[2,37] Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en quinzième lieu les faits de divorce; ce sont ceux qui montrent séparées les natures qui se présentent le plus fréquemment à nous. Ils diffèrent des faits que l'on rattache aux faits de concomitance, en ce que ceux-ci présentent isolées certaines natures que l'on trouve ordinairement dans quelque composé ; tandis que les faits de divorce montrent simplement une nature séparée d'une autre. Ils diffèrent aussi des faits de la croix, en ce qu'ils ne déterminent rien et avertissent seulement qu'une nature est séparable d'une autre. Ils servent à trahir toutes les formes mensongères, à dissiper les vaines théories qui prennent naissance dans le spectacle ordinaire des choses, et attachent en quelque sorte à l'intelligence du plomb et des poids. Par exemple, soit comme sujet d'examen les quatre natures que Télésio nomme inséparables : la chaleur, la lumière, la ténuité, la mobilité ou la grande aptitude au mouvement. Il existe entre elles un grand nombre de faits de divorce. L'air a la ténuité et la mobilité, mais il n'est ni chaud ni lumineux; la lune a la lumière sans chaleur; l'eau chaude la chaleur sans lumière ; l'aiguille de fer, sur son pivot, est agile et se meut rapidement, bien que ce soit un corps froid, dense et opaque. Nous citerions mille exemples de ce genre. Soit donnée maintenant l'étude comparée de la nature du corps et de l'action naturelle. Il semble que toute action naturelle suppose une substance corporelle dont elle soit le mode. Cependant, ici même, on peut citer quelques faits de divorce. Par exemple, l'action magnétique, en vertu de laquelle le fer est attiré vers l'aimant, et les graves vers le centre de la terre; ajoutez-y les autres opérations qui s'effectuent à distance. Les actions de ce genre s'accomplissent dans le temps; elles occupent un certain nombre d'instants, et non pas seulement un point indivisible du temps; nous en disons autant pour l'étendue qui leur est nécessaire. Il y a donc un certain moment dans le temps, un certain intervalle dans l'espace où cette action existe, non plus dans les deux corps qui concourent au mouvement, mais au milieu des deux. La question se réduit donc à ce point : les deux corps, qui sont les termes du mouvement, exercent-ils une influence sur les intermédiaires, et les disposent-ils de telle façon que le mouvement passe par une suite de contacts non interrompue, du premier au dernier terme, et que l'action subsiste toujours pendant l'intervalle en un corps moyen; ou, en réalité, n'existe-t-il rien de semblable, et tout se réduit-il aux deux corps (le moteur et le mobile), à la puissance exercée et au double intervalle de temps et d'espace? Pour la transmission de la lumière, du son, de la chaleur, et pour quelques autres opérations à distance, suivant toute probabilité, il existe des intermédiaires, modifiés ou agissant suivant la première hypothèse; d'autant plus qu'il faut, pour que de telles opérations s'effectuent, un milieu spécial et convenablement disposé. Mais pour l'action magnétique, pour l'attraction, les milieux sont indifférents; l'effet se produit, quelle que soit la nature du milieu. S'il en est ainsi, il y a donc une influence, une action naturelle qui, pendant un certain temps, dans un certain lieu, existe sans être mode d'aucun corps; dans ce double intervalle, l'action naturelle ne subsiste, en effet, ni dans les corps extrêmes, ni dans des corps intermédiaires. En conséquence, on peut considérer l'action magnétique comme un fait de divorce entre la nature corporelle et l'action naturelle. Ajoutons, à titre de corollaire, dont le prix n'échappera à personne, que ceux mêmes dont la philosophie repose expressément sur l'expérience matérielle, seront amenés à conclure qu'il existe sans doute des êtres, des substances détachées de la matière et incorporelles. En effet, si une action naturelle, émanant d'un corps, peut subsister en un certain temps et en un certain lieu, hors de toute puissance corporelle, est-il difficile d'admettre qu'une telle action puisse, à son origine, émaner d'une substance corporelle? S'il fallait nécessairement un corps pour commencer telle action naturelle, ne faudrait-il pas tout aussi nécessairement, un corps pour soutenir cette action et la transmettre? [2,38] Viennent ensuite cinq ordres de faits, que nous nommons d'un nom commun, faits de la lampe ou de première information; ce sont ceux qui donnent des secours aux sens. Comme toute interprétation de la nature débute par l'expérience et les perceptions des sens, et s'élève de là, par une voie réglée, constante et solide, aux perceptions de l'esprit qui sont les notions vraies et les lois générales, ii est certain que plus le rapport et le témoignage des sens sera complet et exact, plus tout le travail sera facile et heureux. De ces cinq espèces de faits de la lampe, la première sert à fortifier, développer et rectifier l'action immédiate des sens; la seconde, à rendre sensible ce qui ne l'est pas ; la troisième montre le progrès continuel et la série des choses et des mouvements que le plus souvent on ne remarque qu'à leur terme et dans les divisions de leurs périodes; la quatrième supplée aux sens, lorsque naturellement leur office vient à manquer; la cinquième sert à éveiller les sens, exciter leur attention et arrêter la trop grande subtilité des choses. Nous allons traiter de chacune d'elles en particulier. [2,39] Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en seizième lieu les faits de la porte ou de l'entrée; c'est ainsi que nous appelons les auxiliaires de l'action immédiate des sens. Parmi les sens, il est manifeste què le premier rôle, pour l'instruction de l'homme, appartient à la vue; c'est donc à ce sens surtout qu'il faut chercher des auxiliaires. On peut donner à la vue trois sortes de secours; les premiers lui font percevoir ce qui naturellement est invisible; les seconds agrandissent le champ de la vision; les troisièmes la rendent plus exacte et plus distincte. 1° Sans parler des lunettes qui n'ont d'autre destination que de corriger l'imperfection ou de remédier aux défauts des yeux, et qui, par conséquent, n'étendent pas la portée normale de la vue, nous classerons dans la première espèce de secours cet instrument de nouvelle invention, le microscope, à l'aide duquel on découvre les parties invisibles des corps, leur texture cachée, leurs mouvements secrets, toutes choses dont les images sont merveilleusement amplifiées. La puissance de cet instrument nous fait apercevoir dans une puce, une mouche, un vermisseau, les linéaments les plus délicats, les nuances et les mouvements qui échappaient à nos regards; et certes une telle vue excite notre admiration. On prétend même qu'une ligne droite, tracée à la plume ou au pinceau, parait, sous le microscope, très irrégulière et tortueuse; en effet, les mouvements de la main, toute guidée qu'elle soit par une règle, les traces de la couleur ou de l'encre sont loin d'avoir une régularité parfaite; cependant, les inégalités de ces lignes sont si petites que vous ne pouvez les apercevoir sans le secours d'un tel instrument. Le vulgaire a même été conduit à faire, au sujet de cet instrument, une remarque superstitieuse (comme il arrive toujours à propos des nouveautés qui excitent l'admiration), c'est que le microscope embellit les oeuvres de la nature, et semble déflorer celles de l'art. Effet qui provient uniquement de ce que la texture et le grain des oeuvres de la nature ont bien plus de finesse que l'homme n'en peut mettre dans ses ouvrages. Cet instrument n'a de valeur que pour les très petites parties. Que ne fut-il donné à Démocrite de le connaître! il en eût tressailli d'aise; il eût pensé à coup sûr que le moyen était découvert de pénétrer jusqu'aux atomes qu'il considérait comme invisibles. Mais on doit convenir que l'usage du microscope est très borné, puisqu'il ne sert qu'à découvrir les petites parties, et que les proportions augmentant, il devient inutile. Si l'on pouvait étendre l'usage de l'instrument aux corps de plus grande dimension ou aux petites parties des corps un peu considérables; si, par exemple, le tissu du linge se montrait pareil à un filet; si les plus petits éléments des pierres précieuses, des liquides, des sécrétions, du sang, des blessures, etc., se manifestaient à nos regards, alors, sans aucun doute, le microscope nous rendrait de grands services. 2° A la seconde classe appartiennent les télescopes, cette admirable invention de Galilée; grâce à eux, nous entrons dans un commerce plus étroit avec les cieux; on pourrait les comparer à des navires qui nous portent dans ces espaces immenses. Le télescope nous apprend que la voie lactée n'est qu'un amas de petites étoiles, toutes distinctes et comptées; vérité que les anciens avaient soupçonnée seulement. Il nous, apprend que les espaces des orbites planétaires (comme on les nomme) ne sont pas entièrement vides d'étoiles, mais qu'il y en a un certain nombre disséminé dans le ciel, avant que l'on s'élève jusqu'à la voûte étoilée; ces étoiles, inférieures à la voûte, étant d'une dimension trop petite pour qu'on les aperçoive sans lunettes. Il nous permet de contempler ce choeur de petites étoiles qui entourent la planète de Jupiter; et par là, de concevoir par induction que les mouvements des corps célestes peuvent avoir plusieurs centres. Il nous permet de saisir exactement les parties claires et les parties obscures qui se présentent à la surface de la lune, et de faire ainsi ce que l'on pourrait appeler une sélénographie. Il nous fait apercevoir des taches dans le soleil. Voilà, certes, des découvertes de premier ordre; autant du moins qu'on peut ajouter foi à des démonstrations de cette nature, qui nous paraissent, à nous, un peu suspectes, surtout parce qu'on s'est borné jusqu'ici à ce petit nombre d'observations, et qu'on n'a pu constater un grand nombre d'autres phénomènes, qui sont assurément aussi dignes d'investigation. 3° A la troisième classe appartiennent les instruments qui servent à mesurer la terre, les astrolabes et autres semblables ; ces instruments n'augmentent pas la portée de la vue, mais ils en dirigent et rectifient les opérations. Il y a sans doute d'autres moyens de seconder nos sens dans leurs actions immédiates et spéciales; mais s'ils n'amplifient pas leur pouvoir naturel et n'ajoutent rien à leur portée, ils n'appartiennent pas au sujet que nous traitons maintenant, c'est pourquoi nous n'en faisons point mention. [2,40] Parmi les faits privilégiés, nous mettrons en dix-septième lieu les faits de citation, en empruntant ce nom aux usages des tribunaux, parce qu'ils citent à comparaltre ce qui n'a pas encore comparu ; nous les appelons aussi faits d'évocation. Ils rendent sensible ce qui naturellement ne l'était pas. Les choses échappent aux sens, ou à cause de leur distance, ou parce que des objets intermédiaires les interceptent, ou parce qu'elles ne sont pas capables de faire impression sur les sens, ou parce qu'elles sont trop petites, ou parce que leur action ne peut durer assez longtemps, ou parce que les sens ne peuvent supporter cette action, ou parce que les sens sont déjà remplis et occupés de façon à ne pouvoir recevoir une impression nouvelle. Toutes ces considérations sont surtout relatives aux objets de la vue, et secondairement aux objets du tact. Car-ces deux sens ont une action fort étendue et s'appliquent à toutes sortes d'objets, tandis que les trois autres sens ne nous instruisent que de ce qui les touche immédiatement et de leurs objets propres. La première manière de rendre les choses sensibles consiste à ajouter ou à substituer aux objets qu'on no peut apercevoir à cause de leur éloignement, d'autres objets plus capables de provoquer et de frapper les sens de loin, comme lorsqu'on annonce les choses par des feux, des cloches ou d'autres signaux. La seconde manière de rendre les choses sensibles, consiste à juger de ce qui est dérobé par l'interposition de certains corps, et qu'on ne peut mettre facilement en lumière, au moyen de ce qui se trouve ou se passe à la surface de ces objets mêmes ou des émanations qui viennent de l'intérieur, comme on juge de l'état intérieur du corps humain au moyen du pouls, des urines et autres signes. La troisième et la quatrième manière de rendre les choses visibles, s'appliquent à une foule d'objets divers, et doivent être recherchées partout dans l'étude de la nature. En voici une indication. On sait que l'air, les vents et tous les autres corps légers et subtils ne peuvent être ni vus ni touchés ; c'est pourquoi, - lorsqu'on étudie ces corps, il faut absolument chercher des moyens de les rendre sensibles. Soit donc proposé comme sujet de recherches, l'action et le mouvement de l'esprit enfermé dans les corps tangibles. Tout corps tangible, en effet, contient un esprit invisible et impalpable, auquel il sert d'enveloppe et comme de vêtement. Là est le principe commun des trois ordres d'opérations puissantes et merveilleuses de l'esprit sur le corps tangible. Quand l'esprit s'exhale, il contracte le corps et le dessèche; quand il demeure enfermé dans le corps, il l'amollit et le liquéfie; enfin, quand les deux conditions se réunissent, l'esprit s'exhalant en partie et demeurant en partie, il informe la matière, il façonne et développe les membres, il assimile, rejette, organise, etc. Toutes ces opérations deviennent sensibles par leurs effets manifestes. L'esprit enfermé dans un corps inanimé commence par se multiplier lui-même, il se nourrit en quelque façon des parties tangibles qui sont le mieux disposées à subir son action; il les consomme, les digère, les transforme en esprit, et s'exhale en les emportant. Cette transformation de la matière, cette multiplication de l'esprit, se manifestent aux sens par la diminution du poids. Toute substance qui se dessèche perd quelque chose de sa masse; ce qu'elle perd n'est pas une partie de l'esprit qu'elle contenait d'abord, mais des molécules tangibles que l'esprit a transformées; car de lui-même il est impondérable. La sortie ou l'émission de l'esprit est rendue sensible par la rouille des métaux, par certaines putréfactions qui ne vont pas jusqu'au point où la vie s'ébauche; car celles qui vont jusque-là appartiennent au troisième ordre d'opérations de l'esprit. En effet, dans les corps très compactes l'esprit ne trouve ni pores, ni fissures par où il puisse s'exhaler; il est donc forcé de pousser devant lui les parties tangibles pour se frayer une issue en les chassant; c'est là ce qui produit la rouille et autres phénomènes du même genre. Quant à la contraction des parties sensibles, après l'émission partielle de l'esprit (d'où provient ce dessèchement), elle est rendue sensible, d'abord par l'accroissement de dureté, ensuite et bien mieux par les fentes, le rétrécissement, les rides, les plis et autres signes semblables. Ainsi le bois se fend et se resserre; la peau se ride: bien mieux, quand l'esprit s'exhale subitement sous l'influence de la chaleur, elle se contracte précipitamment, se roule et se replie sur elle-même. Lorsque l'esprit est enfermé dans le corps, et en même temps excité et dilaté par la chaleur ou par d'autres causes (ce qui arrive dans les corps qui ont beaucoup de solidité ou de ténacité), alors la substance s'amollit, comme le fer chauffé jusqu'à l'incandescence; elle coule comme certains métaux; elle se liquéfie comme les gommes, la cire, etc. Ces effets contraires de la chaleur (qui durcit certains corps et en liquéfie d'autres) se concilient facilement, si on les rapporte aux actions de l'esprit, qui tantôt s'exhale, tantôt demeure enfermé en s'agitant. La liquéfaction est l'effet propre de la chaleur et de l'esprit combinés; le dessèchement a pour cause le mouvement des parties tangibles, mouvement occasionné par l'émission de l'esprit. Si l'esprit s'exhale en partie et demeure en partie; s'essayant et s'efforçant au milieu de son enveloppe; s'il rencontre de plus des molécules obéissantes, cédant à sa pression, se portant où il les pousse, alors s'accomplit la formation du corps organique, les membres se produisent, les opérations vitales s'effectuent ; végétaux, animaux, naissent et se développent. Ces actions de l'esprit deviennent sensibles aux observateurs qui étudient les premiers essais, les rudiments et l'ébauche de la vie dàns les animaux qui sortent de la putréfaction, dans les oeufs des fourmis, les vers, les mouches, les grenouilles, qui paraissent après la pluie, etc. Pour que le phénomène de la vivification ait lieu, il faut une chaleur douce et une matière visqueuse, afin que l'esprit, emporté par une chaleur subite, ne s'exhale pas et que la résistance des parties n'empêche pas ses opérations ; le mieux est que les parties cèdent à sa pression et se laissent façonner comme la cire. Une nouvelle distinction à faire au sujet de l'esprit, distinction très importante et qui a une multitude d'applications, est celle des trois modes de son existence. Il est coupé, ou ramifié. simplement, ou ramifié et distribué dans un grand nombre de cellules. L'esprit des corps inanimés a le premier mode d'existence; celui des végétaux, le second ; celui des animaux, le troisième. Cette division se vérifie surabondamment par l'expérience. De même que les esprits, la structure ou la composition intime des substances n'est de soi ni visible ni palpable, bien que les propriétés du corps pris dans son ensemble soient manifestes et sensibles. Il faut donc procéder encore, pour ce nouvel ordre d'invisibles, par la méthode que nous avons décrite. Pour la composition intime des corps la différence radicale et vraiment élémentaire dépend de la quantité de matière comprise dans une étendue déterminée. Les autres caractères distinctifs de chacun des corps (tels que la différence de configuration, de situation, de rapports des parties) sont, au prix de celui-ci, réellement secondaires. Soit donc comme sujet de recherches, l'expansion ou la concentration de la matière dans chacun des corps ; ou, en d'autres termes, ce que chacun d'eux comporte sous un volume donné. Posons d'abord ces deux principes que tout démontre dans la nature : "Rien ne se fait de rien", et "Rien ne se réduit à rien" ; » d'où, cette conséquence : la quantité ou la somme totale de la matière demeure constamment la même ; elle ne peut être ni augmentée ni diminuée. Un troisième principe, certain comme les deux premiers, c'est que de cette quantité totale de matière il tient une partie plus ou moins considérable dans un volume déterminé, suivant la nature de chacun des corps : ainsi il y a plus de matière dans l'eau, il y en a moins dans l'air, à volume égal ; en conséquence, dire qu'un volume d'eau peut être converti en un même volume d'air, équivalant pour la matière, ce serait soutenir qu'une partie de l'eau peut être réduite à néant ; dire, au contraire, qu'un volume d'air peut être converti en un même volume d'eau, équivalant de matière, ce serait soutenir que de rien quelque chose viendrait. C'est de ces différencés de masse corporelle pour un même volume, que naissent les notions de dense et de rare, dont on fait communément tant d'applications abusives. Aux principes précédents, joignons-en un dernier, qui a toutè l'autorité, suffisante : « Les densités différentes peuvent être calculées exactement, ou du moins fort approximativement, et l'on peut-en dresser la table comparative. Par exemple, on peut dire approximativement que l'or contient, dans un volume donné, une-quantité de matière telle, que pour obtenir l'équivalent de cette matière en esprit-de-vin, il faudrait que le volume du liquide fût vingt et une fois plus considérable. La quantité de matière et les proportions de densité sont rendues sensibles par le poids. Le poids, en effet, répond à la quantité de substance, c'est-à-dire à la masse des parties tangibles; car l'esprit, quelle qu'en soit la proportion, n'a pas de poids; il diminue la pesanteur, plutôt qu'il ne l'augmente. Nous avons dressé avec soin une table des densités, y marquant le poids et le volume de chacun des métaux, des principales pierres, des bois, des liquides, des huiles, et, d'une foule d'autres corps, tant naturels qu'artificiels. Une table comme celle-là est un vrai trésor, et pour l'avancement de la connaissance, et pour le développement de l'industrie; à tout moment, elle révèle des choses inattendues. Par'exemple, il est précieux de savoir, comme cette table nous le démontre, que toute la diversité qui existe entre les corps tangibles (nous ne parlons que de ceux dont les parties sont assez bien liées, dont la substance n'est pas spongieuse, percée de cavités profondes et remplie d'air, pour une bonne part) se réduit à la proportion extrême de vingt et un à un : tant la nature est limitée, ou du moins cette partie de la nature dont la connaissance et l'usage nous sont accordés. Nous avons pensé que notre méthode nous obligeait encore à rechercher les moyens de déterminer les quantités comparatives des corps tangibles et des fluides aériformes. Voici l'expérience que nous avons imaginée pour y parvenir. Nous prîmes une fiole de verre, de la capacité d'une once environ, nous servant exprès d'un vaisseau assez petit, pour qu'un peu de chaleur suffit à produire l'évaporation suivante. Nous remplîmes cette fiole d'esprit-de-vin, à peu près jusqu'au cou, choisissant l'esprit-de-vin, parce que la table précédente nous avait appris que de tous les corps tangibles (toujours à l'exception des substances poreuses) c'est celui qui a la moindre densité. Nous pesâmes. ensuite la fiole ainsi remplie ; puis nous primes une vessie, de la capacité de deux pintes environ. Nous en exprimâmes l'air, jusqu'à ce que les deux parois fussent en contact. La vessie avait été préalablement enduite d'une couche légère d'huile, pour que sa porosité, si elle en avait, ne pût nuire à l'expérience. Le cou de la fiole fut introduit dans la vessie, que nous liâmes fortement avec un fil recouvert de cire, pour qu'il y eût l'adhérence la plus étroite entre le verre et son enveloppe. La fiole fut alors placée sur un petit fourneau, contenant des charbons ardents. Peu après, la vapeur ou l'exhalaison de l'esprit-de-vin, dilaté par la chaleur, et converti en fluide impalpable, enfla la vessie d'un mouvement continu, et la tendit enfin tout entière, comme le vent tend une voile. Alors, la fiole fut ôtée du fourneau et posée sur un tapis, pour qu'un refroidissement subit ne la fit pas éclater; et en même temps, un trou fut pratiqué au sommet de la vessie, pour que la vapeur, éloignée du foyer, ne se convertît pas de nouveau en liquide, troublant ainsi toute notre expérience; ces précautions prises, nous pesâmes la fiole et ce qui restait en elle d'esprit-de-vin. La comparaison de poids nous fit connaître quelle quantité d'esprit s'était convertie en vapeur. Comparant ensuite les volumes successifs occupés par cette quantité d'esprit, d'abord à l'état liquide dans la fiole, ensuite à l'état de vapeur dans la vessie, nous pûmes obtenir le résultat cherché; l'expérience nous apprit qu'à l'état de vapeur ce corps occupait un espace cent fois plus grand qu'auparavant. Soit maintenant l'étude de la chaleur et du froid, ou plutôt des degrés de chaleur et de froid qui échappent à nos sens, à cause de leur faiblesse. Ces degrés deviendront sensibles au moyen du tube thermométrique dont nous avons donné la description plus haut. Ce n'est pas que la chaleur et le froid, dans ces expériences, déterminent d'eux-mêmes des sensations, mais l'une dilate l'air, et l'autre le contracte. Ce n'est pas même que cette dilatation et cette contraction de l'air se manifestent directement aux sens ; mais l'air, dilaté, fait baisser l'eau ; contracté, il la fait monter; et c'est enfin ce que l'observateur aperçoit; jusque-là, hors de là, rien de manifeste. Soit encore proposée l'étude du mélange des corps. On veut savoir ce qu'ils contiennent de substance aqueuse, huileuse, spiritueuse, de cendres, de sels, etc. ; et, mieux, pour citer un exemple, ce que le lait contient de substance butyreuse, caséeuse, séreuse, etc. Les parties tangibles de chacun des composants deviennent sensibles au moyen d'analyses ingénieuses et bien exécutées. Quant aux esprits que les corps contiennent, sans doute ils ne se manifestent pas directement, mais ils se révèlent par les mouvements divers et les efforts des parties tangibles, pendant que s'accomplit le phénomène de la décomposition; et encore, par l'âcreté, la puissance corrosive, les couleurs, les odeurs, les saveurs des matières après la décomposition. Pour cette partie des recherches, on doit avouer que les hommes ont fait des efforts énergiques et nombreux, par leurs distillations et leurs mille procédés de décomposition ; mais à quoi tous ces efforts ont-ils abouti? à rien, ou peu s'en faut; c'est le sort ordinaire de toutes les peines qu'on se donne vulgairement; on s'avance à tâtons, par des voies obscures, avec beaucoup de courage et peu d'intelligence; et, ce qu'il y a de pire, sans imiter la nature, sans rivaliser avec elle, en détruisant (par des chaleurs trop fortes, ou par des agents trop énergiques) tout ce qu'il y a de délicat dans la composition des corps; tandis que c'est là seulement que résident les vertus secrètes des choses et leurs vraies affinités. D'autre part, ce qui ne vient pas ordinairement à l'esprit des hommes quand ils font toutes ces opérations et qu'ils cherchent à s'y instruire, c'est que, suivant une remarque déjà faite par nous, la plupart des qualités que manifestent les corps après avoir reçu l'épreuve du feu et des autres agents employés pour les dissolutions, sont l'ouvrage de ces agents et du feu, et n'appartenaient pas antérieurement au composé ; d'où, une multitude d'erreurs. Par exemple : c'est une erreur de croire que toute la vapeur produite lors de l'ébullition de l'eau, fùt antérieurement contenue dans le liquide avec les propriétés inhérentes à la vapeur même; mais la plus grande partie de ce que l'observation nous découvre dans cette vapeur est l'ouvrage du feu, en conséquence de la dilatation de l'eau. Ainsi encore, toutes les épreuves que l'on fait subir aux substances, soit naturelles, soit artificielles, pour reconnaître les falsifications et classer les corps suivant leurs qualités, appartiennent au genre d'expériences qui nous occupe maintenant; ces épreuves, en effet, ont toutes le caractère de rendre manifeste ce qui ne l'était pas. Elles méritent donc qu'on les recueille de tous côtés avec soin, et qu'on en tire parti pour la science. Quant à la cinquième manière de rendre sensible ce qui ne l'est pas, il est manifeste que les actions perceptibles aux sens s'accomplissent par des mouvements et que les mouvements se passent dans le temps. Par conséquent, si le mouvement d'un corps est trop lent ou trop rapide pour s'accommoder aux conditions de durée de la perception des sens, l'objet n'est point aperçu, comme il arrive pour le mouvement d'une aiguille d'horloge et pour celui d'une balle. Le mouvement que l'on ne peut apercevoir, à cause de sa lenteur, est ordinairement et facilement rendu sensible par sa continuité et la somme de ses parties; mais on n'a pas trouvé jusqu'ici de mesure exacte du mouvement qu'on ne peut apercevoir à cause de sa rapidité, et cependant l'étude de la nature demande que l'on puisse mesurer certains mouvements de ce genre. En sixième lieu, lorsqu'on veut rendre sensible un objet qui échappe aux sens, à cause de sa trop grande puissance, ou bien on l'éloigne, ou bien on l'affaiblit par l'interposition d'un milieu qui en diminue la force, sans l'anéantir; ou bien on reçoit l'objet réfléchi, lorsqu'il a une touche directe trop forte, comme, par exemple, les rayons du soleil dans un bassin d'eau. La septième manière de rendre sensible ce qui est insensible, lorsque les sens sont déjà remplis et occupés, au point de ne plus admettre d'impression nouvelle, ne concerne guère que l'odorat et les odeurs, et ne sert pas beaucoup à notre but.Voilà ce que nous avions à dire sur les divers moyens de rendre sensible ce qui est insensible. Quelquefois, cependant, les objets insensibles pour l'homme frappent les sens de quelque autre animal, sens plus fins et pénétrants, sous un certain rapport, que ceux de l'homme. C'est ainsi que le chien perçoit certaines odeurs; le chat, les oiseaux de nuit, et d'autres animaux qui voient dans les ténèbres, perçoivent une lumière latente dans l'air, lors même qu'il n'est pas éclairé du dehors. Car c'est une juste remarque de Télésio, qu'il y a dans l'air une certaine lumière originale, quoique très faible et échappant presque entièrement à la vue des hommes et de la plupart des animaux; parce que ceux à qui elle est sensible voient de nuit, ce qui n'est pas croyable qu'ils puissent faire sans lumière ou par une lumière intérieure. Il faut bien remarquer que nous traitons ici de l'insuffisance des sens et des remèdes à cette insuffisance. Car les erreurs des sens proprement dites doivent être renvoyées aux recherches particulières sur les sens et leurs objets, à l'exception de cette grande erreur des sens, par laquelle ils voient les principaux traits de la nature sous un jour relatif à l'homme, et non au point de vue de la vérité absolue, erreur qui ne peut être corrigée que par la raison et l'ensemble de la philosophie.