[6,1] LIVRE VI. CHAPITRE I. Division de la traditive en doctrine sur l'organe du discours, doctrine sur la méthode du discours, et doctrine sur l'embellissement du discours. Division de la doctrine sur l'organe du discours, en doctrine sur les marques des choses, sur la locution et sur l'écriture ; parties dont les deux dernières constituent la grammaire et en sont les deux divisions. Division de la doctrine sur les signes des choses, en hiéroglyphes et caractères réels. Seconde division de la grammaire en littéraire et philosophique. Agrégation de la poésie, quant au mètre, à la doctrine sur la locution. Agrégation de la doctrine des chiffres à la doctrine sur l'écriture. Nul doute, roi plein de bonté, qu'il ne soit permis à chacun de se jouer de lui-même et de ses occupations. Qui sait donc si par hasard cet ouvrage que nous donnons ici, ne serait pas tiré de quelque vieux manuscrit, trouvé dans cette fameuse bibliothèque de Saint-Victor, dont maître François Rabelais a donné le catalogue? Car on y trouve un livre portant pour titre: fourmilière des arts. Quant à nous, sans doute, nous n'avons fait que former un petit tas de poussière, sous lequel nous avons serré une infinité de grains des arts et des sciences, afin que les fourmis pussent trotter vers cet asile et s'y reposer quelque peu avant de se remettre à l'ouvrage. Or, c'est à la fourmi que le plus sage des rois renvoie tous les paresseux. Pour nous, nous déclarons tels tous ceux qui, contents d'user des acquisitions déjà faites, ne sont point jaloux de faire, dans les sciences, de nouvelles semailles et de nouvelles moissons. Passons donc à l'art de transmettre, d'exprimer et d'énoncer ce qu'on a déjà inventé, jugé et déposé dans sa mémoire, nous le désignerons par le nom général de traditive. Il embrasse tous les arts qui ont pour objet les mots et les discours. Car, bien que la raison soit comme l'âme du discours; néanmoins, lorsqu'il s'agit de traiter de tels sujets, la raison et le discours doivent, ainsi que l'âme et le corps, être considérés chacun à part. Nous diviserons la traditive en trois parties ; savoir : doctrine sur l'organe du discours, doctrine sur la méthode du discours, doctrine sur l'embellissement ou l'ornement du discours. La doctrine sur l'organe du discours, communément reçue, et qui porte le nom de grammaire, se divise en deux parties: l'une, qui traite de la locution; l'autre, de l'écriture. Car c'est avec raison qu'Aristote dit que les mots sont les étiquettes des choses; et les lettres, les étiquettes des mots. {Aristote, Hermeneia, I, 1} Nous assignerons l'un et l'autre à la grammaire. Mais pour reprendre la chose de plus haut, avant d'en venir à la grammaire et à ses parties déjà indiquées, il est à propos de faire quelques observations générales sur l'instrument propre à l'art de transmettre. Cet art parait avoir quelques autres enfants que les mots et les lettres. Commençons donc par poser ce principe : que tout ce qui est susceptible de différences en assez grand nombre pour pouvoir représenter distinctement toutes les notions diverses (pourvu toutefois que ces différences soient sensibles), peut être d'homme à homme le véhicule des pensées. Car nous voyons que des nations qui diffèrent par le langage, ne laissent pas de commercer assez bien à l'aide des seuls gestes. Et nous voyons aussi que certains individus, sourds et muets de naissance, mais qui ne manquent pas d'intelligence, s'entretiennent d'une manière admirable, avec ceux de leurs amis qui ont appris la signification de leurs gestes. Il y a plus : on a commencé à s'assurer qu'à la Chine et dans les contrées les plus reculées dé l'Orient, l'on fait usage aujourd'hui de certains caractères réels, et non pas nominaux ; caractères qui chez eux n'expriment ni des lettres, ni des mots, mais les choses et les notions mêmes : et qu'un grand nombre de ces nations, qui diffèrent tout-à-fuit par le langage, mais qui s'accordent quant à l'usage de cette espèce de caractères, communs à un plus grand nombre de contrées, communiquent entre elles par ce moyen. En sorte qu'un livre écrit en caractères de cette espèce, chacune de ces nations peut le lire et le traduire en sa propre langue. Nous disons donc que ces signes des choses, qui, sans le secours et l'entremise des mots, expriment ces mêmes choses, sont de deux espèces, dont la première est fondée sur l'analogie, et la seconde, purement arbitraire. Du premier genre sont les hiéroglyphes et les gestes: du dernier, sont ce que nous avons appelé les caractères réels. L'usage des hiéroglyphes est fort ancien; l'on y attachait même une certaine vénération, surtout chez les Égyptiens, nation fort ancienne. Ainsi, les hiéroglyphes sont une sorte d'écriture première née et plus vieille que les éléments mêmes des lettres, si ce n'est peut-être chez les Hébreux. Et les gestes sont une espèce d'hiéroglyphes volants. Car de même que les paroles volent et que les écrits restent, de même aussi ces hiéroglyphes exprimés par les gestes, passent; au lieu que les hiéroglyphes peints demeurent. Lorsque Périandre, consulté sur la manière d'affermir la tyrannie, ayant ordonné à l'envoyé de s'arrêter et de le regarder faire, se promenait dans ce jardin, et faisait sauter avec sa baguette les têtes des fleurs les plus hautes ; voulant dire qu'il fallait faire sauter aussi les têtes des grands; en agissant ainsi, il n'usait pas moins d'hiéroglyphes, que s'il eût peint son action sur le papier. Quoi qu'il en soit, il est clair que les hiéroglyphes et les gestes ont toujours quelque analogie avec la chose signifiée, que ce sont des espèces d'emblèmes. Et c'est par cette raison que nous les avons qualifiés d'emblèmes fondés sur l'analogie. Quant aux caractères réels, ils n'ont rien d'emblématique et sont absolument sourds, semblables en cela aux éléments mêmes des lettres, ils sont purement arbitraires; et c'est la coutume qui leur a donné cours, en vertu d'une certaine convention tacite. On voit aussi que ce genre d'écriture exige une infinité de caractères; car il doit y en avoir autant qu'il y a de mots radicaux. Ainsi cette partie de la doctrine sur l'instrument du discours, nous la rangeons parmi les choses à suppléer. Et quoiqu'elle puisse paraître d'une assez mince utilité, les mots et l'écriture étant pour la traditive des instruments suffisants, nous avons cru toutefois devoir ici en faire quelque mention comme d'un sujet qui n'est pas tout-à-fait à mépriser. Car nous traitons ici, en quelque manière, de la monnaie des choses intellectuelles. Et il ne sera pas inutile, sur ce point, de savoir que, de même qu'on peut fabriquer de la monnaie avec toute autre matière que l'or et l'argent, on peut aussi fabriquer des signes d'idées avec toute autre chose que les mots et les lettres. Passons donc à la grammaire. Cette science est, à l'égard des autres, une sorte de commissionnaire, dont l'emploi, à la vérité, n'est pas des plus nobles, mais pourtant des plus nécessaires, surtout dans ces derniers siècles, où l'on puise les sciences dans les langues savantes, et non dans les langues maternelles. On ne la jugera pas de peu d'importance, si l'on considère qu'elle fait la fonction d'une espèce d'antidote contre cette malédiction de la confusion des langues. Car l'industrie humaine fait tout ce qu'elle peut pour se remonter, et pour se réintégrer dans ces bénédictions dont elle est déchue par sa faute. Or, contre cette première malédiction, dont l'effet est la stérilité de la terre, en mangeant son pain à la sueur de son front, elle se fortifie et s'arme de tous les autres arts. Et contre cette seconde malédiction, dont l'effet est la confusion des langues, elle appelle à son secours la grammaire; art qui, à la vérité, n'est pas d'une grande utilité dans les langues maternelles; mais dont l'usage est plus étendu, quand il est question d'apprendre les langues étrangères; et infiniment plus, lorsqu'il s'agit de ces langues qui ont cessé d'être vulgaires, et qui ne se perpétuent que dans les livres. Nous diviserons la grammaire en deux parties, dont l'une sera littéraire; et l'autre, philosophique. L'une n'est d'usage que pour les langues; savoir, pour les apprendre plus vite, ou les parler plus purement et plus correctement; mais l'autre est de quelque utilité en philosophie. Nous nous rappelons à ce sujet, que César avait composé un livre sur l'analogie. Il nous est d'abord venu dans l'idée que ce pouvait bien être cette grammaire philosophique dont nous parlons ici. Nous soupçonnons toutefois qu'il ne s'y trouvait rien de si profond ou de si relevé, et qu'elle ne renfermait que les préceptes à suivre, pour acquérir une diction correcte et châtiée ; une diction qui ne s'écartât jamais du meilleur usage, et qui n'eût aucune teinte d'affectation. Néanmoins, en partant de cette idée même, nous avons embrassé par notre pensée le projet d'une sorte de grammaire philosophique, où l'on observerait avec soin, non l'analogie des mots entre eux, mais l'analogie qui règne entre les mots et les choses, ou la raison; en-deçà toutefois des limites de cette herménie qui est subordonnée à la logique. Nul doute que les mots ne soient des vestiges de la raison. Or, les traces fournissent aussi quelques indications sur le corps même qui a passé. Nous donnerons donc ici une légère esquisse de cette grammaire. Nous ne goûtons nullement cette recherche minutieuse que Platon, génie du premier ordre, n'a pourtant pas dédaignée; je veux dire celle qui a pour objet la première imposition des noms, l'étymologie des mots; recherche où l'on part de cette supposition : qu'à l'origine des langues l'invention des mots ne fut rien moins qu'arbitraire; mais qu'elle fut dirigée par une sorte de raisonnement, et qu'elle fut dérivée, déduite avec une certaine intelligence. C'est sans contredit un fort beau sujet ; c'est une cire flexible dont on fait tout ce qu'on veut. De plus, comme cette science-là semble pénétrer dans le sanctuaire des antiquités, elle jouit d'une sorte de vénération; quoiqu'au fond l'on y trouve peu de vérité, et encore moins d'utilité. Mais enfin si l'on voulait avoir une grammaire vraiment excellente, il faudrait qu'un homme versé dans beaucoup de langues, soit savantes, soit vulgaires, traitât de leurs différentes propriétés, et nous dît en quoi chacune excelle et en quoi elle pèche ; c'est ainsi que les langues peuvent s'enrichir par leur commerce mutuel; et que, de ce qu'on trouverait de plus beau dans chaque langue, on pourrait former une image de discours parfaitement belle, une sorte de modèle exquis et semblable à la Vénus d'Apelle, à l'aide duquel on exprimerait convenablement les conceptions et les sentiments de l'âme. Et ce qu'on ne serait guère porté à croire, c'est que d'une telle grammaire on pourrait encore tirer des indications assez fortes et très dignes d'observation, sur les moeurs et le génie des peuples et des nations ; je veux dire, par la simple considération de leurs langues. J'aime à entendre Cicéron lorsqu'il observe que, chez les Grecs, manquait le mot qui répond au mot "ineptus" (inepte) des Latins: par la raison, dit-il, que ce vice était si familier aux Grecs, qu'ils ne l'apercevaient pas même en eux : censure vraiment digne de la gravité romaine. {Cicéron, De l'orateur, II, 4} D'où vient aussi que les Grecs se donnaient tant de licence par rapport aux compositions de mots, et que les Romains, au contraire, étaient si sévères sur cet article. N'en serait-ce pas assez pour conclure que les Grecs étaient plus propres pour les arts ; et les Romains, pour l'action ? Car les distinctions nécessaires dans les arts exigent de fréquentes compositions de mots ; au lieu que les affaires et l'action demandent un langage plus simple. De plus, les Hébreux avaient tant d'aversion pour ces compositions de mots, qu'ils aimaient mieux abuser d'une métaphore, que d'introduire un nouveau terme composé. Ce n'est pas tout encore: leurs mots sont en si petit nombre et si peu mélangés, qu'on voit bien à sa langue même que cette nation était vraiment nazaréenne et séparée des autres. N'est-ce pas encore une chose bien digne de remarque (quoique nous autres modernes, nous ne laissions pas d'avoir un peu de vent), que, quoique les langues anciennes fussent si bien pourvues de déclinaisons, de cas, de conjugaisons, de temps et autres choses semblables, les modernes en soient presque totalement dépourvues, et que le plus souvent elles se tirent lâchement d'affaire, à l'aide des prépositions et des verbes auxiliaires. Différence qui ferait soupçonner (malgré cette douce complaisance que nous avons pour nous-mêmes) que, dans les premiers siècles, les esprits avaient plus de finesse et de pénétration que de notre temps. Il est une infinité d'observations de cette espèce dont on pourrait faire un bon volume. Ce ne sera donc pas une attention étrangère à notre sujet, que de distinguer la grammaire philosophique de la grammaire simple et littéraire. Nous croyons devoir aussi rapporter à la grammaire toutes ces différences accidentelles, dont les mots sont susceptibles; son, mesure, accent, etc. Quant à ces causes et à ces circonstances, qui sont comme le berceau des lettres, je veux dire, si l'on demande par quel choc de la langue, quelle ouverture de la bouche, quel rapprochement des lèvres, quel effort du gosier, chaque lettre est engendrée, ces considérations-là n'appartiennent point du tout à la grammaire; mais c'est une portion de la doctrine des sons, laquelle doit être traitée au chapitre du sentiment et des choses sensibles. Ce son grammatical, dont nous parlons ici, ce n'est que celui qui se rapporte aux euphonies et aux dysphonies. Il en est qui sont communs à toutes les langues. Par exemple, il n'en est point qui n'évite avec soin cet hiatus qui résulte du concours des voyelles, et ces aspérités, ces chocs résultant du concours de certaines consonnes. Il en est d'autres qui sont particuliers aux différentes langues, et qui, flattant l'oreille de telle nation, choquent celle de telle autre, et réciproquement. La langue grecque fourmille de diphtongues; le latin en a beaucoup moins. L'espagnol repousse les lettres dont le son est grêle, et les convertit aussitôt en lettres moyennes. Les langues venues des Goths aiment les aspirations : il est beaucoup d'observations semblables à faire; mais celles-ci même sont peut-être déjà de trop. Mais la mesure des mots a enfanté un art dont le corps est immense. C'est de la poésie qu'il s'agit, non pas quant à la matière, sujet déjà traité, mais quant au style et à l'arrangement des mots ; je veux parler du vers, de la versification, en un mot. C'est un genre où l'art semble bien pauvre, mais où l'on trouve des exemples fort éclatants, et dont le nombre est infini; et néanmoins cet art, auquel les grammairiens donnent le nom de prosodie, ne devrait pas se borner à enseigner les différents genres et les différentes mesures de vers; on devrait encore y joindre des préceptes qui indiquassent quelle espèce de vers convient à chaque genre de matière ou de sujet. Les anciens consacraient les vers héroïques aux histoires et aux panégyriques ; les vers élégiaques, aux sujets plaintifs; les vers iambiques, aux satyres; les lyriques, aux odes et aux hymnes, et c'est une attention qu'ont eue aussi les poètes modernes, chacun dans sa langue. Tout ce que j'y trouve à reprendre, c'est que certains amateurs excessifs de l'antiquité ont voulu ajuster les langues modernes aux mesures antiques, (héroïques, élégiaques, saphiques), mesures que la constitution même de ces langues repousse, et que l'oreille ne repousse pas moins. Dans ces sortes de choses, c'est plus au sentiment qu'aux préceptes de l'art qu'il faut s'en rapporter; à l'exemple de celui qui a dit : "j'aimerais mieux que la bonne chère de notre souper eût plu à mes convives qu'à mes cuisiniers"; {Martial, Epigrammes, IX, 82} car ce n'est pas là proprement l'art, ce n'en est que l'abus, attendu que ces raffinements, loin de perfectionner la nature, ne font que la pervertir. Quant à ce qui regarde la poésie, soit qu'on parle des fractions ou du mètre, c'est, comme nous l'avons déjà dit, une herbe qui pousse partout, qui vient sans graine, et en vertu de la vigueur même du sol; aussi la voit-on serpenter en tous lieux, et se répandre au loin, en sorte qu'il est inutile de s'amuser à en rechercher les défauts, et que le mieux est de nous débarrasser de ce soin. Quant à l'accent des mots, nous n'avons garde de traiter un sujet si mince, à moins qu'on ne juge nécessaire d'observer qu'on a fait des remarques très fines sur les accents des mots, sans rien dire sur les accents des sentences mêmes. C'est néanmoins un usage commun au genre humain tout entier, que de baisser la voix sur la fin de la phrase, de l'élever dans les interrogations; et les observations de ce genre ne sont pas en petit nombre. Voilà ce que nous avions à dire sur cette partie de la grammaire, qui a pour objet la locution. Quant à ce qui regarde l'écriture, on emploie dans cette vue, ou l'alphabet vulgaire, et généralement reçu, ou des caractères occultes et particuliers, dont on est convenu avec ses correspondants, et auxquels on donne le nom de chiffres. Mais l'orthographe vulgaire a aussi donné lieu à une question, et occasionné des disputes. Il s'agit de savoir si l'on doit écrire les mots précisément comme on les prononce, ou s'il ne vaut pas mieux se conformer entièrement à l'usage ; mais cette écriture qui se donne pour réformée, je veux dire celle qui se conforme à la prononciation, est de ces subtilités qu'on peut regarder comme inutiles. Car enfin la prononciation même varie à chaque instant, et n'a rien de fixe, ce qui fait disparaître entièrement les dérivations de mots, surtout de ceux qui sont tirés des langues étrangères. Enfin, comme l'écriture qui se conforme à l'usage, n'empêche en aucune manière de prononcer les mots comme on l'entend, mais qu'elle laisse toute liberté à cet égard, à quoi bon cette innovation ? Il faut donc en venir aux chiffres, dont les différents genres ne sont pas en petit nombre ; car il y a les chiffres simples, les chiffres mêlés de caractères non signifiants, les chiffres où un seul caractère représente plusieurs lettres, les chiffres à roues, les chiffres à clef, les chiffres de mots, et beaucoup d'autres. Or, les conditions requises dans un chiffre sont au nombre de trois; ils doivent être faciles, et ne pas exiger trop de temps, soit pour les écrire, soit pour les lire ; ils doivent être sûrs, et tels qu'il soit tout-à-fait impossible de les déchiffrer. J'ajouterai enfin qu'il faut, autant qu'il est possible, qu'ils ne fassent naître aucun soupçon; car si la lettre vient à tomber entre les mains de gens qui aient quelque autorité sur ceux qui les ont écrites, ou à qui elles sont adressées, le chiffre a beau être sûr, et le déchiffrement impossible, néanmoins cela même donne lieu à des recherches et à un examen quelquefois rigoureux, à moins que le chiffre ne soit de nature à ne faire naître aucun soupçon, ou à éluder l'examen. Quant à ce but d'éluder l'examen, il suffit d'un moyen aussi nouveau qu'utile, que nous connaissons; et comme il est sous notre main, à quoi bon ranger cet article parmi les choses à suppléer, au lieu de proposer ce moyen même : or, voici en quoi il consiste. Ayez deux alphabets, l'un de lettres véritables, l'autre de lettres non signifiantes, puis enveloppez l'une dans l'autre deux lettres différentes, dont l'une contienne le secret, et l'autre soit de ces lettres que celui qui écrit aurait, selon toute apparence, pu envoyer dans les circonstances données, sans y rien mettre toutefois qui puisse exposer. Que si l'on vous interroge avec sévérité sur ce chiffre, présentez l'alphabet des lettres non signifiantes, en les donnant pour les vraies lettres; et réciproquement. Par ce moyen, l'examinateur tombera sur cette lettre extérieure, et comme il la jugera vraisemblable, il n'aura aucun soupçon par rapport à la lettre intérieure. Mais afin d'éloigner toute espèce de soupçon, nous ajouterons un autre moyen que nous imaginâmes, dans notre première jeunesse, durant notre séjour à Paris, et c'est une invention qui même aujourd'hui ne nous paraît pas indigne d'être conservée ; car elle a un avantage qu'on peut regarder comme le plus haut degré de perfection d'un chiffre, celui d'être propre pour exprimer tout à l'aide de tout, de manière cependant que la lettre qu'on enveloppe, a cinq fois moins de volume que celle dans laquelle elle est enveloppée ; elle n'exige aucune autre condition ou restriction. Voici en quoi elle consiste : réduisez tout l'alphabet à deux simples lettres, à l'aide de la seule transposition ; car si vous placez deux lettres en cinq lieux différents, vous aurez trente-deux différences, ce qui est beaucoup plus que vingt-quatre, qui, chez nous, est le nombre des lettres de l'alphabet. Voici un exemple de cet alphabet. Exemple de l'alphabet bilittéraire. A - B - C - D - E - F Aaaaa, - aaabb, - aaaba, - aaabb, - aabaa, - aabab, G - H - I - K - L - M aabba, - aaabb, - abaaa, -abaab, - ababa, - ababb, N - O - P - Q - R - S abbaa, - abbab, - abbba, - abbbb, - baaaa, - baabb, T - V - W - X - Y - Z baaba, - baabb, - babaa, - babab, - babba, - babbb. Et cet alphabet, son effet ne se réduit pas a un léger avantage qu'on gagne en passant; mais cette idée même fournit un moyen, à l'aide duquel, à toute distance, et par des objets sensibles à la vue ou à l'ouïe, ou pourrait exprimer et porter ses pensées, pourvu que ces objets fussent susceptibles de deux différences seulement, comme à l'aide des cloches, des trompettes, des feux, des coups de canon : mais pour revenir à notre objet, lorsque vous voudrez écrire, vous décomposerez la lettre intérieure, et l'écrirez en caractères tirés de cet alphabet bilittéraire. Soit la lettre intérieure celle qui suit: F - U - G - E. Exemple de cette décomposition. F- U- G - E aabab, - baabb, - aabba, - aabaa. Ayez sous votre main un autre alphabet qui soit double, c'est-à-dire qui présente, sous une double forme, chacune des lettres de l'alphabet ordinaire, tant capitales que petites lettres, et de la manière qui vous sera la plus commode. Exemple de l'alphabet sous deux formes. {tableau} Cela posé, vous ajusterez, lettre par lettre, la lettre extérieure à la lettre intérieure déjà écrite en caractère de l'alphabet bilittéraire, et vous l'écrirez ensuite, soit la lettre extérieure : "Manere te uolo, donec uenero". Exemple de la manière d'ajuster les deux lettres. F. - U. - G. - E. aabab. - baabb. - aabba. - aabaa. "Manere te volo, donec uenero". Nous avons ajouté ici un autre exemple plus étendu de ce même chiffre, qui sert à tout écrire, à l'aide de tout. Voici la lettre intérieure, qui n'est autre que cette lettre même des Éphores de Sparte, jadis envoyée sur la Scytale. "Perditae rei : Mindarus cecidit, milites esuriunt, neque hinc nos extricare, neque hic diutius manere possumus". Lettre extérieure tirée de la première épître de Cicéron, et dans laquelle est enveloppée la lettre des Spartiates. "Ego omni officio ac potius pietate erga te caeteris satisfacio omnibus: Mihi ipse nunquam satisfacio. Tanta est enim magnitudo tuorum erga me meritorum, ut quoniam tu, nisi perfecta re, de me non conquiesti ; ego, quia non idem in tua causa efficio, uitam mihi esse acerbam putem. In causa haec sunt : Ammonius regis legatus aperte pecunia nos oppugnat : res agitur per eosdem creditores per quos cum tu aderas agebatur: regis causa si qui sunt qui uelint, qui pauci sunt, omnes ad Pompeium rem deferri uolunt : senatus religionis calumniam, non religione sel maleuolentia, et illius regiae largitionis inuidia comprobat, etc". {Cicéron, Lettres à des familiers, I, 1} Or, cette doctrine, qui a les chiffres pour objet, entraîne avec soi une autre doctrine qui lui correspond. Je veux dire l'art de déchiffrer, ou de deviner les chiffres, quoiqu'on ignore la clef du chiffre, ou le moyen dont on est convenu pour en cacher la signification. C'est sans contredit un travail des plus pénibles et des plus ingénieux; et il est, comme le premier, consacré au service des princes. Néanmoins, à l'aide d'un peu d'adresse et de précaution, on pourrait le rendre inutile; quoiqu'à la manière dont on s'y prend, il soit aujourd'hui d'un grand usage. En effet, si l'on inventait des chiffres vraiment sûrs, on en trouverait beaucoup qui éluderaient toute la sagacité du déchiffreur, et qui ne laisseraient pas d'être susceptibles d'être, soit lus, soit écrits, avec autant de promptitude que de facilité. Mais l'impéritie et l'ignorance des secrétaires et des commis, dans les cours des princes, est portée à tel point, que le secret des plus grandes affaires est confié à des chiffres dont la clef est trop facile à découvrir. Cependant il se pourrait qu'on nous soupçonnât de n'avoir dans ce dénombrement et cette espèce de revue que nous faisons des arts, d'autre but que de développer ces troupes scientifiques que nous rangeons, pour ainsi dire, en bataille, afin de les grossir et de les multiplier à la vue. Quoiqu'au fond, dans un traité aussi succinct, il soit plus facile de faire un étalage de leur multitude, que de bien développer leurs forces. Mais nous, fidèles à notre plan, nous allons toujours pressant l'exécution de notre dessein; et en formant ce globe des sciences, nous ne voulons rien omettre, pas même les plus petites îles, ou les plus éloignées. Qu'on ne pense pas non plus que ces arts, que nous ne faisons que toucher en passant, nous nous contentions de les effleurer. Qu'on dise plutôt que, travaillant sur un tas immense, nous en tirons, pour ainsi dire, les amandes et la moelle, avec un instrument aigu. Quant au jugement qu'on doit porter sur notre travail, nous l'abandonnons aux hommes les plus versés dans les arts de cette espèce. En effet, comme la plupart de ces hommes, qui veulent passer pour des hommes universels, et qui ne manquent pas de faire parade des termes de tous les dehors de l'art, surprennent ainsi l'admiration des ignorants, tandis que les maîtres se moquent d'eux; nous espérons que nos efforts, obtenant un succès tout-à-fait opposé, arrêteront l'attention des plus habiles dans ces arts; tandis que les autres y attacheront moins de prix. Quant à ces arts qui peuvent être regardés comme d'un rang inférieur, si quelqu'un s'imaginait que nous y attachons trop d'importance, qu'il regarde autour de lui, et il verra que ces mêmes hommes qui, dans leurs provinces, jouissent de la plus haute considération, et y sont regardés comme de grands hommes, des hommes célèbres, s'ils viennent à passer dans la capitale, y sont presque entièrement confondus dans la foule et y sont à peine aperçus. De même il n'est nullement étonnant que ces arts moins importants, lorsqu'ils se trouvent placés auprès des arts principaux et suprêmes, ne perdent beaucoup de leur dignité, quoiqu'ils paraissent à ceux qui en font leur principale occupation, quelque chose de beau et de grand; mais en voilà assez sur l'instrument du discours. [6,2] CHAPITRE II. La doctrine sur la méthode du discours est constituée comme une partie principale et substantielle de la traditive; on la qualifie de prudence de la traditive. Dénombrement des divers genres de méthodes, avec leurs avantages et leurs inconvénients. Passons à la doctrine sur la méthode du discours; c'est une science que l'on traite ordinairement dans la dialectique, dont on la regarde comme une partie. Elle a aussi trouvé place dans la rhétorique sous le nom de disposition. Mais l'usage où l'on est de la mettre ainsi au service des autres sciences, a été cause qu'on a omis une infinité de choses qui s'y rapportent et qui seraient utiles. C'est pourquoi nous avons cru devoir constituer une doctrine positive et principale de la méthode, et nous la désignons sous le nom général de prudence de la traditive. Ainsi la méthode ayant une grande diversité de genres, nous en donnerons plutôt l'énumération que la division. Quant à la méthode unique et aux perpétuelles dichotomies, il est inutile d'en parler ici ; ce ne fut qu'une sorte de nuage scientifique qui passa rapidement; c'est un genre de méthode tout-à-fait superficielle et nuisible aux sciences. En effet, lorsque les hommes de cette trempe tordent les choses pour les ajuster aux lois de leur méthode, et qu'ils suppriment ou contournent, en dépit de la nature, tout ce qui ne se moule pas dans leurs dichotomies, ils font que les amandes et les graines des sciences leur échappent, et qu'il ne leur reste dans les mains que des noyaux, que des gousses desséchées et entièrement vides. Ce genre de méthodes n'enfante que de stériles simplifications, et ruine tout ce que les sciences ont de solide. Constituons donc la première différence de la méthode, de manière qu'elle se divise en magistrale et initiative. Or, quand nous employons ce mot d'initiative, notre idée n'est pas que la dernière ne sert que pour enseigner les éléments des sciences; et la première, pour transmettre la science en son entier. Mais, au contraire, empruntant un terme des choses sacrées, nous tenons pour initiative, celle dont l'office est de découvrir et de dévoiler les mystères des sciences. Car la méthode magistrale apprend l'user de ce qu'on enseigne, et l'initiative apprend plutôt à le soumettre à l'examen : l'une adresse ses leçons au vulgaire des disciples; l'autre, aux enfants de la science : enfin l'une a pour but la manière de faire usage des sciences en les laissant telles qu'elles sont; et l'autre a pour objet leur continuation et leur avancement. La dernière de ces méthodes est une sorte de route abandonnée et inaccessible. Car à la manière dont on s'y prend même aujourd'hui pour enseigner les sciences, et les maîtres et les disciples semblent réunir leurs efforts et s'entendre pour entasser des erreurs. En effet, celui qui enseigne a grand soin de choisir une méthode dont l'effet soit qu'on ajoute foi à ce qu'il dit, et non une méthode qui le rende plus facile à examiner; et celui qui apprend, n'est pas fâché que le maître lui donne l'exemple de ne pas s'attacher à des recherches trop rigoureuses; et il a plus à coeur de ne point douter, que de ne point se tromper. En sorte que le maître, séduit par l'amour de la gloire, prend bien garde de déceler le faible de sa science, et que le disciple, en haine du travail, ne veut pas éprouver ses forces. Cependant la science qu'on transmet comme une toile à ourdir, doit être insinuée dans l'esprit des disciples, par la même méthode qui a guidé les premiers inventeurs. Or, cette marche-là même, on pourrait sans contredit la suivre dans la science acquise par voie d'induction; mais, dans cette autre science anticipée et prématurée, qui est en usage, lorsqu'on a acquis des connaissances en la suivant, il ne serait pas facile de dire comment l'on y est arrivé. Cependant nul doute que du plus au moins l'on ne puisse réviser sa propre science, repasser par la route qu'on a suivie en acquérant des connaissances, vérifier les consentements qu'on a donnés successivement, et par ce moyen transplanter la science dans l'esprit du disciple, comme elle a germé dans l'esprit du maître. Et il en est, sur ce point, des arts comme des plantes. Si votre dessein n'est que de faire usage d'une plante, vous ne vous occupez guère de la racine. Mais, si votre dessein est de la transplanter dans un autre sol, il est plus sûr d'employer, dans cette vue, les racines que les rejetons. C'est ainsi que les méthodes d'exposition aujourd'hui en usage, présentent des espèces de troncs scientifiques; troncs fort beaux, â la vérité, et d'un très bon service pour le charpentier, mais tout-à-fait inutiles au planteur. Que si vous voulez voir croître la science, laissez là ces troncs; tâchez seulement d'enlever les racines bien intactes et avec un peu de cette terre qui s'y attache. Or, ce genre d'exposition dont nous parlons, a quelque analogie avec cette méthode que suivent les mathématiciens, dans ce sujet qui leur est propre; mais à parler en général, je ne vois pas que rien de semblable soit en usage, ni que personne se soit appliqué sérieusement à cette recherche. Ainsi, nous la compterons parmi les choses à suppléer, et nous l'appellerons tradition, transmission de la lampe, ou méthode consacrée aux enfants de la science. Suit une autre différence, qui paraît avoir de l'affinité avec l'intention précédente, mais qui, dans le fait, y est presque opposée ; car ces deux méthodes ont cela de commun, qu'elles séparent le vulgaire des auditeurs d'avec les disciples d'élite; et cela d'opposé, que la première .montre tout à découvert, au lieu que l'autre use de certains voiles. Disons donc, en partant de cette différence, que l'une est une méthode exotérique; et l'autre, une méthode acroamatique. En effet, cette différence que les anciens ont mise principalement dans les livres qu'ils publiaient, nous la transporterons à la méthode d'enseignement. De plus, cette méthode acroamatique fut fort en usage chez les anciens, et ce fut avec beaucoup de prudence et de jugement qu'ils l'employèrent; mais ce genre d'exposition acroamatique ou énigmatique a été avili, dans ces derniers temps, par certains auteurs qui en ont abusé, comme d'un faux jour, pour débiter plus aisément leurs marchandises contrefaites. Le but de cette méthode mystérieuse, et de ce voile dont elle couvre tout, paraît être d'écarter du sanctuaire des sciences le vulgaire (le vulgaire profane s'entend), et de n'y donner entrée qu'à ceux qui, ou aidés par les maîtres, devineraient le sens des paraboles, ou pourraient, par leur seule pénétration et leur propre sagacité, percer ces voiles. Suit une autre différence, qui est de la plus grande importance dans les sciences; c'est celle qui distingue l'exposition sous forme d'aphorismes, de l'exposition méthodique. Car ce qui mérite surtout d'être observé, c'est cette mauvaise habitude où sont la plupart des hommes, de s'emparer d'un petit nombre d'axiomes et d'observations sur quelque sujet que ce soit, et d'en composer un fantôme d'art complet et imposant, en le renflant de je ne sais quelles réflexions de leur crû, en le décorant d'exemples éclatants, et liant tout cela à l'aide du fil de la méthode. Cependant cette autre méthode d'exposition sous forme d'aphorismes, porte avec soi une infinité d'avantages auxquels n'atteint point l'exposition méthodique. 1°. Elle donne une idée de la capacité de l'écrivain, et met à portée de juger s'il n'a fait qu'effleurer cette science qu'il traite, ou s'il s'en est pénétré bien profondément. Il est force que ces aphorismes, sous peine d'être tout-à-fait ridicules, soient tirés des profondeurs, de la moelle même des sciences. Car là il n'est plus question d'embellissements et de digressions ; plus de fil ni d'enchaînement de conséquences, plus de pratique détaillée : en sorte qu'il ne reste plus, pour la matière des aphorismes, qu'une riche collection d'observations. Aussi ne sera-t-on pas en état de composer des aphorismes, et même n'y songera-t-on pas, si l'on ne se sent la tête meublée de connaissances aussi étendues que solides. Mais dans l'usage de la méthode, "la liaison et l'enchaînement a tant de pouvoir, et il est tant d'honneur attaché au talent de traiter les sujets communs" {Horace, L'art poétique, v. 242}, qu'on trouve ainsi moyen de donner un certain vernis scientifique à des choses qui, pour peu qu'on les analysât et qu'on les considérât une à une, et toutes nues, se réduiraient presque à rien. En second lieu, l'exposition méthodique, bonne pour surprendre la croyance et l'assentiment des disciples, ne fournit pas d'indications pour la pratique; attendu qu'elle présente une sorte de démonstration en cercle et de tout, dont les parties s'éclairent réciproquement, et c'est en quoi elles plaisent davantage à l'entendement. Cependant, comme, dans la vie ordinaire, les actions sont éparses, et non arrangées dans un ordre marqué, les documents épars s'y rapportent mieux, et sont plus utiles pour les diriger. Enfin, ces aphorismes présentant les sciences comme par pièces et par morceaux, ils invitent le lecteur à y ajouter quelque chose du sien. Au lieu que l'exposition méthodique leur donnant l'air d'être complètes, jette les hommes dans la sécurité, et les porte à croire qu'ils ont saisi le tout. Suit une autre différence, qui est aussi d'un grand poids ; et c'est celle qui se trouve entre deux sortes d'expositions dont l'une présente les assertions avec leurs preuves, et l'autre les questions avec leurs solutions. Quant à cette dernière méthode, lorsqu'on s'y attache excessivement, elle ne nuit pas moins au progrès des sciences, que ne nuirait et ne ferait obstacle à la marche et aux succès d'une armée un général qui s'amuserait à attaquer tous les petits châteaux et toutes les bicoques qu'il trouverait sur son chemin. En effet, si vous gagnez la bataille, et vous attachez constamment au fort de cette guerre, toutes ces petites places capituleront d'elles-mêmes. Il faut convenir pourtant qu'il ne serait pas trop sûr de laisser derrière soi quelque ville grande et fortifiée. C'est ainsi que, dans l'exposition des sciences, il faut, en y entremêlant les réfutations, n'en user qu'avec épargne, et seulement pour ruiner les fortes préoccupations, les gros préjugés; mais nullement pour exciter et provoquer les doutes les plus légers. Suit une autre différence de méthode, qui consiste à bien approprier cette méthode au sujet qu'on traite. Car autre est la manière dont on enseigne les mathématiques, qui sont ce que, dans les sciences, il y a de plus abstrait et de plus simple, autre, la manière d'enseigner la politique, qui est ce qu'il y a de plus embarrassé et de plus compliqué; et comme nous l'avons déjà dit, une méthode uniforme ne convient point du tout dans une matière très diversifiée. Quant à nous, par la même raison que nous avons approuvé la topique particulière dans l'invention, nous voulons qu'on emploie aussi, jusqu'à un certain point, des méthodes particulières dans l'exposition. Suit une autre différence de méthode dans l'exposition des sciences, méthode qu'il faut employer avec jugement; c'est celle qui profite des lumières et des vues sur la science à enseigner, qui ont été d'avance comme versées et fixées dans les esprits. Car autre est la manière dont on doit enseigner une science qui est tout-à-fait nouvelle et étrange pour les disciples, autre est la méthode qui convient à une science qui a de l'affinité avec les opinions dont leur esprit est déjà imbu , et qui est, pour ainsi dire, de la même famille. Aussi Aristote, lorsqu'il veut, sur ce point, railler Démocrite, ne fait-il réellement que lui donner un éloge; "voulons-nous, lui dit- il, disputer sérieusement? Eh ! laissons-là les similitudes" {Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 3 p. 1139}; lui reprochant ainsi de faire un trop grand usage des comparaisons : cependant ceux dont les opinions sont déjà basées sur les opinions populaires, n'ont autre chose à faire que de bien poser la question, et de prouver ce qu'ils avancent. Au contraire, ceux dont les dogmes s'élèvent au-dessus de ces opinions populaires, ont deux choses à faire : 1°. de faire bien entendre ce qu'ils veulent dire, puis de prouver leurs assertions, en sorte que c'est une nécessité pour eux de recourir aux similitudes et aux métaphores, afin de s'insinuer dans les moindres esprits. Aussi voyons-nous que, durant l'enfance des sciences, et dans les siècles les plus grossiers, temps où ces principes, aujourd'hui triviaux et rebattus, étaient encore nouveaux, et paraissaient étrangers, tout était plein de paraboles et de similitudes : autrement que fût-il arrivé ? qu'on n'eût pas remarqué ces nouvelles propositions, et qu'on n'y eût pas fait l'attention qu'elles méritaient, ou qu'on les eût rejetées comme autant de paradoxes. En effet, c'est une sorte de règle dans la traditive, que toute science qui ne s'ajuste pas aux idées qui la précèdent dans les esprits, doit emprunter le secours des similitudes et des comparaisons. Voilà donc ce que nous avions à dire sur les divers genres de méthodes, je veux dire, sur ceux que d'autres jusqu'ici n'avaient pas indiqués. Car pour ce qui est de ces autres méthodes, l'analytique, la systatique, la diéritique, ainsi que des méthodes cryptiques, homériques et d'autres semblables, elles ont été heureusement imaginées et appliquées, et je ne vois aucune raison pour nous y arrêter: Voilà donc les divers genres de méthode. Quant à ses parties, elles se réduisent à deux; savoir: celle qui regarde la disposition de l'ouvrage entier, ou du sujet du livre, et celle qui a pour objet la limitation des propositions. Car l'architecture ne doit pas seulement s'occuper de la structure de l'édifice pris en entier; mais aussi de la forme des colonnes, des poutres et autres parties semblables. Or, la méthode est comme l'architecture des sciences. Dans cette partie-ci, Ramus {Pierre de La Ramée (1515-1572) dit Petrus Ramus} a rendu de plus grands services, en renouvellent ces excellentes règles, {- - -} qu'en voulant à toute force faire adopter sa méthode unique et ses dichotomies. Mais je ne sais en vertu de quel malheureux destin il se fait que ce qu'il y a de plus précieux dans les choses humaines (comme les poètes le feignent souvent), est toujours confié aux pires gardiens. Ce sont certainement les tentatives pénibles qu'a faites Ramus pour perfectionner les propositions qui l'ont jeté dans ces abrégés, et l'ont fait donner sur ces bas-fonds; car il faut travailler sous les plus favorables auspices, et être guidé par le plus heureux génie, pour oser se mêler de rendre conversibles les axiomes, sans les rendre en même temps circulaires, et tels qu'ils reviennent sur eux-mêmes. Je ne disconviendrai pourtant pas que le travail de Ramus, sur cette partie, n'ait eu son utilité. Mais il reste deux autres espèces de limitations des propositions, outre celles qui servent à les rendre conversibles; l'une regarde leur extension; l'autre, leur prolongement; car, si l'on y fait bien attention, l'on trouve que les sciences, outre la profondeur, ont encore deux autres dimensions; savoir, la largeur et la longueur: la profondeur se rapporte à leur vérité et à leur réalité; car ce sont ces conditions qui donnent aux connaissances de la solidité. Quant aux deux autres, la largeur doit être prise et mesurée d'une science à l'autre, et la longueur se prend de la proposition la plus élevée jusqu'à la plus basse, dans une même science. L'une considère les bornes et les limites de chaque science : elle apprend à traiter les propositions dans leur véritable lieu, et à ne point confondre les genres, à éviter les répétitions, les digressions, et toute espèce de confusion. L'autre donne des règles pour savoir jusqu'à quel point, jusqu'à quel degré de particularité l'on doit déduire les propositions des sciences. Au reste, nul doute qu'en ceci l'on se doive laisser quelque chose à faire à l'exercice et à la pratique, et il nous faut tâcher d'éviter l'excès où a donné Antonin le pieux; de peur d'être comme lui de ces gens qui "coupent en quatre un grain de millet", et de multiplier minutieusement les divisions. Ainsi il est bon de savoir comment nous nous gouvernons nous-mêmes sur ce point. Car nous voyons que les principes trop généraux, si l'on n'en tire des conséquences, donnent peu de lumières, et qu'elles ont plutôt l'inconvénient d'exposer les sciences au mépris des praticiens, attendu que ces généralités ne servent pas plus dans la pratique, que la chorographie universelle d'Ortélius {Abraham Ortell {Ortel, Ortels, Ortelius}, né à Anvers, le 14 avril 1527 et décédé dans cette ville le 28 juin 1598} ne sert pour montrer le chemin de Londres à York. C'est avec assez de justesse que l'on compare les meilleures règles aux miroirs de métal , où, à la vérité, l'on voit les images, mais seulement après qu'ils ont reçu le poli. C'est ainsi qu'enfin les règles et les préceptes deviennent utiles, lorsqu'ils ont été sous la lime de l'exercice. Que si pourtant l'on pouvait, dès le commencement, en les polissant suffisamment, leur donner une certaine netteté, une limpidité en quelque manière cristalline, ce serait ce qu'on pourrait faire de mieux, vu qu'alors on n'aurait pas besoin d'un exercice si assidu. Voilà donc ce que nous avions à dire sur la science de la méthode, que nous avons désignée par le nom de prudence de la traditive; mais ce qu'il ne faut pas oublier ici, c'est que certains personnages, qui avaient plus d'enflure que de véritable science, ont pris bien de la peine pour nous procurer une méthode qui ne mérite certainement pas ce nom, et qu'on doit plutôt regarder comme une imposture méthodique; méthode qui ne laisse pas d'être du goût de certaines gens, qui se piquent de tout savoir. Elle consiste à arroser de quelques gouttes de science des matières qu'on n'entend pas, ce qui donne à un demi-savant l'air de les entendre, et lui sert à se faire valoir. Tel est l'art de Lulle, telle la typo-cosmie, que certains auteurs ont fabriquée avec tant de peine ; qui n'est qu'un amas de mots techniques, collection dont tout l'avantage consiste en ce qu'un homme qui est familier avec les termes de l'art, paraît avoir appris l'art même; mais un ramas de cette espèce ressemble à la boutique d'un chiffonnier, où l'on trouve assez de pièces et de loques, mais pas un morceau qui soit de quelque prix. [6,3a] CHAPITRE III. Des fondements et de l'office de la rhétorique; trois appendices de la rhétorique, qui n'appartiennent qu'à l'art de s'approvisionner; savoir: les teintes du bien et du mal, tant simple que comparé; le pour et le contre et les petites formules du discours. Nous voici arrivés à la doctrine de l'embellissement du discours; c'est celle qui prend le nom de rhétorique ou d'art oratoire. C'est une science éminente par elle-même, et d'ailleurs éminemment cultivée par les écrivains. Or, aux yeux de qui sait attacher aux choses leur véritable prix, l'éloquence le cède de beaucoup à la sagesse ; et nous voyons à quelle distance celle-ci laisse l'autre derrière elle, si nous en jugeons par les paroles qu'employa Dieu même en parlant à Moïse, lorsque celui-ci refusa l'emploi qu'il lui avait conféré; alléguant la difficulté de sa prononciation : "tu as sous ta main, Aaron, qui te servira d'orateur"; et toi, "tu seras pour lui comme un Dieu". {Exode LV, 16} Mais si nous parlons des fruits et de l'estimation populaire, la sagesse le cède de beaucoup à l'éloquence ; et c'est ainsi que s'exprime Salomon à ce sujet : "celui dont l'esprit est sage, sera qualifié d'homme prudent. Quant à celui dont l'éloquence est douce, son rôle sera encore plus brillant" {Prov. XVI, 21}: paroles par lesquelles il fait entendre assez clairement que la sagesse peut bien procurer une certaine réputation, exciter une certaine admiration ; mais que dans les affaires et dans la vie commune, c'est l'éloquence qui a plus de pouvoir. Quant à la culture de cet art, l'émulation d'Aristote contre les rhéteurs de son temps, et le génie tout-à-la-fois ardent et infatigable de Cicéron, de ces deux hommes qui n'épargnèrent rien pour donner du relief à leur art; ces deux choses unies à une longue expérience, ont été cause que dans les livres qu'ils ont publié sur ce sujet, ils se sont surpassés eux-mêmes; puis les riches exemples en ce genre que nous avons dans les oraisons de Démosthène et de Cicéron, réunis à la profondeur et à la justesse des préceptes, ont doublé ses progrès. Aussi trouvons-nous que ce qui peut manquer dans cet art, regarde plutôt certaines collections, qui devraient être comme autant de suivantes à leur ordre, que la méthode même et l'usage de l'art; car lorsque dans la dialectique nous avons fait mention d'un certain magasin, nous avons promis d'en donner, dans la rhétorique, un plus grand nombre d'exemples. Cependant pour fendre un peu la motte, et remuer un peu la terre autour des racines de cet art, suivant notre coutume, disons que la rhétorique est au Service de l'imagination, comme la dialectique est au service de l'entendement; et si l'on pénètre un peu profondément dans ce sujet, l'on trouve que l'office et l'emploi de la rhétorique n'est autre que d'appliquer et de faire agréer à l'imagination les suggestions de la raison, afin d'exciter l'appétit et la volonté. Car le gouvernement de la raison peut être attaqué et troublé de trois manières; savoir : par l'enlacement des sophismes, ce qui appartient à la dialectique; ou par les prestiges des mots, ce qui regarde la rhétorique; ou par la violence des passions, ce qui est l'objet de la morale. Et de même que dans les affaires que l'on traite avec les autres, on peut être subjugué et mené plus loin qu'on ne veut, par la ruse, l'importunité, ou la violence; de même aussi dans ces affaires que nous traitons avec nous-mêmes, nous sommes, ou menés par les supercheries et les artifices des arguments, ou sollicités et inquiétés par la fréquence des impressions, et par ces idées qui passent et repassent dans notre esprit; ou enfin ébranlés et entraînés par le choc des passions. Or, la condition de la nature humaine n'est pas si malheureuse que ces arts et ces facultés qui ont tant de pouvoir pour troubler la raison, n'en aient point pour la fortifier et l'affermir. Disons au contraire que c'est pour produire cet effet même qu'elles en ont le plus; car la fin de la dialectique étant d'enseigner la forme des arguments pour secourir l'entendement, et non pour lui dresser des embûches, la fin de la morale est aussi de régler les passions, de manière qu'elles militent pour la raison au lieu de l'attaquer. Enfin, le but de la rhétorique est de remplir l'imagination d'objets et d'images qui prêtent secours à la raison, et non de fantômes qui l'oppriment. Car l'abus de l'art n'y intervient qu'indirectement, et en tant que c'est un inconvénient à éviter, non en tant que c'est un précepte à observer. Ainsi c'est avec une souveraine injustice que Platon (quoiqu'il ne le fît qu'en haine des rhéteurs de son temps, haine bien méritée); que Platon, dis-je, classait la rhétorique parmi les arts voluptueux, l'assimilant à l'art de la cuisine, et prétendant qu'elle n'a pas moins l'effet de corrompre les aliments salutaires, que de donner aux aliments pernicieux une saveur agréable; en abusant du talent qu'elle a de varier les assaisonnements, et de tous les raffinements qu'elle a imaginés : mais à Dieu ne plaise que l'éloquence s'occupe moins à orner les choses honnêtes, qu'à vernir les choses basses et honteuses, ce qui, en effet, n'arrive que trop souvent. Car il n'est personne qui ne mette plus d'honnêteté dans ses discours que dans ses opinions et ses actions. Thucydide a judicieusement observé qu'on reprochait quelque chose de semblable à Cléon, en disant de lui que, comme il épousait toujours le plus mauvais parti, c'était pour cette raison là même qu'il se donnait tant de peine pour devenir éloquent, et donner à ses discours toute la grace possible ; ne sachant que trop qu'il n'est pas donné à tout homme de bien parler sur des sujets bas et odieux ; au lieu que sur les choses honnêtes, il n'est personne qui ne le puisse. Rien de plus élégant que ce mot de Platon à ce sujet, quoiqu'il soit déjà devenu trivial. "Si la vertu", dit-il, "pouvait devenir visible, à l'instant tous les hommes en deviendraient éperdument amoureux". Or, c'est la rhétorique qui a vraiment le talent de peindre la vertu ; c'est elle qui sait la rendre visible. En effet, comme il est impossible de la montrer sous une image corporelle, reste donc à employer la magie du discours pour la représenter à l'imagination le plus vivement qu'il est possible, et la rendre perpétuellement présente. Car c'est avec raison que Cicéron tourne en ridicule les Stoïciens, qui se donnaient des peines infinies pour faire entrer la vertu dans les âmes, à l'aide de sentences concises et fines, genre d'élocution qui n'a que très peu d'affinité avec l'imagination et la volonté. Certes, si l'on pouvait bien ordonner les affections, et les rendre tout-à-fait dociles à la raison, tous ces moyens de persuasion, toutes ces voies d'insinuation qui servent à se frayer un chemin dans les âmes, ne seraient plus d'un grand usage ; il suffirait alors de présenter la vérité toute nue, et dans le style le plus simple; malheureusement il n'en est rien : quelles dissensions au contraire n'occasionnent pas les affections, et quels troubles, quelles séditions n'excitent-elles pas dans les amas ! et c'est ce que disent ces vers si connus : "Je vois le meilleur, et je le goûte; mais c'est le pire que je choisis". {Ovide, Métamorphoses, VII,20} En sorte que la raison, réduite à elle seule, serait bientôt entraînée dans la servitude, et tout-à-fait captive : mais la déesse de persuasion empêche l'imagination d'épouser la cause des passions, et par son entremise ménageant une alliance entre la raison et l'imagination, les ligue toutes deux contre les passions ; car il est bon d'observer que les affections elles-mêmes se portent toujours vers le bien apparent, et c'est en cela qu'elles ont quelque chose de commun avec la raison; mais il y a entre elles cette différence, que les affections envisagent principalement le bien présent; au lieu que la raison portant ses regards plus au loin, envisage aussi l'avenir, et en tout considère la somme. Ainsi, tant que les objets présents remplissent l'imagination, et la frappent plus fortement, la raison succombe, et est comme subjuguée; mais dés que par la magie de l'éloquence, et par la force de la persuasion, les objets futurs et éloignés sont rendus visibles et comme présents, alors enfin l'imagination passant du côté de la raison, la raison demeure victorieuse. Concluons donc que nous ne devons pas plus faire un crime à la rhétorique du talent qu'elle a de donner une apparence d'honnêteté à la plus mauvaise cause, qu'à la dialectique; d'enseigner à fabriquer des sophismes. En effet, qui ne sait que la marche des contraires est la même, quoique leurs usages soient bien opposés. De plus, la dialectique ne diffère pas seulement de la rhétorique, en ce que (comme on le dit communément), l'une ressemble au poing, et l'autre à la paume de la main ; ce qui signifie que le style de l'une est plus serré, et celui de l'autre, plus développé; niais beaucoup plus encore, en ce que la dialectique considère la raison dans son état naturel, au lieu que la rhétorique l'envisage telle qu'elle est dans les opinions vulgaires. Ainsi, c'est avec sagesse qu'Aristote place la rhétorique entre la dialectique et la morale, jointe à la politique, attendu qu'elle participe de l'une et de l'autre; car les preuves et les démonstrations de la dialectique sont communes à tous les hommes, au lieu que les preuves et les moyens de persuasion de la rhétorique doivent être variés à raison des auditeurs ; en sorte que, semblable en cela, à un musicien, s'accommodant aux oreilles diverses, elle soit "un Orphée dans les bois, et un Arion parmi les dauphins" {Virgile, Les Bucoliques, VIII, 56}. Or, ce soin d'approprier et de varier le discours (pour peu qu'on soit jaloux de s'élever au plus haut degré de perfection), doit être porté au point que si l'on a précisément les mêmes choses à dire à différents hommes, il faut employer tels mots avec l'un, tels autres mots avec l'autre, et les varier pour chaque individu. Mais cette partie de l'éloquence (je veux parler de celle qui est d'usage en politique, dans les affaires, dans les entretiens particuliers), manque presque toujours aux plus grands orateurs; parce que, courant toujours après les ornements et les formes élégantes, ils n'acquièrent point ce tact fin et prompt qui met en état d'ajuster sur-le-champ ses expressions à chaque individu, ce qui vaudrait mieux que leurs grandes phrases. Ainsi, sur ce sujet même dont nous parlons ici, il ne sera rien moins qu'inutile d'établir une recherche expresse, et de la désigner sous le nom de prudence, dans les entretiens particuliers, et de la placer parmi les choses à suppléer. Plus on réfléchira sur le mérite d'un traité de cette nature, plus on y attachera de prix; mais faut-il le placer dans la rhétorique ou dans la politique? c'est ce qui au fond est assez indifférent. Il est temps de descendre à ces choses à suppléer, qui, comme nous l'avons dit, sont de nature à devoir être regardées plutôt comme des appendices, que comme des portions de cet art même, et qui appartiennent à l'art de s'approvisionner. 1°. donc nous ne trouvons personne qui, jaloux d'imiter la prudence et la sollicitude d'Aristote en ce genre, ait continué son travail comme il l'eût fallu, ou l'ait suppléé. Ce philosophe avait commencé à rassembler les signes les plus ordinaires ou les couleurs du bien et du mal apparent, tant absolu que comparé; couleurs qui sont les vrais sophismes de la rhétorique, et dont la connaissance fournit les plus utiles directions dans les affaires, et les entretiens particuliers. Mais le travail d'Aristote sur ces couleurs pèche en trois choses. 1°. Il n'en dénombre que fort peu, quoiqu'elles soient en grand nombre; 2°. il n'y joint pas les réfutations; 3°. il semble avoir ignoré en partie leur véritable usage, qui n'est pas tant de servir de preuve, que d'affecter et d'émouvoir; vu qu'il est bien des formes d'élocution qui signifient la même chose, et qui ne laissent pas d'affecter très différemment. Car ce qui est aigu, pénètre beaucoup plus avant que ce qui est obtus ; en supposant même que l'un et l'autre frappent avec des forces égales. Certes il n'est personne qui ne soit plus ému, lorsqu'on lui dit : ce sera un grand sujet de triomphe pour vos ennemis; "C'est ce que l'Ithacien souhaiterait fort, et ce que les Atrides achèteraient bien chèrement" {Virgile, L'Énéide, II, 104}; Que si on lui disait simplement: cela nuira à vos affaires. Ainsi ces pointes, ces aiguillons du discours ne sont nullement à négliger. Mais comme nous rangeons cette partie parmi les choses à suppléer, nous l'appuierons d'exemples, suivant notre coutume; car de simples préceptes l'éclairciraient moins bien. Exemple des couleurs du bien et du mal apparent, tant absolu que comparé. SOPHISME. 1. Ce que louent et vantent les hommes, est un bien; ce qu'ils blâment et critiquent, est un mal. RÉFUTATION. Ce sophisme trompe de quatre manières; savoir : ou à cause de l'ignorance de ceux qui portent de tels jugements; ou à cause de leur mauvaise foi; ou à cause de leur partialité et des factions dont ils sont membres; ou enfin à cause de leur naturel. A cause de l'ignorance: qu'importe le jugement du vulgaire, quand il s'agit de juger du bien et du mal? Croyons-en plutôt Phocion qui, voyant que le peuple l'applaudissait contre son ordinaire, dit à ses voisins : "eh, me serait-il par hasard échappé quelque sottise?" A cause de la mauvaise foi : car et les panégyristes et les détracteurs n'ont en vue que leur propre intérêt, et ne disent rien moins que ce qu'ils pensent. "Celui qui veut débiter sa marchandise, la vante tant qu'il peut. {Horace, Épîtres, II, 2, 11} Cela ne vaut rien, rien du tout, dit l'acheteur; mais lorsqu'il aura acheté, il ira partout vantant son emplette {Prov. XX, 14}. A cause des factions: car qui ne sait que la plupart des hommes élèvent jusqu'aux cieux ceux de leur parti, et dépriment autant qu'ils peuvent ceux du parti contraire. A cause de leur naturel: il est des hommes que la nature semble avoir composés et organisés tout exprès pour la servile adulation; et d'autres qui sont naturellement railleurs et caustiques. En sorte que les uns en louant, et les autres en blâmant, ne font que suivre la pente de leur naturel, s'embarrassant peu de la vérité. SOPHISME. II. Ce qui est, pour les ennemis mêmes, un sujet d'éloge, est un grand bien; et ce qui est, pour les amis mêmes, un sujet de critique, est un grand mal. Ce sophisme paraît s'appuyer sur ce fondement : que ce que nous disons malgré nous et contre notre inclination, semble nous être arraché par la force de la vérité. RÉFUTATION. Ce sophisme nous fait illusion, en ce que ces éloges des uns et ces critiques des autres ne sont qu'une ruse. Car nos ennemis nous donnent quelquefois des louanges, non pas malgré eux et contraints à cela par la force de la vérité; mais en choisissant cette espèce d'éloges dont tout l'effet est d'exciter la jalousie contre nous et de nous mettre en danger. Aussi chez les Grecs régnait je ne sais quelle superstition qui faisait croire que, lorsqu'une personne en louait une autre à mauvaise intention et en vue de lui nuire, il venait une pustule au nez de celle-ci. Il trompe encore en ce que ces éloges que nous donnent quelquefois nos ennemis, sont comme autant de petites préfaces à la faveur desquelles ils nous calomnient ensuite en toute liberté et en donnant carrière à leur malignité. D'un autre côté, ce sophisme trompe aussi, parce que certaines critiques de nos amis ne sont qu'une ruse. Car s'ils reconnaissent et publient de temps en temps les vices de leurs amis, ce n'est point du tout qu'ils y soient contraints par la force de la vérité; c'est au contraire qu'ils le font à dessein, et en choisissant cette espèce de critiques qui ne peuvent faire aucun tort à ceux qu'ils censurent, et pour faire croire qu'à tout autre égard, ce sont des hommes parfaits. Ce sophisme trompe encore en ce que ces critiques de nos amis (semblables en cela à ces éloges que nous donnent nos ennemis, et dont nous avons parlé) sont comme autant de préfaces à la faveur desquelles ils peuvent aussitôt après se répandre en éloges à notre sujet. SOPHISME. III. Ce dont la privation est bonne, est par cela même un mal; et par la même raison, ce dont la privation est mauvaise, est, par cela même, un bien. RÉFUTATION. Le faux de ce sophisme consiste en deux choses : en ce que le bien et le mal sont susceptibles de plus et de moins; et en ce que le bien peut succéder au bien, et le mal, au mal. Quand on accorderait qu'il a été utile au genre humain d'être privé de l'usage du gland, il ne s'ensuit pas que cet aliment soit mauvais; mais il se peut que Dodone soit Excellente, et que Cérès soit encore meilleure. Et quoique ç'ait été un mal pour le peuple de Syracuse d'être privé de Denys l'ancien, il ne s'ensuit point du tout qu'il ait été bon, mais seulement qu'il était moins méchant que Denys le jeune. Enfin à cause de la succession; car la privation d'un bien ne donne pas toujours lieu à un mal, mais quelquefois à un bien encore plus grand; par exemple ; lorsque la fleur tombe, le fruit lui succède. Et la privation d'un mal ne donne pas toujours lieu à un bien, mais quelquefois à un mal plus grand. Car Milon, en se débarrassant de son ennemi, perdit en même temps une abondante source de gloire. {Cfr. Cicéron, Pro Milone, XIII, 35} SOPHISME. IV. Ce qui est voisin du bon ou du mauvais, est, par cela même, bon ou mauvais. Ce qui est éloigné du bon, est mauvais; et ce qui est éloigné du mauvais, est bon. Car il n'est rien de plus ordinaire dans la nature, que de voir les choses qui se rapprochent par leur nature, se rapprocher aussi par le lieu. Au lieu que les choses contraires sont aussi séparées par de grandes distances, vu que chaque chose tend à s'associer ce qui lui est ami, et à écarter ce qui lui est ennemi. RÉFUTATION. Mais ce sophisme trompe de trois manières: 1°. à cause de l'appauvrissement; 2°. à cause de l'obscurcissement; 3°. à cause de la protection. A cause de l'appauvrissement; car ce qu'il y a de plus excellent, de plus grand, en chaque genre, attirant tout à soi, autant qu'il est possible, appauvrit ainsi tout ce qui l'avoisine, et le fait, en quelque manière, mourir d'inanition. Aussi voit-on rarement les arbrisseaux prospérer dans le voisinage des grands arbres. C'est encore avec beaucoup de justesse que quelqu'un a dit que "les valets des riches sont souverainement valets". Et c'est une assez bonne plaisanterie que celle de cet homme qui les comparaît aux vigiles qui touchent de fort près aux fêtes, et qui pourtant sont consacrées aux jeûnes. A cause de l'obscurcissement; en effet, on peut dire aussi que ce qu'il y a de plus éminent en chaque genre, en supposant même qu'il n'exténue et n'appauvrisse pas ce qui l'approche, ne laisse pas de l'obscurcir et de le mettre dans l'ombre. C'est également ce qu'observent les astronomes par rapport au soleil, lorsqu'ils prétendent que son aspect est bénin ; mais que sa conjonction et son approche est maligne. Enfin a raison de la protection; car ce n'est pas toujours en vertu de leur analogie et de la similitude de leur nature, que certaines choses se rapprochent et se réunissent; c'est quelquefois par la raison contraire. Car l'on voit aussi (surtout dans les relations civiles) "le mauvais se réfugier près du bon" {Ovide, L'art d'aimer, II, v. 662}, afin de se cacher et de jouir de sa protection. Aussi voit-on les plus grands scélérats chercher un asyle dans les temples des dieux et se réfugier à l'ombre de la vertu. Souvent le vice, en s'approchant de la vertu, parvient à se cacher. Au contraire, le bon s'agrège quelque fois au méchant, non à cause de leur analogie, mais afin de le convertir et de le changer en mieux. Aussi voyons-nous que les médecins fréquentent plus les malades que les hommes sains; et qu'on reprochait à notre Sauveur de fréquenter les publicains et les gens de mauvaise vie. SOPHISME. V. L'homme à qui ses concurrents, et le parti auquel les autres partis défèrent unanimement le second rang (tandis que chacun réclame le premier pour soi-même), paraît l'emporter sur les autres. Car c'est par intérêt que chacun s'arroge la première place ; au lieu qu'en assignant la seconde, on a égard à la vérité et au mérite. C'était a l'aide d'un semblable raisonnement que Cicéron tâchait de prouver que la secte des académiciens qui tenait l'acatalepsie, était la première des philosophies. Demandez, dit-il, à un stoïcien quelle est la première de toutes les sectes? il ne manquera pas de vous dire que c'est la sienne. Mais si vous lui demandez quelle est la seconde? il conviendra que c'est la secte académique. Faites la même question à un épicurien qui oserait à peine envisager un stoïcien; et après avoir placé sa secte au premier rang, il mettra l'académie au second. De même, lorsqu'une charge vient à vaquer, si le prince interrogeait chacun des compétiteurs à part, en lui disant : quel est celui qu'après vous-même, vous voudriez me recommander plus que tout autre? Selon toute apparence, leurs seconds voeux seraient tous pour le personnage le plus digne de cet emploi. RÉFUTATION. Ce sophisme trompe à cause de l'envie. En effet, la plupart des hommes, après eux-mêmes et leur faction, donnent la préférence à ceux qui leur paraissent avoir le moins de nerf et de courage, et dont ils ont eu le moins à se plaindre ; en haine de ceux qui les ont souvent insultés ou incommodés. SOPHISME. VI. Toute chose qui, dans son plus haut degré, et même dans son excès, est meilleure qu'une autre, doit être regardée comme meilleure dans tous ses degrés. C'est à ce principe que se rapportent toutes ces formules si usitées : "ne nous perdons pas dans les vagues généralités; comparons plutôt tel sujet particulier à tel autre sujet particulier", etc. RÉFUTATION. Ce sophisme paraît assez nerveux, et sent plus la dialectique que la rhétorique. Cependant il trompe quelquefois. 2°. Il est bien des choses dont le succès est fort incertain, et qui cependant, lorsqu'elles réussissent, l'emportent sur toutes les autres ; en sorte qu'à envisager leur genre, elles sont pires, parce qu'elles réussissent plus rarement et trompent souvent l'attente; mais à ne considérer que l'individu, lorsqu'elles s'y rencontrent, elles n'en ont que plus d'éclat. De ce nombre est le bouton de Mars, au sujet duquel les Français ont ce proverbe : "enfant de Paris et bouton de Mars, si un seul vient à bien, il en vaudra dix autres". C'est ainsi qu'on observe que ce sont les climats les plus chauds qui produisent les esprits les plus pénétrants; mais que ceux qui, dans les climats froids, se distinguent, l'emportent sur les génies les plus pénétrants des pays chauds. Il trompe, en second lieu, parce que la nature des choses est plus égale et plus uniforme dans certains genres et dans certaines espèces, que dans d'autres. De même, dans bien des armées, si l'affaire se décidait par autant de combats d'homme à homme, qu'il s'y trouve de couples, la victoire se porterait d'un côté; mais si l'on combattait d'armée à armée, elle se porterait de l'autre. En elles, il entre bien du hasard dans les degrés émiliens et dans les extrêmes; au lieu que les genres sont gouvernés par la nature ou la méthode. ll y a plus : en général, le métal est plus précieux que la pierre ; cependant le diamant est plus précieux que l'or. SOPHISME. VII. Ce qui conserve une chose en son entier, est bon; ce qui est sans retraite, est mauvais; car ne pouvoir se tirer d'une affaire où l'on est engagé, est un genre d'impuissance, et la puissance est un bien. C'est à ce sujet qu'Ésope a inventé cette fable de deux grenouilles qui, durant une grande sécheresse, ne trouvant d'eau nulle part, délibéraient sur ce qu'elles avaient à faire pour trouver une dernière ressource. Descendons dans ce puits si profond, dit l'une; il n'est pas probable que l'eau y manque : oui, lui répartit l'autre sur-le-champ; mais si par hasard il ne s'y trouve point d'eau, comment ferons-nous pour remonter? Le fondement de ce sophisme est que les actions humaines sont si incertaines et si hasardeuses, que le moyen qu'on regarde comme le meilleur, est celui qui ménage le plus de retraites. C'est à quoi ont trait ces formules si usitées : "vous serez tout-à-fait lié, vous ne pourrez plus vous tirer de là : quand il s'agit de la fortune, on n'en prend pas autant que l'on veut". RÉFUTATION. Ce sophisme trompe en ce que, dans les actions humaines, souvent la nécessité force à prendre une résolution quelconque. Car, comme quelqu'un l'a dit élégamment : "ne point prendre de parti, cela même est en prendre un". En sorte que souvent cette irrésolution nous jette-dans de plus grands embarras que si nous nous fussions décidés à quelque chose. Or, c'est une sorte de maladie de l'âme, qui nous semble avoir quelque analogie avec celle qu'on observe dans les avares; mais en la transportant du désir de retenir son bien au désir de rester maître de ses résolutions. Car, si l'avare ne veut pas jouir, c'est de peur de diminuer sa somme; et de même, si cette espèce de sceptique dont nous parlons, ne veut rien exécuter; et ne se décide point, c'est afin de rester maître de sa volonté. Le sophisme trompe, en second lieu, parce que la nécessité même et ce caractère décidé qui fait cure, "le dé est jeté", aiguillonne le courage, comme le pensait celui qui a dit : "égaux à vos ennemis à tout autre égard, vous avez de plus la nécessité qui vous rend supérieurs". {Tite-Live, Histoire de Rome, IV, 28} SOPHISME. VIII. Toute disgrâce qu'on s'attire par sa faute, est plus grande que celle qui vient de la faute d'autrui. La raison de cette maxime est que le repentir double notre malheur; au lieu que, lorsqu'on peut se dire à soi-même qu'on n'est pas malheureux par sa faute, cela seul est un grand sujet de consolation. Aussi voyons-nous les poètes exagérer et peindre, comme très voisin du désespoir, l'état d'angoisse d'un homme qui s'accuse lui-même, et dont le sentiment de sa faute fait le supplice. Il n'accuse que lui-même, et il s'écrie "qu'il est l'unique auteur de ses propres maux". {Virgile, L'Énéide, XII, 600} Au lieu que les malheurs d'un grand personnage sont fort allégés et fort adoucis par le sentiment qu'il a de son innocence et de son propre mérite. De plus, lorsque notre malheur vient des autres, nous sommes libres de nous plaindre; ce qui nous met à portée d'exhaler notre douleur, et la rend moins suffocante. En effet, lorsqu'on peut imputer son malheur à l'injustice des autres hommes, l'on est indigné, l'on rêve aux moyens de se venger, on implore la justice divine, ou on l'attend. Et même si c'est un coup de la fortune, on peut, jusqu'à un certain point, se soulager en accusant le destin. "Cette mère infortunée accuse les dieux et les astres cruels". {Virgile, Les Bucoliques, V, 23} Mais lorsque c'est par sa faute qu'on est tombé dans le malheur, alors les pointes de la douleur se tournent vers le dedans; elles fouillent plus avant dans notre âme, et y font des blessures plus profondes. RÉFUTATION. Ce sophisme trompe, 1°. en ce qu'on n'y a point égard à l'espérance, qui est le grand antidote de tous les maux. En effet, il est souvent en notre pouvoir de réparer nos fautes; quant à celles de la fortune, nous n'en sommes pas les maîtres. Aussi Démosthènes, parlant à ses concitoyens, leur tient-il souvent ce langage : "ce qui vous décourage, lorsque vous envisagez le passé, est ce qui doit vous encourager, si vous tournez vos regards vers l'avenir. De quoi s'agit-il donc ? de cela même que c'est votre propre faute, votre propre incurie qui a ruiné vos affaires; car si, en tout, vous eussiez fait ce qu'on avait droit d'attendre de vous, et que, malgré tous vos efforts, vos affaires fussent dans le triste état où elles sont, ce serait alors véritablement que vous auriez d'autant plus lieu de vous décourager, que vous n'auriez pas même l'espoir d'un mieux. Mais, attendu que ce sont vos propres fautes qui ont causé tous vos malheurs, soyez donc pleins de confiance, et espérez qu'en les réparant, vous recouvrerez cet état dont vous êtes déchus". De même Epictète, parlant des différents degrés de tranquillité d'âme, assigne le dernier rang à ceux qui accusent les autres; place immédiatement après, ceux qui s'accusent eux-mêmes; et met au premier rang, ceux qui n'accusent ni eux-mêmes ni les autres. En second lieu, ce sophisme trompe à cause de l'orgueil inné dans le coeur humain; orgueil tel qu'il est difficile d'amener les hommes à reconnaître leurs propres fautes. Et c'est pour s'épargner la honte d'un tel aveu, que ces maux où ils sont tombés par leur faute, sont quelquefois ceux qu'ils endurent avec le plus de patience. En effet, de même que nous voyons que, lorsqu'une faute ayant été commise, l'auteur est encore inconnu, tout le monde est excessivement irrité, et l'on fait grand bruit. Que si l'on vient à découvrir que le coupable est, ou un fils, ou une épouse, ou quelqu'autre personne aussi chère, à l'instant tout ce bruit cesse, et l'on ne dit mot. C'est ce qui nous arrive aussi lorsque quelque disgrâce méritée nous met dans la nécessité d'en rejeter la faute sur nous-mêmes ; et ce qu'on observe surtout dans les femmes, lorsque, contre l'avis de leurs parents ou de leurs amis, elles ont pris quelque parti qui ne leur réussit point; quelque disgrâce qui en soit la suite, elles la dissimulent avec le plus grand soin. SOPHISME. IX. Le degré de la privation semble plus grand que celui de la diminution ; et par la raison des contraires, le degré d'une chose qui commence, paraît plus grand que celui de son accroissement. C'est une règle en mathématique, que la raison de rien à quelque chose égale zéro. Ainsi les degrés du néant et de l'être paraissent plus grands que les degrés de l'accroissement et du décroissement. De même que c'est pour un borgne un plus grand malheur de perdre le seul oeil qui lui reste, que pour un homme qui a deux yeux, d'en perdre un; de même aussi un homme qui a eu plusieurs enfants, est plus affligé de la perte du dernier qui lui reste, que de la perte des premiers. Aussi la Sybille ayant brûlé deux de ses livres, doubla-t-elle le prix du troisième. Car la perte de ce dernier eût été un degré de privation, et non diminution. RÉFUTATION. Ce sophisme fait illusion en ce qu'il n'a pas égard aux choses dont toute l'utilité dépend d'une certaine quantité suffisante, d'une certaine proportion convenable; c'est-à-dire, consiste en une quantité déterminée. En effet, si vous êtes obligé, sous telle peine, de payer telle somme à une certaine échéance, vous serez plus affligé s'il ne vous manque qu'un seul écu, que si, en supposant que vous n'eussiez pu vous procurer ce même écu, il vous en manquait encore dix autres. De même lorsqu'on se ruine, le premier acte par lequel on commence à s'obérer et à entamer sa fortune, est plus préjudiciable que celui qui réduit à l'indigence. C'est à quoi se rapportent ces maximes si connues : "il est bien temps d'économiser, quand on voit le fond de sa bourse" {Sénèque, Lettres à Lucilius, I, 1, 5} ; "n'avoir rien du tout, ou avoir quelque chose qui ne sert à rien, c'est tout un". 2°. Ce sophisme trompe à cause de ce principe dont on voit tant d'exemples dans la nature, que "la corruption d'une chose est la génération de l'autre" : en sorte que le degré de dernière privation est quelquefois moins préjudiciable, parce qu'il nous excite à changer de conduite, et nous fait trouver de nouvelles ressources, ou nous force à les chercher. C'est de ce même principe que part Démosthène, dans cette plainte qu'il adresse si souvent à ses concitoyens : "Ces conditions si peu utiles et si peu honorables", leur dit-il, que Philippe vous impose et auxquelles vous vous soumettez, ne sont autre chose qu'un aliment de paresse et de lâcheté. Mieux vaudrait qu'une telle ressource vous manquât; car alors la nécessité même où vous seriez, éveillerait votre industrie, et vous forcerait à chercher d'autres ressources". Un médecin de notre connaissance, lorsque certaines femmes délicates se plaignaient à lui de leur mauvaise santé, en lui témoignant beaucoup d'aversion pour tous les remèdes, leur répondait plaisamment, quoiqu'avec un peu d'humeur "vous auriez besoin, mesdames, d'être tout-à-fait malades; car alors vous n'auriez plus de répugnance pour aucun remède". Il y a plus: le dernier degré de la privation ou de l'indigence peut être salutaire, non seulement pour éveiller l'industrie, mais aussi pour inspirer la patience. Quant au second membre de ce sophisme, il porte sur le même fondement que le premier; savoir, sur les degrés du néant et de l'être. C'est d'après ce principe qu'on attache tant d'importance aux commencements en toutes choses. "Celui qui a bien commencé, a fait la moitié de la besogne" {Horace, Épîtres, I, 2, 40}. De là aussi cette superstition des astrologues, qui jugent de la disposition et de la destinée d'un homme, par le moment précis de la naissance et de la conception. RÉFUTATION. Ce sophisme trompe, 1°. par la raison que, dans certains cas, les commencements ne sont autre chose que ce qu'Epictète, dans sa philosophie, appelle des "essais", c'est-à-dire, "des premières ébauches", qui ne sont rien par elles-mêmes, si on ne les réitère et si on ne continue. Ainsi, dans ce cas, le second degré est plus important et plus puissant que le premier. C'est ainsi que, dans les charriots, nous voyons que le dernier cheval contribue plus que le premier au mouvement de la voiture. Et ce n'est pas une sentence inepte que celle qui dit que c'est "l'invective rendue qui est cause du combat". En effet, sans la réplique, la première injure tomberait d'elle-même. Ainsi c'est la première qui a donné naissance au mal; mais c'est la dernière qui en a ôté toute mesure. Ce sophisme trompe encore si cause du mérite de la persévérance qui est dans la continuation, et non dans le premier acte. Le hasard ou la nature peuvent enfanter le premier élan; mais il n'est qu'une affection bien mûre et un jugement solide qui puissent produire la constance. 2°. Il trompe par rapport aux choses dont la nature et le cours ordinaire est en sens contraire de la chose commencée; en sorte que l'effet des premiers actes est perpétuellement détruit, si l'on n'emploie perpétuellement les forces qu'on employa d'abord; c'est ce que dit cette maxime si connue : "ne pas avancer, c'est reculer; ne pas gagner, c'est perdre"; comme il arrive à ceux qui courent en gravissant une montagne, ou qui rament dans la direction contraire à celle des eaux qui se portent vers un gouffre. Au contraire, si celui qui court, suit la pente de la montagne; et celui qui rame, le cours de l'eau ; c'est alors le premier acte qui joue le plus grand rôle : or, cette couleur-là ne s'étend pas seulement de ce degré conçu comme allant de la puissance à l'acte, comparé avec le degré conçu comme allant de l'acte à l'accroissement; mais aussi au degré qui va de l'impuissance à la puissance, comparé au degré qui va de la puissance à l'acte : car le degré de l'impuissance à la puissance, est plus grand que le degré de la puissance à l'acte. SOPHISME; X. Ce qui se rapporte à la vérité, est plus grand que ce qui ne se rapporte qu'à l'opinion. Or, la manière et le signe des choses qui ne tiennent qu'à l'opinion, consistent en ce que si l'on ne se croyoit vu on ne les ferait pas. C'est ainsi que les Épicuriens prononçaient sur cette félicité que les Stoïciens plaçaient dans la vertu; qu'elle ressemblait à la félicité dont jouit un histrion sur la scène; lequel, si les yeux et les applaudissements des spectateurs l'abandonnent, perd aussitôt courage ; aussi, pour avilir la vertu, la qualifiaient-ils de "bien théâtral". Il en est autrement des richesses, au sujet desquelles certain homme s'exprimait ainsi : "le peuple me siffle, je le sais; mais moi, je m'applaudis" {Horace, Satires, I, 1, 66}. il en faut dire autant de la volupté. "Renfermant sa douce joie dans le fond de son coeur, et ne laissant paraître sur son visage que la honte" {Théocrite}. RÉFUTATION. Le prestige de ce sophisme est un peu subtil, quoiqu'il soit facile de répondre à l'exemple qu'on allègue pour l'appuyer; car ce n'est pas simplement en vue du souffle et de l'approbation populaire, qu'on préfère la vertu, attendu qu'il est un précepte qui dit, "qu'il faut se respecter soi-même plus que tout autre". En sorte qu'un homme de bien sera le même dans la solitude et sur le théâtre; quoiqu'il se puisse que les louanges tendent un peu plus les ressorts de sa vertu, de même que la chaleur est augmentée par la réflexion; mais si cette observation suffit pour infirmer la supposition, ce n'est pas assez pour démêler le faux du sophisme : or, voici en quoi consiste ce faux. En accordant même que la vertu, surtout celle qui a des travaux et des combats à soutenir, ne soit préférée qu'en vertu des éloges et de la réputation qui l'accompagnent, il ne s'ensuivrait nullement, par rapport à cet appétit et à ce mouvement qui porte vers elle qu'on ne la recherche pas pour elle-même; car la réputation pourrait n'être qu'une simple cause impulsive, ou "sine qua non", et non une cause efficiente ou constituante. Par exemple, supposons qu'on ait deux chevaux, dont l'un, sans qu'on fasse usage de l'éperon, exécute tous les mouvements qu'on lui demande; et l'autre, moyennant l'éperon, surpasse de beaucoup l'autre : ce dernier, je pense, emportera la palme, et passera pour le meilleur cheval; et il n'est point d' homme d'un jugement sain qui fût porté à changer d'opinion sur ce point par cette formule : "fi de ce cheval dont l'âme est dans les éperons du cavalier" ! Car l'éperon étant un instrument dont un cavalier ne manque guère, instrument qui d'ailleurs n'est ni d'un grand poids ni fort embarrassant, quoiqu'un cheval ait besoin d'être piqué, il n'en devra pas être moins estimé; et cet autre qui, sans le secours de l'éperon, fait merveilles, n'en est pas meilleur pour cela; on peut dire seulement qu'il est plus fin. C'est ainsi que la gloire et l'honneur sert à la vertu d'aiguillon et d'éperon ; et quoique la vertu, sans ce mobile, en devint peut-être un peu plus languissante, néanmoins, comme il est toujours sous sa main, sans même être appelé, rien n'empêche qu'on ne souhaite d'aimer et rechercher la vertu pour elle-même. C'est donc avec raison qu'on relève cette assertion : "la preuve que dans le choix d'une chose on est déterminé par l'opinion, et non par des motifs de vertu, c'est que, si l'on n'était pas vu, on ne la ferait pas". SOPHISME. XI. Ce qu'on a acquis par son propre travail et sa propre vertu, est un plus grand bien; ce qu'on doit aux bienfaits d'autrui, ou à la faveur de la fortune, est un moindre bien. Voici les raisons sur lesquelles on peut appuyer cette maxime : 1°. l'espérance par rapport à l'avenir. Car la faveur des autres et le vent favorable de la fortune sont des choses sur lesquelles on ne peut guère compter; au lieu que notre propre industrie et notre propre vertu sont toujours en notre disposition, en sorte que lorsque nous avons acquis quelque bien par ce moyen, il nous reste le même instrument tout près pour de nouveaux usages ; instrument que l'habitude et d'heureux succès rendent d'un meilleur service. En second lieu, lorsque nous devons quelque avantage au bienfait des autres, nous contractons en cela une dette envers les autres; au lieu que ce que nous avons acquis par nous-mêmes, ne porte avec soi aucune charge; et même si la bonté divine répand sur nous quelque grâce, cette faveur exige aussi de notre part quelque rétribution, genre d'obligation qui pèse aux impies et aux hommes dépravés; au lieu que par rapport au premier genre de succès, ils éprouvent ce sentiment que le prophète leur attribue, lorsqu'il dit : "ils se réjouissent, ils triomphent, rendant hommage à leurs pièges, et sacrifiant à leurs filets" {Habacuc, I, 15,16}. En troisième lieu, ce qui n'est point le fruit de notre propre vertu, ne produit pour nous aucun éloge, aucune marque d'estime. Quant aux succès que nous devons à la fortune, ils peuvent bien exciter une certaine admiration, mais ils ne nous procurent aucun éloge; et c'est ce que Cicéron fait entendre à César, lorsqu'il lui dit : "nous avons assez de choses à admirer, nous en attendons que nous puissions louer". En quatrième lieu, ce que nous devons à notre propre industrie, ce n'a pas été sans travail et sans contention que nous l'avons acquis ; ce qui a en soi je ne sais quoi de suave, comme l'observe Salomon : "bien doux est l'aliment qu'on doit à sa chasse". RÉFUTATION. Mais on trouve quatre couleurs contraires, qui font pencher la balance du côté opposé, et qui peuvent être regardées comme autant de réfutations des premières. 1°. Les succès que nous ne devons qu'à notre bonheur, sont une sorte de signe et de caractère de la faveur divine. Or , ce bonheur embrasse également ces choses fortuites auxquelles la vertu peut à peine aspirer. Nous en voyons un exemple dans ce mot de César au patron de barque dont il voulait ranimer le courage. "Tu portes César et sa fortune" {Plutarque, Oeuvres morales, De la fortune des Romains, 6}, lui dit-il. S'il lui eût dit : tu portes César et sa vertu, c'eût été une bien froide consolation pour un homme que la tempête mettait dans le danger le plus imminent. En second lieu, ce qui procède de notre propre vertu et de notre propre industrie, peut être imité, et est ainsi à la portée des autres; mais le bonheur est une chose inimitable, et c'est en quelque manière une prérogative de l'individu. Aussi voyons-nous qu'on préfère ce qui découle de la seule nature à ce qui n'est que l'effet de l'art, parce que les productions du premier genre ne sont pas susceptibles d'être imitées. Car ce qui est imitable est au pouvoir de tout le monde. En troisième lieu, ces avantages que nous ne devons qu'à notre bonheur, semblent être des biens gratuits, et non achetés par le travail; au lieu que ce que l'on doit à sa propre vertu, semble avoir coûté. Et c'est avec beaucoup d'élégance que Plutarque parlant des exploits de Timoléon (mortel singulièrement heureux dans ses entreprises), ét les comparant avec ceux d'Agésilas et d'Epaminondas, ses contemporains, dit "qu'ils ressemblaient aux vers d'Homère, lesquels, outre qu'en eux-mêmes ils étaient excellents, avaient de plus cela de propre qu'ils coulaient de source, et sentaient le génie" {Plutarque, Vie de Timoléon, 36}. En quatrième lieu, les succès qu'on n'avait pas espérés, et qui trompent l'attente, sont plus agréables, et répandent dans notre coeur une joie plus vive et plus douce: or, c'est ce qu'on ne peut dire des succès qu'on ne doit qu'à ses propres soins et à sa propre peine. SOPHISME. XII. Ce qui est composé d'un grand nombre de parties divisibles, parait plus grand que ce qui a peu de parties, et se rapproche davantage de l'unité; car tout ce que l'on considère par parties, semble plus grand. Ainsi, la pluralité de parties porte avec elle une idée de grandeur. Or, cette pluralité de parties fait encore plus d'effets, lorsque ces parties sont sans ordre; car ce désordre finit que le tout semble infini, et qu'un ne peut l'embrasser. Le prestige de ce sophisme est visible au premier coup d'oeil et comme palpable ; car ce n'est pas seulement la pluralité de parties, c'est aussi la grandeur de ces mêmes parties qui peut faire paraître le tout plus grand. Néanmoins ce sophisme ne laisse pas d'entraîner l'imagination ; il y a plus, il tend un piège aux sens. En effet, un chemin situé dans une plaine où l'on ne rencontre aucun objet qui puisse rompre la vue, paraît au premier coup d'oeil, plus court qu'un chemin de même longueur, situé dans un canton où l'on voit en même temps des arbres, des édifices et d'autres objets, qui peuvent mesurer et diviser l'espace : c'est ainsi que lorsqu'un homme qui a du comptant, a une fois séparé et mis en ordre ses coffres et ses sacs, cette distribution impose à son imagination , et il lui semble qu'il est plus riche. C'est aussi un moyen pour amplifier les choses, que de les diviser en plusieurs portions et de les traiter chacune à part. Mais ce qui remplit encore davantage l'imagination, c'est de les placer confusément et sans ordre; car cette confusion fait naître une idée de multitude, vu que, lorsqu'on montre, on propose ces choses avec ordre, cela même a le double effet de les faire paraître plus limitées, et d'assurer qu'on n'a rien oublié. Au lieu que celles qu'on présente confusément, outre qu'alors elles paraissent en plus grand nombre, donnent de plus lieu de soupçonner qu'il reste encore bien des choses qu'on a supprimées. RÉFUTATION. Ce sophisme trompe de plus d'une manière. 1°. Lorsque, par l'effet d'une certaine prévention, une chose paraît plus grande qu'elle n'est réellement ; car alors la distribution même détruit cette fausse opinion, elle fait paraître la chose telle qu'elle est et sans exagération. Aussi voyons-nous que, lorsqu'on est malade ou souffrant, les heures paraissent plus longues si l'on est sans horloge ou sans clepsidre , que si l'on avait des instruments pour mesurer le temps. Car si l'ennui et la douleur occasionnés par la maladie, nous font paraître le temps plus long qu'il n'est réellement, la mesure de ce temps corrige cette erreur et le fait paraître plus court. C'est ainsi que, dans une plaine, il arrive quelquefois le contraire de ce que nous disions; car, quoique cette route, faute d'objets qui la divisent, paraisse plus courte qu'elle n'est réellement; cependant, si, d'après cette idée, s'étant d'abord imaginé qu'on avait moins de chemin à faire, l'on vient ensuite à découvrir son erreur, le chemin alors paraîtra beaucoup plus long qu'il n'est réellement, il semblera ne jamais finir. Ainsi, lorsque quelqu'un se fait une idée exagérée de la grandeur d'un objet, voulez-vous entretenir cette idée, gardez-vous des distributions, et amplifiez la chose en présentant le tout. Ce sophisme trompe encore, lorsque les parties de ce tout qu'on a divisé, sont fort dispersées, et de manière qu'elles ne peuvent frapper la vue toutes ensemble : aussi lorsque, dans un jardin, les fleurs sont distribuées en plusieurs plates-bandes, cette distribution les fait paraître en plus grand nombre, que si elles croissaient toutes ensemble sur une seule plate-bande; pourvu toutefois que ces plates-bandes se présentent toutes ensemble à la vue; sans quoi leur réunion ferait plus d'effet que leur morcèlement. C'est ainsi qu'un homme dont les terres et les possessions sont réunies dans un seul arrondissement, paraît plus riche ; si elles étaient dispersées, il ne serait pas si facile de les voir toutes à la fois. Ce sophisme trompe en troisième lieu, à cause de la prééminence de l'unité sur la multitude. Car toute composition est de tous les signes d'indigence le plus certain ; et c'est ce qui a fait dire : telles choses qui, étant prises une à une, ne sont bonnes à rien, ne laissent pas, étant réunies en grand nombre, d'être fort utiles {Ovide, Les remèdes à l'amour, v. 420}. Ainsi le premier rôle est celui de Marie. "Marthe, Marthe, vous vous mêlez de trop de choses, c'est assez d'une" {Luc, X, 41, 42}. De là cette fable d' Ésope sur le chat et le renard. Le renard se vantait d'avoir beaucoup d'expédients et de faux-fuyants pour échapper aux chiens; à quoi le chat répondait : pour moi, je n'en ai qu'un sur lequel je compte beaucoup; c'est quelque peu de facilité à grimper. Et l'événement prouva que ce moyen unique valait mieux que les mille rubriques du renard. De là ce proverbe : "le renard sait bien des choses; le chat n'en sait qu'une, mais qui les vaut toutes" {Érasme, Les Adages, I, 5, 18}. C'est ce que fait aussi entendre la moralité de cette fable; car un seul ami fidèle et puissant est une ressource plus assurée que tous les expédients et toutes les petites ruses. Ce peu d'observations doivent suffire à titre d'exemples, et il nous reste un assez grand nombre de ces couleurs que nous rassemblâmes durant notre première jeunesse; mais sans ornements et sans réfutations. Mais pour le moment, nous n'avons pas le loisir de les orner. Or, de présenter ces couleurs-là toutes nues et sans leurs décorations (tandis que celles-ci se présentent, pour ainsi dire, toutes vêtues), ce serait manquer à la convenance. Au reste, nous observerons que ce genre de composition, quelque idée qu'on puisse s'en faire, ne laisse pas (du moins à notre sentiment) d'être d'un assez grand prix, attendu qu'il participe de la philosophie première, de la politique et de la rhétorique. Mais en voilà assez sur les signes populaires, ou couleurs du bien et du mal apparent, tant absolu que comparé. La seconde collection, qui appartient à l'art de s'approvisionner, et qui est aussi à suppléer, c'est celle que Cicéron, comme nous le disions plus haut dans la logique, a en vue, lorsqu'il recommande d'avoir sous sa main des lieux-communs pour et contre, tout médités et tout travaillés. Par exemple, pour les paroles de la loi, pour l'esprit de la loi, et pour nous, ce précepte, nous l'étendons à d'autres genres, et pensons qu'on doit le suivre, non seulement dans le genre judiciel, mais même dans les genres délibératif et démonstratif. En un mot, ces lieux, qui sont d'un si fréquent usage pour les preuves et les réfutations, les persuasions et les dissuasions, les éloges et les critiques, nous voulons absolument qu'on les ait tout prémédités, et qu'avec toutes les forces de son esprit, on s'efforce d'exalter et de rabaisser les choses, et de les exagérer avec une sorte d'adresse quelque peu friponne. Et quant à la manière de former cette collection, tant pour la rendre d'un usage plus commode, que pour en diminuer le volume, le mieux serait de la resserrer, en la réduisant à un certain nombre de sentences aiguës et concises, qui seraient comme autant de pelotons, dont on pourrait ensuite, dans des discours plus étendus, développer le fil autant qu'on voudrait. C'est un soin que Sénèque aussi n'a pas manqué de prendre, mais seulement par rapport aux hypothèses et aux cas qui peuvent survenir. Comme nous avons beaucoup de matériaux en ce genre, nous avons cru devoir en offrir ici quelques parties à titre d'exemples; nous les désignerons sous le nom de pour et contre. [6,3b] Exemple du pour et contre. NOBLESSE. I. POUR. Dire de ceux en qui une haute naissance a comme planté la vertu, qu'ils ne veulent pas être méchants, ce n'est pas dire assez ; il faut dire qu'ils ne le peuvent. La noblesse est un laurier dont le temps couronne les hommes. Nous qui révérons si fort l'antiquité dans des monuments tout-à-fait morts, à combien plus forte raison devons-nous la révérer dans les monuments vivants? Si vous méprisez la noblesse des familles, quelle différence après tout restera-t-il entre la race des hommes et celle des brutes? La noblesse soustrait la vertu à l'envie et la livre à la faveur. CONTRE. Rarement la noblesse dérive de la vertu; et plus rarement encore la vertu découle de la noblesse. Les nobles se font plus souvent de leur naissance une excuse, qu'un titre pour parvenir aux honneurs. L'industrie des hommes nouveaux est si supérieure, que les nobles auprès d'eux semblent autant de statues. Dans la carrière, les nobles regardent trop à droite et à gauche ; ce qui est le propre d'un mauvais coureur. BEAUTÉ. II. POUR. Les personnes laides se vengent ordinairement sur les autres du tort que leur a fait la nature. La vertu n'est autre chose qu'une beauté intérieure, et la beauté n'est autre chose qu'une vertu extérieure. Les personnes laides tâchent, à force de malignité, de se garantir du mépris. La beauté fait briller les vertus, et rougir les vices. CONTRE. La vertu, semblable à un diamant précieux, a plus de jeu, lorsqu'elle est montée sans or et sans ornement. Ce qu'un habit élégant est pour un homme laid, la beauté l'est pour un méchant. On observe la même légèreté de caractère dans ceux que décore la beauté, et dans ceux qu'elle séduit. JEUNESSE. III. POUR. Les premières pensées et les résolutions des jeunes gens tiennent plus de l'inspiration divine. Les vieillards sont plus sages sans doute ; oui, pour leur propre compte; mais pour les autres et pour la république, beaucoup moins. Si l'on pouvait pénétrer dans l'intérieur des hommes, l'on verrait que la vieillesse défigure encore plus l'âme que le corps. Les vieillards craignent tout hors les dieux. CONTRE. La jeunesse est le champ du repentir. Le mépris pour l'autorité de la vieillesse est un sentiment inné dans les jeunes gens : c'est afin que chacun devienne sage à ses propres dépens. Ces délibérations auxquelles le temps n'est point appelé, le temps ne les ratifie point. Chez les vieillards, les plaisirs sont remplacés par les grâces. SANTÉ. IV. POUR. Ces soins perpétuels qu'il faut prendre pour sa santé, dégradent l'âme et l'assujettissent au corps. Pour l'âme humaine, un corps bien sain est un hôte ; un corps maladif est un geôlier. Rien n'aide à expédier le gros des affaires comme une santé prospère; une santé faible met trop souvent en vacances. CONTRE. De fréquentes convalescences sont un fréquent rajeunissement. Ce prétexte d'une mauvaise santé est une selle à tous chevaux, dont les gens très bien portants font aussi usage. Une santé inaltérable lie trop étroitement l’âme et le corps. Tel personnage a, de son lit, gouverné un grand empire ; et tel autre a, de sa litière, commandé de grandes armées. UNE ÉPOUSE ET DES ENFANTS. V. POUR. L'amour de la patrie commence à la famille. Cette tendresse qu'inspirent une épouse et des enfants, est une leçon continuelle d'humanité : les célibataires sont durs et austères. Le célibat et la viduité ne sont bons que pour fuir. Celui qui n'engendre point d'enfants, sacrifie à la mort. Heureux à tout autre égard, si les gens mariés sont si souvent malheureux par leurs enfants, c'est de peur que le lot d'un mortel n'approche trop du partage des dieux. CONTRE. L'homme qui s'est donné une épouse et des enfants, a donné des otages à la fortune. Engendrer, avoir des enfants, sont des oeuvres purement humaines; mais créer, agir, voilà les oeuvres vraiment divines. Se perpétuer par ses enfants, c'est l'éternité des brutes; un grand nom, des services éclatants, d'utiles institutions, telle est la seule éternité digne de l'homme. L'intérêt de la famille ruine presque toujours l'intérêt public. Il est des gens qui aimeraient le partage de Priam, lequel survécut à tous les siens. RICHESSES. VI. POUR. Si certaines gens méprisent les richesses, c'est qu'ils désespèrent de s'enrichir. C'est l'envie qu'excitent les richesses, qui a placé la vertu au rang des déesses. Tandis que les philosophes perdent le temps à douter s'il faut tout rapporter à la vertu ou à la volupté, tâchez de vous procurer des instruments pour l'une et pour l'autre. C'est par les richesses que la vertu tourne au bien commun. Les autres biens ne gouvernent tout au plus qu'une province; les richesses gouvernent tout. CONTRE. Voici tout le fruit des richesses : la peine de les garder, le soin de les dispenser, ou le plaisir de les étaler, voilà tout; mais d'utilité, point. Ne voyez-vous pas qu'on a été obligé d'imaginer un prix à certains cailloux brillants, afin que les richesses fussent bonnes à quelque chose? Bien des gens, en se flattant qu'avec leurs richesses ils pourraient tout acheter, se sont eux-mêmes mis en vente. On peut dire que les richesses ne sont que le bagage de la vertu; bagage tout-à-la-fois nécessaire et embarrassant. L'opulence, bonne servante, mauvaise maîtresse. HONNEURS. VII. POUR. Les honneurs sans doute sont des jetons; non pas ceux des tyrans, comme on le dit communément, mais bien ceux de la divine Providence. Les honneurs mettent en vue les vertus et les vices, et c'est ainsi qu'ils aiguillonnent les premières, et répriment les derniers. Nul ne peut savoir au juste quels progrès il a faits dans la vertu, si les honneurs ne lui ouvrent un vaste champ. Il en est de la vertu comme de toute autre chose : lorsqu'elle est hors de son lieu, rien de plus rapide que son mouvement vers ce lieu ; y est-elle, rien alors de plus paisible. Or, le vrai lieu de la vertu, c'est l'honneur. CONTRE. Tandis qu'on court aux honneurs, on abandonne sa liberté. Les honneurs ne donnent guère de pouvoir que par rapport à ces choses que le plus grand bonheur possible est de ne pas vouloir; et le plus grand après celui-là, est de ne pas pouvoir. Le sentier qui mène aux honneurs, est escarpé; le séjour, glissant; la chute, rapide. Ceux qui jouissent des grands honneurs, sont obligés, pour se croire heureux, d'emprunter l'opinion vulgaire. DU COMMANDEMENT ET DU POUVOIR. VIII. POUR. Jouir soi-même de la félicité, est sans doute un grand bien; mais c'est un plus grand bien encore que de pouvoir la dispenser aux autres. Les rois ne sont pas seulement une certaine espèce d'hommes, mais une sorte d'astres, tant ils ont d'influence et sur les individus et sur les siècles mêmes. Oser résister à ceux qui sont ici bas les représentants de Dieu même, n'est pas seulement un crime de lèse-majesté, mais même une sorte de théomachie. CONTRE. Quel état plus misérable que de n'avoir rien à désirer, et d'avoir tout à craindre. La condition de ceux qui sont dans le commandement, ressemble à celle des corps célestes; beaucoup de respects et point de repos. Si quelquefois un mortel est admis au banquet des dieux, ce n'est que pour y servir de jouet. LOUANGES, ESTIME. IX. POUR. Les louanges sont les rayons réfléchis de la vertu. La louange est ce genre d'Honneurs auxquels on parvient en vertu de libres suffrages. Quant aux honneurs, ce sont les gouvernements divers qui ont le pouvoir de les conférer; mais les éloges sont partout un présent de la liberté. La voix du peuple a je ne sais quoi de divin; autrement comment tant de têtes pourraient-elles être précisément du même avis? Si le vulgaire parle avec plus de sincérité que les personnages plus éminents, n'en soyez pas étonné ; c'est qu'il risque moins à dire ce qu'il pense. CONTRE. La renommée est un mauvais courrier, et un juge encore pire. Qu'a de commun l'homme de bien avec le bavardage de la multitude ? La renommée, semblable à un fleuve, soulève les choses légères, et coule à fond celles qui ont plus de solidité. Le vulgaire estime les vertus du plus bas étage, et admire les vertus moyennes; quant aux vertus sublimes, il n'en a pas même le sentiment. La réputation est plutôt le prix d'un certain étalage, que d'un vrai mérite; d'une certaine boursoufflure que d'une grandeur réelle. LA NATURE. X. POUR. L'effet de l'habitude suit une progression arithmétique; et celui de la nature, une progression géométrique. Ce que, dans les états, les lois communes sont aux coutumes particulières, dans les individus, la nature l'est à l'habitude. L'habitude exerce une sorte de tyrannie contre la nature; tyrannie peu durable, et qui est renversée à la plus légère occasion. CONTRE. Nous pensons d'après la nature, nous parlons d'après nos maîtres ; mais c'est d'après nos habitudes que nous agissons. La nature est une sorte de pédant; l'habitude, une espèce de magistrat. LA FORTUNE. XI. POUR. Les vertus éclatantes attirent des éloges ; les vertus cachées, enrichissent. Les vertus morales ne procurent que des éloges ; cc sont les talents qui mènent à la fortune. La fortune, semblable à la voie lactée, n'est qu'un assemblage de petites vertus obscures et sans nom. Il faut honorer la fortune, ne fût-ce qu'en considération de ses deux filles, la confiance et l'autorité. CONTRE. C'est la sottise de l'un qui fait la fortune de l'autre. Ce que je louerais le plus volontiers dans la fortune, c'est que ne choisissant point, elle est, par cela même, impartiale. Tels personnages, tout en déclinant l'envie qu'excitaient leurs vertus, se sont trouvés être du nombre des adorateurs de la fortune. LA VIE. XII. POUR. C'est une inconséquence que d'aimer l'accessoire de la vie plus que la vie même. Une vie longue vaut mieux qu'une courte, même pour pratiquer la vertu. Sans une vie un peu longue, on n'a le temps ni d'achever, ni d'apprendre, ni de se repentir. CONTRE. Les philosophes, avec tout leur appareil contre la mort, n'ont fait que la rendre plus terrible. Les hommes craignent la mort, par la même raison que les enfants ont peur dans les ténèbres, parce qu'ils ne savent de quoi il s'agit. Parmi les affections humaines, il n'en est point de si faible qui, pour peu qu'elle soit exaltée, ne surmonte la crainte de la mort. Pour mépriser la mort, il n'est pas besoin de courage, de malheurs, de sagesse ; c'est assez quelquefois de l'ennui de vivre. SUPERSTITION. XIII. POUR. Ceux qui péchent par excès de zèle, ne méritent certainement pas d'être approuvés ; mais ils méritent du moins d'être aimés. Dans les choses morales, nous devons tendre au milieu; mais dans les choses divines, c'est aux extrêmes qu'il faut tendre. Le superstitieux est, en quelque manière, un Homme religieux désigné. J'aime encore mieux ajouter foi à tous les prodiges fabuleux de telle religion que ce soit, que de croire que tout ce que je vois marche sans l'impulsion d'une divinité. CONTRE. Cette ressemblance que le singe peut avoir avec l'homme, ne rend cet animal que plus difforme ; il en est de même de la superstition, qui n'est que le singe de la religion. Autant l'affectation est odieuse dans les choses civiles, autant la superstition l'est dans les choses divines; il vaut mieux n'avoir absolument aucune opinion touchant les dieux, que d'avoir d'eux une idée qui leur soit injurieuse. Ce n'est pas l'école d'Épicure, mais, bien celle de Zénon, qui a bouleversé les anciennes républiques. L'esprit humain est de telle nature, qu'il ne peut exister de véritable athée par principes. Mais les vrais athées, ce sont les grands hypocrites, qui manient sans cesse les choses sacrées, et ne les respectent jamais. ORGUEIL. XIV. POUR. L'orgueil est un vice insociable, même par rapport aux autres vices. . Et de même qu'un poison chasse un autre poison, il n'est point de vice que l'orgueil ne puisse chasser. Un homme facile est assujetti aux vices des autres comme à ses propres vices; l'orgueilleux du moins n'est sujet que des siens. CONTRE. Si l'orgueil pouvoir s'élever du mépris pour les autres au mépris pour soi-même, il deviendrait enfin philosophie. L'orgueil est le lierre de toutes les vertus et de tous les biens. Les autres vices sont simplement contraires aux vertus; l'orgueil est le seul qui soit contagieux. Ce peu que les autres vices ont de bon, l'orgueil ne l'a pas ; je veux dire qu'il ne sait pas se cacher. L'orgueilleux, en méprisant les autres, se néglige lui-même. INGRATITUDE, XV. POUR. Le crime de l'ingratitude n'est au fond qu'une certaine pénétration, qui fait découvrir le vrai motif du bienfait. A force de vouloir nous montrer reconnaissants envers certaines personnes, nous oublions d'être justes envers les autres, et de défendre notre propre liberté. On est d'autant moins obligé de reconnaître un bienfait, que le prix n'en est pas fixé. CONTRE. Ce n'est point par des supplices qu'on punit le crime de l'ingratitude ; mais on en abandonne le châtiment aux furies. Les bienfaits nous lient plus étroitement que les devoirs mêmes : ainsi celui qui est ingrat, est injuste aussi; il est tout. Telle est la condition humaine, que nul n'est tellement né pour l'utilité publique, qu'il ne se doive tout entier à la reconnaissance et à la vengeance particulière. ENVIE. XVI. POUR. Il est naturel de haïr ceux dont l'élévation semble nous reprocher notre abaissement. L'envie est dans les républiques une sorte de salutaire ostracisme. CONTRE. L'envie n'a point de jours de fête. Il n'est rien qui puisse réconcilier l'envie avec la vertu, sinon la mort. C'est l'envie qui force la vertu à travailler sans relâche, témoin les travaux imposés à Hercule par Junon. IMPUDICITÉ. XVII. POUR. Si la chasteté est devenue une vertu, c'est à la jalousie qu'on en a l'obligation. Il faut être de bien mauvaise humeur pour regarder les plaisirs de l'amour comme une affaire sérieuse. Eh ! pourquoi aussi vous avisez-vous de mettre au rang des vertus un certain régime, un certain genre de propreté, ou la fille de l'orgueil ? Les objets de nos amours, semblables en cela aux oiseaux sauvages, n'ont point de propriétaires, et à cet égard, la simple possession transfère le droit. CONTRE. La pire transformation de Circé, c'est l'impudicité : l'impudique a tout-à-fait perdu le respect pour soi-même, qui est le frein de tous les vices. Tous ceux qui, à l'exemple de Pâris, donnent la palme à la beauté, sont punis, comme lui, par la perte de la prudence et de la puissance. Alexandre rencontra une vérité peu commune, lorsqu'il dit que le sommeil et la génération étaient les arrhes de la mort. CRUAUTÉ. XVIII. POUR. Il n'est point de vertu qui soit aussi souvent coupable que la clémence. I.â cruauté, quand elle a pour but la vengeance, est justice; et si elle tend à éloigner le danger, c'est prudence. Avoir pitié de son ennemi, c'est être sans pitié pour soi-même. Les saignées ne sont pas moins souvent nécessaires dans les états que dans le traitement des maladies. CONTRE. Marcher ainsi à travers le sang et le carnage, est d'une bête féroce ou d'une furie. La cruauté, aux yeux d'un homme bon, semble toujours n'être qu'une fable, qu'une fiction tragique. VAINE GLOIRE. XIX. POUR. Celui qui aspire à se faire un grand nom, désire par cela seul l'utilité publique. Cet homme si discret, qui ne se mêle jamais des affaires d'autrui, j'ai grand peur qu'il ne se mêle pas davantage des affaires publiques, et ne les regarde comme lui étant étrangères. Les caractères qui ont quelque chose de vain, n'en sont que plus disposés à s'occuper utilement de la République: CONTRE. Les glorieux sont tous factieux, menteurs, mobiles, excessifs. Le glorieux est la proie du parasite. Il est honteux pour celui qui peut prétendre à la maîtresse, de solliciter la servante. Or, la gloire n'est que la servante de la vertu. JUSTICE. XX. POUR. Tous ces pouvoirs, toutes ces formes de gouvernement établies, ne sont que des suppléments à la justice; et cette justice, si l'on pouvait l'exercer autrement, l'on n'aurait plus besoin de tout cela. Si tel homme est, pour un autre homme, un dieu et non un loup, c'est à la justice qu'on en a l'obligation. La justice, il est vrai, ne peut extirper tous les vices, mais du moins elle empêche qu'ils ne nuisent. CONTRE. Si ne pas faire aux autres ce que nousne voudrions pas qu'on nous fît, c'est être juste; la clémence, après tout, est donc justice. S'il faut rendre à chacun ce qui lui est dû, il faut donc accorder de l'indulgence à l'humanité; elle lui est bien due. Que me parlez-vous d'équité, à moi qui sais qu'aux yeux du sage toutes choses sont inégales ? Voyez avec quelle douceur, chez les Romains, on traitait les criminels, et dites hardiment que la justice n'est rien moins qu'utile à la République. Cette justice vulgaire, c'est le philosophe à la cour; elle ne sert qu'à faire respecter ceux qui commandent. COURAGE. XXI. POUR. Il n'est rien de terrible, si ce n'est la terreur même ; où la crainte porte ses atteintes, il n'est plus ni solidité dans les plaisirs, ni force dans la vertu. Le même homme qui envisage le péril les yeux ouverts, et qui sait l'affronter, a, par cela même, la présence d'esprit nécessaire pour l'éviter. Les autres vertus nous délivrent de la domination des vices; le courage est la seule qui nous affranchisse de la tyrannie de la fortune. CONTRE. L'admirable vertu que celle de vouloir se perdre soi-même pour perdre les autres ! La sublime vertu que celle que le vin même peut donner ! Quiconque est prodigue de sa propre vie, menace celle d'autrui. Le courage est la vertu de l'âge de fer. TEMPÉRANCE. XXII. POUR. C'est presque la même force d'âme qui rend capable de s'abstenir et de soutenir. L'uniformité, l'accord et les mouvements mesurés, sont des choses toutes célestes, et des caractères d'éternité. La tempérance est comme un froid salutaire qui réunit et concentre les forces de l'âme. Une sensibilité trop fine et trop vague rend nécessaire l'usage des narcotiques; il en est de même des affections, CONTRE. Je n'aime point du tout ces vertus négatives; elles produisent plutôt l'innocence qu'un mérite effectif. Toute âme qui est sans excès, est sans force. J'aime ces vertus qui tendent à renforcer l'action, et non celles dont tout l'effet est d'affaiblir la passion. Lorsque vous supposez que les mouvements de l'âme sont d'accord, vous supposez, par cela même, qu'ils sont en petit nombre; car ce soin de compter son troupeau, est un signe de pauvreté. Ces préceptes : garde-toi de jouir, de peur de désirer; garde-toi de désirer, de peur de craindre, sentent trop la défiance et la pusillanimité. CONSTANCE XXIII. POUR. La base des vertus est la constance. Malheureux qui ne sait pas lui-même ce qu'il sera un jour. La faiblesse de l'esprit humain le rend incapable de s'accorder avec les choses; qu'il soit du moins d'accord avec lui-même. La constance donne aux vices mêmes un certain éclat. Si à l'inconstance de la fortune nous joignons notre propre inconstance, dans quelles ténèbres allons-nous vivre? Il en est de la fortune comme de Protée ; pour peu qu'on persévère, on la force de reparaître sous sa véritable forme. CONTRE. La constance, semblable à une portière de mauvaise humeur, chasse beaucoup d'idées utiles. Il est trop juste que la constance endure de bonne grâce l'adversité, attendu qu'elle en est presque toujours la cause. La folie la plus courte est toujours la meilleure. MAGNANIMITÉ. XXIV. POUR. Sitôt que l'âme se propose des fins généreuses, elle a pour cortège non seulement toutes les vertus, mais la Divinité même. Ces vertus, qui ne sont que le produit de l'habitude et des préceptes, ne sont que des vertus banales. C'est par la fin seule qu'elles deviennent héroïques. CONTRE. La magnanimité est une vertu poétique. SCIENCE, CONTEMPLATION. XXV. POUR. La seule volupté, selon la nature, c'est celle dont on ne se rassasie jamais. Quoi de plus doux que d'abaisser ses regards sur les erreurs d'autrui! Qu'il est sage de rendre la sphère de son esprit concentrique à celle de l'univers! Toutes les affections dépravées ne sont que de fausses estimations. Ainsi, la bonté et la vérité ne sont qu'une seule et même chose. CONTRE. La contemplation n'est qu'une imposante oisiveté. Bien penser ne vaut guère mieux que faire de beaux rêves. Quant à l'univers, un Dieu y pense : vous, pensez à votre patrie. Il est tel qui, par politique, sème aussi des spéculations. LES LETTRES. XXVI. POUR. Si les livres entraient dans les plus petits détails, on n'aurait presque plus besoin d'expérience. Lire, c'est converser avec les sages ; agir, c'est traiter avec les fous. Quand une science ne serait par elle-même d'aucun usage, il ne faudrait pas pour cela la regarder comme inutile, si d'ailleurs elle avait l'avantage d'aiguiser l'esprit et d'y mettre de l'ordre. CONTAS. Dans les collèges, on n'apprend qu'à croire. Y eût-il jamais un art qui apprit à faire à propos usage de l'art ? Cette science qui s'acquiert à l'aide des préceptes, et celle qu'on doit à l'expérience, ont des méthodes si diamétralement opposées, que, qui est accoutumé à l'une, est inhabile à l'autre. Le plus souvent l'art est de bien peu d'usage, pour ne pas dire tout-à-fait inutile. Tous ces gens de collège ont cela de propre, que la moindre chose leur suffit pour voir ce qu'ils ont à faire; mais qu'ils ne savent pas apprendre ce qu'ils ignorent. PROMPTITUDE. XXVII. POUR. Toute prudence qui manque de promptitude, manque d'à-propos. Qui se trompe vite, se détrompe aussi vite. Celui dont la prudence marche à pas comptés, et qui ne sait rien voir à la volée, ne fait rien de grand. CONTRE. Cette prudence, qui est si fort à la main, manque de profondeur. Il en est de la prudence comme d'un habit. Or, c'est le plus léger qui est le plus commode. Si la prudence ne mûrit pas vos délibérations, l'âge ne mûrira pas non plus votre prudence. Ce qu'on imagine en un moment, ne plaît qu'un moment. DE LA DISCRÉTION. XXVIII. POUR. On ne tait rien à qui sait se taire, parce qu'on sait qu'en lui confiant tous ses secrets, on ne risque rien. Celui qui dit aisément ce qu'il sait, dit tout aussi aisément ce qu'il ne sait pas. Les secrets doivent aussi être couverts d'un voile comme les mystères. CONTRE. Le meilleur moyen pour cacher le fond de son âme, c'est l'instabilité de caractère. La discrétion est la vertu d'un confesseur. On tait tout à l'homme qui se tait; on lui rend son silence. Un homme couvert et un homme inconnu, c'est à-peu-près la même chose. LA FACILITÉ. XXIX. POUR. J'aime un homme qui sait se plier aux affections d'autrui, mais sans rendre son jugement tout-à-fait esclave du leur. Être flexible, c'est avoir, par sa ductilité, de l'affinité avec l'or. CONTRE. La facilité de caractère est une sorte d'ineptie et de défaut de jugement. Les bienfaits des gens faciles semblent des dettes, et leurs refus, des injures. Quand on obtient quelque chose d'un homme facile, on n'en rend grâces qu'à soi-même. Un homme facile est pressé par des difficultés de toute espèce, parce qu'il se mêle de tout. Il est rare qu'un homme facile se tire sans honte d'une affaire. LA POPULARITÉ. XXX. POUR. Les sages sont tous du même avis; cependant il est bon de se prêter un peu aux variations des fous. Honorer le peuple, c'est s'honorer soi-même. Les hommes qui ont une certaine grandeur personnelle, n'adressent pas leurs respects à tel ou tel homme, mais au peuple tout entier. CONTRE. Cet homme qui s'entend si bien avec les fous, est lui-même justement suspect. L'homme qui plaît à la multitude, est ordinairement l'homme qui soulève la multitude. Rien de modéré ne plaît au vulgaire. La pire espèce d'adulation est celle qui s'adresse au vulgaire. DU BABIL. XXXI. POUR. Tout homme qui se tait, se défie ou des autres ou de lui-même. Tout état de veille est un état malheureux; mais la pire garde c'est celle du silence. Le silence est le talent des sots. Ainsi les sots ont raison de se taire; et l'on peut dire à un homme qui se tait : si tu as de l'esprit, tu es un sot; et si tu es un sot, tu as de l'esprit. Le silence, ainsi que la nuit, est fort commode pour tendre des embûches. Les pensées qui coulent de source, sont les plus saines. Le silence est une espèce de solitude; celui qui se tait, se vend à l'opinion. Le silence a l'inconvénient de ne point évacuer les mauvaises pensées, et de ne point distribuer les bonnes. CONTRE. Le silence donne à tout ce qu'on dit ensuite, de la grâce et de l'autorité. Le silence est une espèce de sommeil qui nourrit la prudence. Le silence n'est que la fermentation de nos pensées. Le silence est le style de la prudence. Le silence vise à la vérité. DISSIMULATION. XXXII. POUR. La dissimulation est une sagesse abrégée. Nous ne sommes pas obligés de dire toujours précisément la même chose, mais d'avoir toujours le même but. Toute espèce de nudité est choquante, même celle de l'âme. La dissimulation impose aux autres, et nous met en sûreté. La haie qui garantit nos desseins, c'est la dissimulation. Il est des hommes qui gagnent à être trompés. Celui qui ne dissimule jamais, trompe tout aussi bien que celui qui dissimule; car les autres ne le comprennent pas, ou ne le croient pas. Ce caractère si ouvert, cette franchise si outrée, n'est au fond qu'une certaine faiblesse d'âme. CONTRE. Dans l'impuissance où nous sommes de rendre nos pensées conformes aux choses mêmes, rendons du moins nos discours conformes à nos pensées. A ceux dont les moyens vraiment politiques passent la portée, la dissimulation tient lieu de prudence. Celui qui dissimule, se prive de l'instrument le plus nécessaire pour l'action, de la confiance des autres. Notre dissimulation excite les autres â dissimuler aussi. Qui dissimule, n'est pas libre. L'AUDACE. XXXIII. POUR. Celui qui rougit, apprend aux autres à le blâmer. Ce que l'action est pour l'orateur, l'audace l'est pour un homme du monde: c'est le premier, le second, le troisième point, c'est tout. J'aime cette honte qui fait des aveux, et je hais celle qui accuse. Une certaine confiance de caractère aide à gagner les coeurs. J'aime un visage obscur et un discours clair. CONTRE. L'audace est l'appariteur de la folie. L'effronterie n'est bonne que pour soutenir une imposture. L'excessive confiance en soi-même est la reine des sots et le jouet des sages. L'audace n'est qu'un certain défaut de sensibilité uni à la malice de la volonté. MANIÈRES, PETITES ATTENTIONS, AFFECTATION. XXXIV. POUR. Une certaine décence, et une certaine mesure dans le geste et l'air du visage, est le véritable assaisonnement de la vertu. Si nous avons de la déférence pour le vulgaire par rapport au langage, que doit-ce être par rapport à nos gestes et à tout notre extérieur? Celui qui, dans les petites choses, dans les choses de tous les jours, ne garde pas le décorum, a beau être un grand homme, sachez qu'il n'est sage qu'à certaines heures. La vertu et la prudence, sans l'usage du monde, est une sorte de langue étrangère ; le vulgaire ne l'entend pas. Celui qui, à l'aide du seul sentiment de la convenance, ne sait pas découvrir ce que le vulgaire a dans l'âme, et qui ne l'a pas non plus appris par l'observation, est le plus sot de tous les hommes. Les belles manières sont une traduction de la vertu en langue vulgaire. CONTRE. Quoi de plus choquant que de transporter le théâtre dans la vie ordinaire? Le seul vrai décorum est celui qui dérive de l'ingénuité; celui qu'on ne doit qu'à l'art, est odieux : j'aimerais mieux un visage fardé, ou une coiffure, tirée, comme on dit, à quatre épingles, qu'un caractère fardé et des moeurs si bien peignées. Quiconque abaisse son esprit à des observations si minutieuses, est incapable de l'élever à de grandes pensées. L'affectation d'ingénuité ressemble à la lumière du bois pourri. PLAISANTERIE. XXXV. POUR. La plaisanterie est le refuge des orateurs. Celui qui sait assaisonner tout ce qu'il dit, d'un modeste enjouement, maintient son âme en liberté. C'est être plus politique qu'on ne pense, que de savoir passer aisément du badinage au sérieux, et du sérieux au badinage. Souvent une plaisanterie sert de véhicule à telle vérité, qui, sans cela, n'arriverait pas. CONTRE. Ces gens qui sont toujours à l'affût des ridicules, des jolies choses, qui peut s'empêcher de les mépriser ? Avilir les plus grandes choses par la plaisanterie, est un artifice condamnable. Quand vous aurez bien ri, examinez avec un peu d'attention ce qui vous aura fait rire. Tous ces plaisants de profession ne pénètrent guère au-delà de l'écorce des choses, où est le siège de la plaisanterie. Lorsque la plaisanterie peut avoir une certaine influence sur les choses sérieuses, c'est alors un enfantillage déplacé. SUR L'AMOUR. XXXVI. POUR. Ne voyez-vous pas que tous se cherchent, et que l'aman est le seul qui se trouve. Jamais l'âme n'est mieux ordonnée, que lorsqu'elle est gouvernée par une grande passion. Que tout homme sage ait soin de se procurer des désirs ; car tout homme qui n'est pas animé par quelque désir un peu vif, ne trouve goût à rien, et s'ennuie de tout. Pourquoi chaque individu, qui ne fait qu'un, ne se contenterait-il pas de l'unité ? CONTRE. Le théâtre doit beaucoup à l'amour, mais la vie ne lui doit rien. Il n'est rien qui mérite autant de qualifications différentes que l'amour; c'est ou une chose si folle, qu'elle ne sait pas même se connaître ; ou une chose si honteuse, qu'elle est obligée de se cacher sous le fard. Je n'aime point ces gens qui ne rêvent qu'à une seule chose. L'amour n'est qu'une spéculation fort étroite. L'AMITIÉ. XXXVII. POUR. L'amitié fait tes mêmes choses que le courage, mais d'une manière plus douce. L'amitié est le plus doux assaisonnement de tous les biens. La pire solitude, c'est celle d'un homme qui n'a point d'amis. Le châtiment bien mérité de la mauvaise foi, c'est d'être sans amis. CONTRE. Celui qui contracte des liaisons fort étroites, ne fait que s'imposer de nouvelles nécessités. C'est le propre d'une âme folle, que de ne pouvoir porter seul tout le poids de sa fortune. ADULATION. XXXVIII. POUR. Si l'on s'abaisse à flatter, c'est moins pour nuire que pour se conformer à l'usage. Instruire en donnant des éloges, fut toujours un ménagement dû aux hommes puissants. CONTRE. L'adulation est le style des esclaves. L'adulation est la chaux des vices. L'adulation est une sorte d'appeau qui sert à tromper les oiseaux, en imitant leur voix. L'adulation est d'une laideur vraiment comique; mais elle a des effets tragiques. Ce qu'il y a de plus difficile à guérir, c'est le mal d'oreilles. VENGEANCE. XXXIX. POUR. La vengeance particulière est une sorte de justice sauvage. Celui qui rend violence pour violence, ne viole que la loi, et non l'homme. La crainte des vengeances particulières est un frein nécessaire; car trop souvent les lois sommeillent. CONTRE. Celui qui fait une injure, donne naissance au mal; mais celui qui s'en venge en ôte toute mesure. Plus la vengeance est naturelle, plus il est nécessaire de la réprimer. Celui qui rend injure pour injure, vient le dernier, peut-on dire : oui, quant au temps, mais non quant à la volonté. INNOVATIONS. XL. POUR. Tout remède est une innovation. Qui fuit les nouveaux remèdes, appelle de nouveaux maux. Le plus grand des novateurs, c'est le temps; pourquoi ne pas l'imiter ? Les exemples anciens ne s'appliquent point aux derniers siècles, temps où la corruption et l'ambition ont fait de plus grands progrès. Permettez aux ignorants et aux hommes contentieux de se régler sur des exemples. De même que ceux qui introduisent la noblesse dans leur famille, ont en cela plus de mérite que leur postérité ; de même aussi les novateurs l'emportent sur ceux qui ne savent que suivre des modèles. Cette roideur de caractère qui fait qu'on se tient si fort attaché aux coutumes anciennes, n'excite pas moins de troubles que les Innovations. Les choses allant toujours de pis en pis, si nos méthodes ne vont pas de mieux en mieux, quelle sera la fin de nos maux ? Les hommes esclaves de la coutume, sont les jouets du temps. CONTRE. Les fétus extraordinaires sont des monstres. Le seul conseiller qui plaise, c'est le temps. ll n'est point d'innovation qui ne fasse tort à quelqu'un, parce qu'elle arrache ce qui est établi. En supposant même que les choses auxquelles un long usage a fait prendre pied soient mauvaises, elles ont du moins cet avantage qu'elles s'ajustent les unes aux autres. Où est le novateur qui sache imiter le temps, lequel insinue les nouveautés avec tant de douceur, qu'on ne s'aperçoit pas du changement. Toutes les choses qui trompent l'attente, sont moins agréables à ceux à qui elles sont utiles, et plus choquantes pour ceux à qui elles sont nuisibles. LES DÉLAIS. XLI. POUR. La fortune vend à qui se hâte une infinité de choses qu'elle donne à qui sait attendre. Tandis que nous nous hâtons de saisir les commencements de chaque chose, nous n'embrassons que des ombres. Tant que la balance ne fait que vaciller, il faut se tenir attentif; dés qu'elle commence à trébucher, il faut agir. Il faut confier à Argus le commencement de toute action; et la fin, à Briarée CONTRE. L'occasion présente d'abord l'anse du vase, puis la panse. L'occasion, semblable à la Sybille, diminue ses offres en augmentant son prix. La célérité est le casque de Pluton. PRÉPARATIFS. XLII. POUR. Celui qui ne fait que de petits préparatifs pour une grande entreprise, se forge des facilités imaginaires, pour se repaître d'espérances. En faisant peu de préparatifs, ce n'est pas la fortune qu'on achète, mais la prudence. CONTRE. Le vrai moment de mettre fin aux préparatifs, c'est celui d'agir. Vous aurez beau faire des préparatifs, vous ue parviendrez jamais à lier la fortune. Alterner entre les préparatifs et l'action, est la méthode vraiment politique ; mais à séparer ces deux choses, beaucoup d'étalage et peu de succès. Les grands préparatifs prodiguent et le temps et les choses. S'OPPOSER AUX COMMENCEMENTS. XLIII. POUR. Parmi les maux dont nous sommes menacés, il en est plus qui trompent notre attente, qu'il n'en est qui surmontent nos efforts. On a moins à faire en remédiant au mal dès qu'il est né, qu'à observer ses progrès et à faire sentinelle pour l'empêcher de croître. Sitôt que le péril paraît léger, il cesse d'être tel. CONTRE. Tout l'effet de cette vigilance anticipée est d'aider le mal à croître, et de fixer le mal par le remède même. Toutes ces précautions qu'on prend contre le danger, ne sont pas elles-mêmes sans danger. Il vaut mieux avoir affaire à un petit nombre de remèdes bien éprouvés, que d'être ainsi à l'affut de chacun des maux qui menacent. DES CONSEILS VIOLENTS. XLIV. POUR. Ceux qui aiment ces voies si douces, s'imaginent apparemment que l'accroissement du mal est salutaire. La même nécessité qui donne les conseils violents, les exécute. CONTRE. Tout remède violent est gros d'un nouveau mal. Qu'est-ce qui donne des conseils violents, sinon la crainte et la colère ? SOUPÇON. XLV. PRO. La défiance est le nerf de la prudence; mais le soupçon est un remède pour la goutte. Toute fidélité que le soupçon peut ébranler, est justement suspecte. Le soupçon ne la relâche que lorsqu'elle est faible. Est-elle forte, il lui donne encore plus de force. CONTRE. Le soupçon absout la mauvaise foi. La maladie du soupçon est une sorte de manie morale. LES PAROLES DE LA LOI. XLVI. POUR. S'écarter de la lettre, ce n'est plus interpréter, mais c'est vouloir deviner. Lorsqu'on s'écarte de la lettre, le juge devient législateur. CONTRE. C'est de l'ensemble des mots qu'il faut tirer le sens, qui, une fois bien saisi, servira ensuite à les interpréter un a un. La pire tyrannie est celle qui met la loi sur le chevalet. POUR LES TÉMOINS CONTRE LES PREUVES. XLVII. POUR. Celui qui se fonde sur les preuves, prononce d'après l'orateur, et non d'après le fond de la cause. Celui qui s'en rapporte plus aux preuves qu'aux témoins, doit aussi s'en rapporter plus à son esprit qu'à ses sens. On pourrait s'en fier aux preuves, si les hommes n'étaient jamais inconséquents. Lorsque les preuves sont contraires aux témoignages, elles font bien que le fait paraît étonnant, mais elles ne font pas qu'il soit vrai. CONTRE. S'il en faut croire les témoins plus que les preuves, il suffit que le juge ne soit pas sourd. Les preuves sont un antidote contre le poison des témoignages. Il est plus sûr de s'en fier aux preuves, attendu qu'elles mentent plus rarement. Or, ces exemples du pour et contre que nous venons de proposer, ne sont peut-être pas d'un si grand prix; cependant comme nous les avions tout préparés et tout rassemblés de longue main, nous n'avons pas voulu que le fruit du travail de notre jeunesse fût perdu; mais en quoi l'on peut voir que c'est l'ouvrage d'un jeune homme, c'est que, de ces exemples, il en est beaucoup plus dans le genre moral et dans le genre démonstratif, que dans les genres délibératif et judiciel. La troisième collection qui appartient à l'art de s'approvisionner, et qui est aussi à suppléer, c'est celle à laquelle nous croyons devoir donner le nom de petites formules. Elles sont comme les vestibules, les derrières, les anti-chambres, les cabinets, les dégagements du discours; genre d'accessoires qui s'adaptent indistinctement à toutes sortes de sujets. Tels sont les préambules, les conclusions, les digressions, les transitions, les promesses, les échappatoires, et autres choses de cette espèce : car de même que dans les édifices, ce qui contribue tout-et-la-fois à l'agrément et à l'utilité, c'est la commode distribution des frontispices, des escaliers, des portes, des fenêtres, des entrées, des communications et autres parties semblables ; de même aussi, dans le discours, ces accessoires et ces intermédiaires, lorsqu'ils sont figurés et placés avec autant d'élégance que de jugement, donnent plus de grâce et d'aisance à toute la structure du discours. Il suffira de donner un exemple ou deux de ces formules, et notre dessein n'est pas de nous y arrêter plus longtemps; car, quoique ces choses là soient d'un assez grand usage, néanmoins comme nous n'ajoutons rien ici du nôtre, nous contentant d'extraire quelques formules toutes nues de Démosthènes, de Cicéron, ou de quelques autres orateurs choisis, elles ne semblent pas mériter que nous nous y arrêtions. EXEMPLES DE PETITES FORMULES. Conclusion dans le genre délibératif. C'est ainsi que, par rapport au passé, vous pourrez aisément réparer vos fautes; et par rapport à l'avenir, prévenir les inconvénients. Corollaire d'une division exacte. C'est afin que tous soient bien convaincus que notre dessein n'est pas de décliner aucune objection par d'adroites réticences, ni de les affaiblir en les exposant. Transition avec avertissement. Mais laissons de côté ces choses là, de manière pourtant qu'en les laissant derrière nous, nous tournions fréquemment nos regards de ce côté là, et ne les perdions pas de vue. Manière de faire revenir les auditeurs d'une forte prévention. Je me conduirai de manière que, dans toute la cause, vous verrez nettement, ce qui appartient à la chose même, ce que l'erreur a pu y supposer, et ce que l'envie y a ajouté pour enfler les choses. Ce peu d'exemples doit suffire, et c'est par là que nous terminerons ces appendices de la rhétorique, qui se rapportent à l'art de s'approvisionner. [6,4] CHAPITRE IV. Deux appendices généraux de la traditive; savoir: la critique, et l'art d'instruire la jeunesse. Restent deux appendices de la traditive, prise en général, dont l'un est la critique; et l'autre, l'art d'instruire la jeunesse. En effet, comme la partie la plus essentielle de la traditive est la composition des livres, la partie correspondante est la lecture de ces mêmes livres. Or, dans cette lecture, ou l'on est dirigé par des maîtres, ou on ne l'est que par ses propres lumières, et tel est l'objet de ces deux doctrines dont nous venons de parler. A la critique appartient le soin de revoir les auteurs approuvés, de les faire, pour ainsi dire, passer sous la lime, et d'en donner des éditions bien correctes; genre de travail qui a le double avantage de contribuer à la gloire des auteurs, et d'éclairer la marche des gens d'étude : mais ce qui, en ce genre, n'a pas éte peu préjudiciable, c'est la téméraire sollicitude de certains hommes de lettres. Car il est des critiques qui, lorsqu'ils rencontrent des passages qu'ils n'entendent point, se hâtent de supposer une faute dans l'exemplaire. C'est ce qu'ils ont fait par rapport à certain passage de Tacite. Au rapport de cet historien, certaine colonie réclamant auprès du sénat son droit d'asile, le sénat et l'empereur ne goûtaient point du tout leurs raisons ; mais les envoyés qui se défiaient de leur cause, s'étant avisés de donner à Titus Vinius une grosse somme d'argent, pour l'engager à les appuyer; alors, dit Tacite, "la dignité et l'antiquité de la colonie devint une fort bonne raison", comme si cet argent eût donné du poids à leurs arguments, qui auparavant paraissaient trop légers. Mais ce critique, qui n'est pas des moins intelligents, a effacé ce mot "tum" (alors), et y a substitué le mot "tantum" (tant) ; et l'effet de cette mauvaise habitude a été (comme quelqu'un l'a judicieusement observé) que trop souvent ce sont précisément les exemplaires qu'on a corrigés avec le plus de soin, qui sont les moins corrects. Osons dire plus, si les critiques ne sont eux-mêmes versés dans les sciences traitées dans les livres dont ils donnent des éditions, leur prétendue exactitude n'est pas sans danger. 2°. A la critique appartiennent l'interprétation et l'explication des auteurs, les commentaires, les remarques, les notes, les spicilèges. Dans cette partie de la littérature, il est des écrivains atteints d'une certaine espèce de maladie propre aux critiques, laquelle consiste à franchir un grand nombre de passages des plus obscurs, pour s'arrêter et se donner carrière sur des endroits assez clairs d'eux-mêmes, et cela au point d'en devenir fastidieux ; et alors il ne s'agit pas tant de bien éclaircir l'auteur même, que de mettre ce prétendu critique à même de faire parade à tout propos de ses lectures variées et de sa vaste érudition. Il serait surtout à souhaiter (observation pourtant qui appartient plutôt à la traditive, proprement dite, qu'à ses appendices) que l'écrivain qui traite des sujets un peu obscurs, et d'une certaine importance, prit lui-même la peine de joindre à son ouvrage ses propres explications, afin que le texte ne fût pas ainsi coupé par des digressions ou des commentaires, et que les notes ne s'écartassent point de l'esprit de l'écrivain. Car c'est une faute où nous soupçonnons qu'on est tombé à l'égard du Théon d'Euclide. 3°. C'est encore à la critique (et c'est même de là qu'elle tire son nom) qu'il appartient d'insérer, dans ces ouvrages qu'on publie, quelques jugements, en peu de mots, sur les auteurs mêmes, et de les comparer avec les autres écrivains qui traitent le même sujet. Par une censure de cette espèce, les gens d'étude sont dirigés dans le choix des livres, et mieux préparés en commençant leur lecture. Mais ce dernier point est pour ainsi dire, le fort des critiques, fort que de notre temps ont fait disparaître certains écrivains distingués, et à notre sentiment, fort au-dessus de ce métier de critique dont ils daignent se mêler. Quant à ce qui regarde l'art d'instruire la jeunesse, le plus court serait de dire : voyez les écoles des Jésuites; car parmi les établissements de ce genre, nous ne voyons rien de mieux. Quant à nous cependant, nous ne laisserons pas d'ajouter ici quelques avertissements, suivant notre coutume, et comme en glanant. D'abord nous goûtons tout-à-fait cette éducation en grand qu'on donne d l'enfance et à la jeunesse dans les collèges, et non celle qu'elles reçoivent dans la maison paternelle, ou sous des maîtres particuliers. On trouve de plus, dans les collèges, cette émulation qu'excite dans les jeunes gens la concurrence de leurs égaux; on y trouve de plus le visage, les regards des hommes graves, qui les accoutument à la décence, et qui forment de bonne heure ces âmes tendres sur de bons modèles. En un mot, l'éducation publique a une infinité d'avantages. Quant à l'ordre et au mode, aux détails de la discipline, je conseillerai de se garder de ces méthodes qui abrègent excessivement, et d'une certaine précocité de doctrine, dont tout l'effet est d'inspirer de la présomption aux élèves, et qui tend plus à les faire briller qu'à leur faire faire de véritables progrès. Il faut aussi favoriser quelque peu la liberté des esprits; et si quelque élève, tout en remplissant la tâche que lui impose la règle, dérobe quelque temps pour des études qui soient plus de son goût, il ne faut pas s'y opposer ; mais ce qui doit surtout fixer l'attention (et c'est une observation qui n'a peut-être pas encore été faite), c'est qu'il est deux manières d'accoutumer, d'exercer et de préparer les esprits, manières dont chacune est, pour ainsi dire, le pendant de l'autre. L'une commence par les choses les plus faciles, et conduit peu à peu aux choses plus difficiles; l'autre commande d'abord la tâche la plus rude, et presse de la remplir, afin qu'ensuite on ne trouve plus que du plaisir dans les choses les plus faciles. Car autre chose est la méthode d'apprendre à nager avec des outres qui aident à flotter; autre chose d'apprendre à danser avec des souliers de plomb, qui appesantissent; et il n'est pas aisé de faire sentir combien une judicieuse combinaison de ces deux méthodes contribue à perfectionner les facultés, tant de l'âme que du corps; de même le soin d'appliquer et d'approprier les études à la nature des divers esprits qu'on a à instruire, est un point d'une éminente utilité, et qui exige le plus grand discernement: or, ces dispositions naturelles des esprits, après les avoir bien examinées et bien reconnues, c'est une connaissance que les maîtres doivent aux parents des élèves, afin de les diriger dans le choix du genre de vie auquel ils destinent leurs enfants : mais ce qu'il faut observer avec un peu plus d'attention, c'est que l'effet d'une bonne méthode n'est pas seulement d'accélérer les progrès des élèves dans les genres auxquels ils se portent naturellement; mais que de plus, par rapport à ces autres genres auxquels ils sont le plus inhabiles, on trouve, dans des études bien choisies et bien appropriées à ce but, un remède, une sorte de traitement pour cette espèce de maladie. Par exemple, l'esprit d'un élève est-il de nature à s'emporter aisément comme les oiseaux, et n'a-t-il point assez de tenue, on trouve un remède à cette disposition dans Ies mathématiques, science telle que, pour peu que l'esprit s'écarte, il faut recommencer toute la démonstration. Les exercices jouent aussi un grand rôle dans l'institution : mais ce que peu de personnes ont observé, c'est que ces exercices, non seulement il faut les régler avec prudence, mais de plus les interrompre à propos ; car Cicéron a fort bien observé que dans les exercices on n'exerce pas moins ses défauts que ses talents. En sorte que quelquefois l'on contracte par ce moyen une mauvaise habitude, qui s'insinue avec la bonne. Ainsi il est plus sûr d'interrompre de temps en temps les exercices, et de les reprendre quelque temps après, que de les continuer avec trop d'assiduité, et de s'y attacher avec trop d'opiniâtreté. Mais en voilà assez sur ce sujet. Ces détails, sans doute, au premier aspect, n'ont rien de fort grand et de fort imposant ; mais en récompense, tous ces petits moyens ont leur utilité, et sont du plus grand effet. Car de même que dans les plantes, ce qui contribue le plus à les faire prospérer ou languir, ce sont les secours qu'elles reçoivent, ou les chocs qu'elles essuient, lorsqu'elles sont encore tendres; de même encore que certains politiques attribuent cet accroissement immense de l'empire romain, à la vertu et à la prudence de ces six rois, qui, durant son enfance, lui servirent comme de tuteurs et de nourriciers; de même aussi, sans contredit, la culture et l'institution des premières années et de l'âge tendre, a la plus puissante influence; influence qui, bien que secrète, et de nature à n'être pas visible pour tous les yeux, ne laisse pas d'être telle que, par la suite, ni la longue durée, ni le travail le plus assidu, ni les efforts les plus soutenus, ne peuvent, en aucune manière, la balancer dans l'âge mûr. Il ne sera pas non plus inutile d'observer que des talents même médiocres, s'ils tombent en partage à de grandes âmes, et sont appliqués à de grandes choses, ne laissent pas de produire de temps à autres des effets aussi puissants qu'extraordinaires. C'est ce dont nous citerons un exemple mémorable ; exemple que nous alléguons d'autant plus volontiers, que les jésuites paraissent ne pas dédaigner ce genre d'exercice, et c'est à notre avis une preuve de leur grand sens. C'est un genre de talent qui, lorsqu'on en fait un métier, est réputé infâme ; mais qui, lorsqu'on en fait une partie de l'éducation, est de la plus grande utilité : je veux parler de l'action théâtrale ; car elle fortifie la mémoire, elle règle et adoucit le ton et la force de la voix et de la prononciation, donne de la grâce au geste et à l'air du visage, inspire une noble assurance, et accoutume les jeunes gens à soutenir les regards d'une nombreuse assemblée, Or, cet exemple, nous le tirerons de Tacite : il s'agit d'un certain Vibulenus, autrefois comédien, et qui servait alors dans les légions de Pannonie. Cet homme, peu après la mort d'Auguste, avait excité, une sédition et Blésus, qui commandait dans le camp, avait fait emprisonner quelques-uns des séditieux. Les soldats ayant attaqué la garde, rompirent les portes de la prison, et délivrèrent leurs compagnons. Vibulenus, à cette occasion, haranguant les soldats, leur parla ainsi : "Vous venez de rendre l'air et la lumière à ces compagnons, aussi innocents qu'infortunés; mais qui rendra le jour à mon frère, qui me le rendra à moi, ce frère, député vers vous par l'armée de Germanie, pour conférer avec vous sur nos intérêts communs, et que la nuit dernière il a fait égorger par ses gladiateurs qu'il nourrit et qu'il arme pour la perte des soldats. Réponds, Blésus, où as-tu jeté le cadavre? Un ennemi même ne refuse pas la sépulture. Lorsqu'à force de baisers et de larmes, j'aurai soulagé ma douleur, fais-moi aussi égorger, moi, pourvu qu'après cette mort, qui ne sera point le châtiment d'un crime, mais le prix des services que nous aurons rendus aux légions, ces compagnons nous ensevelissent aussi" : {Tacite, Annales, I, 22} discours par lequel il excita une telle indignation et une telle sédition, que si l'on ne se fût assuré peu après que rien de ce qu'il avait avancé n'était vrai, et qu'il n'avait jamais eu de frère, peu s'en serait fallu que les soldats ne portassent la main sur le commandant. Or, tout ce qu'il disait là, il le débitait comme s'il eût joué un rôle sur la scène. Nous voici donc arrivés à la fin de notre traité sur les doctrines rationnelles. Que si, dans cette énumération, nous nous sommes de temps à autres écartés des divisions reçues, qu'on ne s'imagine point que nous improuvions ces divisions dont nous n'avons fait aucun usage. Car deux motifs nous imposaient la nécessité de les transposer : l'un est que ces deux desseins réunis, de ranger dans une même classe les choses les plus analogues entre elles par leur nature, et de jeter dans un seul tas toutes celles dont on se propose de faire usage pour le moment; que ces deux desseins, dis-je, sont tout-à-fait différents, par rapport à l'intention et à la fin : par exemple, tel secrétaire d'un roi ou d'une république ne manque pas de distribuer ses papiers dans son cabinet, de manière que tous les papiers de même nature se trouvent ensemble : ici, les traités; là, les ordres reçus; ailleurs, les lettres de l'étranger; à une autre place, les lettres du pays, et ainsi de suite; mais toujours chaque espèce de papier à part. Au contraire, il jettera dans quelque carton particulier, et mettra tous ensemble ceux qui, selon toute apparence, doivent lui être nécessaires pour le moment. C'est ainsi que dans cette espèce de dépôt général des sciences, les divisions doivent être appropriées à la nature des choses mêmes ; au lieu que si nous eussions eu à traiter de quelque science particulière, nous eussions suivi des partitions mieux appropriées à l'usage et à la pratique. L'autre motif qui nécessite ce changement de divisions, c'est que le dessein d'ajouter aux sciences les choses à suppléer, et de les réunir avec les autres en un seul corps, entraîne avec soi comme conséquence, celui de transposer les divisions des sciences mêmes: car, pour nous faire mieux entendre, supposons que les arts dont nous sommes en possession, soient au nombre de quinze, et qu'en y ajoutant ceux qui nous manquent, leur nombre soit de vingt. Cela posé, je dis que les parties du nombre quinze ne sont pas les mêmes que celles du nombre vingt; car les parties du nombre quinze sont trois et cinq; celles du nombre vingt sont deux, quatre, cinq et dix. Ainsi, il est clair que nous ne pouvions, à cet égard, nous conduire autrement. Voilà ce que nous avions à dire sur les sciences logiques.