit", et vous, vous le dites au bout de deux mille ans? Vous n'auriez pas ce grand homme si sa doctrine ne l'avait pas emporté sur celles des anciens, et pourtant vous craignez de faire pour lui ce qu'il a fait pour l'antiquité. Vous irez plus loin, si vous voulez m'en croire : non seulement vous refuserez cette dictature à cet homme, mais encore à tous les hommes présents et futurs; vous les suivrez dans leurs découvertes utiles, comme il convient à des êtres clairvoyants, et non indistinctement dans toutes, comme il sied à des aveugles. Faites l'essai de vos forces, et vous n'aurez pas à vous en repentir; car vous n'êtes pas inférieurs à Aristote sur chaque point, quoique vous puissiez l'être sous le rapport de l'ensemble; et, vous l'avouerez, vous le surpassez de beaucoup sous un rapport , le plus important de tous ; je veux parler des exemples, des expériences et des enseignements que le temps vous a fournis. Car j'accorde qu'il ait fait, comme on le dit, un livre où il avait rassemblé les lois et coutumes de deux cent cinquante-cinq cités; je ne doute pas cependant que les moeurs et les exemples de la république romaine seule n'aient donné plus de lumières sur l'administration civile et militaire que toutes ces institutions réunies. Il en est arrivé de même en physique et en histoire naturelle. D'ailleurs, avez-vous reçu la vie pour négliger non seulement vos propres facultés, mais pour repousser encore les bienfaits que les progrès du temps vous apportent? Délivrez-vous donc enfin de ces chaines, assujettisez-vous à la nature, mais ne soyez plus les esclaves d'un seul homme. [15] Quant à Platon, voici notre opinion sur son caractère : bien qu'il ne fût point arrivé au gouvernement , et qu'il eût été en quelque sorte éloigné de l'administration des affaires par les troubles de t'époque, porté cependant à la politique par son caractère et son inclination, il tendit principalement ses efforts vers ce but; par conséquent, il ne chercha pas à pénétrer très loin dans la philosophie naturelle ; il voulut seulement s'en occuper assez pour acquérir le nom et la célébrité de philosophe, et entourer d'une certaine dignité ses doctrines morales et politiques. Il en résulte que tout ce qu'il a écrit sur la nature manque de vigueur. D'un autre côté, il n'a pas moins gâté la nature avec sa théologie que ne l'a corrompue Aristote avec sa dialectique. Les signes chez lui seraient très bons, si le reste y eût répondu, parce qu'il prétendait à la connaissance des formes et qu'il employait en tout le système d'induction, non seulement pour les principes, mais encore pour les propositions intermédiaires ; double découverte réellement divine, et à cause de laquelle je ne dirai pas seulement qu'il reçut, mais mérita le nom de divin, bien qu'il l'ait corrompue et rendue inutile en s'attachant à des formes abstraites, et en ne tirant la matière d'induction que de faits communs et vulgaires, parce que de semblables exemples, étant plus connus, convenaient mieux aux discussions. Or, comme il lui manquait une contemplation et une observation attentive des choses naturelles, seule matière de la philosophie, on ne doit nullement s'étonner qu'un génie élevé et un mode heureux de recherche lui aient peu servi. Pour nous, nous tombons, je ne sais comment, de la considération des signes sur les choses mêmes; on ne peut, en effet, guère les séparer, et nous pensons que ce n'est pas sans plaisir que vous nous avez entendu le démontrer.