[6,1] LIVRE VI. CHAPITRE I. Division de la traditive en doctrine sur l'organe du discours, doctrine sur la méthode du discours, et doctrine sur l'embellissement du discours. Division de la doctrine sur l'organe du discours, en doctrine sur les marques des choses, sur la locution et sur l'écriture ; parties dont les deux dernières constituent la grammaire et en sont les deux divisions. Division de la doctrine sur les signes des choses, en hiéroglyphes et caractères réels. Seconde division de la grammaire en littéraire et philosophique. Agrégation de la poésie, quant au mètre, à la doctrine sur la locution. Agrégation de la doctrine des chiffres à la doctrine sur l'écriture. Nul doute, roi plein de bonté, qu'il ne soit permis à chacun de se jouer de lui-même et de ses occupations. Qui sait donc si par hasard cet ouvrage que nous donnons ici, ne serait pas tiré de quelque vieux manuscrit, trouvé dans cette fameuse bibliothèque de Saint-Victor, dont maître François Rabelais a donné le catalogue? Car on y trouve un livre portant pour titre: fourmilière des arts. Quant à nous, sans doute, nous n'avons fait que former un petit tas de poussière, sous lequel nous avons serré une infinité de grains des arts et des sciences, afin que les fourmis pussent trotter vers cet asile et s'y reposer quelque peu avant de se remettre à l'ouvrage. Or, c'est à la fourmi que le plus sage des rois renvoie tous les paresseux. Pour nous, nous déclarons tels tous ceux qui, contents d'user des acquisitions déjà faites, ne sont point jaloux de faire, dans les sciences, de nouvelles semailles et de nouvelles moissons. Passons donc à l'art de transmettre, d'exprimer et d'énoncer ce qu'on a déjà inventé, jugé et déposé dans sa mémoire, nous le désignerons par le nom général de traditive. Il embrasse tous les arts qui ont pour objet les mots et les discours. Car, bien que la raison soit comme l'âme du discours; néanmoins, lorsqu'il s'agit de traiter de tels sujets, la raison et le discours doivent, ainsi que l'âme et le corps, être considérés chacun à part. Nous diviserons la traditive en trois parties ; savoir : doctrine sur l'organe du discours, doctrine sur la méthode du discours, doctrine sur l'embellissement ou l'ornement du discours. La doctrine sur l'organe du discours, communément reçue, et qui porte le nom de grammaire, se divise en deux parties: l'une, qui traite de la locution; l'autre, de l'écriture. Car c'est avec raison qu'Aristote dit que les mots sont les étiquettes des choses; et les lettres, les étiquettes des mots. {Aristote, Hermeneia, I, 1} Nous assignerons l'un et l'autre à la grammaire. Mais pour reprendre la chose de plus haut, avant d'en venir à la grammaire et à ses parties déjà indiquées, il est à propos de faire quelques observations générales sur l'instrument propre à l'art de transmettre. Cet art parait avoir quelques autres enfants que les mots et les lettres. Commençons donc par poser ce principe : que tout ce qui est susceptible de différences en assez grand nombre pour pouvoir représenter distinctement toutes les notions diverses (pourvu toutefois que ces différences soient sensibles), peut être d'homme à homme le véhicule des pensées. Car nous voyons que des nations qui diffèrent par le langage, ne laissent pas de commercer assez bien à l'aide des seuls gestes. Et nous voyons aussi que certains individus, sourds et muets de naissance, mais qui ne manquent pas d'intelligence, s'entretiennent d'une manière admirable, avec ceux de leurs amis qui ont appris la signification de leurs gestes. Il y a plus : on a commencé à s'assurer qu'à la Chine et dans les contrées les plus reculées dé l'Orient, l'on fait usage aujourd'hui de certains caractères réels, et non pas nominaux ; caractères qui chez eux n'expriment ni des lettres, ni des mots, mais les choses et les notions mêmes : et qu'un grand nombre de ces nations, qui diffèrent tout-à-fuit par le langage, mais qui s'accordent quant à l'usage de cette espèce de caractères, communs à un plus grand nombre de contrées, communiquent entre elles par ce moyen. En sorte qu'un livre écrit en caractères de cette espèce, chacune de ces nations peut le lire et le traduire en sa propre langue. Nous disons donc que ces signes des choses, qui, sans le secours et l'entremise des mots, expriment ces mêmes choses, sont de deux espèces, dont la première est fondée sur l'analogie, et la seconde, purement arbitraire. Du premier genre sont les hiéroglyphes et les gestes: du dernier, sont ce que nous avons appelé les caractères réels. L'usage des hiéroglyphes est fort ancien; l'on y attachait même une certaine vénération, surtout chez les Égyptiens, nation fort ancienne. Ainsi, les hiéroglyphes sont une sorte d'écriture première née et plus vieille que les éléments mêmes des lettres, si ce n'est peut-être chez les Hébreux. Et les gestes sont une espèce d'hiéroglyphes volants. Car de même que les paroles volent et que les écrits restent, de même aussi ces hiéroglyphes exprimés par les gestes, passent; au lieu que les hiéroglyphes peints demeurent. Lorsque Périandre, consulté sur la manière d'affermir la tyrannie, ayant ordonné à l'envoyé de s'arrêter et de le regarder faire, se promenait dans ce jardin, et faisait sauter avec sa baguette les têtes des fleurs les plus hautes ; voulant dire qu'il fallait faire sauter aussi les têtes des grands; en agissant ainsi, il n'usait pas moins d'hiéroglyphes, que s'il eût peint son action sur le papier. Quoi qu'il en soit, il est clair que les hiéroglyphes et les gestes ont toujours quelque analogie avec la chose signifiée, que ce sont des espèces d'emblèmes. Et c'est par cette raison que nous les avons qualifiés d'emblèmes fondés sur l'analogie. Quant aux caractères réels, ils n'ont rien d'emblématique et sont absolument sourds, semblables en cela aux éléments mêmes des lettres, ils sont purement arbitraires; et c'est la coutume qui leur a donné cours, en vertu d'une certaine convention tacite. On voit aussi que ce genre d'écriture exige une infinité de caractères; car il doit y en avoir autant qu'il y a de mots radicaux. Ainsi cette partie de la doctrine sur l'instrument du discours, nous la rangeons parmi les choses à suppléer. Et quoiqu'elle puisse paraître d'une assez mince utilité, les mots et l'écriture étant pour la traditive des instruments suffisants, nous avons cru toutefois devoir ici en faire quelque mention comme d'un sujet qui n'est pas tout-à-fait à mépriser. Car nous traitons ici, en quelque manière, de la monnaie des choses intellectuelles. Et il ne sera pas inutile, sur ce point, de savoir que, de même qu'on peut fabriquer de la monnaie avec toute autre matière que l'or et l'argent, on peut aussi fabriquer des signes d'idées avec toute autre chose que les mots et les lettres. Passons donc à la grammaire. Cette science est, à l'égard des autres, une sorte de commissionnaire, dont l'emploi, à la vérité, n'est pas des plus nobles, mais pourtant des plus nécessaires, surtout dans ces derniers siècles, où l'on puise les sciences dans les langues savantes, et non dans les langues maternelles. On ne la jugera pas de peu d'importance, si l'on considère qu'elle fait la fonction d'une espèce d'antidote contre cette malédiction de la confusion des langues. Car l'industrie humaine fait tout ce qu'elle peut pour se remonter, et pour se réintégrer dans ces bénédictions dont elle est déchue par sa faute. Or, contre cette première malédiction, dont l'effet est la stérilité de la terre, en mangeant son pain à la sueur de son front, elle se fortifie et s'arme de tous les autres arts. Et contre cette seconde malédiction, dont l'effet est la confusion des langues, elle appelle à son secours la grammaire; art qui, à la vérité, n'est pas d'une grande utilité dans les langues maternelles; mais dont l'usage est plus étendu, quand il est question d'apprendre les langues étrangères; et infiniment plus, lorsqu'il s'agit de ces langues qui ont cessé d'être vulgaires, et qui ne se perpétuent que dans les livres. Nous diviserons la grammaire en deux parties, dont l'une sera littéraire; et l'autre, philosophique. L'une n'est d'usage que pour les langues; savoir, pour les apprendre plus vite, ou les parler plus purement et plus correctement; mais l'autre est de quelque utilité en philosophie. Nous nous rappelons à ce sujet, que César avait composé un livre sur l'analogie. Il nous est d'abord venu dans l'idée que ce pouvait bien être cette grammaire philosophique dont nous parlons ici. Nous soupçonnons toutefois qu'il ne s'y trouvait rien de si profond ou de si relevé, et qu'elle ne renfermait que les préceptes à suivre, pour acquérir une diction correcte et châtiée ; une diction qui ne s'écartât jamais du meilleur usage, et qui n'eût aucune teinte d'affectation. Néanmoins, en partant de cette idée même, nous avons embrassé par notre pensée le projet d'une sorte de grammaire philosophique, où l'on observerait avec soin, non l'analogie des mots entre eux, mais l'analogie qui règne entre les mots et les choses, ou la raison; en-deçà toutefois des limites de cette herménie qui est subordonnée à la logique. Nul doute que les mots ne soient des vestiges de la raison. Or, les traces fournissent aussi quelques indications sur le corps même qui a passé. Nous donnerons donc ici une légère esquisse de cette grammaire. Nous ne goûtons nullement cette recherche minutieuse que Platon, génie du premier ordre, n'a pourtant pas dédaignée; je veux dire celle qui a pour objet la première imposition des noms, l'étymologie des mots; recherche où l'on part de cette supposition : qu'à l'origine des langues l'invention des mots ne fut rien moins qu'arbitraire; mais qu'elle fut dirigée par une sorte de raisonnement, et qu'elle fut dérivée, déduite avec une certaine intelligence. C'est sans contredit un fort beau sujet ; c'est une cire flexible dont on fait tout ce qu'on veut. De plus, comme cette science-là semble pénétrer dans le sanctuaire des antiquités, elle jouit d'une sorte de vénération; quoiqu'au fond l'on y trouve peu de vérité, et encore moins d'utilité. Mais enfin si l'on voulait avoir une grammaire vraiment excellente, il faudrait qu'un homme versé dans beaucoup de langues, soit savantes, soit vulgaires, traitât de leurs différentes propriétés, et nous dît en quoi chacune excelle et en quoi elle pèche ; c'est ainsi que les langues peuvent s'enrichir par leur commerce mutuel; et que, de ce qu'on trouverait de plus beau dans chaque langue, on pourrait former une image de discours parfaitement belle, une sorte de modèle exquis et semblable à la Vénus d'Apelle, à l'aide duquel on exprimerait convenablement les conceptions et les sentiments de l'âme. Et ce qu'on ne serait guère porté à croire, c'est que d'une telle grammaire on pourrait encore tirer des indications assez fortes et très dignes d'observation, sur les moeurs et le génie des peuples et des nations ; je veux dire, par la simple considération de leurs langues. J'aime à entendre Cicéron lorsqu'il observe que, chez les Grecs, manquait le mot qui répond au mot "ineptus" (inepte) des Latins: par la raison, dit-il, que ce vice était si familier aux Grecs, qu'ils ne l'apercevaient pas même en eux : censure vraiment digne de la gravité romaine. {Cicéron, De l'orateur, II, 4} D'où vient aussi que les Grecs se donnaient tant de licence par rapport aux compositions de mots, et que les Romains, au contraire, étaient si sévères sur cet article. N'en serait-ce pas assez pour conclure que les Grecs étaient plus propres pour les arts ; et les Romains, pour l'action ? Car les distinctions nécessaires dans les arts exigent de fréquentes compositions de mots ; au lieu que les affaires et l'action demandent un langage plus simple. De plus, les Hébreux avaient tant d'aversion pour ces compositions de mots, qu'ils aimaient mieux abuser d'une métaphore, que d'introduire un nouveau terme composé. Ce n'est pas tout encore: leurs mots sont en si petit nombre et si peu mélangés, qu'on voit bien à sa langue même que cette nation était vraiment nazaréenne et séparée des autres. N'est-ce pas encore une chose bien digne de remarque (quoique nous autres modernes, nous ne laissions pas d'avoir un peu de vent), que, quoique les langues anciennes fussent si bien pourvues de déclinaisons, de cas, de conjugaisons, de temps et autres choses semblables, les modernes en soient presque totalement dépourvues, et que le plus souvent elles se tirent lâchement d'affaire, à l'aide des prépositions et des verbes auxiliaires. Différence qui ferait soupçonner (malgré cette douce complaisance que nous avons pour nous-mêmes) que, dans les premiers siècles, les esprits avaient plus de finesse et de pénétration que de notre temps. Il est une infinité d'observations de cette espèce dont on pourrait faire un bon volume. Ce ne sera donc pas une attention étrangère à notre sujet, que de distinguer la grammaire philosophique de la grammaire simple et littéraire. Nous croyons devoir aussi rapporter à la grammaire toutes ces différences accidentelles, dont les mots sont susceptibles; son, mesure, accent, etc. Quant à ces causes et à ces circonstances, qui sont comme le berceau des lettres, je veux dire, si l'on demande par quel choc de la langue, quelle ouverture de la bouche, quel rapprochement des lèvres, quel effort du gosier, chaque lettre est engendrée, ces considérations-là n'appartiennent point du tout à la grammaire; mais c'est une portion de la doctrine des sons, laquelle doit être traitée au chapitre du sentiment et des choses sensibles. Ce son grammatical, dont nous parlons ici, ce n'est que celui qui se rapporte aux euphonies et aux dysphonies. Il en est qui sont communs à toutes les langues. Par exemple, il n'en est point qui n'évite avec soin cet hiatus qui résulte du concours des voyelles, et ces aspérités, ces chocs résultant du concours de certaines consonnes. Il en est d'autres qui sont particuliers aux différentes langues, et qui, flattant l'oreille de telle nation, choquent celle de telle autre, et réciproquement. La langue grecque fourmille de diphtongues; le latin en a beaucoup moins. L'espagnol repousse les lettres dont le son est grêle, et les convertit aussitôt en lettres moyennes. Les langues venues des Goths aiment les aspirations : il est beaucoup d'observations semblables à faire; mais celles-ci même sont peut-être déjà de trop. Mais la mesure des mots a enfanté un art dont le corps est immense. C'est de la poésie qu'il s'agit, non pas quant à la matière, sujet déjà traité, mais quant au style et à l'arrangement des mots ; je veux parler du vers, de la versification, en un mot. C'est un genre où l'art semble bien pauvre, mais où l'on trouve des exemples fort éclatants, et dont le nombre est infini; et néanmoins cet art, auquel les grammairiens donnent le nom de prosodie, ne devrait pas se borner à enseigner les différents genres et les différentes mesures de vers; on devrait encore y joindre des préceptes qui indiquassent quelle espèce de vers convient à chaque genre de matière ou de sujet. Les anciens consacraient les vers héroïques aux histoires et aux panégyriques ; les vers élégiaques, aux sujets plaintifs; les vers iambiques, aux satyres; les lyriques, aux odes et aux hymnes, et c'est une attention qu'ont eue aussi les poètes modernes, chacun dans sa langue. Tout ce que j'y trouve à reprendre, c'est que certains amateurs excessifs de l'antiquité ont voulu ajuster les langues modernes aux mesures antiques, (héroïques, élégiaques, saphiques), mesures que la constitution même de ces langues repousse, et que l'oreille ne repousse pas moins. Dans ces sortes de choses, c'est plus au sentiment qu'aux préceptes de l'art qu'il faut s'en rapporter; à l'exemple de celui qui a dit : "j'aimerais mieux que la bonne chère de notre souper eût plu à mes convives qu'à mes cuisiniers"; {Martial, Epigrammes, IX, 82} car ce n'est pas là proprement l'art, ce n'en est que l'abus, attendu que ces raffinements, loin de perfectionner la nature, ne font que la pervertir. Quant à ce qui regarde la poésie, soit qu'on parle des fractions ou du mètre, c'est, comme nous l'avons déjà dit, une herbe qui pousse partout, qui vient sans graine, et en vertu de la vigueur même du sol; aussi la voit-on serpenter en tous lieux, et se répandre au loin, en sorte qu'il est inutile de s'amuser à en rechercher les défauts, et que le mieux est de nous débarrasser de ce soin. Quant à l'accent des mots, nous n'avons garde de traiter un sujet si mince, à moins qu'on ne juge nécessaire d'observer qu'on a fait des remarques très fines sur les accents des mots, sans rien dire sur les accents des sentences mêmes. C'est néanmoins un usage commun au genre humain tout entier, que de baisser la voix sur la fin de la phrase, de l'élever dans les interrogations; et les observations de ce genre ne sont pas en petit nombre. Voilà ce que nous avions à dire sur cette partie de la grammaire, qui a pour objet la locution. Quant à ce qui regarde l'écriture, on emploie dans cette vue, ou l'alphabet vulgaire, et généralement reçu, ou des caractères occultes et particuliers, dont on est convenu avec ses correspondants, et auxquels on donne le nom de chiffres. Mais l'orthographe vulgaire a aussi donné lieu à une question, et occasionné des disputes. Il s'agit de savoir si l'on doit écrire les mots précisément comme on les prononce, ou s'il ne vaut pas mieux se conformer entièrement à l'usage ; mais cette écriture qui se donne pour réformée, je veux dire celle qui se conforme à la prononciation, est de ces subtilités qu'on peut regarder comme inutiles. Car enfin la prononciation même varie à chaque instant, et n'a rien de fixe, ce qui fait disparaître entièrement les dérivations de mots, surtout de ceux qui sont tirés des langues étrangères. Enfin, comme l'écriture qui se conforme à l'usage, n'empêche en aucune manière de prononcer les mots comme on l'entend, mais qu'elle laisse toute liberté à cet égard, à quoi bon cette innovation ? Il faut donc en venir aux chiffres, dont les différents genres ne sont pas en petit nombre ; car il y a les chiffres simples, les chiffres mêlés de caractères non signifiants, les chiffres où un seul caractère représente plusieurs lettres, les chiffres à roues, les chiffres à clef, les chiffres de mots, et beaucoup d'autres. Or, les conditions requises dans un chiffre sont au nombre de trois; ils doivent être faciles, et ne pas exiger trop de temps, soit pour les écrire, soit pour les lire ; ils doivent être sûrs, et tels qu'il soit tout-à-fait impossible de les déchiffrer. J'ajouterai enfin qu'il faut, autant qu'il est possible, qu'ils ne fassent naître aucun soupçon; car si la lettre vient à tomber entre les mains de gens qui aient quelque autorité sur ceux qui les ont écrites, ou à qui elles sont adressées, le chiffre a beau être sûr, et le déchiffrement impossible, néanmoins cela même donne lieu à des recherches et à un examen quelquefois rigoureux, à moins que le chiffre ne soit de nature à ne faire naître aucun soupçon, ou à éluder l'examen. Quant à ce but d'éluder l'examen, il suffit d'un moyen aussi nouveau qu'utile, que nous connaissons; et comme il est sous notre main, à quoi bon ranger cet article parmi les choses à suppléer, au lieu de proposer ce moyen même : or, voici en quoi il consiste. Ayez deux alphabets, l'un de lettres véritables, l'autre de lettres non signifiantes, puis enveloppez l'une dans l'autre deux lettres différentes, dont l'une contienne le secret, et l'autre soit de ces lettres que celui qui écrit aurait, selon toute apparence, pu envoyer dans les circonstances données, sans y rien mettre toutefois qui puisse exposer. Que si l'on vous interroge avec sévérité sur ce chiffre, présentez l'alphabet des lettres non signifiantes, en les donnant pour les vraies lettres; et réciproquement. Par ce moyen, l'examinateur tombera sur cette lettre extérieure, et comme il la jugera vraisemblable, il n'aura aucun soupçon par rapport à la lettre intérieure. Mais afin d'éloigner toute espèce de soupçon, nous ajouterons un autre moyen que nous imaginâmes, dans notre première jeunesse, durant notre séjour à Paris, et c'est une invention qui même aujourd'hui ne nous paraît pas indigne d'être conservée ; car elle a un avantage qu'on peut regarder comme le plus haut degré de perfection d'un chiffre, celui d'être propre pour exprimer tout à l'aide de tout, de manière cependant que la lettre qu'on enveloppe, a cinq fois moins de volume que celle dans laquelle elle est enveloppée ; elle n'exige aucune autre condition ou restriction. Voici en quoi elle consiste : réduisez tout l'alphabet à deux simples lettres, à l'aide de la seule transposition ; car si vous placez deux lettres en cinq lieux différents, vous aurez trente-deux différences, ce qui est beaucoup plus que vingt-quatre, qui, chez nous, est le nombre des lettres de l'alphabet. Voici un exemple de cet alphabet. Exemple de l'alphabet bilittéraire. A - B - C - D - E - F Aaaaa, - aaabb, - aaaba, - aaabb, - aabaa, - aabab, G - H - I - K - L - M aabba, - aaabb, - abaaa, -abaab, - ababa, - ababb, N - O - P - Q - R - S abbaa, - abbab, - abbba, - abbbb, - baaaa, - baabb, T - V - W - X - Y - Z baaba, - baabb, - babaa, - babab, - babba, - babbb. Et cet alphabet, son effet ne se réduit pas a un léger avantage qu'on gagne en passant; mais cette idée même fournit un moyen, à l'aide duquel, à toute distance, et par des objets sensibles à la vue ou à l'ouïe, ou pourrait exprimer et porter ses pensées, pourvu que ces objets fussent susceptibles de deux différences seulement, comme à l'aide des cloches, des trompettes, des feux, des coups de canon : mais pour revenir à notre objet, lorsque vous voudrez écrire, vous décomposerez la lettre intérieure, et l'écrirez en caractères tirés de cet alphabet bilittéraire. Soit la lettre intérieure celle qui suit: F - U - G - E. Exemple de cette décomposition. F- U- G - E aabab, - baabb, - aabba, - aabaa. Ayez sous votre main un autre alphabet qui soit double, c'est-à-dire qui présente, sous une double forme, chacune des lettres de l'alphabet ordinaire, tant capitales que petites lettres, et de la manière qui vous sera la plus commode. Exemple de l'alphabet sous deux formes. {tableau} Cela posé, vous ajusterez, lettre par lettre, la lettre extérieure à la lettre intérieure déjà écrite en caractère de l'alphabet bilittéraire, et vous l'écrirez ensuite, soit la lettre extérieure : "Manere te uolo, donec uenero". Exemple de la manière d'ajuster les deux lettres. F. - U. - G. - E. aabab. - baabb. - aabba. - aabaa. "Manere te volo, donec uenero". Nous avons ajouté ici un autre exemple plus étendu de ce même chiffre, qui sert à tout écrire, à l'aide de tout. Voici la lettre intérieure, qui n'est autre que cette lettre même des Éphores de Sparte, jadis envoyée sur la Scytale. "Perditae rei : Mindarus cecidit, milites esuriunt, neque hinc nos extricare, neque hic diutius manere possumus". Lettre extérieure tirée de la première épître de Cicéron, et dans laquelle est enveloppée la lettre des Spartiates. "Ego omni officio ac potius pietate erga te caeteris satisfacio omnibus: Mihi ipse nunquam satisfacio. Tanta est enim magnitudo tuorum erga me meritorum, ut quoniam tu, nisi perfecta re, de me non conquiesti ; ego, quia non idem in tua causa efficio, uitam mihi esse acerbam putem. In causa haec sunt : Ammonius regis legatus aperte pecunia nos oppugnat : res agitur per eosdem creditores per quos cum tu aderas agebatur: regis causa si qui sunt qui uelint, qui pauci sunt, omnes ad Pompeium rem deferri uolunt : senatus religionis calumniam, non religione sel maleuolentia, et illius regiae largitionis inuidia comprobat, etc". {Cicéron, Lettres à des familiers, I, 1} Or, cette doctrine, qui a les chiffres pour objet, entraîne avec soi une autre doctrine qui lui correspond. Je veux dire l'art de déchiffrer, ou de deviner les chiffres, quoiqu'on ignore la clef du chiffre, ou le moyen dont on est convenu pour en cacher la signification. C'est sans contredit un travail des plus pénibles et des plus ingénieux; et il est, comme le premier, consacré au service des princes. Néanmoins, à l'aide d'un peu d'adresse et de précaution, on pourrait le rendre inutile; quoiqu'à la manière dont on s'y prend, il soit aujourd'hui d'un grand usage. En effet, si l'on inventait des chiffres vraiment sûrs, on en trouverait beaucoup qui éluderaient toute la sagacité du déchiffreur, et qui ne laisseraient pas d'être susceptibles d'être, soit lus, soit écrits, avec autant de promptitude que de facilité. Mais l'impéritie et l'ignorance des secrétaires et des commis, dans les cours des princes, est portée à tel point, que le secret des plus grandes affaires est confié à des chiffres dont la clef est trop facile à découvrir. Cependant il se pourrait qu'on nous soupçonnât de n'avoir dans ce dénombrement et cette espèce de revue que nous faisons des arts, d'autre but que de développer ces troupes scientifiques que nous rangeons, pour ainsi dire, en bataille, afin de les grossir et de les multiplier à la vue. Quoiqu'au fond, dans un traité aussi succinct, il soit plus facile de faire un étalage de leur multitude, que de bien développer leurs forces. Mais nous, fidèles à notre plan, nous allons toujours pressant l'exécution de notre dessein; et en formant ce globe des sciences, nous ne voulons rien omettre, pas même les plus petites îles, ou les plus éloignées. Qu'on ne pense pas non plus que ces arts, que nous ne faisons que toucher en passant, nous nous contentions de les effleurer. Qu'on dise plutôt que, travaillant sur un tas immense, nous en tirons, pour ainsi dire, les amandes et la moelle, avec un instrument aigu. Quant au jugement qu'on doit porter sur notre travail, nous l'abandonnons aux hommes les plus versés dans les arts de cette espèce. En effet, comme la plupart de ces hommes, qui veulent passer pour des hommes universels, et qui ne manquent pas de faire parade des termes de tous les dehors de l'art, surprennent ainsi l'admiration des ignorants, tandis que les maîtres se moquent d'eux; nous espérons que nos efforts, obtenant un succès tout-à-fait opposé, arrêteront l'attention des plus habiles dans ces arts; tandis que les autres y attacheront moins de prix. Quant à ces arts qui peuvent être regardés comme d'un rang inférieur, si quelqu'un s'imaginait que nous y attachons trop d'importance, qu'il regarde autour de lui, et il verra que ces mêmes hommes qui, dans leurs provinces, jouissent de la plus haute considération, et y sont regardés comme de grands hommes, des hommes célèbres, s'ils viennent à passer dans la capitale, y sont presque entièrement confondus dans la foule et y sont à peine aperçus. De même il n'est nullement étonnant que ces arts moins importants, lorsqu'ils se trouvent placés auprès des arts principaux et suprêmes, ne perdent beaucoup de leur dignité, quoiqu'ils paraissent à ceux qui en font leur principale occupation, quelque chose de beau et de grand; mais en voilà assez sur l'instrument du discours.