[8,2a] CHAPITRE II. Division de la science des affaires en doctrine sur les occasions éparses, et art de s'avancer dans le monde. Exemple de la doctrine sur les occasions éparses, tiré de quelques paraboles de Salomon. Préceptes sur l'an de s'avancer. Nous diviserons la science des affaires en doctrine, sur les occasions éparses, et art de s'avancer dans le monde : deux parties, dont l'une embrasse toute la variété des affaires, et est comme le secrétaire de la vie humaine; et dont l'autre ne se rapporte qu'à l'agrandissement particulier de chaque individu. Elle recueille et suggère une infinité de petits moyens, dont l'ensemble peut servir à chacun de tablettes et de codicille secret. Mais avant de descendre aux espèces, nous ferons quelques observations préliminaires sur la science des affaires en général. Cette doctrine des affaires est un sujet que personne jusqu'ici n'a traité d'une manière qui répondit à son importance ; et c'est sans contredit au grand préjudice de la réputation, tant des lettrés mêmes que des lettres; car c'est de lit qu'est né cet inconvénient, qui est pour les savants une vraie tache. Cet inconvénient est l'opinion où l'on est, que l'érudition et l'habileté dans les affaires sont rarement réunies. En effet, si l'on y fait bien attention, de ces trois sortes cle prudence qui, comme nous l'avons dit, se rapportent à la science civile, celle qui regarde les manières, est presque méprisée des savants, qui la regardent comme je ne sais quoi de servile, et de tout-à-fait incompatible avec la vie contemplative. Quant à celle qui se rapporte à l'administration de la république, lorsque quelques-uns d'entr'eux sont placés au gouvernail, on peut dire qu'ils s'acquittent assez mal de leur emploi, mais rarement sont-ils placés si haut. Quant à la prudence dans les affaires (et c'est celle dont nous parlons ici), partie sur laquelle roule toute la vie humaine, nous n'avons pas un seul livre sur ce sujet, à moins qu'on ne donne ce nom à quelques avis sur la manière de se conduire; ce qui forme tout au plus un ou deux petits recueils, qui ne répondent en aucune manière à l'étendue d'un si vaste sujet. En effet, si nous avions des livres sur ce sujet comme sur tant d'autres, je ne cloute nullement que des savants, à l'aide de ces livres, et d'un petit nombre d'expériences, ne l'emportassen de beaucoup sur les hommes sans lettres, même instruits par une longue expérience , et qu'en tournant contre eux leurs propres armes, ils ne les frappassent de plus loin. Et nous n'avons pas lieu de craindre qu'une telle matière soit trop diversifiée pour pouvoir être ramenée à des préceptes; elle a beaucoup moins d'étendue que celle qui a pour objet l'administration de la république, science qui pourtant, comme nous le voyons, est très bien cultivée. Or, ce genre de prudence, il paraît que chez les Romains, et dans les meilleurs temps, certains personnages en faisaient profession ; car Cicéron atteste qu'il était passé en usage quelque peu avant son siècle, que les sénateurs distingués par leur prudence et une longue expérience, tels que les Coruncanius, les Curies, les Laelius et autres, se promenassent à certaines heures fixes sur la place publique, et que là, se rendant accessibles à tous les citoyens, ils donnassent des consultations, non pas seulement sur le droit, mais sur des affaires de toute espèce, telle qu' "une fille à marier, un fils à éduquer, une terre à acheter, un contrat à passer, une accusation à intenter, une défense à entreprendre; enfin, sur tout ce qui peut survenir dans la vie ordinaire" ; {Cicéron, De l'orateur, III, 33} par où l'on voit qu'il est un certain art de donner des conseils, même dans les affaires privées, résultant d'une expérience très diversifiée , et d'une connaissance générale des choses, connaissance qui, à la vérité, s'applique aux cas particuliers, mais qui se tire de l'observation générale des cas semblables. C'est ainsi, comme nous le voyons, que, dans ce livre que Cicéron composa pour son frère Quintus, sur la manière de briguer le consulat, le seul, parmi les ouvrages qui nous restent des anciens, qui traite de telle affaire particulière; livre qui, bien que les conseils qu'il renferme, ne se rapportent qu'à l'affaire qu'il avait en vue, ne laisse pas de renfermer aussi bien des principes de politique, qui ne sont pas seulement d'un usage momentané; mais de plus une sorte de modèle perpétuel de la manière de se conduire dans les élections populaires ; mais je ne trouve en ce genre rien de comparable à ces aphorismes qu'a publiés Salomon ; prince dont l'écriture a dit : "qu'il mit un esprit comparable au sable de la mer"; {1 Rois, IV, 29} car de même que le sable de la mer environne toutes les côtes de l'univers, de même aussi la sagesse de Salomon embrassait tout, les choses divines, aussi bien que les choses humaines. Or, dans ces aphorismes, outre certains préceptes qui tiennent davantage de la théologie, vous trouverez un assez bon nombre de préceptes et d'avis moraux, fort utiles; préceptes qui jaillissent des profondeurs de la sagesse, et de là vont se répandant sur le champ immense de la variété. Or, comme nous rangeons parmi les choses à suppléer cette doctrine qui envisage les occasions éparses, et qui a pour objet la première partie de la science des affaires, nous nous y arrêterons un peu, suivant notre coutume, et nous en proposerons un exemple, tiré des aphorismes ou paraboles de Salomon. Nous ne pensons pas qu'on doive nous faire un sujet de reproche de cette liberté que nous prenons de donner un sens politique a certains passages de l'écriture sainte ; car si nous avions encore les commentaires de ce même Salomon sur la nature des choses, commentaires où il traitait de tous les végétaux, depuis la mousse qui croit sur la muraille, jusqu'au cèdre du Liban, il ne serait pas défendu de les interpréter dans le sens physique, ce qui doit nous être également permis en politique.