[5,1] LIVRE V. CHAPITRE PREMIER. Division de la doctrine sur la destination et les objets des facultés de l'âme humaine, en logique et morale. Division de la logique en art d'inventer, de juger, de retenir et de transmettre. LA doctrine de l'entendement, roi plein de bonté, et cette autre qui a pour objet la volonté de l'homme, sont, à leur naissance, comme deux soeurs jumelles. En effet, la pureté d'illumination et la liberté de volonté, n'ont eu qu'un même commencement et qu'une même fin, et il n'est point, dans l'immensité des choses, de sympathie plus intime que celle du vrai et du bon : raison de plus pour les savants de rougir de honte, si, étant, par leur science, comme autant d'anges ailés, ils sont, par leurs passions, comparables à des serpents, rampant à terre.; et promenant leurs âmes à la ronde ; semblables, il est vrai, à un miroir, mais à un miroir taché. Passons donc à la doctrine qui a pour objet la destination et les objets des facultés de l'âme : elle a deux parties, toutes deux fort connues, et généralement reçues ; savoir : la logique et la morale; cependant commue nous avons déjà dégagé de la masse la science civile, qu'on place ordinairement dans la morale comme en étant une partie, et que nous l'avons déjà constituée comme science complète de l'homme, rassemblé ou vivant en société, nous ne traitons ici que de l'homme isolé. La logique a pour objet l'entendement et la raison : la morale considère la volonté, l'appétit et les affections. L'une enfante les résolutions; l'autre, les actions. Il n'en est pas moins vrai que, dans l'un et l'autre département, l'imagination fait l'office d'une sorte de messager, d'entremetteur, allant et revenant sans cesse de l'un à l'autre. Car le sens livre à l'imagination les images de toute espèce; images dont ensuite la raison juge. Mais réciproquement, la raison, après les avoir choisies et approuvées, les transmet à l'imagination, avant l'exécution du décret. Car le mouvement volontaire est toujours précédé et excité par l'imagination : en sorte que l'imagination est pour toutes deux, tant pour la raison que pour la volonté, un instrument commun, à moins qu'on ne la regarde comme une sorte de Janus à deux visages, tournés de deux côtés opposés : la face tournée vers la raison offre l'image de la vérité; et la face tournée vers la volonté, présente l'image de la bonté; deux visages qui sont tels que doivent être ceux de deux soeurs. {Ovide, Les Métamorphoses, II, 14} Or, l'imagination n'est pas un simple messager ; mais elle reçoit ou usurpe une autorité qui n'est pas petite, outre son office de porteur d'ordres; car c'est avec raison qu'Aristote a dit : "l'empire que l'âme sensitive exerce sur le corps, est semblable à celui qu'un maître exerce sur son esclave; mais la raison commande à l'imagination, comme, dans une cité libre, le magistrat commande au citoyen"; {Aristote, La Politique, I, p. 1255a} c'est-à-dire, comme et un homme qui peut commander à son tour. Nous voyons en effet, que, dans les choses qui concernent la foi et la religion, l'imagination s'élève au-dessus de la raison même. Non que l'illumination divine ait lieu dans l'imagination ; car ce serait plutôt dans le fors de l'esprit et de l'entendement : mais de même qu'en fait de vertus, la grâce divine use des mouvements de la volonté, de même aussi, dans les illuminations, la grâce divine use des mouvements de l'imagination. Voilà pourquoi la religion s'efforça toujours de se frayer le chemin dans les esprits, par le moyen des similitudes, des types, des paraboles, des visions et des songes. De plus, l'empire de l'imagination n'est pas moins grand dans l'art de persuader et lorsqu'il s'agit d'insinuer les opinions par la force de l'éloquence. Lorsque, par la magie du discours, les âmes sont flattées, enflammées, entraînées à droite et à gauche au gré de l'orateur, il n'obtient tous ces effets qu'en éveillant l'imagination, qui, se méconnaissant alors, ne se contente pas d'insulter à la raison; mais lui fait même une sorte de violence, partie en l'aveuglant, partie en l'aiguillonnant. Néanmoins je ne vois aucune raison pour nous écarter de notre première division. Car, à proprement parler, l'imagination n'enfante aucune science, vu que la poésie que, dès le commencement, nous avons attribuée à l'imagination, doit plutôt être regardée comme un jeu d'esprit, que comme une science. S'agit-il de la puissance de l'imagination dans les choses naturelles? nous l'avons assignée, il n'y a qu'un moment, à la doctrine de l'âme. Mais s'il s'agit du rapport qu'elle a avec la rhétorique, nous renvoyons ce sujet à cet art même dont nous parlerons plus bas. Quant à cette partie de la philosophie humaine, qui se rapporte à la logique, il est une infinité d'esprits dont elle ne flatte guère le goût et le palais; elle ne leur paraît qu'une sorte de subtilité épineuse, de piège, de filet. Et, de même qu'on a raison de dire que la science est l'aliment de l'âme, l'on peut dire aussi que, lorsqu'il s'agit d'appéter et de choisir cet aliment, la plupart ont un palais semblable à celui des Israélites clans le désert, lesquels soupiraient après les marmites pleines de chair, et brûlaient d'y retourner; s'étant déjà dégoûtés de la manne, qui, toute céleste qu'elle était, leur semblait moins savoureuse et moins appétissante. C'est ainsi qu'ordinairement les sciences qu'on goûte le plus, sont celles qui ont quelque chose de plus succulent, de plus substantiel, telles que sont l'histoire civile, la morale et la politique; sciences qui intéressent nos passions, nos réputations, nos fortunes, et qui, à ce titre, excitent plus aisément notre attention. Mais cette lumière sèche de la logique offense la plupart des esprits, et semble les brûler. Au reste, si nous voulons mesurer chaque chose sur son degré d'importance, nous trouverons que les sciences rationnelles sont les clefs de toutes les autres ; et de même que la main est l'instrument des instruments, et que l'âme est la forme des formes, de même aussi ces genres dont nous parlons, sont les arts de tous les arts. Et leur effet n'est pas seule- ment de diriger, mais encore de fortifier; comme l'effet de l'habitude de tirer de l'arc, n'est pas seulement d'apprendre à tirer plus juste, mais encore à tendre un arc plus fort. La logique se divise en quatre arts différents; division qui se tire des différentes fins auxquelles elle peut tendre: car, dans les choses où l'homme use de sa raison, ou il trouve ce qu'il a cherché; ou il juge ce qu'il a trouvé; ou il retient ce qu'il a jugé; ou enfin il transmet ce qu'il a retenu. Il y a donc nécessairement tout autant d'arts rationnels; savoir l'art de chercher, ou de l'invention; l'art de juger, ou du jugement; l'art de retenir, ou de la mémoire ; enfin l'art de parler, ou de la transmission; arts que nous allons considérer chacun séparément.