[25] ATALANTE ou le gain. Atalante étant fort prompte à la course donna un défi à Hypomène pour éprouver lequel d'entre eux irait plus vite et gagnerait la victoire. Les conditions de ce combat furent qu'en cas qu'Hypomène vainquît, il aurait pour femme Atalante et qu'au contraire, s'il demeurait vaincu, il le payerait aux dépens de sa vie. Il semblait fort aisé de juger à qui demeurerait la victoire, puis qu'Atalante, invincible à la course, s'était déjà mise en honneur par la ruine de plusieurs auxquels elle avait gagné le devant. Ce qui fut cause qu'Hypomène ayant recours à la tromperie et à l'artifice, fit provision de trois pommes d'or, et les porta avec lui. Comme il fut donc question d'entrer dans la lice, Atalante ne manqua point de devancer Hypomène, lequel se voyant laissé en arrière recourut à son artifice jetant au même temps l'une des trois pommes d'or à la vue d'Atalante, non en pleine lice, mais à l'écart pour l'amuser d’avantage et la mieux détourner de sa route. Ainsi la convoitise, commune aux femmes, et la beauté de la pomme l'alléchèrent si bien qu'au lieu de courir tout droit, elle tourna ses pas vers la pomme afin de la prendre. Cependant Hypomène eut loisir de s'avancer un peu et de laisser à son dos Atalante. Mais par le moyen de sa naturelle vitesse elle ne tarda guère à réparer le dommage du temps perdu et même elle gagna le devant à Hypomène, qui néanmoins l'ayant amusée avec ses pommes d'or jusques la troisième fois, fit en sorte qu'en fin il demeura victorieux, non tant par les effets de son courage que de son propre artifice. Cette feinte nous semble proposer une remarquable allégorie du combat de l'art avec la nature. Car il est certain que l'art, signifié par Atalante, se rend par sa propre force beaucoup plus prompt et habile que la nature, s'il ne trouve point d'empêchement ni d'obstacle, et qu'ainsi par la grande vitesse de son cours il atteint le premier au but et à 1a consolation. L'expérience nous apprend ceci tous les jours, comme par exemple le fruit de l'arbre qui est enté se trouve bien meilleur que celui qui prend son accroissement par le moyen du noyau que l'on a planté. J'ajoute à ceci qu'en la génération des pierres la terre fangeuse de soi ne s'endurcit pas si tôt qu'elle fait quand on y cuit des carreaux de brique. Que s'il est question de venir aux choses morales, l'on peut remarquer qu'un allègement de douleur s'ensuit après quelque perte et elles se donnent une entrée dans l'âme par la longueur du temps, comme par un bienfait de la nature, là où la philosophie, qui semble être le vrai art de bien vivre, n'use point de délai et nous présente aussitôt le temps propre â la consolation. Je sais néanmoins qu'il est vrai que par le moyen des pommes d'or cette force et ces privilèges de l'art sont retardés au grand dommage des choses humaines. Car parmi les sciences et les arts il ne s'en est jamais trouvé aucun qui ait constamment continué jusques à la fin la vraie et légitime course, pour y atteindre comme à son but: au contraire c'est l'ordinaire des arts commencés d'abréger leur cours et de le quitter pour se tourner au gain et à leur propre commodité, à l'imitation d Atalante: "Sa course elle retarde et prend les pommes d'or". {Ovide, Les Métamorphoses, X, 667} Ce n'est donc pas merveille, s'il n'est permis à l'art de surpasser la nature, et de la ruiner quand il l'aurait vaincue, à cause des conditions et des lois de ce défi mais il y a bien de quoi s'étonner du contraire, à savoir de ce que l'art demeure sous le pouvoir de la nature, lui obéissant comme la femme à son mari.