[11] A peine le sage eut-il prononcé cette prière, qu'il sentit son bateau se détacher et se mettre de lui-même en mouvement, quoique tous les autres demeurassent immobiles comme auparavant. Ayant donc pris cette facilité, qui n'était accordée qu'à lui, pour une permission spéciale d'approcher, il donna ordre à ses rameurs de faire avancer le bateau doucement et en silence de la colonne. Mais, avant qu'il y fut arrivé, cette colonne, et la croix, dont elle était surmontée, se brisèrent en une infinité de morceaux tous lumineux, qui, se répandant peu à peu dans les airs, y parurent comme un ciel étoilé et disparurent presque aussitôt. A la place qu'avait occupée la base de la colonne, on ne vit plus qu'une sorte de boîte ou de coffret, dont toute la surface était sèche, quoiqu'elle eût été en partie baignée par les flots. Sur la partie antérieure, je veux dire, sur celle qui était tournée vers le sage, parut tout à coup une branche de palmier, aussi verte et aussi fraîche que si elle eût végété. Le sage prit le coffret avec tout le respect dont tant de merveilles l'avaient pénétré; et lorsqu'il l'eut déposé dans le bateau, il s'ouvrit de lui-même. On n'y trouva qu'un livre avec une lettre. Les caractères de l'un et de l'autre étaient tracés sur un parchemin très fin, très éclatant et assez semblable à celui dont nous avons déjà parlé, le tout enveloppé dans une toile également fine. Ce volume contenait tous les livres canoniques de l'ancien et du nouveau Testament, tels que vous les avez; car nous n'ignorons pas quels sont les livres reçus dans votre église : l'Apocalypse même s'y trouvait aussi. On y voyoit de plus certains livres faisant partie du nouveau Testament, mais qui n'avaient pas encore été écrits. Quant à la lettre elle était conçue en ces termes : [12] Moi, Barthélémi, serviteur du très Haut et apôtre de Jésus-Christ, j'ai été averti par un Ange, qui m'a apparu dans une vision glorieuse, de confier aux flots de l'océan ce coffret et ce qu'il contient ; je déclare et je certifie à tous les habitants de l'heureuse contrée au rivage de laquelle abordera ce sacré dépôt, que, dans ce jour-là même, le salut lui parviendra ; que ce livre et la loi qu'il manifeste, sera pour eux une source intarissable de paix et de volontés saintes; c'est un don de Dieu le père et de Jésus- Christ son fils. [13] Ce livre et cette lettre donnèrent lieu à un miracle non moins grand que le premier, et tout semblable à celui qui s'opéra lorsque les apôtres prêchant l'évangile pour la première fois à tant de nations diverses, furent également intelligibles pour toutes; car, quoique cette contrée alors, outre les naturels, fut habitée par des Juifs, des Perses et des Indiens; cependant chacune de ces nations, en lisant ce livre et cette lettre, les entendit comme si l'un et l'autre eussent été écrits dans sa langue respective. Ainsi de même que les débris du genre humain avaient été conservés par l'arche de Noé, cette nation choisie fut préservée des illusions et de l'aveuglement des infidèles par ce coffret et ce qu'il contenait; en vertu du pouvoir apostolique et miraculeux de St. Barthélémi, évangélisant dans les parties les plus reculées de l'univers. Après ce début, le directeur fit une légère pause; mais aussitôt on vint le demander, et il fut obligé de nous quitter; ce qui mit fin à ce premier entretien. [14] Le lendemain, ce même personnage vint de nouveau nous rendre visite immédiatement après notre dîner, et nous fit ses excuses en disant : "Hier, une affaire qui est survenue, m'a obligé de vous quitter un peu brusquement; mais je viens aujourd'hui pour m'en dédommager et pour passer le reste de la journée avec vous, si ma société et mon entretien ne vous sont pas désagréables". L'un et l'autre, répondîmes-nous aussitôt, nous sont tellement agréables, que nous en perdons de vue tous les dangers dont nous avons été délivrés et tous ceux auxquels nous pourrons encore être exposés; nous pensons même qu'une seule heure qui s'écoule avec vous est beaucoup mieux employée que toutes les années de notre vie passée. A ce compliment, il s'inclina légèrement, et lorsque nous fûmes tous assis, il nous dit : "Nous sommes convenus hier que c'était à vous de me faire des questions et à moi d'y répondre". [15] Un d'entre nous, après avoir un peu hésité, lui dit : "Qu'il y avait en effet un point sur lequel nous aurions souhaité d'avoir quelque éclaircissement que nous lui aurions déjà demandé, si nous n'eussions craint qu'une question de cette nature ne lui parût indiscrète et trop hardie ; mais qu'un peu encouragés par cette bonté et cette indulgence dont il nous donnait des preuves continuelles, nous nous déterminions enfin à la lui faire, en le suppliant d'avance, au cas qu'il ne la jugeât pas digne d'une réponse, de vouloir bien l'excuser, même en la rejetant". "Nous avons très bien remarqué, continua-t-il, ce que vous nous faisiez l'honneur de nous dire hier, que cette heureuse contrée où nous sommes, est inconnue aux autres nations; au lieu que vous connaissez toutes celles de l'univers, ce dont nous ne pouvons douter, en voyant que vous possédez les langues de l'Europe, et que vous êtes instruits de presque tout ce qui nous concerne. Quoique, nous autres européens, nonobstant les navigations de très long cours, et les immenses découvertes que nous avons faites dans ces derniers temps, nous n'ayons jamais entendu parler de votre île, au fond, notre étonnement, à cet égard n'est pas sans fondement. Car toutes les nations peuvent avoir connaissance les unes des autres, soit par les voyages que chacune fait dans les autres contrées, soit par les relations des étrangers qu'elle reçoit chez elle. Et quoique toute personne qui prend la peine de parcourir les autres pays, s'instruise beaucoup mieux sur ce qui les concerne, en voyant tout par ses propres yeux, qu'elle ne le pourrait faire par de simples relations, en restant chez elle; ces nations toutefois peuvent même, par ce dernier moyen, tout imparfait qu'il est, avoir quelque connaissance les unes des autres. Cependant nous n'avons jamais ouï parler d'aucun vaisseau qui, étant parti de cette île, ait abordé, soit à quelque côte de l'Europe, soit à celles des Indes orientales ou occidentales, ou qui, étant parti de ces mêmes contrées, y soit revenu, après avoir abordé à cette île; mais ce n'est pas encore ce qui nous étonne le plus; car la situation de cette île, qui est comme perdue au milieu d'une mer immense, peut être l'unique cause de cette différence. Mais comment, nous disions-nous, les habitants de cette ile si éloignée de toutes les autres contrées, peuvent-ils avoir une si parfaite connaissance de nos langues, de nos livres, de nos affaires, de tout ce qui nous concerne ; voilà ce qui nous paraît inexplicable; car cette faculté de voir les autres, en demeurant soi-même invisible, semble être réservée aux intelligences supérieures et aux puissances célestes". A cette réflexion, le directeur sourit gracieusement, et nous dit : «Vous n'aviez pas tort, mes amis, de me faire un peu d'excuse, avant de hasarder une telle question, et la réflexion que vous y joignez; car vous semblez croire que ce pays est habité par des magiciens qui envoient dans les autres contrées des esprits aériens, pour y prendre des informations sur tout ce qui s'y passe, et leur en rapporter des nouvelles. Nous lui répondîmes avec toute la modestie et la soumission possible, en lui témoignant toutefois par notre air et notre contenance, que nous ne regardions son observation que comme un badinage; que nous étions en effet très disposés à croire qu'il y avait dans cette île quelque chose de surnaturel; mais tenant plutôt de la nature des anges, que de celle des sorciers et des esprits inférnaux; mais que, pour lui déclarer sans détour notre pensée, le vrai motif qui nous avait fait balancer à lui faire des questions de ce genre, était beaucoup moins cette prévention dont il parlait, que le souvenir de ce qu'il nous avait dit la veille; savoir : qu'une loi formelle de leur île imposait à tous les habitants un rigoureux secret envers les étrangers. « Votre mémoire, mes amis, ne vous a pas trompés, répondit le directeur, cette loi existe en effet. Aussi, dans ce que j'ai à vous dire, serai-je obligé d'user de quelque réserve et d'omettre certaines particularités qu'il ne m'est pas permis de vous révéler; mais j'en dirai du moins assez pour satisfaire votre discrète curiosité. » [16] «Vous saurez d'abord, mes chers amis, (le fait pourra. vous paraître incroyable), qu'il y a trois mille ans, ou un peu plus, on entreprenait des navigations de très long cours, plus fréquemment et avec plus de courage qu'aujourd'hui même. Ne croyez pas toutefois que j'ignore les grands accroissements que l'art de la navigation a pris dans vos contrées, depuis environ cent vingt ans; je sais parfaitement tout cela, et cependant je dis qu'alors il était porté à un plus haut degré : soit que l'exemple de cette arche qui, durant le déluge universel, avait sauvé les débris du genre humain, eût inspiré aux hommes assez de confiance pour se hasarder sur les mers, soit par toute autre cause, quoi qu'il en puisse être, le fait est certain. Les Phéniciens, entre autres, et surtout les Tyriens, avaient alors de nombreuses et puissantes flottes : il en était de même des Carthaginois, une de leurs colonies, quoique leur ville principale fût située plus à l'ouest. Quant aux contrées orientales, les Égyptiens et les habitants de la Palestine étaient aussi grands navigateurs. Il en faut dire autant de la Chine et de la grande Atlantide, connue parmi vous sous le nom d'Amérique, qui aujourd'hui n'a plus que des jonques ou des canots; mais qui alors avait une multitude de vaisseaux de haut bord. Je lis aussi dans quelques-unes de nos histoires les plus authentiques, que notre île avait, à cette époque dont je parle, quinze cents vaisseaux du premier rang. Vos histoires ne font aucune mention de tout cela, ou n'en parlent que bien peu; mais ce sont pour nous autant de faits constatés. » [17] "Vers le même temps, cette île était connue de toutes les nations dont nous venons de parler, et dont les vaisseaux y abordaient sans cesse. Et comme il arrive ordinairement, dans ces vaisseaux se trouvaient aussi des individus originaires d'autres contrées situées plus avant dans les terres; par exemple, des Perses, des Chaldéens, des Arabes, etc. en sorte que toutes les nations alors puissantes et renommées se rendaient dans nos ports. C'est même de là que tirent leur origine plusieurs familles et même plusieurs tribus encore subsistantes parmi nous. Quant à nos propres vaisseaux, ils faisaient voile dans toutes sortes de directions, les uns passant par ce détroit que vous appeliez les colonnes d'Hercule, se rendaient dans les ports de la méditerranée; d'autres dans ceux de la mer atlantique ou de la baltique, etc. quelques-uns même remontaient jusqu'à Pékin, aujourd'hui appelée Cambales, dans la langue des Chinois; d'autres enfin allaient à Quince, ville située sur la côte de l'est, non loin des confins de la Tartarie orientale. » [18] "Vers ce même temps encore et un siècle après, ou un peu plus, les habitants de la grande Atlantide étaient dans la plus éclatante prospérité. Cependant je ne vous citerai point cette description et cette relation d'un personnage célèbre parmi vous, et qui prétendait que les descendants de Neptune s'établirent dans cette contrée dont nous parlons. Je ne vous dirai rien de leur principale ville, du temple, ni du palais superbe qu'on y admirait, ni de cette montage sur laquelle il était bâti, ni de ce fleuve immense et navigable qui, en faisant autour de cette montagne une infinité de révolutions, environnait ce temple et cette ville, comme une sorte de ceinture ou de collier; ni enfin de cette magnifique rampe, par laquelle on montait à cette ville fameuse. Toute cette relation ne me paraissant qu'un tissu de fables et de fictions poétiques; mais la vérité est que, dans cette Atlantide, soit au Pérou, alors connu sous le nom de Coya, soit au Mexique, alors appelé Tyrumbel, se trouvaient, dans le temps dont je parle, deux états puissants et renommés par leurs armes, leurs flottes et leurs richesses; états tellement puissants, que, dans un même temps, ou tout au plus dans l'espace de dix ans, ils entreprirent deux grandes expéditions, les Péruviens, ayant traversé la mer atlantique, pour aller attaquer l'Europe; et les Mexicains, ayant tourné vers notre île, en traversant la mer du Sud. Quant à la première de ces deux expéditions, qui fut contre l'Europe, il paraît que cet auteur, dont je viens de parler, tira quelques lumières sur ce sujet de la relation du prêtre Égyptien qu'il cite dans la sienne; mais il n'est pas douteux que cette double expédition n'ait eu lieu : mais fût-ce le peuple Athénien (je ne parle ici que des plus anciens habitants de l'Attique), qui eut la gloire de les réprimer et de les vaincre? c'est ce que je ne puis décider; tout ce que je sais et qu'on peut regarder comme certain, c'est que cette expédition fut fort malheureuse, et qu'il n'en revint pas un seul vaisseau, pas même un seul individu. L'autre expédition se serait terminée par une semblable catastrophe, si les Mexicains ne s'étaient adressés à des ennemis infiniment plus humains; car le roi de cette île, nommé Altabis, prince plein de sagesse et guerrier consommé, ayant bien comparé ses forces avec celles de ses ennemis, prit si bien ses mesures, dès qu'ils furent débarqués, qu'étant parvenu à séparer leur armée de terre d'avec leur flotte, à l'aide d'une flotte et d'une armée beaucoup plus nombreuses, il prit l'une et l'autre comme dans un filet, et les ayant forcées à se rendre tous à discrétion, n'exigea d'eux d'autre condition que celle de promettre avec serment de ne jamais porter les armes contre lui, et les renvoya ensuite, sana leur faire aucun mal. Mais la Divinité prit soin elle-même de le venger et d'infliger le châtiment dû à cette ambitieuse et injuste expédition ; car dans l'espace d'un siècle tout au plus, la grande Atlantide fut totalement détruite, non par un grand tremblement de terre,, comme le prétend l'auteur cité, ce qui serait d'autant moins croyable, que toute cette contrée y est peu sujette; mais par un déluge particulier, en un mot, par une vaste inondation; ce qui est beaucoup plus vraisemblable, vu que, dans cette contrée, on voit encore aujourd'hui des fleuves beaucoup plus grands que dans toute autre partie du monde, ainsi que des montagnes très élevées d'où les eaux peuvent avoir beaucoup de chute et se répandre au loin. A la vérité, durant cette inondation, les eaux ne s'élevèrent pas excessivement; leur hauteur, en quelques endroits, n'ayant été que d'environ quarante pieds au-dessus de leur niveau ordinaire. Ainsi, quoique, généralement parlant, elle ait détruit et les hommes et les animaux terrestres, cependant quelques sauvages trouvèrent moyen d'échapper à ce fléau. Les oiseaux se sauvèrent aussi sur les arbres les plus élevés. Quant aux hommes, quoiqu'en plusieurs lieux, ils ne manquassent pas d'édifices dont la hauteur excédait de beaucoup la profondeur des eaux; cependant, comme cette inondation fut de très longue durée, ceux mêmes d'entre les habitants des terres basses, qui n'avaient pas été noyés, ne laissèrent pas de périr faute d'aliments et d'autres choses nécessaires à la vie. Ainsi nous ne devons plus être étonnés de voir le continent de l'Amérique si mal peuplé, et habité par des hommes aussi féroces qu'ignorants. Les habitants de cette partie du monde étant un peuple nouveau, et plus nouveau, de mille ans au moins, que tous les autres; car tel fut au moins le temps qui s'écoula entre le déluge universel et cette inondation particulière. Quant aux restes de cette race infortunée, ils se réfugièrent sur les montagnes et peuplèrent ensuite peu à peu les régions plus basses. Ce peuple sauvage et grossier, n'étant nullement comparable à Noé et à ses enfants, qui étaient une famille choisie dans tout l'univers, ils ne purent laisser à leur postérité des arts, des sciences, des connaissances, de l'urbanité, etc. Sur ces montagnes, où ils firent d'abord leur demeure et où régnait un froid rigoureux, ils n'eurent d'abord d'autres vêtements que des peaux de tigres, d' ours, de chèvres à longs poils, etc. les seuls qu'ils pussent trouver dans ces lieux élevés. Puis, lorsqu'ils descendirent dans les vallées et les plaines, où régnaient des chaleurs insupportables, ne sachant pas encore se faire des vêtements plus légers, ils furent forcés d'aller nus; et ils en contractèrent l'habitude, qui existe encore aujourd'hui parmi leurs descendants. Ils aimaient seulement à se parer de plumes éclatantes; goûts qu'ils tenaient de leurs ancêtres, qui furent excités à préférer ce genre d'ornement à tout autre, par la vue de cette multitude infinie d'oiseaux qu'ils trouvaient sur ces lieux élevés, et qui s'y étaient réfugiés comme eux, tandis que les terres basses étaient inondées. Ainsi, vous voyez que ce fut par les suites naturelles et nécessaires de cette grande et terrible catastrophe, que nous cessâmes de trafiquer avec les nations américaines, celles de toutes les nations de l'univers avec lesquelles nous avions le plus de commerce, à cause de la proximité même où nous sommes de leur continent. Quant aux autres parties du monde, on conçoit plus aisément que l'art de la navigation dut y décliner et s'y perdre presque entièrement par différentes causes, telles que des guerres fréquentes, ou les vicissitudes, qui sont le naturel et simple effet du temps. On renonça surtout aux voyages de long cours, faute de vaisseaux propres pour un tel dessein; les galères, et autres bâtiments de ce genre, dont on faisait alors usage, ne pouvant résister à la violence des flots de l'océan. Vous voyez actuellement pourquoi et comment ce genre de communication que les autres nations pouvaient, dans ces temps si anciens, avoir avec nous, cessa tout-à-fait d'avoir lieu; à l'exception, toutefois, de certains accidents assez rares, et semblables à celui qui vous a amenés ici. Quant à l'interruption de ce genre de correspondance que nous pouvions avoir avec les autres nations, en nous rendant nous-mêmes chez elles, elle eut une autre cause que je dois aussi vous faire connaître; car je ne vous dissimulerai pas que nos flottes, soit pour la multitude, la grandeur et la force des bâtiments, le nombre des matelots, l'habileté des pilotes, et, en général, pour tout ce qui concerne la navigation, ne soient aujourd'hui au moins égales à celles que nous avions autrefois : mais pourquoi, avec de si grands moyens pour nous porter en tous lieux, avons-nous pris le parti de rester chez nous? c'est ce qu'il s'agit de vous expliquer; et lorsque je vous aurai donné ce dernier éclaircissement, alors enfin, j'aurai pleinement satisfait à la plus importante de vos questions. » [19] Il y a environ 1900 ans, cette île était gouvernée par un prince dont nous révérons la mémoire, presque jusqu'à l'adoration; non par un enthousiasme superstitieux, mais parce que ce grand personnage, quoique mortel, fut pour nous l'instrument de la Divinité. Nous le regardons comme le législateur de cet empire; son nom était Salomon. Il eut (s'il m'est permis d'employer le langage des saintes Écritures ), un coeur d'une immense latitude, et qui était une source intarissable de vertus, non moins active que pure. Il fut tout entier à son peuple, et n'eut d'autre désir que celui de le rendre heureux. Le roi, dis-je, considérant que cette île, qui a 5600 milles (environ 1900 lieues de tour ), et dont 1e sol était, dans presque toutes ses parties, d'une rare fertilité, était une terre vraiment substantielle, n'avait nullement besoin des étrangers, et pouvait se suffire à elle-même; considérant de plus, que tous les vaisseaux appartenant à cet état, pouvaient être utilement employés, soit à la pèche, soit à de petites navigations de port en port (au cabotage), soit enfin à de courts voyages aux îles de sa dépendance; considérant, enfin, l'état heureux et florissant où se trouvait cet empire; état si heureux et si parfait, qu'il y avait mille moyens pour le changer en pis, contre un seul, tout au plus, pour le changer en mieux; il pensa que, pour mettre le comble aux grandes choses qu'il avait faites, et donner toute la perfection possible à ses institutions, toutes dirigées par des vues héroïques et élevées, il ne lui restait plus qu'à prendre de justes mesures pour les perpétuer, autant, du moins, que le comportait la prévoyance humaine. En conséquence, parmi les lois fondamentales de cet état, il en établit quelques-unes dont l'objet spécial était d'éloigner de l'île tous les étrangers qui, même après le malheur de l'Amérique, se rendaient encore en grand nombre dans nos ports; statuts dont le but était de prévenir de dangereuses innovations, et toute altération dans la pureté de nos moeurs. Je sais que les Chinois ont aussi une loi expresse qui défend aux étrangers de s'introduire chez eux, sans une permission spéciale; loi qui subsiste encore aujourd'hui : mais c'est une disposition pitoyable, et qui n'a abouti qu'ia faire des Chinois une nation curieuse, ignorante, timide et inepte. Le statut de notre législateur fut dirigé par un esprit bien différent, et adouci par le plus heureux tempérament. Car, en premier lieu, il respecta tous les droits de l'humanité; et il eut soin d'assurer, par une fondation expresse, des secours à tous les étrangers qui se trouveraient dans la détresse : c'est ce dont vous avez fait vous-mêmes l'épreuve, mes chers amis". A cette observation du directeur, nous nous levâmes tous et nous inclinâmes respectueusement, comme nous le devions. Il continua ainsi: «Ce prince, dis-je, qui voulait concilier les droits de l'humanité avec les précautions de la politique, pensa que ce serait déroger aux lois de la première, que de retenir les étrangers malgré eux, et pécher contre les règles de la dernière, que de souffrir que ces étrangers, après avoir observé de fort près l'état de cet empire, allassent le découvrir aux autres nations, statua, en conséquence, que tous ceux d'entre les étrangers, auxquels on aurait permis de descendre à terre, resteraient maîtres de quitter cette île, au moment où ils le voudraient; mais que ceux qui témoigneraient un désir formel de s'y établir, y recevraient un traitement fort avantageux, et qu'on pourvoirait à leur subsistance pour leur vie entière : en quoi notre législateur eut des vues si étendues et si justes, que depuis l'époque où cette loi si sage fut établie, on n'a jamais vu un seul vaisseau retourner dans son pays; mais tout au plus, treize individus en différents temps, qui ont pris ce parti, et auxquels on a donné pour cela des bâtiments du pays même. J'ignore ce que ce petit nombre d'individus, qui ont voulu retourner dans leur patrie, ont pu y rapporter à notre sujet; mais on peut présumer que toutes leurs relations auront été regardées comme autant de rêves. Quant aux voyages que nous aurions pu faire dans les autres contrées, notre législateur a jugé nécessaire d'y mettre les plus grandes restrictions; précautions qu'on n'a pas prises à la Chine; car les vaisseaux chinois vont partout où ils veulent, ou peuvent aller: ce qui prouve que cette loi, par laquelle ils interdisent aux étrangers l'entrée dans leurs ports, est une loi dictée par la crainte et la pusillanimité. Mais cette défense de notre législateur n'est pas sans exception; et celle qu'il y a mise est vraiment digne de lui; car elle a le double avantage de nous mettre en état de profiter des lumières des autres nations, en communiquant avec elles, et de nous préserver des inconvénients ordinairement attachés à une telle communication. Mais comment s'y est-il pris pour parvenir à ce double but? c'est ce qu'il s'agit actuellement de vous expliquer. Ces détails, à la première vue, pourront vous paraître une sorte de digression; mais, en attendant quelque peu, vous reconnaîtrez qu'ils ont une étroite relation avec notre objet. Vous saurez donc, frères et amis, que parmi les institutions de notre législateur, la plus admirable et la plus utile, fut celle d'un ordre, ou d'une société, appelée parmi nous la société de Salomon : nous la regardons comme la lumière et le flambeau de cet empire. Elle est spécialement consacrée à la contemplation et à l'étude des oeuvres de la divinité; en un mot, de toute la création. Quelques-uns de nos savants pensent que le nom de cette société n'est autre que celui même du fondateur, mais un peu corrompu, et que son premier nom était maison de Salomon. Mais, dans nos archives les plus authentiques, nous le trouvons écrit précisément comme nous le prononçons aujourd'hui; ce qui me fait présumer que le nom de cet institut n'est autre que celui de ce grand roi des Hébreux, si illustre parmi vous, et qui est d'autant moins étranger pour nous, que nous avons certaines parties de ses ouvrages qui sont totalement perdus pour vous; nommément cette histoire naturelle, où il traitait de toutes les plantes, depuis le cèdre qui s'élève sur le Mont-Liban, jusqu'à l'hyssope qui croit sur les murailles, et de tout ce qui a vie et mouvement ; ce qui me porte à penser que notre législateur trouvant, dans ses propres sentiments et ses propres desseins, beaucoup d'analogie avec ceux de ce roi des Juifs, voulut décorer du nom de ce grand prince, comme d'un titre, sa noble et généreuse institution, (conjecture d'autant plus probable, que, dans nos archives les plus antiques, cet ordre, ou cet institut) est appelé tantôt institut de Salomon, tantôt l'institut des oeuvres des six jours ; notre excellent prince ayant, selon toute apparence, appris des Hébreux mêmes, que Dieu créa ce monde, et tout ce qu'il contient, dans l'espace de six jours) ; et qu'en conséquence, cet excellent prince ayant spécialement consacré cet ordre à la découverte de la nature intime des choses, dans la double vue d'exciter de plus en plus ses heureux sujets à rendre hommage au grand Être qui a formé l'univers, et à les mettre de plus en plus à portée d'user de ses bienfaits, crut devoir attacher aussi à cet institut, le second de ces deux noms. Mais, pour revenir à notre principal objet, vous saurez que notre législateur, après avoir interdit à son peuple toute navigation dans les autres contrées qui ne faisaient pas partie de cet empire, statua en même temps que, de douze en douze ans, on expédierait de cette île deux vaisseaux pour les différentes contrées successivement; que chacun de ces vaisseaux porterait trois frères, ou membres de la maison de Salomon, dont la mission n'aurait d'autre but que celui de nous procurer des lumières sur les affaires et la situation des autres états ; mais spécialement sur tout ce qui pouvait concerner leurs sciences, leurs arts, leurs manufactures et leurs inventions; qu'en conséquence, ils auraient ordre d'apporter des livres, des instruments et des modèles en tous genres, afin de nous mettre en état de profiter des connaissances acquises dans l'univers entier; que les deux vaisseaux, après avoir mis à terre les six missionnaires, reviendraient aussitôt, et que ces personnages demeureraient dans les pays étrangers jusqu'à ce que six autres vinssent les relever ; que ces deux vaisseaux n'auraient d'autre cargaison, qu'une grande quantité de vivres, et une forte somme d'argent qui serait à la disposition des missionnaires, soit pour acheter tout ce qu'ils croiraient utile à leur patrie, soit pour récompenser dignement ceux qui leur auraient procuré, ou des choses utiles et ostensibles, ou, en général, de nouvelles connaissances. Mais, quelles mesures prend-on pour que les marins de l'ordre inférieur ne soient pas découverts lorsqu'ils sont obligés de débarquer ? De quelles nations, ceux qui doivent rester à terre pendant un certain temps, prennent-ils les noms et les vêtements, pour se déguiser ? Quelles contrées ont été jusqu'ici désignées aux missionnaires, et quelles autres contrées sont les lieux de rendez-vous pour les missionnaires ultérieurs ? et mille autres circonstances et détails de cette espèce qui appartiennent à la pratique, et sont autant de points sur lesquels je ne dois pas vous instruire; et vous êtes vous-mêmes trop discrets, mes chers amis, pour exiger de moi de tels éclaircissements. Quoi qu'il en soit, vous voyez que notre commerce avec les autres nations n'a point pour but l'acquisition de l'or, de l'argent, des pierres précieuses, des étoffes de soie, des épices, ni d'autres semblables commodités ou babioles, toutes choses matérielles et indignes de nous; mais seulement celle que l'auteur de toutes choses daigna créer la première; laquelle donc ? la lumière; ô mes chers amis ! la lumière, dis-je ; la lumière seule, que nos généreux missionnaires vont recueillant soignensement dans tous les lieux où ils la voient briller, et pour ainsi dire, germer". [20] Le directeur, après avoir prononcé ces paroles d'un ton affectueux, garda le silence, en quoi nous l'imitâmes; nos langues étant comme liées par l'admiration qu'avait excitée en nous son discours, où nous voyons d'ailleurs une sincérité qui ne nous laissait plus aucun doute sur tout ce qu'il venait de nous dire; pour lui, voyant que nous avions encore quelque chose à lui dire, et que nous avions peine à trouver des expressions, il nous tira d'affaire en nous faisant d'obligeantes questions sur notre voyage, sur nos intérêts, sur nos desseins. Il finit par nous conseiller amicalement de délibérer entre nous, pour déterminer nous-mêmes le temps de notre séjour dans l'île. Il ajouta que nous ne devions avoir aucune inquiétude à ce sujet, et qu'il se flattait d'obtenir pour nous, du gouvernement, tout le temps qlue nous pourrions souhaiter : alors nous nous levâmes tous, et nous nous avançâmes pour baiser le pan de sa robe ; mais il ne voulut pas le souffrir, et aussitôt il prit congé de nous. Quand nos gens apprirent que l'état donnait un traitement fort avantageux à ceux d'entre les étrangers qui voulaient rester dans l'île, et s'y établir, il ne fut pas facile de les engager à avoir encore soin du vaisseau ; ils voulaient tous aller, sur-le-champ, trouver les magistrats de cette ville, pour leur demander l'établissement. Cependant, à force d'instances et de représentations, nous parvînmes à réprimer un peu leurs désirs à cet égard, et nous les engageâmes à attendre que nous pussions délibérer tous en commun, pour choisir le meilleur parti, et nous fixer tous à une même résolution.