[4,0] LIVRE IV. [4,1] CHAPITRE PREMIER. Division de la doctrine sur l'homme en philosophie de l'humanité et philosophie civile. Division de la philosophie de l'humanité en doctrine sur le corps humain, et doctrine sur l'âme humaine. Constitution d'une doctrine générale de la nature ou de l'état de l'homme. Division de la doctrine de l'état de l'homme en doctrine de l'homme individu, et doctrine de l'alliance de l'âme et du corps. Division de la doctrine de l'homme individu en doctrine des misères de l'homme et doctrine de ses prérogatives. Division de la doctrine de l'alliance en doctrine des indications et doctrine des impressions. Attribution de la physiognomonie et de l'interprétation des songes à la doctrine des indications. Si quelqu'un, roi plein de bonté, prenant occasion de ce que j'ai proposé jusqu'ici, ou de ce que je proposerai par la suite, s'avisait de n'attaquer ou de me blesser, outre que je dois être en sûreté sous la protection de Votre Majesté, qu'il sache qu'il déroge en cela aux usages et à ta discipline militaires. Car, moi qui ne suis qu'une sorte de trompète, je ne vais point au combat; et je ne puis tout au plus être regardé que comme un de ceux dont Homère dit : "Salut, hérauts; vous êtes les messagers et de Jupiter et des mortels" {Homère, Iliade, I, 334}. Vu que les hommes de cette espèce allaient et venaient partout, même parmi les ennemis les plus âpres et les plus acharnés, sans crainte qu'on insultât leurs personnes. Or, si cette trompète que j'embouche appelle et éveille les hommes, ce n'est point du tout pour les exciter à se déchirer réciproquement par des contradictions; mais plutôt pour les engager à faire la paix entr'eux, et à réunir leurs forces, pour attaquer la nature même des choses, conquérir ses forteresses les plus escarpées, et reculer (autant que le pourra permettre la bonté divine) les limites de l'empire de l'homme. Passons donc à cette science à laquelle nous conduit un antique oracle; je veux dire, à la science de nous-mêmes. Or, cette science, plus elle est importante pour nous, et plus elle exige de notre part d'étude et d'application. C'est pour l'homme la fin de toutes les sciences ; mais au fond, ce n'est qu'une portion de la science de la nature elle-même. Et posons pour règle générale, que toutes ces divisions, pour les bien entendre et les bien appliquer, il ne faut pas oublier qu'elles ont plutôt pour but de caractériser et de distinguer les sciences, que de les détacher les unes des autres et de les séparer : et c'est ainsi que l'on évitera dans les sciences, toute solution de continuité. Car l'esprit opposé à celui-là rend les sciences stériles, infructueuses et erronées, vu qu'une fois séparées, elles cessent d'être nourries, substantées et rectifiées par leur source et leur aliment commun. C'est ainsi que nous voyons l'orateur Cicéron, se plaignant de Socrate et de son école, dire que ce philosophe fut le premier qui sépara la philosophie d'avec la rhétorique, et que par cette séparation, il fit de la rhétorique un art vain et babillard. {Cicéron, De l'orateur, III, 19} Il n'est pas moins évident que le sentiment de Copernic sur le mouvement de rotation de la terre (sentiment aujourd'hui accrédité), ne peut, vu son accord avec les phénomènes, être réfuté par les seuls principes astronomiques; mais que cependant il peut l'être par les principes de la philosophie naturelle une fois bien établis. Enfin, nous voyons que l'art de la médecine, lorsqu'il est privé du secours de la philosophie naturelle, ne l'emporte que de bien peu sur la routine des empiriques. Cela posé, venons à la science de l'homme. Elle se divise en deux espèces. Car elle considère l'homme ou comme séparé et isolé, ou comme rassemblé et vivant en société. Nous donnons, à l'une de ces deux parties, le nom de philosophie de l'humanité; et à l'autre, celui de philosophie civile. La philosophie de l'humanité se compose de parties toutes semblables à celles dont l'homme lui-même est composé ; savoir : des sciences qui se rapportent au corps, et de celles qui se rapportent à l'âme. Mais avant de suivre les distributions particulières, constituons une science générale de la nature et de l'état de l'homme : c'est une partie qui mérite bien d'être dégagée des autres parties de cette science, et de former un corps de science à part. Elle se compose de ces choses qui sont communes au corps et à l'âme. De plus, cette science de la nature et de l'état de l'homme peut se diviser en deux parties, en attribuant à l'une la nature indivisible de l'homme, à l'autre le lien même de l'âme et du corps. Nous appelons la première, doctrine de l'homme individuel; et la seconde, doctrine de l'alliance. Or, il est clair que tontes ces considérations étant communes au corps et à l'âme, et réciproques, elles ne doivent pas être assignées à cette première division en sciences relatives au corps et sciences relatives à l'âme. La doctrine de l'homme individu se compose principalement de deux choses; savoir : la contemplation des misères du genre humain, et celle de ses prérogatives ou de sa supériorité. Or, quant à cette partie qui consiste à déplorer les calamités humaines, c'est un sujet qu'ont traité, avec autant d'élégance que de fécondité, un grand nombre d'écrivains, tant philosophes que théologiens, genre d'ouvrage tout-à-la-fois agréable et salutaire. Mais celle qui traite des prérogatives, nous a paru mériter d'étre rangée parmi les choses à suppléer. C'est sans doute avec sou élégance ordinaire que Pindare, faisant l'éloge d'Hiéron, dit "qu'il cueillait les sommités de toutes les vertus" {Pindare, Les Olympiques, I, 14}. Quant à moi, je pense que ce ne sera pas peu faire pour la gloire du genre humain, et pour nourrir la grandeur d'âme, que de rassembler dans un livre ce que les scholastiques appellent les ultimités, et ce que Pindare nomme les sommités de la nature humaine, en les tirant surtout du dépôt de l'histoire : je veux dire, en marquant le dernier degré, le plus haut point où ait jamais pu s'élever par elle-même la nature humaine, dans chacune des facultés du corps et de l'âme. Quelle prodigieuse facilité n'attribue-t-on pas à Jules César, lorsqu'on nous dit qu'il dictait à cinq secrétaires à la fois ? De plus, ces exercices des anciens rhéteurs, comme Protagoras, Gorgias, et même de certains philosophes, tels que Callisthène, Posidonius, Carnéade, exercices qui les mettaient en état de parler sur-le-champ avec autant d'élégance que de fécondité, sur quelque sujet que ce fût, en défendant le pour et le contre, ne donnent-ils pas la plus haute idée des forces de l'esprit humain? Un autre genre de perfection, moins utile sans doute, mais plus imposant, et qui exige peut-être encore plus de talent, c'est ce que Cicéron rapporte d'Archias, son maître, "qu'il était en état de composer sur-le-champ un grand nombre de vers excellents sur les affaires du moment" (Cicéron, Plaidoyer pour Archias, ch. VIII}. Que Cyrus ou Scipion aient pu retenir les noms de tant de milliers d'hommes, n'est-ce pas une preuve bien éclatante de ce que peut la mémoire humaine ? Mais les vertus morales ne se sont pas moins signalées que les facultés intellectuelles. Quel prodige de fermeté nous offre cette histoire si connue d'Anaxarque, qui, étant appliqué à la torture, coupa sa langue avec ses dents, cette langue qu'on voulait forcer à parler, et la cracha au visage du tyran {Valère Maxime, Des faits et des paroles mémorables, III, 3.1}. Un autre exemple qui ne le cède pas à celui-là pour la fermeté, mais qui le cède beaucoup pour la noblesse, c'est celui d'un certain bourguignon de notre temps, assassin du prince d'Orange: cet homme, tandis qu'on le fouettait avec des verges de fer, et qu'on le déchirait avec des tenailles ardentes, ne poussa pas le moindre gémissement. Il fit plus : un fragment de je ne sais quoi, étant tombé par hazard sur la tête d'un des assistants, ce coquin, à demi-rôti et au milieu même des tourments, se mit à rire, lui qui, un peu auparavant, au moment qu'on coupait ses cheveux, qui étaient fort beaux, n'avait pu s'empêcher de verser des larmes. Plusieurs personnages ont fait preuve aussi d'une admirable sérénité et sécurité d'âme, au moment de la mort. Telle fut celle de ce centurion dont parle Tacite. Comme le soldat qui avait ordre de le faire mourir, lui recommandait de tendre fortement le cou : "plaise à Dieu", lui répondit-il, que tu frappes aussi fortement!" {Tacite, Les Annales, XV, 67} Mais Jean, duc de Saxe, comme on lui apporta, au moment qu'il jouait aux échecs, la sentence qui le condamnait à la mort, et qui marquait l'exécution pour le lendemain, appela un des spectateurs, et lui dit en souriant : "voyez, si ce n'est pas moi qui ai le meilleur jeu, car je ne serai pas plutôt mort, que celui-ci (en montrant son adversaire) prétendra que sa partie était la meilleure". Quant à Morus, notre compatriote, et chancelier d'Angleterre, la veille du jour qu'il devait être exécuté, voyant paraître un barbier qu'on avait envoyé pour lui raser la tête, de peur que sa longue chevelure ne lui donnait un air plus propre à exciter la compassion du peuple, ce barbier lui demandant s'il ne voulait pas se faire raser : "non", lui répondit-il; "j'ai un procès avec le roi, au sujet de ma tête, et jusqu'à ce qu'il soit terminé, je ne veux pas faire de dépense pour elle". Ce même personnage, à l'instant même, de recevoir le coup mortel, et ayant déjà posé sa tête sur le fatal billot, la releva un peu, et rangeant doucement sa barbe : "celle-ci", dit-il, "n'a certainement pas offensé le roi". Mais nous n'avons pas besoin de nous étendre sur ce sujet, l'on voit assez ce que nous avons en vue; nous souhaitons qu'on rassemble, dans un ouvrage de quelques volumes, les miracles de la nature humaine, des exemples du plus haut degré de force et de faculté, soit de l'âme, soit du corps; ouvrage qui sera comme les fastes des triomphes humains ; et c'est en quoi nous approuvons fort le dessein de Valère Maxime et de Pline, mais en regrettant toutefois l'exactitude et le jugement qui leur a manqué. Quant à la doctrine de l'alliance et du lien commun de l'âme et du corps, elle peut se diviser en deux parties ; car, de même qu'entre des confédérés, il existe une communication réciproque de leurs moyens, et des offices mutuels, de même aussi cette alliance du corps et de l'âme comprend deux points, lesquels consistent à faire voir comment ces deux choses, l'âme et le corps, se découvrent réciproquement, et comment elles agissent l'une sur l'autre; savoir, par la connaissance ou l'Indication, et par l'impression : la première, où il s'agit de montrer comment on peut connaître l'âme par les dispositions du corps, et les dispositions du corps d'après les dispositions accidentelles de l'âme; cette partie a enfanté deux arts, qui tous deux ont pour objet les prédictions. L'une a été honorée des recherches d'Aristote; l'autre, de celles d'Hippocrate. Or, quoique, dans ces derniers temps, ces deux arts aient été infectés de notions superstitieuses et fantastiques, néanmoins étant bien épurés et totalement restaurés, ils ont, dans la nature, un fondement très solide, et sont d'une grande utilité dans la vie commune. Le premier est la physiognomonie, qui, par les linéaments du corps, indique les propensions de l'âme; l'autre est l'interprétation des songes naturels, qui décèlent l'état et la disposition du corps par les agitations de l'âme. J'aperçois dans la première telle partie qui est à suppléer, vu qu'Aristote a traité avec beaucoup de pénétration et de sagacité, tout ce qui regarde la conformation extérieure du corps, considéré dans l'état de repos; quant à ce qui regarde ses mouvements, c'est-à-dire les gestes, il n'en dit mot, quoique ces mouvements ne soient pas moins soumis aux observations de l'art, et soient d'un plus grand usage. En effet, les linéaments du corps indiquent bien les propensions générales de l'âme; mais les mouvements du visage et des autres parties, les gestes, en un mot, indiquent de plus les côtés accessibles les moments de facilité, et, pour tout dire, les signes de la disposition et de la volonté actuelle. Et pour employer l'expression aussi élégante que juste de Votre Majesté : "la langue frappe les oreilles, mais le geste parle aux yeux". C'est ce que n'ignorent pas certains matois et hommes rusés, dont les yeux sont, pour ainsi dire, toujours cloués sur le visage et les gestes des autres, qui savent bien se prévaloir de ces observations; car c'est en cela même que consiste la plus grande partie de leur prudence et de leur adresse; l'on ne peut disconvenir que cela même ne soit dans un autre un indice mystérieux de dissimulation, et ne nous donne un utile avertissement par rapport au choix des moments et des occasions d'aborder les personnes, ce qui n'est pas la moindre partie de l'usage du monde ; mais qu'on n'aille pas s'imaginer que ce genre d'habileté n'ait de prix que par rapport aux individus, et qu'il ne soit pas susceptible d'être ramené à des règles; car nous rions, nous pleurons, nous rougissons et fronçons le sourcil, tous à peu près de la même manière; et le plus souvent il en est de même des mouvements plus fins. Que si quelqu'un pensait ici à la chiromancie, qu'il sache que ce n'est qu'une science chimérique, et qui ne mérite pas d'être nominée dans un ouvrage tel que celui-ci. Quant à ce qui regarde l'interprétation des songes naturels, c'est un sujet que plusieurs écrivains ont traité ; mais leurs ouvrages fourmillent d'inepties. Je me contenterai d'observer qu'on n'a pas pensé à faire porter cette théorie sur la base la plus solide. Voici cette base : lorsque les effets produits par la cause intérieure, sont semblables à ceux que produirait la cause extérieure, on rêve à l'acte extérieur qui produit ou accompagne ordinairement la disposition physique produite par cette cause intérieure. Par exemple, cette oppression qu'occasionne dans l'estomac une vapeur épaisse, ressemble à l'effet d'un poids qui serait appuyé sur cette partie. Aussi ceux qui ont le cauchemar, rêvent-ils qu'un poids énorme les écrase ; à quoi se joignent une infinité de circonstances analogues à cette illusion. Ces nausées qu'excite l'agitation des flots lorsqu'on est sur mer ont quelque analogie avec celles qu'occasionnent les flatuosités logées dans les intestins. Les hypocondriaques rêvent souvent qu'ils sont sur la mer, et qu'ils sont portés çà et là. Il est une infinité d'autres exemples de ce que nous disons ici. La dernière partie de la doctrine de l'alliance, à laquelle nous avons donné le nom d'impression, n'a pas encore été réduite en art ; on s'est contenté de la toucher quelquefois en passant, et dans des traités sur d'autres sujets. Cette partie a comme la première, sa réciproque; car elle considère, ou comment et jusqu'à quel point les humeurs et le tempérament du corps modifient l'âme, et agissent sur elle : ou réciproquement, comment et jusqu'à quel point les passions et les perceptions de l'âme modifient le corps et agissent sur lui. Nous voyons que, dans la médecine, la première de ces deux parties est traitée ; mais c'est un sujet dont les religions se sont mêlées à un point surprenant ; car les médecins prescrivent des remèdes pour les maladies de l'âme : par exemple, pour la manie et la mélancolie. Ils en donnent aussi pour égayer l'âme, pour fortifier le coeur, et augmenter le courage par ce moyen, pour aiguiser l'esprit, pour fortifier la mémoire, et pour d'autres fins semblables. Mais les diètes et les choix d'aliments, tant liquides que solides, les ablutions et les autres observances relatives au corps, qu'on trouve prescrites dans la secte des Pythagoriciens, dans l'hérésie des Manichéens, et dans la loi de Mahomet, excèdent toute mesure. Ces ordonnances de la loi cérémonielle, qui défendaient l'usage de la graisse et du sang, et qui distinguaient avec tant de soin les animaux mondes des immondes (du moins à titre d'aliments), étaient en grand nombre et formelles. Il y a plus : le christianisme, qui est dégagé du nuage des cérémonies, et qui jouit d'une plus grande sérénité, retient pourtant l'usage des jeûnes, des abstinences et autres observances, qui toutes ont pour but la macération et l'humiliation du corps; et ces observances-là, il ne les regarde pas comme de simples rites, mais de plus comme des pratiques utiles. Or, la racine de tous ces préceptes, outre le rite et l'exercice de l'obéissance, consiste en cela même dont nous parlons ici, en ce que l'âme est affectée comme le corps. Que si quelque esprit faible allait s'imaginer que ces observations, relatives aux impressions du corps sur l'âme, tendent à révoquer en doute l'immortalité de l'âme, ou dérogent à cet empire que l'âme doit exercer sur le corps, à un doute frivole suffira une réponse de même espèce. S'il veut des exemples, qu'il considère l'enfant dans le sein de sa mère, lequel sympathise avec celle qui le porte, par les affections qui leur sont communes, et ne laisse pas d'éclore dans son temps ; ou bien les monarques qui, tout puissants qu'ils sont, ne laissent pas de se laisser quelquefois fléchir par les efforts de leurs sujets, sans atteinte pourtant à la royale majesté. Quant à la partie réciproque, qui a pour objet l'action de l'âme et de ses affections sur le corps, elle a aussi trouvé place dans la médecine ; il n'est point de médecin un peu versé, qui ne considère et ne modifie les dispositions accidentelles de l'âme, les regardant comme un objet très digne de considération dans le traitement, et comme pouvant ou aider l'action des remèdes, ou en empêcher l'effet. Mais une autre question qui a ici sa place, et dont on ne s'est guère occupé, ou du moins pas en raison de son utilité et de sa difficulté, c'est de savoir jusqu'à quel point, abstraction faite des affections, l'imagination même de l'âme, une pensée, dis-je, très fixe, et exaltée au point de devenir une sorte de foi, peut modifier le corps de celui qui imagine; car, quoiqu'une telle pensée ait manifestement le pouvoir de nuire, il ne s'ensuit nullement qu'elle ait au même degré celui d'être utile; pas plus certainement que si, de ce qu'il est tel air pestilentiel qui peut tuer sur-le-champ, on en concluait qu'il est aussi d'autres espèces d'air qui peuvent guérir subitement un malade, et le remettre aussitôt sur pied. Cette recherche serait sans doute d'une éminente utilité ; mais, comme dit Socrate, il nous faudrait ici un plongeur de Délos, car elle est plongée bien avant. De plus, parmi ces doctrines de l'alliance ou de l'action réciproque du corps et de l'âme, il n'en est point qui fût plus nécessaire que celle qui a pour objet la détermination des sièges ou domiciles assignés aux diverses facultés de l'âme dans le corps et ses organes. Ce genre de science, il s'est trouvé assez d'écrivains qui l'ont cultivé ; mais ce qu'ils ont dit sur ce sujet, est contesté, ou manque de profondeur. Ainsi, cette recherche exigerait plus d'application et de sagacité ; car cette opinion avancée par Platon, qui place l'entendement dans le cerveau comme dans une citadelle; le courage (qu'il confond assez mal à propos avec l'irascibilité, quoiqu'il approche plus de l'enflure et de l'orgueil) dans le coeur; et la concupiscence, la sensualité, dans le foie ; cette opinion, dis-je, il ne faut ni la mépriser tout à fait, ni se hâter de l'adopter. Enfin, cette autre opinion qui place les trois facultés intellectuelles; savoir: l'imagination, la raison et la mémoire, dans les ventricules du cerveau, n'est pas non plus exempte d'erreur. Nous avons désormais expliqué la doctrine de l'homme individu, et celle de l'alliance de l'âme et du corps. [4,2] CHAPITRE II. Division de la doctrine qui a pour objet le corps humain, en médecine et en science de la volupté. Division de la médecine en trois fonctions ; savoir : conservation de la santé, guérison des maladies, et prolongation de la vie : que la dernière partie, qui traite de la prolongation de la vie, doit être séparée des deux autres. LA doctrine qui a pour objet le corps humain, reçoit la même division que les biens du corps même qu'elle est destinée à servir. Or, les biens du corps sont de quatre espèces : santé, beauté ou agréments de la personne, force, et volupté; auxquelles répondent autant de sciences, médecine, cosmétique, athlétique et science de la volupté, que Tacite appelait "un luxe savant". {Cfr. TACITE Annales, XVI, 18} L'art de la médecine est des plus nobles, et rien de plus illustre que son origine, si nous en croyons les poètes. Ils ont représenté Apollon comme le premier dieu de la médecine, lui donnant pour fils Esculape, dieu aussi et médecin de profession. Car, si, d'un côté, le soleil, parmi les corps naturels, est l'auteur, la source de la vie; de l'autre, le médecin en est le conservateur, et, en quelque manière, la seconde source. Mais ce qui donne encore plus de relief à la médecine, ce sont les oeuvres du Sauveur, qui fut médecin du corps et de l'âme; et comme il fit de l'âme l'objet de sa céleste doctrine, il constitua aussi le corps humain comme l'objet propre de ses miracles. Car nous ne lisons nulle part qu'il ait fait aucun miracle relativement aux honneurs, à l'argent (à l'exception de celui qu'il fit pour payer le tribut à César); mais seulement par rapport au corps humain, soit pour le conserver, soit pour le substanter, soit pour le guérir. Ce sujet de la médecine, je veux dire le corps humain, est, de tous ceux que la nature a formés, le plus susceptible de remèdes; mais, d'un autre côté, l'art d'administrer ces remèdes est de tous les arts le plus sujet à l'erreur. Car cette délicatesse, et cette variété même du sujet, qui ouvre à l'art de guérir un si vaste champ, fait qu'il est facile de s'y égarer. Ainsi, comme cet art, du moins à la manière dont on le traite aujourd'hui, est regardé comme très conjectural ; l'étude n'en est, par cela même, que plus difficile, et n'en exige que plus d'application. Mais nous n'irons pas pour cela extravaguer avec Paracelse et les Alchimistes, au point de croire qu'on trouve dans le corps humain des choses qui répondent aux diverses espèces dispersées dans l'immensité des choses ; par exemple, aux étoiles, aux minéraux, comme ils l'ont imaginé ; traduisant grossièrement cette expression emblématique des anciens : que "l'homme est un microcosme", ou un abrégé du monde entier, et l'ajustant à leur chimérique opinion. Mais enfin cette opinion même revient à ce que nous avons commencé à dire : que parmi les corps naturels, il n'en est point de plus composé et de plus mélangé que le corps humain. Car nous voyons que les herbes et les plantes se nourrissent de terre et d'eau; les animaux, d'herbes et de fruits; l'homme, de la chair des animaux (quadrupèdes, oiseaux, poissons) et même d'herbes, de graines, de fruits, de sucs et de liqueurs de toute espèce; à quoi il faut ajouter ce nombre infini d'espèces d'assaisonnements et de préparations que subissent tous ces corps, avant de lui servir d'aliments. Ajoutez encore que la manière de vivre des animaux est plus simple; et que, chez eux, ces affections qui agissent sur le corps, sont en plus petit nombre et agissent d'une manière presque uniforme. Au lieu que l'homme, par l'effet du changement de lieu, d'exercices, d'affections, par la vicissitude du sommeil et de la veille, éprouve un nombre infini de variations. Tant il est vrai que, de toutes les substances, la masse du corps humain est la plus fermentée et la plus mélangée. Mais l'âme, au contraire, est la plus simple de toutes les substances. Et c'est ce qu'a fort bien exprimé ce poète qui a dit : "Et il laissa cette substance éthérée, simple et pure, qui est douée du sentiment". {Virgile, Énéide, VI, 747} Il n'est donc pas étonnant que l'âme, ainsi logée ne trouve point de repos, suivant l'axiome qui dit : "que le mouvement des choses, placées hors de leur lieu, est rapide et paisible, lorsqu'elles sont dans ce lieu". Cette composition et cette structure si délicate et si variée du corps humain, en a fait une sorte d'instrument de musique d'un travail difficile et exquis, et qui perd aisément son harmonie. Ainsi, c'est avec beaucoup de raison que les poètes réunissent, dans Apollon, l'art de la musique et celui de la médecine; attendu que le génie de ces deux arts est presque semblable, et que l'office du médecin consiste proprement à monter et à toucher la lyre du corps humain, de manière qu'elle ne rende que des sons doux et harmonieux. Disons donc enfin que l'inconstance et la variation de ce sujet n'en a rendu l'art que plus conjectural. Et c'est par cela même que cet art est conjectural, qu'il a ouvert un si vaste champ, non seulement à l'erreur, mais même à l'imposture. Car, lorsqu'il s'agit des autres arts, ou en juge par le talent et les fonctions qui leur sont propres; et non par les résultats et les succès. Par exemple, l'on juge de l'habileté d'un avocat, par le talent même dont il fait preuve dans la composition et le débit; non par l'issue du procès. De même un pilote fait ses preuves par l'adresse avec laquelle il manie le gouvernail; et non par le succès de l'expédition. Au lieu que le médecin, et peut-être aussi le politique, ont à peine un petit nombre d'actions qui leur soient propres, et à l'aide desquelles ils puissent donner une preuve bien claire de leur talent et de leur habileté. Mais c'est presque toujours à l'événement qu'ils doivent les honneurs qu'on leur rend, ou l'infamie dont on les couvre; manière de juger tout-à-fait inique. Car au fond, qui sait, lorsque le malade meurt ou se rétablit, lorsque la république prospère ou décline, si c'est un effet du hasard ou de la marche qu'on a suivie? Aussi n'arrive-t-il que trop souvent qu'un imposteur remporte la palme, tandis que la vertu ne recueille que le blâme. Disons plus telle est la faiblesse et la crédulité humaine, que trop souvent l'on préfère la première donneuse de recettes et le premier charlatan, au plus savant médecin. Aussi les poètes ont-ils prouvé qu'ils avaient des yeux, et fait preuve d'une grande pénétration, lorsqu'ils ont donné pour soeur à Esculape l'enchanteresse Circé, en supposant que l'un et l'autre étaient enfants du soleil. C'est ce qu'on voit dans ces vers sur Esculape, fils de Phébus : "Ce fut lui qui frappa de la foudre l'inventeur de ce grand art, le fils de Phébus, et le précipita dans les eaux du Styx". {Virgile, Énéide, VII, 772} Et par ces autres vers sur Circé, fille du soleil : "Où l'opulente fille du soleil, dans des bois inaccessibles à la faible lueur des astres de la nuit, brûle le cèdre odoriférant". {Virgile, Énéide, VII, 11-13} Car c'est dans tous les temps qu'on voit, du moins quant à l'opinion vulgaire et à la renommée, les charlatans, les vieilles, les imposteurs, rivaliser, en quelque manière, avec les médecins, et lutter avec eux pour la célébrité des cures. Mais qu'en arrive-t-il ? Que les médecins se disent à eux-mêmes ce que Salomon se disait aussi, mais sur un sujet plus grave : "Si le succès de l'insensé et le mien sont absolument les mêmes, à quoi m'aura servi de m'être appliqué davantage à la sagesse ?" {Ecclésiaste, II, 15} Quant à moi, je veux moins de mal aux médecins, quand je les vois s'adonner à quelqu' autre genre d'étude dans lequel ils se complaisent, plus que dans l'art même qu'ils professent. Car vous trouverez parmi eux des poètes, des antiquaires, des critiques, des rhéteurs, des politiques, des théologiens, et plus versés dans ces arts-là, que dans leur profession même ; et ce n'est pas, je pense, parce qu'ayant continuellement sous les yeux des objets tristes et dégoûtants, ils ont besoin de s'en distraire par d'autres occupations, comme le leur a objecté je ne sais quel déclamateur contre les sciences; mais ceux d'entre eux qui sont hommes, croient que "rien d'humain ne leur est étranger" {Terence, Heautontimoroumenos, I, 1, 25} mais par cette raison-là même dont nous parlons ici, parce qu'ils pensent qu'il importe peu à leur réputation et à leur fortune qu'ils restent, dans leur art, au degré de la médiocrité, ou qu'ils s'élèvent au plus haut point de perfection. Car l'ennui d'être malade, l'amour de la vie, les illusions de l'espérance, la recommandation de leurs amis, font que les hommes ne donnent que trop aisément leur confiance à des médecins, quels qu'ils puissent être. Mais, si l'on y fait plus d'attention, l'on trouvera que cette raison-là même tend plus à inculper les médecins, qu'à les excuser. Eh pourquoi aussi perdent-ils sitôt l'espérance, et n'ont-ils pas le courage de redoubler d'efforts? Car, si l'on daignait s'éveiller un peu pour observer, pour regarder peu-à-peu autour de soi, l'on verrait aisément, d'après des exemples fréquents et familiers, combien est grand l'empire que la pénétration et la subtilité d'entendement peut exercer sur la variété, soit de la matière, soit de la forme des choses. Rien n'est plus varié que les visages; cependant la mémoire en retient toutes les différences. Il y a plus : un peintre, à l'aide de quelques petites coquilles de couleurs, de la justesse de son coup d'oeil, de la force de son imagination, et de la sûreté de sa main, serait en état d'imiter, avec son pinceau, les visages de tous les hommes qui existent, de ceux qui ont existé, et même de ceux qui existeront, s'ils étaient là. Rien de plus varié certainement que la voix humaine, et cependant nous en discernons toutes les différences dans les divers individus. Bien plus : il est des bouffons et des pantomimes qui savent imiter la voix de qui il leur plaît, et la copier, au point qu'on les croirait présents. Rien de plus varié que les sons articulés, je veux dire, les mots ; on a pourtant trouvé le moyen de les réduire au petit nombre des lettres de l'alphabet. Convenons donc une fois que, si l'on voit tant de doute et d'incertitude dans les sciences, ce n'est pas que l'esprit humain manque de pénétration et d'étendue ; c'est plutôt parce que l'objet est placé trop loin de sa vue. Car, de même que le sens, lorsqu'il est fort éloigné de l'objet, se trompe le plus souvent; et qu'au contraire, lorsqu'il s'en approche suffisamment, il ne se fait plus illusion, il en est de même de l'entendement. Or, les hommes sont dans l'habitude de contempler la nature comme d'une tour élevée, et de s'attacher trop aux généralités. Que s'ils daignaient descendre de là, s'abaisser aux faits particuliers, considérer les choses mêmes avec plus d'attention et de constance; ce serait alors qu'ils acquerraient des connaissances plus réelles et plus utiles. Ainsi le remède à cet inconvénient n'est pas seulement d'aiguiser l'organe même, ou de le fortifier; mais c'est aussi de l'approcher davantage de l'objet. Il n'est donc pas douteux que, si les médecins, abandonnant un peu ces généralités, allaient au-devant de la nature, ils parviendraient à ce degré de sûreté que le poète exprime ainsi : "Les maladies varient, eh bien! nous varierons nos méthodes de traitement; à mille espèces de maux, nous opposerons mille espaces de remèdes". {Cfr. Ovide, Les remèdes à l'amour, v. 525} Ce à quoi ils sont d'autant plus obligés, que ces philosophies mêmes sur lesquelles se fondent les médecins, soit méthodistes, soit chimistes (car toute médecine qui n'est pas fondée sur la philosophie, est quelque chose de bien faible); que ces philosophies, dis-je, ne sont pas d'un grand prix. Si donc les principes trop généraux (en supposant même qu'ils soient vrais) ont l'inconvénient de ne pas conduire assez sûrement à la pratique, que sera-ce de ces autres généralités qui sont fausses en elles-mêmes, et qui, au lieu de conduire, séduisent? Ainsi la médecine, comme nous nous en sommes assurés, est tellement constituée, qu'on peut dire qu'on l'a plus traitée que cultivée, et plus cultivée qu'augmentée ; attendu que le résultat de tous les travaux dont elle a été l'objet, a été plutôt de tourner dans un cercle, que de faire des pas en avant. Car j'y vois assez de répétitions; mais j'y vois peu de véritables additions. Nous la diviserons en trois parties, que nous appellerons ses trois offices : la première est la conservation de la santé; la seconde est la guérison des maladies; la troisième, la prolongation de la vie. Et cette dernière, les médecins ne paraissent pas l'avoir regardée comme une des parties essentielles de leur art; mais l'avoir mêlée assez mal à propos avec les deux autres. Car ils s'imaginent que, s'ils pouvaient prévenir les maladies, ou les guérir, la prolongation de la vie s'ensuivrait nécessairement. C'est ce qui n'est nullement douteux; cependant ils n'ont pas la vue assez fine pour voir que l'un et l'autre de ces deux offices ne se rapportent proprement qu'aux maladies et à cette prolongation de la vie à laquelle elles font obstacle. Ainsi alonger le fil de la vie, et éloigner cette mort qui vient à pas lents, et qui a pour cause la simple dissolution et l'atrophie de la vieillesse, c'est un sujet qu'aucun médecin n'a traité d'une manière qui répondît à son importance. Et il ne faut pas se laisser ici arrêter par un vain scrupule, et s'imaginer que notre dessein est de rappeler à l'office et à la jurisdiction de l'art, ce qui est commis au destin et à la divine providence. Car il n'est pas douteux que la providence ne dispose également de toute espèce de mort, soit violente, soit occasionnée par les maladies, soit enfin de celle qui est le simple effet de l'âge. Mais cela n'empêche pas qu'il ne soit permis d'user, à cet égard, de préservatifs et de remèdes. Or, l'art et l'industrie ne pouvant commander au destin et à la nature, ils ne peuvent que les aider, en leur obéissant. Mais c'est ce dont nous parlerons ci-après. Il nous suffira d'avertir ici d'avance de ne pas confondre mal à propos ce troisième office de la médecine avec les deux premiers, et c'est ce qu'on a toujours fait jusqu'ici. Quant à l'office, qui a pour objet la conservation de la santé, ce qui est le premier de ces deux offices dont nous avons parlé d'abord, ce grand nombre d'auteurs qui ont écrit sur ce sujet, l'ont fait, à plusieurs égards, avec bien peu d'intelligence, mais surtout en donnant trop à la qualité des aliments, et trop peu à la quantité. Bien plus, lorsqu'il est question de la quantité, semblables à autant de moralistes, ils ont trop vanté la médiocrité, attendu que les jeûnes tournés en habitude, et un régime plus plein, une fois qu'on y est accoutumé, conservent plus sûrement la santé que tous ces milieux si vantés, dont l'effet est presque toujours de rendre la nature paresseuse et incapable de supporter au besoin, soit l'excès, soit le défaut. Quant aux différentes espèces d'exercices qui contribuent le plus à conserver la santé, aucun médecin ne les a encore suffisamment distingués et spécifiés ; quoiqu'il n'y ait presque point de disposition à quelque maladie, qui ne puisse être corrigée par certains exercices bien appropriés. Le jeu de boules est bon pour les maladies des reins; l'exercice de l'arc, pour celles du poumon ; la promenade, soit à pied, soit celle où l'on se fait porter, pour la faiblesse d'estomac; et d'autres exercices, pour d'autres maladies : mais cette partie qui traite de la conservation de la santé, ayant été traitée en son entier, il n'entre pas dans notre plan d'en noter en détail les moindres défauts. Quant à ce qui regarde la guérison des maladies, c'est la partie de la médecine dont on s'est le plus laborieusement occupé, mais avec assez peu de fruit. Elle renferme la doctrine sur ces maladies auxquelles le corps lnunain est le plus sujet, en y joignant leurs causes, leurs symptômes et leurs remèdes. Il est, dans ce second office de la médecine, bien des choses à suppléer. Je n'en indiquerai qu'un petit nombre des plus remarquables, et ce sera assez d'une simple énumération, sans nous astreindre à aucun ordre ou à aucune méthode marquée. La première omission, c'est de n'avoir pas continué ce travail, si utile et si exact d'Hippocrate, qui avait soin d'écrire une relation circonstanciée de tout ce qui arrivait aux malades, en spécifiant quelle avait été la nature de la maladie, quel le traitement, quelle l'issue. Or, ayant sous la main un exemple si bien approprié et si distingué dans un personnage qui a passé pour le père de l'art, il n'est nullement besoin de chercher des exemples au dehors, et d'en emprunter des autres arts; par exemple, de la prudence des jurisconsultes qui ont grand soin de conserver par écrit la mémoire des cas les plus célèbres, et des décisions nouvelles, afin d'être mieux munis et mieux préparés pour les autres cas qui peuvent survenir : je dis donc que cette continuation des narrations médicinales, surtout de narrations rédigées en un seul corps, et digérées avec tout le soin et le jugement requis, est un ouvrage qui nous manque ; mais notre idée n'est pas qu'on donne à cette collection assez d'étendue pour y faire entrer les observations familières et triviales, ce qui serait sans fin, et n'irait pas au but ; ni assez peu pour ne tenir compte que des faits les plus étonnants et les plus frappants, comme l'ont fait certains auteurs. Car, bien des choses nouvelles, quant à la manière dont elles arrivent et à leurs circonstances, n'ont pourtant, quant à leur genre, rien de nouveau. Mais il n'est point d'observateur un peu attentif, qui, dans les faits les plus communs, ne trouve bien des choses qui méritent d'être observées. De même, dans les recherches anatomiques, il arrive le plus souvent que ce qui convient au corps humain en général, on l'observe avec la plus grande attention, se jetant, même sur ce sujet, dans les plus minutieux détails. Mais s'agit-il des différences qui se trouvent dans les corps divers, alors l'exactitude des médecins est en défaut. Ainsi, tout en assurant que l'anatomie simple a été amplement traitée, nous décidons que l'anatomie comparée est à suppléer. Ce n'est pas qu'on n'observe assez bien les différentes parties, leurs degrés de consistance, leur figure, leurs situations. Mais parlons-nous des différences qui existent dans les divers sujets, quant à la configuration et à l'état de ces parties, voilà ce qu'on n'observe point; et voici quelle est, selon nous, la cause de cette omission. Pour les recherches de la première espèce, c'est assez de l'observation d'un ou de deux sujets anatomiques. Mais pour celles de la seconde espèce (qui sont comparatives, et où il entre beaucoup de hasard), il faut un grand nombre de dissections et d'observations faites avec beaucoup d'attention et de sagacité. Les premières sont aussi, pour les savants, un moyen de se faire valoir dans leurs leçons et devant un nombreux auditoire. Mais le premier genre de connaissances ne peut être le fruit que d'une longue et silencieuse expérience. Au reste, il est hors de doute que la figure et la structure des parties internes le cède de fort peu, pour la variété et la différence des linéaments, à celle des parties externes; que les coeurs, les foies et les ventricules sont susceptibles d'autant de différences, dans les divers individus, que les fronts, les nez et les oreilles. Or, c'est dans ces différences mêmes que consistent trop souvent les causes continues d'une infinité de maladies; et c'est faute de cette considération, que les médecins accusent quelquefois les humeurs, quoiqu'elles ne soient nullement peccantes, et que le mal doive être imputé au seul mécanisme de certaines parties. Dans les maladies de cette espèce, c'est perdre ses peines que d'employer des remèdes altérants (attendu qu'il n'est point là question d'altération); mais il faut se contenter do corriger le vice, d'adoucir le mal, ou de le pallier à l'aide du régime convenable et de remèdes habituels. C'est encore à l'anatomie comparée qu'appartiennent des observations exactes, tant sur les humeurs de toute espèce, que sur les traces et les impressions que laissent les maladies dans les divers corps soumis aux dissections. Car ces humeurs, dans les sujets anatomiques, on les laisse de côté, les regardant comme des espèces d'immondices, comme des objets de dégoût. Cependant il serait surtout nécessaire d'observer le nombre, la nature et les qualités des différentes espèces d'humeurs qui se trouvent dans le corps humain, en ne donnant pas trop, sur ce point, aux divisions reçues; et de déterminer dans quels réservoirs, dans quels département elles fixent ordinairement leur résidence ; et enfin, de déterminer dans le plus grand détail, en quoi elles sont utiles ou nuisibles, et autres choses semblables. Il faudrait de même observer avec soin, dans les divers sujets d'anatomie, les vestiges et les impressions des maladies, les lésions et les désordres qu'elles ont occasionnés dans les parties internes, comme aposthumes, ulcères, solutions de continuité, putréfactions, corrosions, consomptions : et de plus, les extensions, contractions, convulsions, luxations, ou dislocations, obstructions, réplétions, tumeurs, sans oublier toutes les espèces de substances praeter-naturelles, qu'on trouve dans le corps humain, comme calculs, carnosités, tubérosités, vers; toutes ces choses, dis-je, il faut les observer avec le plus grand soin, à l'aide de ce que nous appelons l'anatomie comparée, et des observations réunies d'un grand nombre de médecins, ne former qu'un seul corps. Mais cette diversité d'accidents, dans les différents sujets anatomiques, est une matière qu'on traite superficiellement, ou qu'on néglige tout-à-fait. Quant à cette autre omission, qu'on peut relever dans l'anatomie, et qui consiste en ce qu'on n'est pas dans l'usage de disséquer des corps vivants, qu'en pouvons-nous dire? c'est quelque chose d'odieux et de barbare, et que Celse a justement condamné. Mais il n'en est pas moins vrai (et c'est ce que les anciens avaient aussi observé) qu'il est une infinité de pores, de méatus, d'ouvertures des plus déliées, qui ne paraissent point dans les dissections; vu que, dans les cadavres, elles sont fermées on masquées : au lieu que, dans le vivant, elles sont dilatées et peuvent être rendues visibles. Ainsi, afin de pourvoir à l'utilité, en respectant les droits de l'humanité, je dis que, sans rejeter tout-à-fait l'anatomie du vivant, ni se rabattre sur les observations que le hasard peut offrir aux chirurgiens (comme le fait Celse), l'on peut fort bien remplir cet objet par les dissections d'animaux vivants, lesquels, nonobstant les différences qu'on observe entre leurs parties et celles de l'homme, peuvent, à l'aide d'un certain discernement, suffire pour ces recherches. De même, dans cette autre recherche qui a pour objet les maladies, il en est qu'ils déclarent incurables; les unes, dès le commencement de l'attaque; les autres, après une certaine période révolue. En sorte que les proscriptions de Sylla et des Triumvirs n'étaient rien auprès de celles des médecins, qui, par leurs très iniques arrêts, dévouent à la mort un si grand nombre d'hommes, dont la plupart, en dépit des docteurs, échapperaient plus aisément que ne le firent autrefois ces proscrits de Rome. Je ne balancerai donc pas à ranger parmi les choses à suppléer, un ouvrage sur la cure des maladies réputées incurables; afin d'évoquer, en quelque manière, des médecins distingués et d'une âme élevée, et de les exciter à entreprendre sérieusement cet ouvrage, autant que le comporte la nature des choses. Car déclarer incurables ces maladies, cela même est sanctionner, par une sorte de loi, la négligence et l'incurie ; c'est garantir l'ignorance d'une infamie trop méritée. Je dirai de plus, en insistant sur ce sujet, que l'office du médecin n'est pas seulement de rétablir la santé, mais aussi d'adoucir les douleurs et les souffrances attachées aux maladies; et cela non pas seulement en tant que cet adoucissement de la douleur considérée comme symptôme périlleux, contribue et conduit à la convalescence; mais encore afin de procurer au malade, lorsqu'il n'y a plus d'espérance, une mort douce et paisible. Car ce n'est pas la moindre partie du bonheur que cette euthanasie (qu'Auguste souhaitait si fort pour lui-même ), et qu'on observa aussi au décès d'Antonin-le-Pieux, qui semblait moins mourir, que tomber peu à peu dans un sommeil doux et profond. On rapporte aussi d'Épicure, qu'au moment où sa maladie ne laissait plus d'espérance, il se procura une pareille mort en se gorgeant de vin, et noyant, pour ainsi dire, l'estomac et le sentiment; ce qui donna lieu à ce trait d'épigramme : "Ce fut ainsi qu'il but l'eau du Styx étant ivre". C'est-à-dire, qu'à l'aide du vin, il masqua l'amertume des eaux du Styx. {Cfr. Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des Philosophes illustres, livre X (Épicure), par. 16} Mais, de notre temps, les médecins semblent se faire une loi d'abandonner les malades dès qu'ils sont à l'extrémité. Au lieu qu'à mon sentiment, s'ils étaient jaloux de ne point manquer à leur devoir, ni par conséquent à l'humanité, et même d'apprendre leur art plus à fond, ils n'épargneraient aucun soin pour aider les agonisants à sortir de ce monde avec plus de douceur et de facilité. Or, cette recherche, nous la qualifions de recherche sur l'euthanasie extérieure, que nous distinguons de cette autre euthanasie qui a pour objet la préparation de l'âme, et nous la classons parmi les choses à suppléer. Voici encore ce que je trouve à suppléer par rapport à la cure des maladies. J'avoue que les médecins de notre temps suivent assez bien les intentions générales des cures. Quant aux remèdes particuliers qui, en vertu d'une certaine propriété spécifique, conviennent à telle ou telle maladie, ou ils ne les connaissent pas assez, ou ils ne s'y attachent pas assez scrupuleusement. Car les médecins, grâce à leurs décisions magistrales, nous ont fait perdre tout le fruit des traditions et de l'expérience bien constatée, ajoutant une chose, en retranchant une autre, et changeant tout, par rapport aux remèdes, sans autre règle que leur caprice, et faisant des espèces de quiproquo d'apothicaire. Mais en commandant si orgueilleusement à la médecine, ils ont fait que la médecine ne commande plus à la maladie. Si vous ôtez la thériaque, le mithridate, peut-être encore le diascordium, la confection d'alkermès, et quelques autres remèdes en petit nombre, il n'est presque point de médicament auquel ils s'astreignent avec assez de scrupule et de sévérité. Car ces médicaments que l'on vend dans les boutiques, sont plutôt à la main pour les intentions générales, qu'appropriés aux cures particulières; et ils ne se rapportent spécialement à aucune maladie, mais seulement à certains effets généraux ; comme ceux d'ouvrir les obstructions, de favoriser les concoctions, de détruire les dispositions morbifiques. Voilà pourquoi nous voyons des empiriques et des vieilles réussir mieux dans les cures, que les plus savants médecins, par cela même qu'ils se sont attachés avec plus de scrupule et de fidélité à la composition des remèdes bien éprouvés. Je me rappelle un certain médecin, praticien célèbre en Angleterre, lequel, quant à la religion, tenait un peu du juif, et qui, par sa prodigieuse lecture, était une sorte d'Arabe : il avait coutume de dire : "Vos médecins d'Europe, il est vrai, sont de savants hommes, mais ils n'entendent rien aux cures particulières". De plus raillant sur ce sujet avec assez d'indécence, il ajoutait: "vos médecins ressemblent à vos évoques; ils ont les clefs pour lier et délier, et rien de plus". Mais s'il faut dire sérieusement ce qui en est, nous pensons qu'il importe fort que des médecins distingués tout-à-la-fois par leur expérience et leur érudition, entreprennent un ouvrage sur les remèdes vérifiés et bien éprouvés, relativement aux maladies particulières. Si quelqu'un s'appuyant sur une raison spécieuse, s'avisait de dire qu'il convient à un sage médecin d'avoir égard au tempérament des malades, à l'âge, à la saison, aux habitudes et autres circonstances de cette espèce, et de varier plutôt ses remèdes suivant les cas, que de s'assujettir à certaines règles prescrites; qu'on sache qu'il n'est rien de plus trompeur que cette méthode si vague ; qu'en parlant ainsi, on ne donne pas assez à l'expérience, mais beaucoup trop au jugement. Car, de même que, dans la république romaine, on regardait comme les citoyens les plus utiles et les mieux constitués ceux qui, étant consuls, favorisaient le peuple, ou qui, étant tribuns, penchaient vers le parti du sénat; de même aussi, dans ce genre dont nous parlons, nous aimons fort ces médecins qui, tout en faisant preuve d'une grande érudition, attachent beaucoup de prix à la pratique; ou qui, étant renommés pour la pratique, ne dédaignent pas les méthodes et les principes généraux de l'art. Que s'il est quelquefois besoin de modifier les remèdes, il faut le faire plutôt dans leurs véhicules, que dans le corps même de ces remèdes ; point sur lequel il ne faut pas innover sans la plus évidente nécessité. Ainsi, cette partie qui traite des remèdes positifs et authentiques, nous décidons qu'elle est à suppléer. Mais c'est un genre d'ouvrage qui, exigeant tout-à-la-fois la plus grande pénétration et le jugement le plus sévère, ne doit être tenté que dans une espèce de synode de médecins d'élite. De même, quant à la préparation des médicaments, nous avons lieu d'être étonnés (surtout dans un temps où les chimistes vantent si fort, et ont tellement mis en vogue les remèdes tirés des minéraux, si de plus l'on considère que les remèdes de cette espèce sont moins dangereux, appliqués extérieurement, que pris intérieurement); nous avons lieu, dis-je, d'être étonnés que personne encore n'ait pris à tâche d'imiter, par le moyen de l'art, les thermes naturels, et les sources médicinales; quoiqu'on ne disconvienne pas que ces thermes et ces fontaines doivent leurs vertus aux veines de minéraux qu'elles traversent. Disons plus : une preuve manifeste de ce que nous avançons ici, c'est que l'industrie humaine serait en état de discerner, à l'aide de certaines analyses, de quels genres de minéraux ces eaux sont teintes. Par exemple, si c'est du soufre, du vitriol, du fer, ou tout autre semblable minéral, qui entre dans leur composition. Or, cette teinture naturelle des eaux, si l'on pouvait la ramener à des méthodes, et en taire une sorte d'art, il serait alors au pouvoir de l'homme d'en composer d'une infinité d'espèces, et de régler à son gré leur tempérament. Ainsi cette partie de l'imitation de la nature dans les bains artificiels, travail sans contredit de la plus éminente utilité, et qui est à notre portée, nous pensons qu'elle est à suppléer. Mais, pour ne pas entrer dans de plus grands détails qu'il ne convient à notre plan et à la nature de ce traité, nous terminerons cette partie en indiquant un autre défaut qui nous paraît de grande importance : je veux dire que la méthode aujourd'hui en usage nous parait de beaucoup trop simple, pour qu'on puisse, en s'y tenant, exécuter quelque chose de grand et de difficile. En effet, ce serait, à notre avis, une opinion plus flatteuse que vraie, de s'imaginer qu'il puisse exister quelque remède assez puissant et assez efficace, pour pouvoir, employé seul, opérer quelque grande cure. Ce serait sans doute un merveilleux discours, que celui qui, prononcé une seule fois, ou même souvent réitéré, serait suffisant pour corriger, pour extirper un vice dès longtemps enraciné. Il n'en est certainement point qui ait un tel pouvoir. Mais ce qui, dans la nature, est vraiment puissant, c'est l'ordre, la suite, la persévérance et une alternation méthodique. Or, cette méthode, s'il faut un jugement peu commun pour l'enseigner, et une rare constance pour la suivre, toute cette peine et cette attention qu'elle exige, elle la compense abondamment par la grandeur de ses effets. A voir les peines que se donnent les médecins, en visitant les malades, en se tenant fort longtemps auprès d'eux, en leur prescrivant des remèdes, ne dirait-on pas qu'ils n'épargnent aucun soin pour assurer la cure; et que, dans le traitement, ils sont guidés par une méthode certaine? Mais, si vous regardez d'un peu près tous ces remèdes qu'ils prescrivent, vous ne verrez, dans toute leur marche, qu'inconstance et irrésolution; vous reconnaîtrez qu'ils se contentent d'ordonner ce qu'ils peuvent imaginer sur-le-champ; ou ce qui se présente de soi-même à leur esprit, sans s'être fait d'avance une méthode fixe qui puisse assurer leur marche. Ils auraient dû, pourtant, dès le commencement, après avoir bien examiné, bien reconnu la nature de la maladie, et après de mûres réflexions, se tracer une marche de traitement où il y eût de la suite et de l'ordre, et ne s'en point écarter sans les plus fortes raisons. Que les médecins se persuadent bien que deux ou trois remèdes, par exemple, très capables d'opérer la cure de quelque maladie grave, auront cet heureux effet, s'ils sont administrés dans l'ordre et à des intervalles convenables; mais que, si on les prend seuls, si l'on renverse l'ordre selon lequel ils doivent être pris, ou qu'on ne garde pas les intervalles nécessaires, ils seront plus nuisibles qu'utiles. Nous ne voulons ce- pendant pas qu'on attache., un si grand prix aux méthodes minutieuses ou superstitieuses, et qu'on les regarde comme les meilleures (pas plus que nous ne pensons que tout chemin étroit conduit au ciel); mais nous voulons que la route soit aussi droite, qu'elle est étroite et difficile. Or, cette partie, à laquelle nous donnons le nom de fil médicinal, nous la rangeons parmi les choses à ajouter. Voilà donc ce que nous trouvons à suppléer dans la doctrine de la guérison des maladies; si ce n'est qu'il reste un seul point plus essentiel que tout ce qui précède; je veux dire qu'il nous manque une philosophie naturelle, vraie et active, qui puisse servir de base à la médecine ; mais ce n'est pas ici sa place. La partie de la médecine, que nous avons mise au troisième rang, est la prolongation de la vie; partie tout-à-fait neuve, et qui nous manque absolument. C'est sans contredit la plus noble de toutes. Si l'on pouvait inventer quelque chose de semblable, ce serait alors que la médecine cesserait d'être embourbée dans les ordures du traitement des maladies, et que les médecins eux-mêmes ne seraient plus honorés à raison de la seule nécessité; mais aussi à cause de ce don qu'ils feraient aux mortels; don qui semble être le plus grand parmi les choses terrestres, et dont ils seraient, selon Dieu, les dispensateurs et les économes. Car, quoiqu'aux yeux de l'homme vraiment chrétien, qui soupire sans cesse après la terre promise, ce monde soit comme un désert; néanmoins, si l'on pouvait faire que ceux qui voyagent dans ce désert même, usassent moins leurs vêtements et leurs chaussures (je veux dire le corps, qui est comme l'habit et la chaussure de l'âme ) ; que ces vêtements, dis-je, s'usassent moins, cela même pourrait être regardé comme un don de la grâce divine. Or, comme cet art, dont nous parlons ici, est de la plus haute importance, nous allons, suivant notre coutume, donner, sur ce sujet, des avertissements, des indications et des préceptes. Quant aux avertissements, le premier est que, parmi les écrivains qui ont traité cette matière, il n'en est point qui ait découvert rien de grand, pour ne pas dire d'utile. Aristote, il est vrai, a publié, sur ce sujet, un petit traité, où il ne laisse pas de faire preuve d'une grande pénétration ; mais, à son ordinaire, il veut que ce soit là tout. Quant aux modernes, ils ont traité cette matière, avec tant de négligence et de superstition, que la mauvaise réputation qu'ils se sont faite à cet égard, a rejailli sur le sujet même, qui commence à être réputé pour frivole et pour chimérique. Le deuxième avertissement est que les vues des médecins sur ce sujet, ne sont d'aucun prix, et elles en détournent plutôt les esprits, qu'elles ne les dirigent vers ce but. La mort, nous disent-ils, a pour cause l'épuisement du chaud et de l'humide. En conséquence il ne s'agit que de renforcer la chaleur naturelle, et de nourrir l'humide radical : comme s'il ne s'agissait, pour parvenir à un si grand but, que de tel jus, ou de mauves et de laitues, ou d'amidon, ou de jujubes, ou encore d'aromates, ou même de quelque vin généreux, ou enfin d'esprit de vin et d'huiles chimiques, toutes choses plus nuisibles qu'utiles. En troisième lieu, nous avertissons les hommes de renoncer à ces bagatelles, et de n'être pas assez simples pour s'imaginer qu'une aussi grande entreprise que celle d'arrêter le cours de la nature, ou de la faire rétrograder, on puisse en venir à bout, à l'aide de telle petite potion qu'on prendrait le matin, ou de quelque médicament précieux. Non, il n'est question ni d'or potable, ni d'essence de perles, ni de bagatelles semblables. Mais qu'on se persuade bien que la prolongation de la vie est une très laborieuse entreprise; qu'il ne faut pas moins qu'un grand nombre de remèdes, et enchaînés l'un avec l'autre d'une manière convenable. Et qu'on ne soit pas assez stupide pour croire que ce qui n'a jamais été fait, puisse l'être autrement que par des moyens qui n'ont jamais été tentés. En quatrième lieu, nous avertissons les hommes de bien distinguer et de séparer avec soin ce qui peut rendre la vie saine de ce qui peut la rendre longue; car il est une infinité de choses qui, servant à augmenter l'activité des esprits, la vigueur des fonctions, et à éloigner les maladies, ne laissent pas de retrancher du total de la vie, et d'accélérer cette atrophie qui constitue la vieillesse, et qui n'est point l'effet des maladies. Il en est d'autres qui servent à prolonger la vie, à éloigner l'atrophie de la vieillesse, et dont cependant on ne peut faire usage, sans risques pour sa santé : en sorte que si l'on s'en sert dans cette vue, il faut en même temps parer aux inconvénients qui peuvent résulter de l'usage qu'on en fait. Voilà les avertissements que nous avions à donner. Quant à ce qui regarde les indications, telle est l'esquisse de cet art que nous embrassons par notre pensée; les choses se conservent et durent de deux manières, ou dans leur identité, ou par réparation. Dans leur identité, comme la mouche ou la fourmi, dans le succin; comme une fleur, un fruit, du bois, dans une glacière, un cadavre, dans le baume. Quiconque travaille à la prolongation de la vie, doit employer ces deux espèces de moyens ; car séparés, ils sont moins puissants il faut, dis-je, employer, pour conserver le corps humain, les moyens qui conservent les corps inanimés, et ceux qui conservent la flamme; enfin, jusqu'à un certain point, ceux qui conservent les machines. Ainsi, à ce but de la prolongation de la vie se rapportent trois espèces d'intentions; savoir : le retardement de la consomption, la perfection de la réparation, et le renouvellement de ce qui commence à vieillir. La consomption a pour cause deux espèces de déprédations : la déprédation de l'esprit inné, et la déprédation de l'air ambiant. On l'empêche de deux manières : en rendant ces agents moins déprédateurs, ou en rendant les patients (savoir, les sucs du corps) moins aisés à consumer. L'esprit devient moins déprédateur, par les moyens qui rendent sa substance plus dense, ou par l'usage des opiats et des substances nitreuses, ou par les affections qui tiennent de la tristesse, ou encore en diminuant sa quantité, effet que produisent les régimes pythagoriques et monastiques; ou enfin en adoucissant ses mouvements, ce qui est l'effet du repos et de la tranquillité. L'air ambiant devient moins déprédateur, lorsqu'il est moins exposé aux rayons du soleil; comme dans les régions froides, dans les cavernes, sur les montagnes, sur les colonnes de certains anachorètes; ou en l'éloignant du corps, effet résultant des moyens qui rendent la peau plus compacte, ou des plumes d'oiseaux employées pour les vêtements, ou de l'usage de l'huile et des onguents, sans parties aromatiques, on rend les sucs du corps moins aisés à consumer, soit en leur donnant plus de consistance, soit en les rendant plus onctueux ou plus huileux; plus résistants, dis-je, en menant une vie dure, en vivant dans un air froid, en faisant beaucoup de ces exercices qui demandent de la force, ou encore en faisant usage de certains bains minéraux; on les rend plus onctueux par l'usage des aliments doux, par l'abstinence des substances salines et acides; et avant tout, par l'usage d'une boisson mélangée, qui soit composée de parties très ténues et très subtiles, mais destituées de toute acrimonie et de toute acidité; la réparation se fait par le moyen des aliments : or, on facilite l'alimentation de quatre manières ; savoir : en augmentant la force concoctive des viscères, et les rendant plus capables d'extraire et de pousser les molécules alimentaires, ce qui est l'effet des substances qui fortifient les viscères principaux : ou en excitant les parties extérieures à attirer l'aliment, soit par des exercices et des frictions convenables, soit enfin à l'aide de certaines onctions et de certaines espaces de bains, appropriés à ce but : par la préparation de l'aliment même, afin qu'il s'insinue plus aisément, et soit, jusqu'à un certain point, comme digéré avant qu'on le prenne, effet qu'on obtient par différentes et ingénieuses manières d'assaisonner les aliments, de mélanger les boissons, et de faire fermenter le pain, mais surtout en combinant ensemble et réunissant dans un seul aliment les vertus de ces trois espèces de moyens : enfin, en fortifiant le dernier acte de l'assimilation même, effet du sommeil pris à propos, et de l'application de certaines substances à l'extérieur. Le renouvellement de ce qui commence à vieillir, s'opère de deux manières, ou en amollissant toute l'habitude du corps, ce qui est l'effet propre des émollients, soit bains, soit emplâtres, soit onctions; toutes choses qui doivent être de nature à répercuter à l'intérieur, non à tirer au dehors: ou en évacuant le vieux suc, et y substituant un suc nouveau; but auquel on parvient, en employant et réitérant à propos les purgations, les saignées et les diètes atténuantes; en général, tout ce qui peut remettre le corps dans sa fleur. voilà ce que nous avions à dire sur les indications. Quant aux préceptes, quoiqu'on en puisse déduire un grand nombre des indications mêmes, nous ne laisserons pas d'en joindre à ceux-là, trois qu'on peut regarder comme les principaux. Le premier est que cette prolongation de la vie, il faut l'attendre plutôt de certaines observances, ou diètes réitérées, et placées à des intervalles réglés, que de tel ou tel régime passé en habitude, ou de l'éminente qualité des médicaments particuliers. En effet, les moyens assez puissants pour faire rétrograder la nature, ont le plus souvent tant d'action et de force altérante, qu'il serait imprudent de les combiner tous ensemble dans tel ou tel remède, et beaucoup plus encore de les distribuer dans son régime familier; reste donc à les employer successivement, avec un certain ordre, à des intervalles de temps marqués, et suivant des périodes fixes. Le second précepte est qu'il faut attendre plutôt la prolongation de la vie des opérations sur les esprits et de l'amollissement des parties du corps, que de telle ou telle méthode d'alimentation. En effet, comme le corps humain, abstraction faite des causes extérieures, est soumis à l'action de trois choses; savoir : à celle des esprits, à celle des parties, et à celle des aliments, cette manière de prolonger la vie, qui procède par les différentes méthodes d'alimentation, est longue, pleine de détours et de circuits. Celles qui procèdent par les opérations sur les esprits et sur les parties, sont beaucoup plus courtes, et mènent plus directement au but désiré, attendu que les esprits reçoivent aussitôt les impressions des vapeurs et des parties, qui ont sur eux un pouvoir étonnant, et les parties ne sont pas moins promptement affectées par les bains, les onctions ou les emplâtres dont elles reçoivent les impressions. Le troisième précepte est que pour amollir par dehors les parties, on doit employer des matières consubstantielles, répercussives, et faisant l'office d'une sorte de lut; car c'est par cela même que les matières consubstantielles s'unissent volontiers aux parties, que celles-ci les happent avec tant de facilité, et ce sont proprement de telles substances qui amollissent. Or, les matières répercussives, comme autant de véhicules, portent plus aisément, et ù une plus grande profondeur, la vertu des émollients, et ces substances produisent aussi un certain degré d'expansion dans les parties. Les substances qui bouchent les pores, retiennent la vertu des unes et des autres, la fixent quelque temps dans les parties, et empêchent la perspiration, qui a des effets opposés à ce but de l'amollissement, attendu qu'elle dépouille le corps de son humidité. C'est donc à l'aide de ces trois espèces de moyens, mais plutôt en les disposant et les faisant se succéder dans un certain ordre, qu'en les mêlant ensemble, qu'on peut enfin arriver au but. Au reste, nous avertissons à ce sujet, que le but de cet amollissement n'est pas de nourrir les parties par dehors, mais seulement de les rendre plus habiles à la nutrition; car plus un corps est aride, moins il a d'activité pour assimiler. Mais en voilà assez sur la prolongation de la vie, qui est la troisième partie de la médecine, et que nous y avons nouvellement agrégée. Passons à la cosmétique. Elle a des parties utiles dans la vie ordinaire, et d'autres parties qui ne conviennent qu'à des efféminés; car c'est avec raison qu'on regarde la propreté du corps, et un extérieur soigné, comme l'effet d'une certaine modestie de caractère, et d'un certain respect, d'abord envers Dieu même, dont nous sommes les créatures, puis envers la société où nous vivons, enfin envers nous, qui ne devons pas avoir moins de respect pour nous-mêmes que pour les autres; mais cette parure mensongère, où l'on fait entrer le fard et tout l'appareil de la toilette, mérite bien ces inconvénients qui l'accompagnent toujours; car, malgré tous ses prestiges, elle n'est jamais assez adroite pour faire entièrement illusion, et d'ailleurs, elle est assez embarrassante. Enfin, ses effets ne sont pas entièrement innocents, et la santé en souffre quelquefois. Nous sommes étonnés que cette habitude même de se farder ait si longtemps échappé aux censures, tant civiles qu'ecclésiastiques, qui se sont pourtant montrées si sévères contre le luxe des habits et les coiffures efféminées. Nous lisons sans doute, au sujet de Jezabel, qu'elle se fardait le visage ; quant à Esther et à Judith, on ne nous dit d'elles rien de semblable. Passons à l'athlétique. Nous donnons à la signification de ce mot un peu plus d'étendue qu'on ne lui en donne ordinairement ; car nous rapportons à cet art tout ce qui a pour but de procurer quelque bonne disposition que ce puisse être, et dont le corps humain est susceptible, soit agilité, soit force de résistance. Or, l'agilité a deux parties ; savoir: vigueur et vitesse. La force de résistance a aussi deux parties ; savoir: patience à endurer les besoins naturels, et fermeté dans la douleur. Toutes choses dont on voit souvent des exemples frappants, dans ces hommes qui dansent sur la corde, dans la vie dure de certains sauvages, dans les forces prodigieuses des maniaques, et dans la fermeté dont quelques-uns ont fait preuve au milieu de tourments recherchés. De plus, s'il se trouve quelque autre faculté qui ne se place point dans la première division ; comme celle qu'on observe souvent dans ces plongeurs, qui ont une force étonnante pour retenir leur haleine, nous voulons qu'on l'agrège à ce même art. Or, que toutes ces choses soient possibles, c'est ce qui n'est pas douteux ; mais de les considérer d'un oeil philosophique, et d'en chercher les causes, c'est ce qu'on a tout-à-fait négligé, et la raison de cette omission me paraît être, que les hommes sont persuadés que les tours de force de cette nature sont plutôt dus à la disposition particulière de certains individus (ce qui n'est pas susceptible d'être soumis à des règles), ou à une longue habitude contractée dès l'enfance, ce qu'on est plutôt dans l'usage de commander que d'enseigner; mais quoiqu'il entre un peu de faux dans ces allégations, qu'est-il besoin au fond de noter les méprises de cette nature ? Désormais les jeux olympiques sont abolis, et un degré médiocre d'habileté en ce genre suffit pour l'usage ordinaire. Quant à l'avantage d'y exceller, il n'est bon que pour un certain étalage mercenaire. Nous voici enfin arrivés aux arts de volupté ; ils se distribuent comme les sens mêmes, qui en sont les objets. Au plaisir des yeux se rapporte la peinture avec une infinité d'autres arts, qui tous ont pour objet une certaine magnificence dans les édifices, les jardins, les vêtements, les vases, les coupes, les pierres précieuses, et autres choses semblables. L'oreille est flattée par la musique, art muni d'un si grand appareil de voix, de soufflets, de cordes, toutes choses qui se compliquent et se diversifient à l'infini. Les machines hydrauliques étaient aussi regardées autrefois comme des chefs-d'œuvre de l'art; mais elles sont presque entièrement tombées en désuétude. Les arts, qui se rapportent à la vue et à l'ouïe, ont été, plus que tous les autres, qualifiés de libéraux. Ces deux sens sont plus chastes que les autres, et les sciences qui s'y rapportent, sont plus riches en connaissances, attendu que dans leur famille elles possèdent les mathématiques à titre de servante. De plus, la première a quelque rapport avec la mémoire et les démonstrations; et l'autre, avec les moeurs et les affections de l'âme. Les plaisirs des autres sens, et les arts qui s'y rapportent, sont moins en honneur, comme tenant plus du luxe que de la magnificence. Les parfums, les odeurs, les raffinements et les délicatesses de la table, mais principalement, tous ces honteux moyens qui provoquent le libertinage, ont plus besoin d'un censeur que d'un maître. C'est avec beaucoup de jugement que quelques-uns ont observé qu'à la naissance, et durant l'accroissement des républiques, fleurissent les arts militaires ; à leur plus haut point de prospérité, les arts libéraux; enfin, lorsqu'elles penchent vers leur déclin et leur décadence, les arts voluptueux. J'ai bien peur que notre siècle, comme étant au déclin de sa prospérité, ne penche vers les derniers arts. Ainsi abandonnons un tel sujet : j'accouple avec les arts voluptueux ces autres arts qui consistent en jeux et en tours d'adresse ; car les illusions faites aux sens, doivent aussi être rangées parmi les plaisirs des sens. Ayant désormais parcouru toutes ces doctrines qui ont pour objet le corps humain (médecine., cosmétique, athlétique, science de la volupté), nous finirons par un avertissement que nous devons donner en passant. Il est, dans le corps humain, tant de choses à considérer, comme parties, humeurs, fonctions, facultés, accidents; que, si nous eussions été entièrement les maîtres de cette distribution, il nous eût fallu constituer un corps de doctrine sur le corps humain, assez étendu pour embrasser toutes ces choses, et semblable à cette doctrine de l'âme, dont nous allons parler ; mais, de peur de trop multiplier les arts, et de transposer, plus qu'il ne faut, leurs anciennes limites, nous faisons entrer dans le corps de la médecine la doctrine qui a pour objet les parties du corps humain, les humeurs, les fonctions, la respiration, le sommeil, la génération, le foetus et son séjour dans la matrice, l'accroissement, la puberté, les cheveux blancs, l'embonpoint, et autres choses semblables, quoiqu'elles ne se rapportent pas proprement à ces trois buts, dont nous avons parlé; mais par cette seule raison que le corps de l'homme est, sous toutes sortes de rapports, le sujet propre de la médecine. Quant au mouvement volontaire et au sentiment, nous les renvoyons à la doctrine de l'âme; attendu que, dans ces deux choses, c'est l'âme qui joue le principal rôle. C'est ainsi que nous terminons la doctrine qui a pour objet le corps humain, qui est, pour ainsi dire, la demeure de l'âme. [4,3] CHAPITRE III. Division de cette partie de la philosophie humaine qui a l'âme pour objet, en doctrine du souffle de vie, et doctrine de l'âme sensible ou produite. Seconde division de la même philosophie en doctrine de la substance et des facultés de l'âme; et doctrine de la destination et des objets de ces facultés. Deux appendices de la doctrine des facultés de l'âme, doctrine de la divination naturelle, et doctrine de la fascination. Division des facultés de l'âme sensible en mouvement et sentiment. Passons à la doctrine de l'âme humaine ; de ses trésors sont tirées les autres sciences. Elle a deux parties : l'une traite de l'âme rationnelle, qui est divine; l'autre, de l'âme irrationnelle, qui nous est commune avec les brutes. Nous avons marqué ci-dessus, en parlant des formes, ces différences si frappantes qui distinguent ces deux émanations, et qui se montrent si sensiblement au moment de la première création de l'une et de l'autre ; savoir : que l'une tire son origine du souffle divin; et l'autre, des matrices des éléments. Car tel est le langage de l'écriture, lorsqu'elle parle de la génération primitive de l'âme rationnelle : "il forma l'homme du limon de la terre, et souffla sur sa face un souffle de vie" : au lieu que la génération de l'âme irrationnelle, c'est-à-dire, de celle des brutes, fut l'effet de ces paroles : "que l'eau produise, que la terre produise". Or, cette dernière espèce d'âme, telle qu'elle se trouve dans l'homme, n'est, par rapport l'âme rationnelle, qu'un simple organe; et semblable en cela à celle des brutes, elle tire elle-même son origine du limon de la terre ; car il n'est pas dit : il forma le corps de l'homme du limon de la terre, mais il forma l'homme, c'est-à-dire, l'homme tout entier, à l'exception du souffle de vie. Ainsi cette première partie de la doctrine sur l'âme humaine, nous l'appellerons doctrine sur le souffle vital; et la seconde, nous la qualifierons de doctrine de l'âme sensible ou produite. Cependant, comme jusqu'ici nous ne traitons encore que la seule philosophie, ayant renvoyé la théologie sacrée à le fin de l'ouvrage, nous n'emprunterions pas cette division à la théologie, si une telle distribution n'était aussi d'accord avec les principes de la philosophie. En effet, l'âme humaine a une infinité de caractères de supériorité qui la distinguent de l'âme des brutes : caractères sensibles même pour ceux qui ne philosophent que d'après les sens. Or, partout où se trouvent des caractères si marqués d'excellence et en si grand nombre, la règle est d'y établir une différence vraiment spécifique. Ainsi nous ne goûtons pas trop cette manière confuse et indistincte dont les philosophes ont traité des fonctions de l'âme : il semble, à les entendre, qu'il n'y ait entre l'âme humaine et celle des brutes, que la simple différence du plus au moins, et non une différence vraiment spécifique; à peu près comme, entre le soleil et les autres astres, l'or et les autres métaux. Avant d'entrer dans le détail des espèces, il faut ajouter ici une autre distribution de la doctrine sur l'âme humaine. Car ce que nous dirons ensuite des espèces, s'appliquera aisément à ces deux divisions, tant à celle que nous avons déja exposée, qu'à celle que nous allons proposer : soit donc la seconde de ces deux divisions; doctrine de la substance et des facultés de l'âme, et doctrine de la destination et des objets de ces facultés. Ces deux divisions une fois déterminées, passons aux espèces. La doctrine du souffle vital, laquelle ne diffère en rien de celle de l'âme rationnelle, comprend les recherches suivantes sur sa nature; savoir : si elle est native ou adventice, séparable ou inséparable, mortelle ou immortelle, jusqu'à quel point elle est liée aux lois de la matière, et jusqu'à quel point elle en est dégagée, et autres semblables questions. Or, quoique toutes les questions de même nature soient susceptibles, même en philosophie, de recherches plus exactes et plus profondes que celles dont elles ont été l'objet jusqu'ici; néanmoins c'est à la religion qu'il faut abandonner le soin de les résoudre et de les décider; sans quoi nous serons exposés à des erreurs sans nombre et aux illusions des sens. En effet, comme la substance de l'âme humaine, au moment qu'elle fut créée, ne fut point extraite de la masse du ciel et de la terre, mais produite par l'inspiration immédiate de Dieu; que d'ailleurs les lois du ciel et de la terre sont le sujet propre de la philosophie, comment pourrions-nous tirer de cette seule philosophie la connaissance de l'âme rationnelle? Il est clair que cette connaissance doit être tirée de cette même inspiration divine dont la substance de l'âme est émanée. Or, la doctrine sur l'âme sensible ou produite, même ce qui concerne sa substance, est bien une recherche dont on s'occupe, mais cette recherche-là nous paraît aussi presque à suppléer. Car enfin que font à la doctrine sur la substance de l'âme, l'acte dernier, la forme du corps, et autres fadaises logiques? attendu que l'âme sensitive, ou celle des brutes, doit être regardée comme une substance tout- à-fait corporelle; substance atténuée par la chaleur, et rendue invisible par cette atténuation : c'est, dis-je, un fluide, tenant de la nature de l'air et de celle de la flamme ; doué de la souplesse de l'air pour recevoir les impressions, et de l'activité du feu pour darder son action ; nourri, en partie de substances huileuses, en partie de substances aqueuses; caché sous l'enveloppe du corps; ayant, chez les animaux parfaits, son principal siège dans la tete ; parcourant les nerfs et réparant ses pertes à l'aide d'un sang spiritueux que fournissent les artères. Telle est l'idée qu'en ont donnée Bernard Télèse et Augustin Donius, son disciple, idée qui, à certains égards, n'est pas sans quelqu'utilité. Ainsi, cette doctrine doit être le sujet de recherches plus exactes; et cela d'autant plus, que c'est pour n'avoir pas assez approfondi ce sujet, qu'on est tombé dans ces opinions superstitieuses, profanes, et qui vont à rabaisser odieusement la dignité de l'âme humaine : je veux dire, celle de la métempsycose, celle de la purification des âmes durant certaines grandes périodes; enfin celle de l'analogie complète de l'âme humaine avec celle des brutes. Or, celle-ci est, dans les brutes, l'âme principale; et le corps des brutes est son organe. Au lieu que, dans l'homme, ce n'est qu'un organe de l'âme rationnelle; et quant à cette dernière, on devrait plutôt la désigner par le nom d'esprit, que par celui d'âme. En voilà assez sur la substance de l'âme humaine. Les facultés de l'âme les plus connues sont l'entendement, la raison, l'imagination, la mémoire, l'appétit, la volonté; enfin, tous celles qui sont les objets de la logique et de la morale. Mais c'est dans la doctrine même de l'âme qu'il faut traiter de leurs origines; et cela physiquement, et en tant qu'elles sont innées dans l'âme, qu'elles y sont inhérentes ; en n'attribuant à ces autres arts dont nous venons de parler, que la destination et les objets de ces facultés. Mais je ne vois pas que, sur cette partie-là, on ait fait de découverte vraiment grande; cependant nous n'avons garde de dire qu'elle nous manque entièrement. Cette même partie a aussi deux appendices sur les facultés de l'âme; deux sciences qui, vu la manière dont on les traite, n'ont produit que certaines fumées d'opinions obscures, et pas la moindre étincelle de vérité. L'une de ces appendices est la doctrine de la divination naturelle; l'autre, celle de la fascination. C'était avec raison que les anciens divisaient cette science de la divination en deux parties ; savoir : l'artificielle et la naturelle. L'Artificielle, raisonnant d'après les indications que fournissent les signes, tire ses prédictions de ces raisonnements. La naturelle pronostique d'après un certain pressentiment intérieur de l'âme, et sans le secours des signes. L'artificielle est de deux espèces. L'une raisonne d'après la connaissance des causes; l'autre, d'après la seule expérience, à laquelle elle donne aveuglément une certaine autorité : la dernière est le plus souvent superstitieuse. Telles étaient ces règles des Païens sur l'inspection des entrailles, le vol des oiseaux, etc. L'astrologie des Chaldéens fut encore plus célèbre, et n'en valait pas mieux. Mais ces deux espèces de divinations artificielles se trouvent dispersées dans les différentes sciences. L'Astrologue a ses prédictions fondées sur l'inspection de la situation des astres. Le médecin a aussi les siennes sur les approches de la mort, sur la convalescence, sur les symptômes futurs des maladies; prédictions qu'il tire de l'inspection des urines, du pouls et de l'extérieur des malades. Enfin, le politique a les siennes : "ô ville vénale! et qui périrais bientôt s'il se trouvait un acheteur" {Salluste, Guerre de Jugurtha, 38} : prédiction qui ne tarda pas à s'accomplir, d'abord en la personne de Sylla, puis en celle de César. Ainsi les prédictions de cette espèce n'entrent pas dans le plan de l'ouvrage dont nous parlons ici, et elles doivent être renvoyées aux arts auxquels elles sont propres. Mais enfin, c'est de cette divination qui tire sa vigueur d'une certaine force intérieure de l'âme, c'est de celle-là seulement qu'il s'agit ici : elle est de deux espèces; l'une, native; l'autre, produite par une sorte d'influence. La native s'appuie sur ce fondement : elle suppose que l'âme n'étant plus répandue dans les organes du corps, mais recueillie et concentrée en elle-même, a, en vertu de son essence, quelque prénotion de l'avenir. Et c'est ce dont on voit des exemples frappants dans les songes, dans les extases, aux approches de la mort; rarement durant la veille, on lorsque le corps est sain et vigoureux. Or, cet état de l'âme, on peut le produire ou du moins le faciliter par les abstinences et par tous ces moyens dont l'effet est de dégager l'âme de ses fonctions relatives au corps, et qui la mettent en état de jouir de sa propre nature, sans que les causes extérieures puissent l'en empêcher. La divination par influence se fonde sur cette autre supposition : que l'âme, semblable à un miroir, reçoit une certaine illumination secondaire de la préscience de Dieu et des esprits. Et c'est encore un état auquel, comme au premier, la disposition du corps et le régime peuvent contribuer. Car cette même abstraction de l'âme la rend aussi plus capable de jouir pleinement de sa propre nature, et plus susceptible des influences divines; si ce n'est que, dans cette divination par influence, l'âme est dans une sorte d'effervescence, et semble ne pouvoir soutenir la présence de la divinité (ce que les anciens qualifiaient de fureur sacrée); au lieu que, dans la divination native, sa disposition approche davantage d'un état de repos et de tranquillité. Quant à la fascination, c'est une force, un acte puissant de l'imagination sur le corps d'un autre individu; car, pour ce qui est de la force qu'exerce l'imagination sur le corps de celui même qui imagine, nous avons ci-dessus touché ce point en passant. Et c'est en quoi l'école de Paracelse, et tous ceux qui cultivent la fausse magie naturelle, ont donné dans l'excès au point d'égaler la force et l'appréhension de l'imagination, à cette foi qui opère des miracles. D'autres qui approchent plus de la vraisemblance, considérant avec plus de pénétration les énergies et les impressions occultes des choses, les irradiations des sens, les contagions qui se transmettent de corps à corps, et cette propriété qu'a la vertu magnétique d'agir à distance, en vinrent jusqu'à penser qu'à beaucoup plus forte raison, d'esprit à esprit, ces impressions, ces transmissions et ces communications pouvaient avoir lieu, l'esprit étant ce qu'il y a de plus fort et de plus actif, et en même temps de plus susceptible d'impressions, de plus facile à affecter. De là sont nées ces opinions, devenues presque populaires; comme celle d'un génie supérieur, celle qui fait croire que certains hommes portent malheur et sont de mauvais présage, celle des coups d'amour et d'onde, et autres semblables. A cette recherche s'en joint une autre où il s'agit de savoir comment on peut fortifier l'imagination et augmenter son intensité. Car, s'il est vrai qu'une imagination forte ait la puissance qu'on lui attribue, il serait utile sans doute de savoir par quels moyens on peut l'exalter, et faire qu'elle se surpasse, pour ainsi dire, elle-même; ce qui fournirait un moyen, indirect à la vérité, mais pourtant dangereux, de pallier et de défendre jusqu'à un certain point la plus grande partie de la magie cérémonielle. Ce serait en effet un prétexte assez spécieux, que de dire que ces cérémonies, ces caractères, ces enchantements, ces gesticulations, ces amulètes, et autres moyens semblables dont ils font usage, ne doivent point leur force à un certain pacte avec les mauvais esprits, soit tacite, soit continué par quelque sacrement; mais qu'ils ont simplement pour but de fortifier et d'exulter l'imagination, à peu près comme dans la religion on emploie les images pour fixer les esprits dans la contemplation, et pour exciter la dévotion de ceux qui prient. Mon sentiment néanmoins est qu'en accordant même que l'imagination ait cette force et cette puissance qu'on lui attribue; que de plus ces cérémonies augmentent cette force et lui donnent plus d'intensité ; qu'en accordant enfin que ces cérémonies tendent sincèrement et uniquement à ce but, que c'est même une sorte de remède physique, sans qu'il y entre le plus faible degré d'intention d'implorer le secours des esprits; mon sentiment, dis-je, est que de tels moyens doivent être tenus pour illicites, attendu qu'ils résistent et regimbent, pour ainsi dire, contre cette sentence que dieu a portée contre l'homme, à cause de son péché : "tu mangeras ton pain à la sueur de ton front". {Genèse, III, 19} Ces fruits si doux que Dieu a constitués comme le salaire du travail, cette sorte de magie les propose pour prix d'un petit nombre d'observances faciles, et qui n'exigent aucun travail. Restent deux doctrines qui se rapportent principalement aux facultés de l'âme inférieure ou sensible, vu qu'elles ont les relations les plus étroites avec les organes corporels : l'une traite du mouvement volontaire; l'autre, du sentiment et de l'être sensible. Dans la première, que d'ailleurs on a traitée d'une manière assez mesquine, il manque une partie presque en entier. En effet, s'agit-il de déterminer quelle est la fonction et la structure la plus parfaite des nerfs, des muscles et autres instruments requis pour ce mouvement; quelle partie se repose, tandis que telle autre se meut; de savoir aussi pourquoi c'est l'imagination qui maîtrise ce mouvement, et qui est ici, est en quelque manière, le cocher: en sorte que l'image à laquelle tend le mouvement, venant à disparaître, le mouvement est aussitôt intercepté, arrêté, comme nous le voyons par ce qui nous arrive à nous-mêmes lorsque nous nous promenons ; car si alors il nous survient quelque pensée vive et un peu fixe, nous nous arrêtons aussitôt : s'il s'agit enfin de tout cela et de quelques autres remarques assez fines, l'observation et les recherches se sont tournées de ce côté-là. Mais demande-t-on comment les compressions, les dilatations et les agitations de l'esprit, qui est sans contredit le principe du mouvement, peuvent fléchir, exciter, pousser une masse aussi grossière que celle du corps humain ; c'est un sujet sur lequel on n'a pas fait encore des recherches assez exactes, et qu'on n'a pas assez manié. Et doit-on en être étonné, quand on voit que l'âme sensible elle-même a été jusqu'ici regardée plutôt comme une entéléchie, comme une sorte de fonction, que comme une vraie substance? Mais, quand on se serait déjà assuré que c'est une substance vraiment corporelle, une vraie matière, encore resterait-il à savoir par quelle espèce de force une vapeur si déliée et en si petite quantité, peut mettre en mouvement une masse d'une si grande consistance et d'un si grand volume : ainsi cette partie est à suppléer, et l'on doit en faire l'objet d'une recherche particulière. Quant au sentiment même et à l'être sensible, on a poussé beaucoup plus loin les recherches sur ce sujet, tant dans les traités généraux composés dans cette vue, que dans certains arts particuliers, tels que la perspective et la musique : mais, s'il faut dire la vérité, c'est d'une manière qui ne répond nullement au but ; puisqu'après tout il n'est pas permis d'agréger cette partie aux choses à suppléer. Il est pourtant, dans cette doctrine même, deux parties vraiment importantes et dignes de considération, qui nous paraissent manquer : l'une a pour objet la différence de la perception et du sentiment; l'autre, la forme de la lumière. Or, quant à la détermination très exacte de la vraie différence qui existe entre la perception et le sentiment, c'est ce que les philosophes auraient dû mettre en tête de leurs traités sur le sentiment et l'être sensible; c'est au point vraiment fondamental; car nous voyons qu'il existe dans tous les corps naturels une certaine faculté de percevoir, et même une sorte de choix en vertu duquel ils s'unissent avec les substances amies, et fuient les substances ennemies. Or, nous ne parlons pas ici des perceptions les plus subtiles, telles que celles qui ont lieu, lorsqu'on voit l'aimant attirer le fer, la flamme s'élancer vers le naphte; une bulle approchée d'une autre bulle, s'y réunir; les rayons de lumière se réfléchir sur un corps blanc ; le corps d'un animal s'assimiler les substances qui lui sont utiles, et se débarrasser de l'inutile par les excrétions ; la partie d'une éponge, élevée au-dessus du niveau de l'eau, attirer ce fluide en chassant l'air; et d'autres semblables phénomènes. En effet, qu'est-il besoin de dénombrer les exemples de cette espèce? Ne sait-on pas que jamais corps approché d'un autre corps, ne le change et n'est changé par lui, si cette opération n'est précédée d'une perception réciproque ? Un corps perçoit les pores dans lesquels il s'insinue, il perçoit le choc d'un autre corps auquel il cède. Lorsqu'un corps étant retenu par un autre corps, celui-ci vient à s'éloigner; le premier, en se rétablissant, perçoit cet éloignement; il perçoit sa solution de continuité à laquelle il résiste pendant quelque temps. Enfin, la perception se trouve partout. La perception que l'air a du froid et du chaud, est si délicate, que son tact, à cet égard, est plus fin que le tact humain, qu'on regarde ordinairement comme la mesure du chaud et du froid. Ainsi, les hommes ont commis, relativement à cette doctrine, deux espèces de fautes : l'une est que le plus souvent ils l'ont négligée et laissée comme intacte, quoiqu'elle soit des plus importantes; l'autre, que ceux qui ont tourné leurs vues de ce côté-là, ont été beaucoup trop loin, attribuant le sentiment à tous les corps sans exception : en sorte que, selon eux, ce serait une sorte de sacrilège que d'arracher une branche d'arbre et s'exposer à l'entendre pousser des gémissements, comme celle de Polydore. Ils auraient dû pourtant chercher la véritable différence qui est entre la perception et le sentiment; et cela non pas seulement en comparant les êtres sensibles avec les êtres insensibles, quant à la totalité de leur corps, comme les plantes et les animaux; mais de plus tâcher de savoir pourquoi, même dans un seul corps sensible, il est tant d'actions qui s'exécutent sans le moindre sentiment: pourquoi les aliments sont digérés et rejetés par les excrétions; les humeurs et les sucs se portent, tantôt vers le haut, tantôt vers le bas; le coeur et les artères font leurs vibrations : enfin pourquoi tous les viscères, comme autant d'ateliers vivants, exécutent toutes leurs fonctions; et cependant tout cela, ainsi qu'une infinité d'autres choses, sans que le sentiment ait lieu et les fasse apercevoir. Mais les hommes n'ont pas eu la vue assez fine pour découvrir en quoi consiste l'action qui constitue la sensation ; quel genre de corps, quelle durée, quel redoublement d'impression est nécessaire pour que le plaisir et la douleur s'ensuivent. Enfin ils nous paraissent ne connaître en aucune manière la différence qui existe entre le sentiment et la perception, ni savoir jusqu'à quel point la perception peut avoir lieu sans le sentiment. Et ce n'est pas ici une simple dispute de mots, mais une question de la plus grande importance. Ainsi cette doctrine, singulièrement utile et qui mène à une infinité de connaissances, mérite aussi des recherches plus approfondies. Car c'est encore l'ignorance sur ce point qui a eu assez de pouvoir sur quelques anciens philosophes, pour les porter à croire qu'une âme était répandue dans tous les corps sans distinction; ils ne concevaient pas comment un mouvement avec choix pouvait avoir lieu sans le sentiment, ni comment le sentiment pouvait avoir lieu sans une âme. Quant à la forme de la lumière, qu'on n'ait pas fait sur ce sujet les recherches nécessaires, après tant de travaux sur la perspective, n'est-ce pas une négligence bien faite pour étonner? En effet, ni dans la perspective, ni ailleurs, on ne trouve de recherche qui mérite attention. On parle assez de la marche des rayons de la lumière ; quant à ses origines, on n'en dit mot. Mais l'usage où l'on est de placer la perspective clans les mathématiques, est la véritable cause de cette omission, ainsi que d'une infinité d'autres, parce qu'on s'est trop tôt éloigné de la physique. Or, la manière dont on traite de la lumière et de ses causes, même quand on lui donne place dans la physique, est presque toujours superstitieuse. Il semble qu'on la regarde comme une substance moyenne entre les choses divines et les choses naturelles, et cela au point que tel Platonicien a avancé qu'elle était plus ancienne que la matière même; que l'espace étant une fois développé, il fut d'abord rempli par la lumière, puis par les corps de toute espèce. Tel est le conte qu'ils ont imaginé, quoique l'écriture sainte dise positivement que la masse ténébreuse du ciel et de la terre fut créée avant la lumière ; mais dans les ouvrages où l'on traite ce sujet physiquement, et d'après les sensations, on se hâte de descendre aux détails de la marche des rayons, en sorte qu'il n'est point, sur ce sujet, de recherche vraiment physique. Les hommes auraient dû pourtant rabaisser un peu leur contemplation, et chercher ce qu'il y a de commun entre tous les corps lumineux, c'est-à-dire la forme de la lumière. En effet, quelle différence infinie, quant à la matière (si nous les considérons par rapport à leur dignité), entre le soleil et le bois pourri, et même les écailles putréfiées des poissons. Ils auraient dû aussi chercher pourquoi certains corps étant chauffés, deviennent lumineux, et d'autres point. Pourquoi le fer, les métaux, les pierres, le verre, les bois, l'huile, le suif, sont enflammés par le feu, ou du moins poussés jusqu'au rouge; tandis que l'eau et l'air exposés à une chaleur très forte et comme furieuse, n'ont pourtant rien de lumineux, et sont sans éclat: que si quelqu'un, pour rendre raison de cette différence, prétendait que le propre du feu est de luire, et que l'eau, ainsi que l'air, sont tout-à-fait ennemis du feu, cet homme- là n'aura donc jamais été à la rame sur mer, durant une nuit obscure, et par un temps chaud ; car alors il aurait vu les gouttes d'eau que le choc des rames fait sautiller, toutes brillantes et toutes lumineuses. C'est ce qu'on observe aussi dans l'écume d'une mer fort agitée, et ce qu'on appelle "poumon marin". Enfin, qu'ont de commun avec la flamme et les corps rougis au feu, les vers luisants, les lucioles; et cette mouche de l'Inde, qui éclaire toute une chambre ; et les yeux de certains animaux, qui étincellent dans les ténèbres; et le sucre, qui brille lorsqu'on le rappe ou le broie ; et la sueur de certain cheval galopant durant la nuit, sueur qui était toute lumineuse; et une infinité de phénomènes semblables. Il y a plus : les hommes ont des vues si bornées sur ce sujet, qu'ils s'imaginent que ces étincelles qu'on tire d'un caillou, sont de l'air enflammé par le frottement. Cependant, puisque l'air ne prend point feu, et qu'il ne laisse pas de devenir sensiblement lumineux; comment se peut-il que les hiboux, les chats et quelques autres animaux, voient durant la nuit? Il faut bien supposer que l'air même (car la vision ne peut avoir lieu sans la lumière), que l'air, dis-je, recèle une certaine lumière native et originelle, quoique faible et peu sensible; lumière qui pourtant étant proportionnée à leurs rayons visuels, les met en état de voir durant la nuit. Mais la source de cette erreur et d'une infinité d'autres, est que les hommes ne s'attachent pas assez aux faits particuliers, pour en extraire les formes communes des natures, formes que nous avons constituées comme le sujet propre de la métaphysique, qui n'est elle-même qu'une partie de la physique, ou de la science de la nature. Ainsi, il faut faire de la forme et des causes de la lumière, un sujet de nouvelles recherches, et en attendant, la classer parmi les choses à suppléer. Voilà donc ce que nous avions à dire sur la doctrine de la substance de l'âme, tant rationnelle que sensitive, considérée avec ses facultés, et sur les appendices de cette science.