[8,2c] PARABOLE. 11. De même qu'une mouche morte donne une mauvaise odeur au parfum le plus suave, la moindre sottise a le même effet par rapport à un homme distingué par sa sagesse et par sa réputation. {Ecclésiaste, X, 1} EXPLICATION. C'est une injustice et un malheur attaché à la condition des hommes d'une éminente vertu, comme l'observe fort bien la parabole, qu'on ne leur pardonne pas la plus petite faute. Mais de même que, dans un diamant très éclatant, le plus petit grain, le plus petit nuage frappe la vue et fait une sorte de peine; quoique ce même défaut, s'il se fût trouvé dans une pierre de moindre prix, à peine y eût-on fait attention : de même, dans des hommes distingués par leur vertu, les plus petits défauts happent la vue, et sont sévèrement critiqués; défauts que, dans des hommes médiocres, on n'apercevrait pas, ou que du moins on leur pardonnerait aisément. Ainsi, dans un homme très prudent, le plus petit trait d'imprudence ; dans un homme très vertueux, le plus petit délit ; et dans un homme très poli et de moeurs élégantes, le plus petit ridicule leur fait perdre beaucoup de leur considération ; en sorte que ces personnages distingués ne feraient pas trop mal de mêler à dessein quelques petites sottises à leurs actions (non pas des vices toutefois), afin de conserver une sorte de liberté, et de confondre , par ce moyen, les marques de leurs petits défauts. PARABOLE. 12. Les railleurs sont le fléau de la cité; mais les sages détournent les calamités. {Proverbes, XXIX, 8} EXPLICATION. Il pourra paraître étonnant que, voulant désigner les hommes que la nature semble avoir faits tout exprès pour renverser et perdre les républiques, Salomon aille choisir le caractère, non de l'homme superbe et insolent, non de l'homme tyrannique et cruel, non de l'homme téméraire et violent, non de l'impie et du scélérat, non de l'homme injuste et oppresseur, non du séditieux et du brouillon, non du libertin et du voluptueux, non enfin le caractère du sot et de l'homme sans talents mais bien celui du railleur. Ce choix néanmoins est vraiment digne de ce prince, qui connaissait si bien les vraies causes de la conservation et de la ruine des républiques; car il n'est peut-être pas de fléau égal à celui dont les royaumes, ou les républiques sont affligés, lorsque les conseillers des rois, ou les sénateurs, ou et en général ceux qui sont au gouvernail, sont d'esprit railleur. Les hommes de cette trempe vont toujours exténuant la grandeur des inconvénients, afin de paraître des sénateurs courageux, insultant à ceux qui pèsent ces inconvénients comme ils le doivent, et les taxant de timidité. Ils se moquent de ces délibérations si lentes, de ces discussions si approfondies, prétendant que ce n'est qu'un bavardage d'orateur; que rien n'est plus fastidieux, et qu'elles ne contribuent en rien au succès. Ils méprisent l'opinion publique, sur laquelle pourtant les princes doivent régler leurs desseins, la regardant comme le caquet de la populace, comme le bruit d'un jour. La force et l'autorité des lois qui, selon eux, ne sont qu'une sorte de filets peu faits pour faire obstacle aux grands desseins, n'a pas plus le pouvoir de les arrêter. Ces dispositions et ces précautions, qui regardent un avenir éloigné, leur paraissent comme autant de rêves et d'imaginations mélancoliques. Par leurs bons mots et leurs sarcasmes, ils se jouent des personnages prudents et recommandables tout à la fois par l'élévation de leur âme et leur capacité. En un mot, ils ruinent, d'un seul coup, tous les fondements du régime politique. Et c'est à quoi il faut faire d'autant plus d'attention, qu'ils n'attaquent pas ouvertement, mais qu'ils minent sourdement l'édifice : or, ce talent si dangereux, on ne s'en défie pas autant qu'il le faudrait. ° PARABOLE. 13. Le prince, qui prête une oreille facile aux paroles du mensonge, n'aura que de méchants serviteurs. {Proverbes, XXIX, 12} EXPLICATION. Lorsque le prince est de caractère à prêter sans jugement une oreille facile et crédule aux médisants et aux sycophantes, il souffle, de la région où il est, une sorte de vent contagieux qui infecte et corrompt tous ses serviteurs. Les uns épient les terreurs du prince, et les augmentent par de fausses relations; les autres réveillent dans son coeur les furies de l'envie, surtout contre les personnages les plus estimables; d'autres lavent leurs propres souillures et les crimes dont ils se sentent coupables, en accusant les autres; d'autres encore, ne favorisant que leurs amis, font tout pour la gloire de ceux-ci, et semblent ne faire voile qu'a leur ordre, calomniant et dénigrant leurs compétiteurs; d'autres composent, contre leurs ennemis, des espèces de pièces de théâtre, et les débitent en vrais comédiens. Cette facilité du maître a une infinité d'autres semblables inconvénients. Tels sont du moins ses effets sur les plus méchants de ses serviteurs. Mais aussi ceux qui ont plus de moeurs et de probité, voyant qu'ils trouvent peu d'appui dans leur seule innocence, attendu que le prince ne sait pas démêler le vrai d'avec le faux, se dépouillent de cette probité si incommode; ils sont à l'affût des vents de cour, qui les font tournoyer d'une manière tout-à-fait servile; et c'est ce qu'observe Tacite au sujet de Claude. "Il n'est point de sûreté", dit-il, "auprès d'un prince qui ajoute foi à tout ce qu'on lui dit, et qui prend, pour ainsi dire, l'ordre de tout le monde". {Tacite, Annales, XII, 3} Et Comines a fort bien remarqué aussi, "qu'il vaut encore mieux servir un prince dont les soupçons n'ont point de fin, qu'un prince dont la crédulité est sans mesure". {Cfr. Philippe de Commines, Mémoires, I, 16} PARABOLE. 14. Le juste a pitié de l'animal qui le sert; mais la pitié pour les méchants est cruauté. {Cfr. Proverbes, XII, 10} EXPLICATION. C'est la nature même qui a planté dans le coeur humain le noble et généreux sentiment de la commisération; sentiment qui s'étend aux brutes mêmes, lesquelles, en vertu de la loi divine, sont soumises à son empire. Ainsi ce dernier genre de compassion a quelqu'analogie avec celle d'un prince pour ses sujets. Disons plus: il est hors de doute que plus une âme a d'élévation et de dignité, plus elle embrasse d'êtres sensibles dans sa compassion. En effet, les âmes étroites et dégradées s'imaginent que ce qui regarde les animaux, n'est point du tout leur affaire; mais celle qui est vraiment la plus noble portion de l'univers, est sensible dans le tout. Aussi voyons-nous que l'ancienne loi renfermait un bon nombre de préceptes qui n'étaient pas purement cérémoniels, mais plutôt destinés à inspirer la commisération : tel était celui qui défendait de manger la chair avec le sang, et autres semblables. De plus, les sectes des Esséniens et des Pythagoriciens s'abstenaient entièrement de la chair des animaux; et c'est une observance qui a lieu même aujourd'hui chez quelques habitants de l'empire du Mogol, par une superstition à laquelle rien n'a pu donner atteinte. Il y a plus : les Turcs, nation qui, par son origine et ses institutions, ne peut être que cruelle et sanguinaire, sont dans l'usage de faire l'aumône aux animaux mêmes, et ne trouvent pas bon qu'on les vexe, qu'on les fasse souffrir. Mais, de peur qu'on ne pense que ce que nous venons de dire justifie toute espèce de compassion, Salomon ajoute que la compassion pour les méchants est cruauté; et c'est ce qui a lieu lorsqu'on épargne les méchants et les scélérats que le glaive de la justice eût dû frapper; et une compassion de cette nature est plus cruelle que la cruauté même. Car la Cruauté proprement dite ne s'exerce que sur tel ou tel individu; mais cette pitié dont nous parlons, accordant l'impunité à la tourbe entière des méchants, les arme et les lance contre les gens de bien. PARABOLE. 15. L'insensé lâche toute son haleine; mais le sage réserve quelque chose pour l'avenir. {Proverbes XXIX, 11} EXPLICATION. Cette parabole semble destinée à relever, non la futilité de certains hommes qui disent étourdiment et ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire; non cette intempérance de langue qui les porte à se donner carrière sans choix et sans jugement sur toutes sortes de personnes et de sujets; non ce babil intarissable qui étourdit l'oreille et fait mal au coeur; mais un autre défaut plus caché, une certaine manière de gouverner ses discours dans les entretiens particuliers, qui manque tout-à-fait de prudence et de politique, il s'agit de la faute que commettent ceux qui lâchent, tout d'un trait et comme d'une haleine, tout ce qu'ils ont dans l'esprit par rapport au sujet en question: car rien n'est plus préjudiciable aux affaires. En effet, 1°. un discours morcelé et qui se développe par parties, pénètre beaucoup plus avant, qu'un discours continu; car un discours continu ne met pas l'auditeur à portée de bien peser chaque chose distinctement une à une, et ne laisse pas le temps à chaque raison de prendre pied ; mais une raison chasse l'autre avant quo la première se soit bien établie. En second lieu, il n'est point d'homme d'une éloquence si heureuse et si puissante, qu'il puisse, du premier choc de son discours, rendre son interlocuteur tout-à-fait muet, et, pour ainsi dire, lui couper la langue : cet autre, selon toute apparence, fera quelque réponse, quelqu'objection. Mais alors qu'arrivera-t-il? Que ce qu'il eût fallu réserver pour le réfuter ou lui répliquer, ayant déja été touché et dit avant coup, perd ainsi toute sa force et toute sa grâce. En troisième lieu, si ce qu'on a à dire, on ne le répand pas tout d'un coup, mais qu'on le présente par parties, en jetant tantôt une chose et tantôt une autre, on est à même de découvrir, par l'air du visage et les réponses de l'interlocuteur, quelle impression chaque chose fait sur lui, ou en quelle part il la prend : de manière que ce qui reste à dire, on peut, redoublant de précautions, ou le supprimer tout-à-fait, ou y mettre plus de ghoix. PARABOLE. 16. Si l'esprit de celui qui a la puissance s'élève contre toi, n'abandonne pas ton poste; car le traitement remédiera aux grandes erreurs de régime. [Ecclésiaste, X, 4} EXPLICATION. La parabole enseigne comment on doit se conduire lorsqu'on a encouru l'indignation et la colère du prince : précepte qui renferme deux parties. 1°. Il recommande de ne pas abandonner son poste; 2°. de penser à la cure, comme dans une maladie grave, et de n'épargner pour cela ni soin ni précautions. Car la plupart des hommes, lorsqu'ils voient leur prince irrité contre eux, disparaissent; et, soit par l'impuissance de supporter la perte de leur considération, soit pour ne pas frotter la plaie en se montrant, soit enfin pour rendre le prince témoin de leur affliction et de leur humiliation, ils se dérobent à leurs emplois et à leurs fonctions; ils vont quelquefois jusqu'à abdiquer leurs magistratures et leurs dignités, et â les remettre entre les mains du prince. Mais Salomon improuve ce genre de traitement, le regardant comme préjudiciable; et cela par les raisons les plus fortes. 1°. Cela même rend votre déshonneur trop public, vos ennemis et vos envieux en deviennent plus hardis pour vous attaquer ; et vos amis, plus timides pour vous servir. Il en résulte aussi que la colère du prince, qui, si elle n'était pas rendue publique, tomberait d'elle-même, se fixe davantage, et qu'ayant déja ébranlé son homme, elle le pousse dans le précipice. De plus cette retraite donne un certain air de malveillance et de mécontentement du présent; ce qui ajoute, au mal de l'indignation, le mal du soupçon. Or, voici en quoi consiste le traitement. 1°. Il ne faut pas se donner l'air d'être insensible à l'indignation du prince, soit par une sorte de stupidité, soit par une hauteur excessive; mais il faut en paraître affecté comme on doit l'être; c'est-à-dire qu'il faut composer son visage, non en y faisant paraître un air de mauvaise humeur et de rébellion, mais une tristesse grave et modeste. Il faut, dans tout ce que l'on fait, montrer moins de gaieté et d'enjouement qu'à l'ordinaire. De plus, pour rétablir un peu vos affaires, usez de l'entremise d'un ami, et engagez-le à faire entendre au prince, par un discours insinuant, de quelle douleur vous êtes intérieurement pénétré. En second lieu, évitez avec soin toutes les occasions, même les plus légères, de rappeler au prince la chose qui a excité sa colère, et de toucher ainsi à la plaie; et beaucoup plus encore de l'irriter de nouveau, et de lui donner lieu de vous faire une seconde réprimande devant les autres : saisissez avec soin toutes les occasions où votre service peut être agréable au prince, afin de lui témoigner le plus vif désir de réparer la faute commise, et de lui faire sentir de quel serviteur il se priverait, s'il venait à vous congédier : rejetez adroitement la faute sur les autres, ou insinuez que, si vous l'avez commise, ce n'est point par mauvaise intention ; ou encore faites remarquer la malignité de ceux qui vous ont dénoncé au roi, et faites voir qu'ils ont excessivement aggravé la chose: enfin tenez-vous continuellement éveillé, et occupez-vous sérieusement du traitement. PARABOLE. 17. Le premier qui plaide, a toujours raison; puis vient l'autre partie, et l'on informe contre elle. {Proverbes, XVIII, 17} EXPLICATION. En toute espèce de cause, la première information, pour peu qu'elle ait pris pied dans l'esprit du juge, y jette de profondes racines; elle le prévient, elle se rend maîtresse de lui : en sorte qu'il est bien difficile de l'effacer, et moins qu'il ne se trouve quelque fausseté manifeste dans la matière même de l'information, ou qu'on ne découvre quelque artifice dans la manière de l'exposer. En effet, une défense simple et nue, quoique juste, balancera difficilement, dans l'esprit du juge, le préjugé qui naît de la première information : une fois que la balance de la justice penche d'un côté, difficilement pourra-t-elle la ramener à l'équilibre. Ainsi le plus sûr, pour le juge, c'est de ne pas se permettre le plus petit jugement sur le droit, avant d'être bien informé du fuit, et d'avoir entendu, sur ce point, les deux parties l'une après l'autre; et ce que le défendeur peut faire de mieux quand il voit le juge prévenu, c'est de faire voir que sa partie adverse a employé quelque artifice, quelque ruse condamnable, pour surprendre la religion du juge. PARABOLE. 18. Celui qui nourrit trop délicatement un serviteur encore enfant, le trouvera rebelle par la suite. {Proverbes, XXIX, 21} EXPLICATION. Les princes et les maîtres de toute espèce, d'après le conseil de Salomon, doivent, dans les grâces et les faveurs qu'ils répandent sur leurs serviteurs, garder certaines mesures. 1°. Il faut les avancer par degrés et non par sauts; 2°. les accoutumer aux refus; 3°. et c'est ce que Machiavel recommande avec raison; outre les grâces qu'ils ont déjà obtenues, il faut qu'ils aient toujours devant les yeux quelque autre but auquel ils puissent aspirer : sans quoi, les princes, au lieu de cette reconnaissance et de ces services qu'ils attendent de leurs serviteurs, ne feront à la fin que les rassasier et leur apprendre à leur résister. Une élévation subite rend insolent; et lorsqu'on est accoutumé à obtenir tout ce qu'on désire, on devient incapable de supporter un refus. Enfin, ôtez les désirs, vous ôtez l'activité et l'industrie. PARABOLE. 19. Avez-vous vu un homme expéditif dans sa besogne; cet homme-là se tiendra debout devant les rois, et il ne sera pas de ceux qu'on distinguera le moins. {Proverbes, XXII, 29} EXPLICATION. De toutes les qualités que les rois considèrent dans le choix de leurs serviteurs, et qu'ils y souhaitent le plus, celle qui leur est la plus agréable, c'est la célérité et une certaine promptitude à expédier les affaires. Quant aux hommes d'une prudence profonde, ils sont suspects aux rois; ce sont pour eux des espèces d'inspecteurs; ils craignent que ces esprits supérieurs n'abusent de leurs avantages pour les surprendre, les maîtriser et les tourner à leur fantaisie comme des machines. Les hommes populaires ne sont pas vus de meilleur oeil ; ils offusquent les rois, parce qu'ils attirent sur eux-mêmes les regards du peuple. Les hommes courageux passent pour des brouillons; l'on craint qu'ils n'osent plus qu'ils ne doivent. Les hommes probes et intègres paraissent trop difficiles, trop peu disposés à obéir au moindre signe d'un maître. Enfin, il n'est point de vertu qui ne porte quelque ombrage aux rois, et qui ne les blesse par quelque côté; au lieu que la promptitude à exécuter leurs ordres n'a rien qui ne les flatte : car les volontés des rois sont soudaines, et ne souffrent point de délais; ils s'imaginent qu'il n'est rien qu'ils ne puissent, et qu'il ne leur manque que des gens qui exécutent assez vite ce qu'ils commandent : ainsi, avant tout, c'est la célérité qui leur est agréable. PARABOLE. 20. J'ai vu tous ceux qui vivent et qui marchent sous le soleil, quitter le prince régnant, pour se ranger auprès de celui qui était près de lui succéder. {Ecclésiaste, IV, 15} EXPLICATION. Cette parabole relève la vanité des hommes qu'on voit accourir en foule auprès des successeurs désignés des princes, et leur faire cortège. Or , la vraie racine de ce mal n'est autre que cette folie que la nature a si profondément plantée dans le coeur humain, et qui rend les hommes trop amoureux des objets de leurs espérances; car on en voit peu qui ne se complaisent plus dans ce qu'ils espèrent, que dans ce qu'ils possèdent. De plus, la nouveauté est agréable à la nature humaine, elle en est comme affamée : or, dans le successeur du prince, se trouvent ensemble ces deux choses, un objet d'espoir et la nouveauté. Or, ce que la parabole nous fait entendre, c'est cela même qu'autrefois Pompée dit à Sylla, et depuis, Tibère à Macron : "qu'on adore plus le soleil levant, que le soleil couchant". {Cfr. Plutarque, Vie de Pompée, ch. 22} Et néanmoins ceux, qui commandent, ne sont pas autrement choqués de cet abandon, et n'y attachent pas trop d'importance, comme on le voit par l'exemple de Sylla et de Tibère ; mais plutût ils se rient de la légèreté des hommes, et ne s'amusent point à lutter contre des songes; car quelqu'un l'a dit, "l'espérance n'est que le rêve d'un homme éveillé". {Cfr. Quintilien, L'institution oratoire, VI, 2, 30}