[1,21] Je dis donc que le discrédit et le déshonneur qui rejaillit de la fortune des Lettrés sur les lettres, se tire, ou de leur pauvreté et de leur indigence, ou de leur genre de vie obscur et retiré, ou du genre même de leurs occupations qui ne semble pas des plus nobles. [1,22] Quant à la pauvreté, si l'on voit tous les jours que les Lettrés sont indigents, que la plupart sont d'une extraction assez obscure, et qu'ils ne s'enrichissent pas aussi vite que d'autres qui ne halètent qu'après le gain, l'éloge de la pauvreté est un fort beau sujet; mais c'est aux religieux mendiants qu'il vaudrait mieux abandonner le soin de le traiter (soit dit sans les offenser), religieux dont Machiavel ne faisait pas un faible éloge, lorsqu'il disait d'eux : "depuis longtemps le règne des prêtres serait passé, si la vénération pour les frères et les religieux mendiants n'eut balancé l'effet de luxe et des vices des évêques". C'est ainsi qu'on peut dire hardiment que, de cette prospérité et de cette magnificence qui donnent tant d'éclat aux princes et aux grands, on serait dès longtemps retombé dans la misère et la barbarie, si l'on n'avait, à ces mêmes Lettrés si misérables, l'obligation de la décence et des agréments de la vie civile. Mais, laissant de côté ces éloges captieux, attachons-nous a un autre fait bien digne de remarque : il s'agit de cette vénération et de cette espèce de consécration où la pauvreté fut chez les Romains durant tant de siècles; chez les Romains, dont la république ne se gouvernait point par des paradoxes. Car c'est ainsi qu'en parle Tite-Live dans son préambule : "si l'amour de mon sujet ne me séduit, je peux dire qu'il n'y eut jamais république plus grande, plus sainte et plus riche en bons exemples; qu'il n'y en eut point où le luxe et la cupidité vinrent si tard s'établir, où l'on rendit de si grands honneurs, et durant tant d'années, à la pauvreté et à l'économie" (Tite-Live, L'Histoire romaine, Prélude, par. 11). Il y a plus : dans ces temps où Rome avait déjà dégénéré, et à l'époque où César témoignait que son dessein était de relever la république, le sentiment d'un de ses amis fut que rien ne mènerait plus promptement à ce but que d'ôter tout crédit et tout honneur aux richesses : "Ces maux-là, disait-il, et tous les autres maux disparaîtront avec cette prérogative dont jouit l'or, sitôt que les magistratures et toutes ces distinctions auxquelles aspire le vulgaire cesseront d'être vénales" (Salluste, Lettres à Jules César, II, 8). Enfin, comme on a dit que "la rougeur est la couleur de la vertu", quoique ce soit assez souvent une faute qui nous fait rougir, on peut dire avec autant de vérité, que la pauvreté est la fortune de la vertu, quoiqu'elle ait quelquefois pour cause le luxe et l'incurie. C'est sans contredit à Salomon qu'appartient cette sentence : "celui qui court aux richesses, ne sera pas longtemps innocent" (Proverbes, XXVIII, 20) ; ainsi que ce précepte : "achète la vérité; mais toi, ne vends pas la science et la prudence" (Proverbes, XXIII, 23) ; comme s'il lui paraissait convenable d'employer ses richesses à acquérir la science, et non d'employer la science à amasser des richesses. [1,23] Qu'est-il besoin de parler de cette vie obscure et retirée qu'on reproche aux Lettrés ? Soutenir que le repos et la retraite (pourvu toutefois qu'on en ôte le luxe et la paresse) sont préférables à la vie contentieuse et active, vu la sécurité, la liberté, les douceurs, l'existence honorable qui en sont les fruits, ou tout au moins à cause de la facilité qu'on y trouve à se garantir des indignités; c'est un sujet si rebattu et tellement usé par tous les écrivains, que de tous ceux qui se mêlent de le traiter, il n'en est aucun qui ne le traite bien; tant cette maxime est à l'unisson du sentiment humain, quant à l'expérience, et de la raison universelle, quant à l'approbation qu'on peut lui donner. Tout ce que je me contenterai d'ajouter, est que ces Lettrés qui demeurent cachés dans les républiques, et qui vivent loin des yeux des hommes, sont semblables aux images de Cassius et de Brutus; car Tacite, en nous apprenant qu'elles ne furent point portées aux funérailles de Junie, quoiqu'on y en portât un grand nombre d'autres, s'exprime ainsi : "elles paraissaient devant toutes les autres, par cela même qu'on ne les y voyait point" (Tacite, Annales, III, 76). [1,24] Quant à ce que l'on dit de la bassesse des occupations que l'on abandonne aux Lettrés, cela nous fait penser à l'usage où l'on est de leur confier l'éducation des enfants et des adolescents ; âge exposé à un mépris qui retombe sur les maîtres eux-mêmes : mais l'on sentira aisément combien ce reproche est injuste, pour peu qu'examinant la chose, non d'après l'opinion vulgaire, mais d'après la direction d'un jugement sain, l'on considère que tous se hâtent d'imbiber un vase neuf plutôt qu'un vieux, et choisissent avec plus de soin la terre qu'ils mettent autour d'une plante encore tendre que celle qu'ils approchent d'une plante adulte ; par où l'on voit que ce sont les commencements des corps et de toutes choses qui sont le principal objet de notre sollicitude. Daignez prêter l'oreille aux rabbins, lorsqu'ils vous disent: "vos jeunes gens auront des visions, et vos vieillards, des songes" (Saint Jérôme, La prophétie de Joël, III, 28). De ce texte ils concluent que la jeunesse est l'âge qui mérite le plus notre attention et nos égards, et cela d'autant que nous avons des révélations plus claires par les visions que par les songes. Mais une conduite qui mérite vraiment d'être remarquée, c'est que de notre temps, quoique les pédagogues, regardés comme une espèce de singes des tyrans, soient les jouets du théâtre, on ne laisse pas, dans le choix qu'on en fait, de mettre tant d'inattention et d'insouciance : ce n'est pourtant pas d'aujourd'hui seulement que cette négligence a été remarquée, et que les plaintes, à cet égard, se sont fait entendre ; mais depuis les siècles les plus vertueux et les plus sages jusqu'à nos jours, l'on s'est plaint que les républiques ne s'occupaient que trop des lois, et pas assez de l'éducation. Or, cette partie si importante de l'ancienne discipline a été, jusqu'à un certain point, comme rappelée de l'exil dans les collèges des Jésuites ; et lorsque je considère leur industrie et leur activité, tant pour cultiver les sciences que pour former les moeurs, je me rappelle ce mot d'Agésilas à Pharnabaze : "tel que je te vois, plût-à-dieu que ta fusses des nôtres !" (Plutarque, Vie d'Agésilas, XII, 9) Mais en voilà assez sur les reproches qu'on fait aux gens de lettres, par rapport à leur fortune et à leur condition. [1,25] Quant à ce qui concerne les moeurs des Lettrés, c'est un point qui regarde plutôt les personnes mêmes que leurs études. Car on trouve sans doute parmi eux, comme dans tous les autres ordres et genres de vie, et des bons et des méchants; ce qui ne donne nullement atteinte à cette vérité si connue : que "nos moeurs se moulent sur notre genre d'études" (Ovide, Héroïdes, XV, 83), et que les lettres, à moins qu'elles ne tombent dans des esprits tout-à-fait dépravés, corrigent entièrement le naturel, et le changent en mieux. [1,26] Mais en y regardant de fort près et en appréciant les choses avec toute l'attention et la sincérité dont je suis capable, je ne vois aucun déshonneur qui puisse rejaillir des moeurs des Lettrés sur les lettres; à moins qu'on ne leur reproche comme un vice, ce défaut même qu'on a reproché à Démosthènes, à Cicéron, à Caton d'Utique, à Sénèque et à plusieurs autres; que les temps dont ils lisent l'histoire, étant meilleurs que ceux où ils vivent, et les préceptes valant toujours mieux que les actions, ils s'efforcent beaucoup plus qu'il ne le faudrait, de ramener un siècle corrompu à la pureté des préceptes et des dogmes dont ils sont nourris, et d'imposer à un temps de dissolution, des lois qui ne conviennent qu'à la sévérité des moeurs antiques; mais s'ils ont besoin de quelque avertissement à cet égard, ils sont à même de le puiser dans leurs propres sources. Car Solon, comme on lui demandait s'il avait donné à ses concitoyens les meilleures lois possibles, répondit : "non les meilleures possibles, mais les meilleures de celles qu'ils eussent voulu accepter" (Plutarque, Vie de Solon, XV). Platon aussi voyant les moeurs de ses concitoyens corrompues à tel degré qu'il ne pouvait les supporter, s'abstint de tout emploi public, prétendant "qu'il fallait se conduire avec la patrie comme avec ses parents, user de douces persuasions et non de violence, supplier et non contester"; et, c'est une précaution que n'oubliait pas non plus ce conseiller de César , lorsqu'il disait : "nous n'avons garde de vouloir rappeler aux anciennes institutions ce qui dès longtemps est le jouet d'un peuple corrompu". Cicéron également, relevant les méprises de Caton d'Utique dans une de ses lettres à Atticus : "rien de plus pur, dit-il, que les sentiments de Caton; mais il ne laisse pas de nuire quelquefois à la république : il nous parle comme si nous étions dans la république de Platon, et non dans cette lie de Romulus" (Cicéron, Lettres à Atticus, II, I, 8). Ce même Cicéron excusant, à l'aide d'une bénigne interprétation, ce que les préceptes et les décisions des philosophes avaient de trop sévère et de trop dur : "si ces précepteurs et ces maîtres", dit-il, semblent avoir reculé les limites de nos devoirs beaucoup plus loin que la nature humaine ne le comporte, c'était afin que, par les efforts mêmes que nous ferions pour nous élever au plus haut degré de perfection, nous pussions du moins prendre pied au degré convenable" (Cicéron, Plaidoyer pour Muréna, XXXI). Cependant, et lui aussi, il pouvait dire : "je suis au-dessous de mes propres maximes"; car il a donné dans le même écueil, quoiqu'il ne s'y soit pas heurté aussi lourdement que bien d'autres. [1,27] Un autre définit que l'on reproche aux Lettrés avec quelque sorte de raison, c'est de préférer la gloire et l'avantage de leur patrie, ou de leurs souverains, à leur propre fortune et à leur propre sûreté. C'est ainsi que Démosthènes parle à ses concitoyens : "mes conseils, ô Athéniens ! ne sont pas de telle nature que je puisse, en vous les donnant, devenir plus grand parmi vous, et que vous, en les suivant, puissiez devenir, pour les Grecs, un objet de mépris : ils sont tels au contraire, que le plus souvent il n'est pas trop sûr pour moi de vous les donner; mais que vous, il vous est toujours utile de les embrasser". C'est dans ce même esprit que Sénèque, après les cinq premières années de Néron, n'abandonna point son poste, dans le temps même où ce prince était déjà souillé des crimes les plus honteux, et ne cessa point de lui ménager ses conseils avec une noble confiance et une généreuse liberté ; conduite qu'il ne put soutenir sans s'exposer lui-même au danger le plus imminent, et qui fut enfin cause de sa perte: Et en pouvait-il être autrement ? vu que la science pénètre l'âme humaine du profond sentiment de sa fragilité, de la dignité de l'homme, et des devoirs que lui imposent ses hautes destinées; toutes considérations, telles, que ceux qui ne les perdent jamais de vue, ne peuvent en aucune manière se persuader qu'ils doivent regarder comme le souverain bien et comme leur principale fin, leur propre agrandissement. C'est pourquoi ils vivent comme devant rendre compte à Dieu, et à leurs maîtres après Dieu, soit rois, soit républiques, et rendre compte sous cette formule : "voilà ce que j'ai gagné pour toi"; et non sous celle-ci : "voilà ce que j'ai gagné pour moi". Mais la tourbe des Politiques, dont les esprits ne sont point instruits et confirmés dans la doctrine des devoirs et dans la contemplation du bien universel, rapportent tout à eux-mêmes, se regardant comme le centre du monde; et comme si toutes les ligues devaient concourir vers eux et leurs fortunes, s'embarrassent peu du vaisseau de la république, quoique battu par la tempête, pourvu qu'ils puissent sauver leur petite barque et échapper seuls au naufrage. Mais ceux qui connaissent mieux le poids des devoirs et les limites de l'amour de soi, demeurent attachés à leurs fonctions et restent à leur poste, quelque risque qu'il y ait à le faire. Que s'ils échappent au danger, au milieu des séditions et des innovations, ce bonheur, ils ne le doivent point à l'artifice et à un génie versatile; mais à ce respect que la probité impose naturellement, et qu'elle arrache à des ennemis mêmes. Au reste, quant à ce qui regarde la constance, la fidélité et la religion des devoirs; toutes choses que la science, sans contredit, insinue dans les âmes, quoique la fortune semble quelquefois les punir, et qu'on ose même les condamner, d'après les faux principes des Politiques, elles ne laissent pas de s'attirer à la longue l'approbation universelle; mais tout cela est si clair, que j'ai presque honte d'insister si longtemps sur ce point. [1,28] Un autre défaut familier aux gens de lettres, et qu'il est plus aisé d'excuser que de nier, c'est de ne savoir pas s'ajuster et s'accommoder aux personnes avec lesquelles ils ont à vivre et à traiter; défaut qui vient de deux causes : l'une, est la grandeur même de leur âme, qui les empêche de s'abaisser au point de ne se dévouer qu'à un seul homme. "Nous sommes l'un pour l'autre un théâtre assez grand" (Sénèque, Lettres à Lucilius, I, 7, 11) ; ce mot est d'un amant, et non d'un sage. Je ne disconviendrai pas néanmoins que celui qui n'a pas la faculté de contracter et de dilater à volonté son esprit, comme la prunelle de son oeil, est privé d'une faculté bien nécessaire dans la vie active. La seconde cause est leur probité et la simplicité de leurs moeurs; ce qui est plutôt la preuve d'un choix judicieux, qu'un vrai défaut. En effet, les limites véritables et légitimes de l'assiduité qu'on peut avoir auprès de tel ou tel personnage, se réduisent à étudier ses moeurs, afin de pouvoir traiter avec lui sans le choquer, l'aider de ses conseils au besoin, et pourvoir en même temps à sa propre sûreté en toutes circonstances : mais de scruter les secrètes affections d'un autre homme, afin de le plier, de le manier, de le tourner à son gré, est le propre d'un homme peu candide, d'un homme rusé, d'un homme double ; et ce qui serait déjà très vicieux en amitié, devient un crime dés qu'il s'agit des princes ; car cette coutume de l'Orient, qui défend de fixer les yeux sur les souverains, a, quant à l'usage même, je ne sais quoi de barbare ; mais, quant à ce qu'elle signifie, elle ne laisse pas d'avoir son mérite; il n'appartient pas aux sujets de scruter les coeurs de leurs maitres, que l'écriture sainte a déclarés impénétrables. [1,29] Reste un autre défaut, par lequel je terminerai cette partie, et qu'on impute aux Lettrés; savoir : que, dans les petites choses, dans les choses extérieures, comme l'air du visage, le geste, la démarche, les entretiens journaliers, et autres circonstances de cette espèce, ils n'observent pas le décorum; et ces fautes si légères, ces petites inattentions, les hommes sans jugement en prennent occasion de juger de leur capacité dans les grandes choses; mais un jugement de cette espèce est presque toujours trompeur : qu'ils sachent de plus que Thémistocle leur a dès longtemps répondu d'avance. Comme on l'invitait à jouer de la flûte, il répondit avec assez d'orgueil sans doute, vu qu'en cette occasion il parlait de lui-même, mais d'une manière pourtant qui rentre très bien dans ce que nous disons, "qu'à la vérité il ne savait pas jouer de la flûte, mais qu'en récompense il savait fort bien comment d'une petite ville on pouvait faire une grande cité" (Plutarque, Vie de Thémistocle, II). Il est sans doute bien des personnages dont on peut dire que tous les ressorts politiques leur sont parfaitement connus ; et rien pourtant n'est plus gauche et plus maladroit qu'eux dans la vie ordinaire et dans ces petites choses qui reviennent à chaque instant. Enfin, renvoyons ces détracteurs à cet éloge que Platon faisait de son maître : "il ressemble", disait-il, "aux boîtes des pharmaciens, qui au dehors présentent des figures de singes, de hiboux et de satyres; mais qui au dedans contiennent des liqueurs précieuses, et des remèdes admirables" ; avouant ainsi qu'au jugement du vulgaire, et selon l'estimation commune, son maître ne laissait pas d'avoir à l'extérieur quelques légers défauts, et même des difformités; tandis qu'au dedans, son âme était toute pleine de talents supérieurs et de sublimes vertus. Mais en voilà assez sur les moeurs des gens de lettres. [1,30] Au reste, nous croyons devoir prévenir que notre dessein n'est nullement d'excuser les moeurs abjectes et sordides de certains philosophes de profession; moeurs par lesquelles ils ont déshonoré et les lettres et eux-mêmes. Tels étaient chez les Romains, dans les derniers siècles, ces philosophes qu'on voyait attachés aux maisons des riches, qui ne bougeaient de leur table, et qu'on aurait pu, avec raison, qualifier de parasites à grande barbe. De ce genre était celui que Lucien dépeint si facétieusement. Une dame de distinction l'ayant chargé de porter dans sa litière son petit chien de Malte, comme il se prêtait à ce service avec beaucoup de complaisance et très peu de dignité, un petit valet de cette dame le railla, en disant : "j'ai peur que notre philosophe de Stoïcien redevienne Cynique" (Lucien, De mercede conductis). Il n'est rien qui ait plus nui à la dignité des lettres que cette grossière et basse adulation, à laquelle certains personnages, qui n'étaient rien moins qu'ignorants, ont abaissé leurs plumes et leurs esprits, transformant, selon l'expression de Dubartas, "Hécube en Hélène, et Faustine en Lucrèce". Et je ne suis pas non plus trop porté à louer cette coutume reçue de dédier les livres à des patrons ; surtout des livres qui, étant dignes de ce nom, ne devraient avoir d'autres protectrices que la raison et la vérité. J'aime mieux ces anciens qui dédiaient leurs livres à leurs amis et à leurs égaux, ou qui mettaient même en tête de leurs traités les noms de ces amis. Que si par hasard ils dédiaient leurs ouvrages aux rois, ou à d'autres hommes puissants, ils ne le faisaient que dans le cas où le sujet même du livre con[1,21] Je dis donc que le discrédit et le déshonneur qui rejaillit de la fortune des Lettrés sur les lettres, se tire, ou de leur pauvreté et de leur indigence, ou de leur genre de vie obscur et retiré, ou du genre même de leurs occupations qui ne semble pas des plus nobles. [1,22] Quant à la pauvreté, si l'on voit tous les jours que les Lettrés sont indigents, que la plupart sont d'une extraction assez obscure, et qu'ils ne s'enrichissent pas aussi vite que d'autres qui ne halètent qu'après le gain, l'éloge de la pauvreté est un fort beau sujet; mais c'est aux religieux mendiants qu'il vaudrait mieux abandonner le soin de le traiter (soit dit sans les offenser), religieux dont Machiavel ne faisait pas un faible éloge, lorsqu'il disait d'eux : "depuis longtemps le règne des prêtres serait passé, si la vénération pour les frères et les religieux mendiants n'eut balancé l'effet de luxe et des vices des évêques". C'est ainsi qu'on peut dire hardiment que, de cette prospérité et de cette magnificence qui donnent tant d'éclat aux princes et aux grands, on serait dès longtemps retombé dans la misère et la barbarie, si l'on n'avait, à ces mêmes Lettrés si misérables, l'obligation de la décence et des agréments de la vie civile. Mais, laissant de côté ces éloges captieux, attachons-nous a un autre fait bien digne de remarque : il s'agit de cette vénération et de cette espèce de consécration où la pauvreté fut chez les Romains durant tant de siècles; chez les Romains, dont la république ne se gouvernait point par des paradoxes. Car c'est ainsi qu'en parle Tite-Live dans son préambule : "si l'amour de mon sujet ne me séduit, je peux dire qu'il n'y eut jamais république plus grande, plus sainte et plus riche en bons exemples; qu'il n'y en eut point où le luxe et la cupidité vinrent si tard s'établir, où l'on rendit de si grands honneurs, et durant tant d'années, à la pauvreté et à l'économie" (Tite-Live, L'Histoire romaine, Prélude, par. 11). Il y a plus : dans ces temps où Rome avait déjà dégénéré, et à l'époque où César témoignait que son dessein était de relever la république, le sentiment d'un de ses amis fut que rien ne mènerait plus promptement à ce but que d'ôter tout crédit et tout honneur aux richesses : "Ces maux-là, disait-il, et tous les autres maux disparaîtront avec cette prérogative dont jouit l'or, sitôt que les magistratures et toutes ces distinctions auxquelles aspire le vulgaire cesseront d'être vénales" (Salluste, Lettres à Jules César, II, 8). Enfin, comme on a dit que "la rougeur est la couleur de la vertu", quoique ce soit assez souvent une faute qui nous fait rougir, on peut dire avec autant de vérité, que la pauvreté est la fortune de la vertu, quoiqu'elle ait quelquefois pour cause le luxe et l'incurie. C'est sans contredit à Salomon qu'appartient cette sentence : "celui qui court aux richesses, ne sera pas longtemps innocent" (Proverbes, XXVIII, 20) ; ainsi que ce précepte : "achète la vérité; mais toi, ne vends pas la science et la prudence" (Proverbes, XXIII, 23) ; comme s'il lui paraissait convenable d'employer ses richesses à acquérir la science, et non d'employer la science à amasser des richesses. [1,23] Qu'est-il besoin de parler de cette vie obscure et retirée qu'on reproche aux Lettrés ? Soutenir que le repos et la retraite (pourvu toutefois qu'on en ôte le luxe et la paresse) sont préférables à la vie contentieuse et active, vu la sécurité, la liberté, les douceurs, l'existence honorable qui en sont les fruits, ou tout au moins à cause de la facilité qu'on y trouve à se garantir des indignités; c'est un sujet si rebattu et tellement usé par tous les écrivains, que de tous ceux qui se mêlent de le traiter, il n'en est aucun qui ne le traite bien; tant cette maxime est à l'unisson du sentiment humain, quant à l'expérience, et de la raison universelle, quant à l'approbation qu'on peut lui donner. Tout ce que je me contenterai d'ajouter, est que ces Lettrés qui demeurent cachés dans les républiques, et qui vivent loin des yeux des hommes, sont semblables aux images de Cassius et de Brutus; car Tacite, en nous apprenant qu'elles ne furent point portées aux funérailles de Junie, quoiqu'on y en portât un grand nombre d'autres, s'exprime ainsi : "elles paraissaient devant toutes les autres, par cela même qu'on ne les y voyait point" (Tacite, Annales, III, 76). [1,24] Quant à ce que l'on dit de la bassesse des occupations que l'on abandonne aux Lettrés, cela nous fait penser à l'usage où l'on est de leur confier l'éducation des enfants et des adolescents ; âge exposé à un mépris qui retombe sur les maîtres eux-mêmes : mais l'on sentira aisément combien ce reproche est injuste, pour peu qu'examinant la chose, non d'après l'opinion vulgaire, mais d'après la direction d'un jugement sain, l'on considère que tous se hâtent d'imbiber un vase neuf plutôt qu'un vieux, et choisissent avec plus de soin la terre qu'ils mettent autour d'une plante encore tendre que celle qu'ils approchent d'une plante adulte ; par où l'on voit que ce sont les commencements des corps et de toutes choses qui sont le principal objet de notre sollicitude. Daignez prêter l'oreille aux rabbins, lorsqu'ils vous disent: "vos jeunes gens auront des visions, et vos vieillards, des songes" (Saint Jérôme, La prophétie de Joël, III, 28). De ce texte ils concluent que la jeunesse est l'âge qui mérite le plus notre attention et nos égards, et cela d'autant que nous avons des révélations plus claires par les visions que par les songes. Mais une conduite qui mérite vraiment d'être remarquée, c'est que de notre temps, quoique les pédagogues, regardés comme une espèce de singes des tyrans, soient les jouets du théâtre, on ne laisse pas, dans le choix qu'on en fait, de mettre tant d'inattention et d'insouciance : ce n'est pourtant pas d'aujourd'hui seulement que cette négligence a été remarquée, et que les plaintes, à cet égard, se sont fait entendre ; mais depuis les siècles les plus vertueux et les plus sages jusqu'à nos jours, l'on s'est plaint que les républiques ne s'occupaient que trop des lois, et pas assez de l'éducation. Or, cette partie si importante de l'ancienne discipline a été, jusqu'à un certain point, comme rappelée de l'exil dans les collèges des Jésuites ; et lorsque je considère leur industrie et leur activité, tant pour cultiver les sciences que pour former les moeurs, je me rappelle ce mot d'Agésilas à Pharnabaze : "tel que je te vois, plût-à-dieu que ta fusses des nôtres !" (Plutarque, Vie d'Agésilas, XII, 9) Mais en voilà assez sur les reproches qu'on fait aux gens de lettres, par rapport à leur fortune et à leur condition. [1,25] Quant à ce qui concerne les moeurs des Lettrés, c'est un point qui regarde plutôt les personnes mêmes que leurs études. Car on trouve sans doute parmi eux, comme dans tous les autres ordres et genres de vie, et des bons et des méchants; ce qui ne donne nullement atteinte à cette vérité si connue : que "nos moeurs se moulent sur notre genre d'études" (Ovide, Héroïdes, XV, 83), et que les lettres, à moins qu'elles ne tombent dans des esprits tout-à-fait dépravés, corrigent entièrement le naturel, et le changent en mieux. [1,26] Mais en y regardant de fort près et en appréciant les choses avec toute l'attention et la sincérité dont je suis capable, je ne vois aucun déshonneur qui puisse rejaillir des moeurs des Lettrés sur les lettres; à moins qu'on ne leur reproche comme un vice, ce défaut même qu'on a reproché à Démosthènes, à Cicéron, à Caton d'Utique, à Sénèque et à plusieurs autres; que les temps dont ils lisent l'histoire, étant meilleurs que ceux où ils vivent, et les préceptes valant toujours mieux que les actions, ils s'efforcent beaucoup plus qu'il ne le faudrait, de ramener un siècle corrompu à la pureté des préceptes et des dogmes dont ils sont nourris, et d'imposer à un temps de dissolution, des lois qui ne conviennent qu'à la sévérité des moeurs antiques; mais s'ils ont besoin de quelque avertissement à cet égard, ils sont à même de le puiser dans leurs propres sources. Car Solon, comme on lui demandait s'il avait donné à ses concitoyens les meilleures lois possibles, répondit : "non les meilleures possibles, mais les meilleures de celles qu'ils eussent voulu accepter" (Plutarque, Vie de Solon, XV). Platon aussi voyant les moeurs de ses concitoyens corrompues à tel degré qu'il ne pouvait les supporter, s'abstint de tout emploi public, prétendant "qu'il fallait se conduire avec la patrie comme avec ses parents, user de douces persuasions et non de violence, supplier et non contester"; et, c'est une précaution que n'oubliait pas non plus ce conseiller de César , lorsqu'il disait : "nous n'avons garde de vouloir rappeler aux anciennes institutions ce qui dès longtemps est le jouet d'un peuple corrompu". Cicéron également, relevant les méprises de Caton d'Utique dans une de ses lettres à Atticus : "rien de plus pur, dit-il, que les sentiments de Caton; mais il ne laisse pas de nuire quelquefois à la république : il nous parle comme si nous étions dans la république de Platon, et non dans cette lie de Romulus" (Cicéron, Lettres à Atticus, II, I, 8). Ce même Cicéron excusant, à l'aide d'une bénigne interprétation, ce que les préceptes et les décisions des philosophes avaient de trop sévère et de trop dur : "si ces précepteurs et ces maîtres", dit-il, semblent avoir reculé les limites de nos devoirs beaucoup plus loin que la nature humaine ne le comporte, c'était afin que, par les efforts mêmes que nous ferions pour nous élever au plus haut degré de perfection, nous pussions du moins prendre pied au degré convenable" (Cicéron, Plaidoyer pour Muréna, XXXI). Cependant, et lui aussi, il pouvait dire : "je suis au-dessous de mes propres maximes"; car il a donné dans le même écueil, quoiqu'il ne s'y soit pas heurté aussi lourdement que bien d'autres. [1,27] Un autre définit que l'on reproche aux Lettrés avec quelque sorte de raison, c'est de préférer la gloire et l'avantage de leur patrie, ou de leurs souverains, à leur propre fortune et à leur propre sûreté. C'est ainsi que Démosthènes parle à ses concitoyens : "mes conseils, ô Athéniens ! ne sont pas de telle nature que je puisse, en vous les donnant, devenir plus grand parmi vous, et que vous, en les suivant, puissiez devenir, pour les Grecs, un objet de mépris : ils sont tels au contraire, que le plus souvent il n'est pas trop sûr pour moi de vous les donner; mais que vous, il vous est toujours utile de les embrasser". C'est dans ce même esprit que Sénèque, après les cinq premières années de Néron, n'abandonna point son poste, dans le temps même où ce prince était déjà souillé des crimes les plus honteux, et ne cessa point de lui ménager ses conseils avec une noble confiance et une généreuse liberté ; conduite qu'il ne put soutenir sans s'exposer lui-même au danger le plus imminent, et qui fut enfin cause de sa perte: Et en pouvait-il être autrement ? vu que la science pénètre l'âme humaine du profond sentiment de sa fragilité, de la dignité de l'homme, et des devoirs que lui imposent ses hautes destinées; toutes considérations, telles, que ceux qui ne les perdent jamais de vue, ne peuvent en aucune manière se persuader qu'ils doivent regarder comme le souverain bien et comme leur principale fin, leur propre agrandissement. C'est pourquoi ils vivent comme devant rendre compte à Dieu, et à leurs maîtres après Dieu, soit rois, soit républiques, et rendre compte sous cette formule : "voilà ce que j'ai gagné pour toi"; et non sous celle-ci : "voilà ce que j'ai gagné pour moi". Mais la tourbe des Politiques, dont les esprits ne sont point instruits et confirmés dans la doctrine des devoirs et dans la contemplation du bien universel, rapportent tout à eux-mêmes, se regardant comme le centre du monde; et comme si toutes les ligues devaient concourir vers eux et leurs fortunes, s'embarrassent peu du vaisseau de la république, quoique battu par la tempête, pourvu qu'ils puissent sauver leur petite barque et échapper seuls au naufrage. Mais ceux qui connaissent mieux le poids des devoirs et les limites de l'amour de soi, demeurent attachés à leurs fonctions et restent à leur poste, quelque risque qu'il y ait à le faire. Que s'ils échappent au danger, au milieu des séditions et des innovations, ce bonheur, ils ne le doivent point à l'artifice et à un génie versatile; mais à ce respect que la probité impose naturellement, et qu'elle arrache à des ennemis mêmes. Au reste, quant à ce qui regarde la constance, la fidélité et la religion des devoirs; toutes choses que la science, sans contredit, insinue dans les âmes, quoique la fortune semble quelquefois les punir, et qu'on ose même les condamner, d'après les faux principes des Politiques, elles ne laissent pas de s'attirer à la longue l'approbation universelle; mais tout cela est si clair, que j'ai presque honte d'insister si longtemps sur ce point. [1,28] Un autre défaut familier aux gens de lettres, et qu'il est plus aisé d'excuser que de nier, c'est de ne savoir pas s'ajuster et s'accommoder aux personnes avec lesquelles ils ont à vivre et à traiter; défaut qui vient de deux causes : l'une, est la grandeur même de leur âme, qui les empêche de s'abaisser au point de ne se dévouer qu'à un seul homme. "Nous sommes l'un pour l'autre un théâtre assez grand" (Sénèque, Lettres à Lucilius, I, 7, 11) ; ce mot est d'un amant, et non d'un sage. Je ne disconviendrai pas néanmoins que celui qui n'a pas la faculté de contracter et de dilater à volonté son esprit, comme la prunelle de son oeil, est privé d'une faculté bien nécessaire dans la vie active. La seconde cause est leur probité et la simplicité de leurs moeurs; ce qui est plutôt la preuve d'un choix judicieux, qu'un vrai défaut. En effet, les limites véritables et légitimes de l'assiduité qu'on peut avoir auprès de tel ou tel personnage, se réduisent à étudier ses moeurs, afin de pouvoir traiter avec lui sans le choquer, l'aider de ses conseils au besoin, et pourvoir en même temps à sa propre sûreté en toutes circonstances : mais de scruter les secrètes affections d'un autre homme, afin de le plier, de le manier, de le tourner à son gré, est le propre d'un homme peu candide, d'un homme rusé, d'un homme double ; et ce qui serait déjà très vicieux en amitié, devient un crime dés qu'il s'agit des princes ; car cette coutume de l'Orient, qui défend de fixer les yeux sur les souverains, a, quant à l'usage même, je ne sais quoi de barbare ; mais, quant à ce qu'elle signifie, elle ne laisse pas d'avoir son mérite; il n'appartient pas aux sujets de scruter les coeurs de leurs maitres, que l'écriture sainte a déclarés impénétrables. [1,29] Reste un autre défaut, par lequel je terminerai cette partie, et qu'on impute aux Lettrés; savoir : que, dans les petites choses, dans les choses extérieures, comme l'air du visage, le geste, la démarche, les entretiens journaliers, et autres circonstances de cette espèce, ils n'observent pas le décorum; et ces fautes si légères, ces petites inattentions, les hommes sans jugement en prennent occasion de juger de leur capacité dans les grandes choses; mais un jugement de cette espèce est presque toujours trompeur : qu'ils sachent de plus que Thémistocle leur a dès longtemps répondu d'avance. Comme on l'invitait à jouer de la flûte, il répondit avec assez d'orgueil sans doute, vu qu'en cette occasion il parlait de lui-même, mais d'une manière pourtant qui rentre très bien dans ce que nous disons, "qu'à la vérité il ne savait pas jouer de la flûte, mais qu'en récompense il savait fort bien comment d'une petite ville on pouvait faire une grande cité" (Plutarque, Vie de Thémistocle, II). Il est sans doute bien des personnages dont on peut dire que tous les ressorts politiques leur sont parfaitement connus ; et rien pourtant n'est plus gauche et plus maladroit qu'eux dans la vie ordinaire et dans ces petites choses qui reviennent à chaque instant. Enfin, renvoyons ces détracteurs à cet éloge que Platon faisait de son maître : "il ressemble", disait-il, "aux boîtes des pharmaciens, qui au dehors présentent des figures de singes, de hiboux et de satyres; mais qui au dedans contiennent des liqueurs précieuses, et des remèdes admirables" ; avouant ainsi qu'au jugement du vulgaire, et selon l'estimation commune, son maître ne laissait pas d'avoir à l'extérieur quelques légers défauts, et même des difformités; tandis qu'au dedans, son âme était toute pleine de talents supérieurs et de sublimes vertus. Mais en voilà assez sur les moeurs des gens de lettres. [1,30] Au reste, nous croyons devoir prévenir que notre dessein n'est nullement d'excuser les moeurs abjectes et sordides de certains philosophes de profession; moeurs par lesquelles ils ont déshonoré et les lettres et eux-mêmes. Tels étaient chez les Romains, dans les derniers siècles, ces philosophes qu'on voyait attachés aux maisons des riches, qui ne bougeaient de leur table, et qu'on aurait pu, avec raison, qualifier de parasites à grande barbe. De ce genre était celui que Lucien dépeint si facétieusement. Une dame de distinction l'ayant chargé de porter dans sa litière son petit chien de Malte, comme il se prêtait à ce service avec beaucoup de complaisance et très peu de dignité, un petit valet de cette dame le railla, en disant : "j'ai peur que notre philosophe de Stoïcien redevienne Cynique" (Lucien, De mercede conductis). Il n'est rien qui ait plus nui à la dignité des lettres que cette grossière et basse adulation, à laquelle certains personnages, qui n'étaient rien moins qu'ignorants, ont abaissé leurs plumes et leurs esprits, transformant, selon l'expression de Dubartas, "Hécube en Hélène, et Faustine en Lucrèce". Et je ne suis pas non plus trop porté à louer cette coutume reçue de dédier les livres à des patrons ; surtout des livres qui, étant dignes de ce nom, ne devraient avoir d'autres protectrices que la raison et la vérité. J'aime mieux ces anciens qui dédiaient leurs livres à leurs amis et à leurs égaux, ou qui mettaient même en tête de leurs traités les noms de ces amis. Que si par hasard ils dédiaient leurs ouvrages aux rois, ou à d'autres hommes puissants, ils ne le faisaient que dans le cas où le sujet même du livre con[1,21] Je dis donc que le discrédit et le déshonneur qui rejaillit de la fortune des Lettrés sur les lettres, se tire, ou de leur pauvreté et de leur indigence, ou de leur genre de vie obscur et retiré, ou du genre même de leurs occupations qui ne semble pas des plus nobles. [1,22] Quant à la pauvreté, si l'on voit tous les jours que les Lettrés sont indigents, que la plupart sont d'une extraction assez obscure, et qu'ils ne s'enrichissent pas aussi vite que d'autres qui ne halètent qu'après le gain, l'éloge de la pauvreté est un fort beau sujet; mais c'est aux religieux mendiants qu'il vaudrait mieux abandonner le soin de le traiter (soit dit sans les offenser), religieux dont Machiavel ne faisait pas un faible éloge, lorsqu'il disait d'eux : "depuis longtemps le règne des prêtres serait passé, si la vénération pour les frères et les religieux mendiants n'eut balancé l'effet de luxe et des vices des évêques". C'est ainsi qu'on peut dire hardiment que, de cette prospérité et de cette magnificence qui donnent tant d'éclat aux princes et aux grands, on serait dès longtemps retombé dans la misère et la barbarie, si l'on n'avait, à ces mêmes Lettrés si misérables, l'obligation de la décence et des agréments de la vie civile. Mais, laissant de côté ces éloges captieux, attachons-nous a un autre fait bien digne de remarque : il s'agit de cette vénération et de cette espèce de consécration où la pauvreté fut chez les Romains durant tant de siècles; chez les Romains, dont la république ne se gouvernait point par des paradoxes. Car c'est ainsi qu'en parle Tite-Live dans son préambule : "si l'amour de mon sujet ne me séduit, je peux dire qu'il n'y eut jamais république plus grande, plus sainte et plus riche en bons exemples; qu'il n'y en eut point où le luxe et la cupidité vinrent si tard s'établir, où l'on rendit de si grands honneurs, et durant tant d'années, à la pauvreté et à l'économie" (Tite-Live, L'Histoire romaine, Prélude, par. 11). Il y a plus : dans ces temps où Rome avait déjà dégénéré, et à l'époque où César témoignait que son dessein était de relever la république, le sentiment d'un de ses amis fut que rien ne mènerait plus promptement à ce but que d'ôter tout crédit et tout honneur aux richesses : "Ces maux-là, disait-il, et tous les autres maux disparaîtront avec cette prérogative dont jouit l'or, sitôt que les magistratures et toutes ces distinctions auxquelles aspire le vulgaire cesseront d'être vénales" (Salluste, Lettres à Jules César, II, 8). Enfin, comme on a dit que "la rougeur est la couleur de la vertu", quoique ce soit assez souvent une faute qui nous fait rougir, on peut dire avec autant de vérité, que la pauvreté est la fortune de la vertu, quoiqu'elle ait quelquefois pour cause le luxe et l'incurie. C'est sans contredit à Salomon qu'appartient cette sentence : "celui qui court aux richesses, ne sera pas longtemps innocent" (Proverbes, XXVIII, 20) ; ainsi que ce précepte : "achète la vérité; mais toi, ne vends pas la science et la prudence" (Proverbes, XXIII, 23) ; comme s'il lui paraissait convenable d'employer ses richesses à acquérir la science, et non d'employer la science à amasser des richesses. [1,23] Qu'est-il besoin de parler de cette vie obscure et retirée qu'on reproche aux Lettrés ? Soutenir que le repos et la retraite (pourvu toutefois qu'on en ôte le luxe et la paresse) sont préférables à la vie contentieuse et active, vu la sécurité, la liberté, les douceurs, l'existence honorable qui en sont les fruits, ou tout au moins à cause de la facilité qu'on y trouve à se garantir des indignités; c'est un sujet si rebattu et tellement usé par tous les écrivains, que de tous ceux qui se mêlent de le traiter, il n'en est aucun qui ne le traite bien; tant cette maxime est à l'unisson du sentiment humain, quant à l'expérience, et de la raison universelle, quant à l'approbation qu'on peut lui donner. Tout ce que je me contenterai d'ajouter, est que ces Lettrés qui demeurent cachés dans les républiques, et qui vivent loin des yeux des hommes, sont semblables aux images de Cassius et de Brutus; car Tacite, en nous apprenant qu'elles ne furent point portées aux funérailles de Junie, quoiqu'on y en portât un grand nombre d'autres, s'exprime ainsi : "elles paraissaient devant toutes les autres, par cela même qu'on ne les y voyait point" (Tacite, Annales, III, 76). [1,24] Quant à ce que l'on dit de la bassesse des occupations que l'on abandonne aux Lettrés, cela nous fait penser à l'usage où l'on est de leur confier l'éducation des enfants et des adolescents ; âge exposé à un mépris qui retombe sur les maîtres eux-mêmes : mais l'on sentira aisément combien ce reproche est injuste, pour peu qu'examinant la chose, non d'après l'opinion vulgaire, mais d'après la direction d'un jugement sain, l'on considère que tous se hâtent d'imbiber un vase neuf plutôt qu'un vieux, et choisissent avec plus de soin la terre qu'ils mettent autour d'une plante encore tendre que celle qu'ils approchent d'une plante adulte ; par où l'on voit que ce sont les commencements des corps et de toutes choses qui sont le principal objet de notre sollicitude. Daignez prêter l'oreille aux rabbins, lorsqu'ils vous disent: "vos jeunes gens auront des visions, et vos vieillards, des songes" (Saint Jérôme, La prophétie de Joël, III, 28). De ce texte ils concluent que la jeunesse est l'âge qui mérite le plus notre attention et nos égards, et cela d'autant que nous avons des révélations plus claires par les visions que par les songes. Mais une conduite qui mérite vraiment d'être remarquée, c'est que de notre temps, quoique les pédagogues, regardés comme une espèce de singes des tyrans, soient les jouets du théâtre, on ne laisse pas, dans le choix qu'on en fait, de mettre tant d'inattention et d'insouciance : ce n'est pourtant pas d'aujourd'hui seulement que cette négligence a été remarquée, et que les plaintes, à cet égard, se sont fait entendre ; mais depuis les siècles les plus vertueux et les plus sages jusqu'à nos jours, l'on s'est plaint que les républiques ne s'occupaient que trop des lois, et pas assez de l'éducation. Or, cette partie si importante de l'ancienne discipline a été, jusqu'à un certain point, comme rappelée de l'exil dans les collèges des Jésuites ; et lorsque je considère leur industrie et leur activité, tant pour cultiver les sciences que pour former les moeurs, je me rappelle ce mot d'Agésilas à Pharnabaze : "tel que je te vois, plût-à-dieu que ta fusses des nôtres !" (Plutarque, Vie d'Agésilas, XII, 9) Mais en voilà assez sur les reproches qu'on fait aux gens de lettres, par rapport à leur fortune et à leur condition. [1,25] Quant à ce qui concerne les moeurs des Lettrés, c'est un point qui regarde plutôt les personnes mêmes que leurs études. Car on trouve sans doute parmi eux, comme dans tous les autres ordres et genres de vie, et des bons et des méchants; ce qui ne donne nullement atteinte à cette vérité si connue : que "nos moeurs se moulent sur notre genre d'études" (Ovide, Héroïdes, XV, 83), et que les lettres, à moins qu'elles ne tombent dans des esprits tout-à-fait dépravés, corrigent entièrement le naturel, et le changent en mieux. [1,26] Mais en y regardant de fort près et en appréciant les choses avec toute l'attention et la sincérité dont je suis capable, je ne vois aucun déshonneur qui puisse rejaillir des moeurs des Lettrés sur les lettres; à moins qu'on ne leur reproche comme un vice, ce défaut même qu'on a reproché à Démosthènes, à Cicéron, à Caton d'Utique, à Sénèque et à plusieurs autres; que les temps dont ils lisent l'histoire, étant meilleurs que ceux où ils vivent, et les préceptes valant toujours mieux que les actions, ils s'efforcent beaucoup plus qu'il ne le faudrait, de ramener un siècle corrompu à la pureté des préceptes et des dogmes dont ils sont nourris, et d'imposer à un temps de dissolution, des lois qui ne conviennent qu'à la sévérité des moeurs antiques; mais s'ils ont besoin de quelque avertissement à cet égard, ils sont à même de le puiser dans leurs propres sources. Car Solon, comme on lui demandait s'il avait donné à ses concitoyens les meilleures lois possibles, répondit : "non les meilleures possibles, mais les meilleures de celles qu'ils eussent voulu accepter" (Plutarque, Vie de Solon, XV). Platon aussi voyant les moeurs de ses concitoyens corrompues à tel degré qu'il ne pouvait les supporter, s'abstint de tout emploi public, prétendant "qu'il fallait se conduire avec la patrie comme avec ses parents, user de douces persuasions et non de violence, supplier et non contester"; et, c'est une précaution que n'oubliait pas non plus ce conseiller de César , lorsqu'il disait : "nous n'avons garde de vouloir rappeler aux anciennes institutions ce qui dès longtemps est le jouet d'un peuple corrompu". Cicéron également, relevant les méprises de Caton d'Utique dans une de ses lettres à Atticus : "rien de plus pur, dit-il, que les sentiments de Caton; mais il ne laisse pas de nuire quelquefois à la république : il nous parle comme si nous étions dans la république de Platon, et non dans cette lie de Romulus" (Cicéron, Lettres à Atticus, II, I, 8). Ce même Cicéron excusant, à l'aide d'une bénigne interprétation, ce que les préceptes et les décisions des philosophes avaient de trop sévère et de trop dur : "si ces précepteurs et ces maîtres", dit-il, semblent avoir reculé les limites de nos devoirs beaucoup plus loin que la nature humaine ne le comporte, c'était afin que, par les efforts mêmes que nous ferions pour nous élever au plus haut degré de perfection, nous pussions du moins prendre pied au degré convenable" (Cicéron, Plaidoyer pour Muréna, XXXI). Cependant, et lui aussi, il pouvait dire : "je suis au-dessous de mes propres maximes"; car il a donné dans le même écueil, quoiqu'il ne s'y soit pas heurté aussi lourdement que bien d'autres. [1,27] Un autre définit que l'on reproche aux Lettrés avec quelque sorte de raison, c'est de préférer la gloire et l'avantage de leur patrie, ou de leurs souverains, à leur propre fortune et à leur propre sûreté. C'est ainsi que Démosthènes parle à ses concitoyens : "mes conseils, ô Athéniens ! ne sont pas de telle nature que je puisse, en vous les donnant, devenir plus grand parmi vous, et que vous, en les suivant, puissiez devenir, pour les Grecs, un objet de mépris : ils sont tels au contraire, que le plus souvent il n'est pas trop sûr pour moi de vous les donner; mais que vous, il vous est toujours utile de les embrasser". C'est dans ce même esprit que Sénèque, après les cinq premières années de Néron, n'abandonna point son poste, dans le temps même où ce prince était déjà souillé des crimes les plus honteux, et ne cessa point de lui ménager ses conseils avec une noble confiance et une généreuse liberté ; conduite qu'il ne put soutenir sans s'exposer lui-même au danger le plus imminent, et qui fut enfin cause de sa perte: Et en pouvait-il être autrement ? vu que la science pénètre l'âme humaine du profond sentiment de sa fragilité, de la dignité de l'homme, et des devoirs que lui imposent ses hautes destinées; toutes considérations, telles, que ceux qui ne les perdent jamais de vue, ne peuvent en aucune manière se persuader qu'ils doivent regarder comme le souverain bien et comme leur principale fin, leur propre agrandissement. C'est pourquoi ils vivent comme devant rendre compte à Dieu, et à leurs maîtres après Dieu, soit rois, soit républiques, et rendre compte sous cette formule : "voilà ce que j'ai gagné pour toi"; et non sous celle-ci : "voilà ce que j'ai gagné pour moi". Mais la tourbe des Politiques, dont les esprits ne sont point instruits et confirmés dans la doctrine des devoirs et dans la contemplation du bien universel, rapportent tout à eux-mêmes, se regardant comme le centre du monde; et comme si toutes les ligues devaient concourir vers eux et leurs fortunes, s'embarrassent peu du vaisseau de la république, quoique battu par la tempête, pourvu qu'ils puissent sauver leur petite barque et échapper seuls au naufrage. Mais ceux qui connaissent mieux le poids des devoirs et les limites de l'amour de soi, demeurent attachés à leurs fonctions et restent à leur poste, quelque risque qu'il y ait à le faire. Que s'ils échappent au danger, au milieu des séditions et des innovations, ce bonheur, ils ne le doivent point à l'artifice et à un génie versatile; mais à ce respect que la probité impose naturellement, et qu'elle arrache à des ennemis mêmes. Au reste, quant à ce qui regarde la constance, la fidélité et la religion des devoirs; toutes choses que la science, sans contredit, insinue dans les âmes, quoique la fortune semble quelquefois les punir, et qu'on ose même les condamner, d'après les faux principes des Politiques, elles ne laissent pas de s'attirer à la longue l'approbation universelle; mais tout cela est si clair, que j'ai presque honte d'insister si longtemps sur ce point. [1,28] Un autre défaut familier aux gens de lettres, et qu'il est plus aisé d'excuser que de nier, c'est de ne savoir pas s'ajuster et s'accommoder aux personnes avec lesquelles ils ont à vivre et à traiter; défaut qui vient de deux causes : l'une, est la grandeur même de leur âme, qui les empêche de s'abaisser au point de ne se dévouer qu'à un seul homme. "Nous sommes l'un pour l'autre un théâtre assez grand" (Sénèque, Lettres à Lucilius, I, 7, 11) ; ce mot est d'un amant, et non d'un sage. Je ne disconviendrai pas néanmoins que celui qui n'a pas la faculté de contracter et de dilater à volonté son esprit, comme la prunelle de son oeil, est privé d'une faculté bien nécessaire dans la vie active. La seconde cause est leur probité et la simplicité de leurs moeurs; ce qui est plutôt la preuve d'un choix judicieux, qu'un vrai défaut. En effet, les limites véritables et légitimes de l'assiduité qu'on peut avoir auprès de tel ou tel personnage, se réduisent à étudier ses moeurs, afin de pouvoir traiter avec lui sans le choquer, l'aider de ses conseils au besoin, et pourvoir en même temps à sa propre sûreté en toutes circonstances : mais de scruter les secrètes affections d'un autre homme, afin de le plier, de le manier, de le tourner à son gré, est le propre d'un homme peu candide, d'un homme rusé, d'un homme double ; et ce qui serait déjà très vicieux en amitié, devient un crime dés qu'il s'agit des princes ; car cette coutume de l'Orient, qui défend de fixer les yeux sur les souverains, a, quant à l'usage même, je ne sais quoi de barbare ; mais, quant à ce qu'elle signifie, elle ne laisse pas d'avoir son mérite; il n'appartient pas aux sujets de scruter les coeurs de leurs maitres, que l'écriture sainte a déclarés impénétrables. [1,29] Reste un autre défaut, par lequel je terminerai cette partie, et qu'on impute aux Lettrés; savoir : que, dans les petites choses, dans les choses extérieures, comme l'air du visage, le geste, la démarche, les entretiens journaliers, et autres circonstances de cette espèce, ils n'observent pas le décorum; et ces fautes si légères, ces petites inattentions, les hommes sans jugement en prennent occasion de juger de leur capacité dans les grandes choses; mais un jugement de cette espèce est presque toujours trompeur : qu'ils sachent de plus que Thémistocle leur a dès longtemps répondu d'avance. Comme on l'invitait à jouer de la flûte, il répondit avec assez d'orgueil sans doute, vu qu'en cette occasion il parlait de lui-même, mais d'une manière pourtant qui rentre très bien dans ce que nous disons, "qu'à la vérité il ne savait pas jouer de la flûte, mais qu'en récompense il savait fort bien comment d'une petite ville on pouvait faire une grande cité" (Plutarque, Vie de Thémistocle, II). Il est sans doute bien des personnages dont on peut dire que tous les ressorts politiques leur sont parfaitement connus ; et rien pourtant n'est plus gauche et plus maladroit qu'eux dans la vie ordinaire et dans ces petites choses qui reviennent à chaque instant. Enfin, renvoyons ces détracteurs à cet éloge que Platon faisait de son maître : "il ressemble", disait-il, "aux boîtes des pharmaciens, qui au dehors présentent des figures de singes, de hiboux et de satyres; mais qui au dedans contiennent des liqueurs précieuses, et des remèdes admirables" ; avouant ainsi qu'au jugement du vulgaire, et selon l'estimation commune, son maître ne laissait pas d'avoir à l'extérieur quelques légers défauts, et même des difformités; tandis qu'au dedans, son âme était toute pleine de talents supérieurs et de sublimes vertus. Mais en voilà assez sur les moeurs des gens de lettres. [1,30] Au reste, nous croyons devoir prévenir que notre dessein n'est nullement d'excuser les moeurs abjectes et sordides de certains philosophes de profession; moeurs par lesquelles ils ont déshonoré et les lettres et eux-mêmes. Tels étaient chez les Romains, dans les derniers siècles, ces philosophes qu'on voyait attachés aux maisons des riches, qui ne bougeaient de leur table, et qu'on aurait pu, avec raison, qualifier de parasites à grande barbe. De ce genre était celui que Lucien dépeint si facétieusement. Une dame de distinction l'ayant chargé de porter dans sa litière son petit chien de Malte, comme il se prêtait à ce service avec beaucoup de complaisance et très peu de dignité, un petit valet de cette dame le railla, en disant : "j'ai peur que notre philosophe de Stoïcien redevienne Cynique" (Lucien, De mercede conductis). Il n'est rien qui ait plus nui à la dignité des lettres que cette grossière et basse adulation, à laquelle certains personnages, qui n'étaient rien moins qu'ignorants, ont abaissé leurs plumes et leurs esprits, transformant, selon l'expression de Dubartas, "Hécube en Hélène, et Faustine en Lucrèce". Et je ne suis pas non plus trop porté à louer cette coutume reçue de dédier les livres à des patrons ; surtout des livres qui, étant dignes de ce nom, ne devraient avoir d'autres protectrices que la raison et la vérité. J'aime mieux ces anciens qui dédiaient leurs livres à leurs amis et à leurs égaux, ou qui mettaient même en tête de leurs traités les noms de ces amis. Que si par hasard ils dédiaient leurs ouvrages aux rois, ou à d'autres hommes puissants, ils ne le faisaient que dans le cas où le sujet même du livre conenait à de tels personnages. Ce fait et d'autres semblables méritent plutôt le reproche que la défense.