[1,41] Quant à la troisième espèce d'excès qui regarde le mensonge et la fausseté, c'est la plus honteuse de toutes ; elle détruit la nature même et l'âme de la science, qui est l'image de la vérité. Car la réalité d'existence et la vérité de connaissance ne sont qu'une seule et même chose, et ne différent pas plus entr'elles, que le rayon direct et le rayon réfléchi. Ainsi ce vice est double, ou plutôt il est doublé, c'est ou imposture, ou crédulité. L'une trompe, l'autre est trompée, et, quoique ces deux choses semblent être de nature très différente, l'une ayant pour principe une certaine duplicité, et l'autre, une certaine simplicité; néanmoins elles se trouvent presque toujours ensemble, comme il est dit dans ce vers : "évitez ce grand questionneur, ce même homme est aussi indiscret" (Horace, Épîtres, I, 18, 69). Par où l'on nous fait entendre que celui qui est curieux est aussi bavard; de même on peut dire que tout homme qui croit aisément, trompe tout aussi volontiers. En effet, nous voyons toue les jours, par rapport à la renommée et aux bruits qui courent, que les hommes qui ajoutent aisément foi aux premières nouvelles sont aussi ceux qui sont les plus portés à les enfler. Et c'est ce que Tacite exprime judicieusement en ce peu de mots : "ils mentent et croient tout ensemble" (formule (attribuée à) Tacite, Annales). Tant il est vrai qu'il n'est rien de plus voisin que ces deux choses, la volonté de tromper et la facilité à croire. [1,42] Or, cette facilité à tout croire et à tout recevoir, quoiqu'appuyée sur la plus faible autorité, est de deux espèces, et varie en raison du sujet de la croyance. Car l'on peut croire ou une narration, le fait, en un mot, suivant l'expression des jurisconsultes, ou le droit. Quant au premier genre, nous voyons combien les erreurs de cette nature, en se mêlant à certaines histoires ecclésiastiques, ont fait de tort à la dignité de ces histoires qui se sont prêtées trop aisément à recevoir et à transmettre je ne sais quels miracles opérés par les martyrs, les hermites, les anachorètes et autres saints personnages, ainsi que par leurs reliques, leurs sépulcres, leurs chapelles, leurs images, etc. C'est ainsi que nous voyons qu'on fait entrer dans l'histoire naturelle, une infinité de prétendus faits avec bien peu de choix et de jugement, comme il paraît par les écrits de Pline, de Cardan et d'un grand nombre d'Arabes ; écrits qui fourmillent de contes et de relations fabuleuses; je ne dis pas seulement incertaines, mais même controuvées et convaincues de faux; et cela au grand déshonneur de la philosophie, devant les hommes graves et judicieux. C'est en quoi surtout brille la sagesse et l'intégrité d'Aristote, qui, après avoir écrit, avec toute l'exactitude et le soin possible, une histoire des animaux, y a mêlé si peu de relations fabuleuses ; bien plus et dans un esprit opposé, toutes ces relations étonnantes qu'il a jugées dignes de mémoire, il les a rejetes dans un seul petit recueil (Le "De mirabilibus auscultationibus" attribué à Aristote) ; considérant avec sagesse que les faits bien constatés, qui, étant appuyés sur la base solide de l'expérience, devaient servir de fondement à la philosophie et aux sciences, ne devaient point être mêlés sans précaution avec des traditions justement suspectes ; et que, d'un autre coté, par rapport à ces choses rares et extraordinaires qui semblent incroyables à la plupart des hommes, il ne devait point les supprimer tout-à-fait et les dérober à la connaissance de la postérité. [1,43] Mais cet autre genre de crédulité, qui se rapporte, non aux histoires et aux narrations, mais aux arts et aux opinions, est de deux espèces. Car c'est ou aux arts mêmes, ou aux auteurs qui traitent de ces arts, qu'on ajoute foi trop aisément. Or, les arts qui tiennent plus de l'imagination et de la foi, que de la raison et des démonstrations, sont surtout les trois suivants, l'astrologie, la magie naturelle et l'alchimie ; arts dont les fins ne sont rien moins que méprisables. Car l'astrologie fait profession de dévoiler l'influence et l'ascendant des choses supérieures sur les inférieures. La magie naturelle se propose de rappeler la philosophie de la variété des spéculations à la grandeur des oeuvres. Et la chimie se charge de séparer et d'extraire les parties hétérogènes de la matière, qui se trouvent cachées et combinées dans les corps; de dépurer ces corps même de ce qui s'y trouve embarrassé, et d'achever ce qui n'est pas encore au point de maturité ; mais les voies et les méthodes qui paraissent conduire à ces fins, tant dans la théorie que dans la pratique de ces arts, ne sont qu'un amas d'erreurs et de futilités; et la tradition même de ces arts manque d'une certaine candeur, se retranchant dans son jargon et son obscurité. Cependant le moins que nous devions à la chimie, c'est de la comparer à ce vieux cultivateur dont parle Ésope (Fable 83 : Le laboureur et ses enfants) ; et qui, prés de mourir, dit à ses fils, qu'il leur avait laissé dans sa vigne une grande quantité d'or, mais qu'il ne se rappellait pas bien l'endroit où il l'avait enfoui. Et voilà ses enfants retournant partout la terre dans cette vigne, n'y trouvèrent point d'or à la vérité; mais, en récompense, comme ils avaient remué la terre autour des racines des ceps, ils eurent l'année suivante une vendange très abondante. Tout en travaillant à faire de l'or, ils ont allumé un flambeau, à la lumière duquel on a fait un assez grand nombre de découvertes et d'expériences utiles, soit comme éclairant l'étude de la nature, soit comme applicables aux usages de la vie. [1,44] Or, cette crédulité qui a revêtu tels auteurs des sciences, d'une certaine prérogative de dictateur pour statuer, et non d'une simple autorité de sénateur pour conseiller, a fait un tort infini aux sciences. C'est la principale cause de leur décadence et de leur abaissement. C'est là ce qui fait qu'aujourd'hui, manquant de substance, elles ne font que languir et ne prennent plus de sensible accroissement. De là il est arrivé que, dans les arts mécaniques, les premiers inventeurs ont fait peu de découvertes, et que le temps a fait le reste. Mais que dans les sciences, les premiers auteurs ayant été fort loin, le temps n'a fait que miner et ruiner leur ouvrage. Aussi voyons-nous que les arts de l'artillerie, de la navigation, de l'imprimerie, arts d'abord imparfaits, presque informes et onéreux à ceux qui les exerçaient, se sont dans la suite des temps perfectionnés et appropriés à nos usages. Au contraire, les philosophies et les sciences d'Aristote, de Platon, de Démocrite, d'Hippocrate, d'Euclide et d'Archimède, qui, dans les inventeurs, étaient saines et vigoureuses, n'ont fait à la longue que dégénérer, et n'ont pas peu perdu de leur éclat. Différence dont la véritable cause est que, dans les arts mécaniques, un grand nombre d'esprits ont concouru vers un seul point ; au lieu que, dans les sciences et les arts libéraux, un seul esprit a écrasé tous les autres par son poids et son ascendant ; et ces esprits supérieurs, trop souvent ses sectateurs, l'ont plutôt altéré qu'éclairci. Car, de même que l'eau ne s'élève jamais au-dessus de la source, d'où elle est dérivée, de même aussi la doctrine d'Aristote ne s'élèvera jamais au dessus de la doctrine du même Aristote. Ainsi, quoique cette règle qui dit que tout homme qui apprend, doit se résoudre à croire, ne nous déplaise nullement, il est bon pourtant d'y joindre cette autre règle : que tout homme déjà suffisamment instruit, doit user de son propre jugement. Car ce que les disciples doivent à leurs maîtres, c'est seulement une sorte de foi provisoire, une simple suspension de jugement, jusqu'à ce qu'ils se soient bien pénétrés de l'art qu'ils apprennent, et non un entier renoncement à leur liberté, et une perpétuelle servitude d'esprit. Ainsi, pour terminer ce que nous avions à dire sur cette partie, nous nous contenterons d'ajouter ce qui suit : Rendons aux grands maîtres l'hommage qui leur est dû; mais sans déroger à ce qui est dû aussi à l'auteur des auteurs, au père de toute vérité, au temps [1,45] Nous avons désormais fait connaître les deux espèces de vices ou de maladies auxquelles la science est sujette. Il en est encore d'autres qui sont moins des maladies décidées, que des humeurs vicieuses; maladies qui pourtant ne sont pas si secrètes et si cachées, que bien des gens ne les apperçoivent et n'en fassent le sujet de leur critique. Ainsi elles ne sont nullement à négliger. [1,46] La première de ces erreurs est un certain engouement pour ces deux extrêmes, l'antiquité et la nouveauté. En quoi ces deux filles du temps ne ressemblent pas mal à leur père; car de même que le temps dévore ses enfants, les deux soeurs se dévorent aussi réciproquement, attendu que l'antiquité envie les nouvelles découvertes, et que la nouveauté, peu contente d'ajouter ce qu'elle a pu découvrir, veut encore exclure et rejeter tout ce qui l'a précédée. Certes le conseil du prophète est la véritable règle à suivre en ceci : "Tenez-vous d'abord sur les voies antiques, puis considérez quel est le chemin le plus droit et le meilleur, et marchez-y" (Jérémie, VI, 16). Car telle doit être la mesure de notre respect pour l'antiquité. Il est bon de s'y arrêter un peu et d'y faire quelque séjour : mais ensuite il faut regarder de tous côtés autour de soi pour trouver le meilleur chemin; et cette route une fois bien reconnue, il ne faut pas s'amuser en chemin, mais avancer à grands pas. Mais, à dire la vérité, l'antiquité des temps est la jeunesse du monde ; et, à proprement parler, c'est notre temps qui est l'antiquité, le monde ayant déja vieilli; et non pas celui auquel on donne ordinairement ce nom, en suivant l'ordre rétrograde et en comptant depuis notre siècle. [1,47] Une autre erreur, originaire de la précédente, c'est une sorte de soupçon et de défiance qui fait qu'on s'imagine qu'il est désormais impossible de découvrir quelque chose de nouveau, et dont le monde ait été si longtemps privé. Comme si on pouvait appliquer au temps cette objection que Lucien fait à Jupiter et aux autres dieux du paganisme. Il s'étonne "qu'ils aient tant procréé d'enfants autrefois, et que de son temps ils n'en fassent plus". Il leur demande, en se jouant, "si par hasard ils ne seraient pas septuagénaires, et intimidés par la loi Pappia, portée contre les mariages des vieillards" (en fait : Lactance, Les institutions divines, I, 16). C'est ainsi que les hommes semblent craindre que le temps ne soit devenu stérile et inhabile à la génération; mais il est sur ce point une manière de juger qui montre bien la légéreté et l'inconstance des hommes. Tant qu'une chose n'est pas faite, ils s'étonnent si on leur dit qu'elle est possible ; et dès qu'elle se trouve faite, ils s'étonnent au contraire qu'elle ne l'ait pas été plutôt. C'est ainsi que l'expédition d'Alexandre, qui fut d'abord regardée comme une entreprise vaste et difficile; entreprise qu'il a plu ensuite à Tite-Live d'exalter si peu que de dire, "qu'il n'avait eu d'autre mérite que celui de mépriser un vain épouvantail" (Tite-Live, L'Histoire romaine, IX, 17). C'est ce qu'éprouva aussi Colomb par rapport à son voyage aux Indes occidentales. Mais cette variation de jugement a lieu encore plus fréquemment par rapport aux choses intellectuelles. C est ce dont on voit un exemple dans la plupart des propositions d'Euclide : avant la démonstration, elles paraissent étranges, et l'on n'y donnerait pas volontiers son consentement ; mais la démonstration une fois vue, l'esprit les saisit par une sorte de retrait (suivant l'expression des jurisconsultes), comme s'il les eût connues et comprises dès longtemps. [1,48] Une autre erreur analogue à la précédente, est celle de ces gens qui s'imaginent que de toutes ces sectes et ces opinions antiques, une fois qu'elles ont été bien discutées et bien épluchées, c'est toujours la meilleure qui demeure la tenante, et qu'on abandonne toutes les autres; et que, si l'on prenait la peine de recommencer toutes les recherches, de rappeler tout à un nouvel examen, il ne se pourrait qu'on ne retombât dans quelques-unes de ces opinions rejetées, et qui, après cette exclusion, se sont entièrement effacées de la mémoire des hommes : comme si l'on ne voyait pas la multitude et les sages eux-mêmes, pour la flatter, donner plutôt leur approbation à des opinions populaires et superficielles, qu'à celles qui ont plus de base et de profondeur; car le temps, semblable à un fleuve, voiture jusqu'à nous les choses légères et enflées, coulant à fond celles qui ont plus de poids et de solidité. [1,49] Une autre erreur différente des précédentes, c'est cette impatience et cette impudence avec laquelle on s'est hâté de former des corps de doctrines pour les réduire en art, et de les ramener à des méthodes. Ce pas une fois fait, la science n'avance plus, ou n'avance que bien peu. En effet, de même que nous voyons que les jeunes gens, quand une fois leurs membres et les linéaments de leur corps sont entièrement formés, ne croissent presque plus; de même aussi la science, tant qu'elle est dispersée dans des aphorismes et des observations détachées, peut encore croître et s'élever : mais est-elle une fois circonscrite et renfermée dans des cadres méthodiques, on peut bien encore lui donner un certain poli, un certain éclat; mais on a beau faire alors, sa masse ne prend plus d'accroissement. [1,50] Une autre erreur qui succède à celle que nous venons de relever, est qu'une fois que les sciences et les arts sont distribués dans leurs classes, la plupart renoncent bientôt à la connaissance universelle des choses et à la philosophie première ; car c'est sur les tours et autres lieux élevés qu'on se place ordinairement pour découvrir au loin, et il est impossible d'apercevoir les parties les plus reculées et les plus intimes d'une science particulière, tant qu'on reste au niveau de cette même science, et si l'on ne monte, pour ainsi dire, sur une science plus élevée, pour la considérer de là, comme d'un beffroi.