[19,0] LIVRE DIX-NEUVIÈME [19,1] I. Réponse d'un philosophe a qui l'on demandait pourquoi il avait pâli dans une tempête. Nous faisions voile de Cassiope à Brindes, sur la mer ionienne, mer vaste, violente et orageuse. Dès la première nuit, le vent ne cessa de souffler sur le flanc du navire, et l'emplit d'eau. On se lamentait, on travaillait à la sentine ; enfin, le jour parut ; mais la tempête et le danger ne diminuèrent point : loin de là, les coups de vent devenus plus fréquents, un ciel noir, des masses de brouillard, des nuages effrayants, que les matelots appellent trombes, menaçaient d'abîmer le navire. Il y avait là un philosophe célèbre de l'école stoïcienne : je l'avais connu à Athènes. Il jouissait d'une grande considération, et exerçait sur la jeunesse une surveillance assez sévère. Dans notre danger, au milieu du tumulte du ciel et de la mer, je le cherchais des yeux : j'étais curieux de connaître l'état de son âme et de voir s'il demeurait ferme et inébranlable. Il était calme et intrépide : pas de pleurs, pas le moindre gémissement, au milieu de la désolation générale ; seulement sa physionomie n'était pas moins altérée que celle des autres. Enfin, le ciel s'éclaira, la mer s'apaisa, et le danger devint moins imminent. Je vis alors s'approcher du stoïcien un Grec de l'Asie Mineure, opulent, entouré d'un nombreux cortège de richesses et d'esclaves, et en quelque sorte accompagné de toutes tes jouissances de l'esprit et du corps : « Qu'est-ce, ô philosophe ! lui dit-il d'un ton moqueur; dans le danger commun vous avez craint et pâli ! moi, je n'ai ni craint ni pâli. » Le philosophe hésita quelque temps, ne sachant s'il convenait de lui répondre : « Si dans la violence de la tempête, répliqua-t-il enfin, j 'ai paru un peu effrayé, vous n'êtes pas digne d'en apprendre la cause ; mais un disciple d'Aristippe vous répondra pour moi. Dans une circonstance semblable, un homme en tout semblable à vous vint lui demander comment un philosophe pouvait avoir peur, quand il était, lui, sans crainte : « C'est qui, lui dit-il, nous ne sommes pas l'un et l'autre dans la même position : tu dois être peu inquiet de l'âme d'un méchant vaurien ; tandis que moi, je crains pour une âme formée à l'école d'Aristippe. » Par cette répartie, le stoïcien éconduisit le riche Asiatique. Plus tard, comme nous étions sur le point d'arriver à Brindes, les vents et la mer étant tout à fait apaisés, je lui demandai la raison qu'il avait refusé de faire connaître à ce riche qui l'avait interpellé d'une manière si inconvenante. Il me répondit avec calme et douceur : «Puisque vous êtes curieux de l'apprendre, écoutez le sentiment de nos maîtres, les fondateurs de la philosophie stoïcienne, sur ce trouble, effet passager, mais invincible de la nature, ou plutôt lisez : c'est le moyen d'être plus aisément convaincu et de se souvenir mieux. » Aussitôt il tira de son petit bagage le cinquième livre des Dissertations du philosophe Épictète, mises en ordre par Arrien, et conformes sans aucun doute à la doctrine de Zénon et de Chrysippe. Voici à peu près ce que contenait le passage grec que je lus dans cet ouvrage : « Les visions, appelées par les Grecs g-phantasias, imagination, qui viennent tout d'un coup frapper l'âme et l'ébranler, ne dépendent pas de notre volonté et de notre libre arbitre : par une force qui leur est propre, elles s'imposent à la connaissance de l'homme. Mais la réflexion, appelée g-sygkatatheseis qui, en acquiesçant à la sensation, nous la fait discerner, est un acte volontaire et libre. Ainsi un bruit formidable dans le ciel, le fracas d'une ruine, la nouvelle subite et inattendue d'un danger, ou toute autre chose semblable, ont pour effet nécessaire d'ébranler l'âme, de la resserrer et de la faire en quelque sorte pâlir. Le sage lui-même ne saurait s'en défendre ; cet effet n'est point produit par la peur réfléchie d'un mal, mais par des mouvements rapides et involontaires qui préviennent l'usage de l'intelligence et de la raison, Mais, revenu à lui-même, le sage ne donne pas son assentiment à ces imaginations, à ces visions pleines de terreur : g-ou g-sygkatatithetai g-oude g-prosepidoxazei; il n'y acquiesce pas, il n'y consent pas ; au contraire, il les écarte, il les repousse ; il ne voit rien là dont il doive avoir peur ; et c'est ce qui distingue le sage de l'homme vulgaire. L'homme vulgaire, dans le trouble de la première impression, a cru ces objets terribles et effrayants; après réflexion, il les juge tels qu'ils lui ont paru d'abord. Il abonde dans sa vaine frayeur; il acquiesce à la sensation, g-kai g-prosepidoxazei : c'est le mot dont se servent les stoïciens. Le sage, après une altération passagère qui n'a fait qu'effleurer son visage, ne consent pas, g-ou g-sygkatatithetai ; il se tient fermement attaché à l'opinion qu'il a toujours eue sur ces sortes de visions ; elles n'ont rien d'effroyable ; une apparence trompeuse, une crainte vaine l'avaient surpris à l'improviste. » Telle était la doctrine du stoïcien Épictète dans le livre dont j'ai parlé. J'ai cru devoir en prendre note, afin que, le cas échéant, je me garde de prendre l'effroi et la pâleur d'un moment pour le signe d'un esprit vulgaire et faible ; afin aussi de m'appliquer moins à résister à un trouble passager, effet naturel de l'infirmité humaine, qu'à combattre les illusions d'une sensation trompeuse. [19,2] II. Sur cinq sens, nous en avons deux qui nous sont communs avec la brute. Le plaisir qui nous vient par l'ouïe, la vue et l'odorat, est méprisable et honteux ; mais le plus honteux est bien celui que donnent le goût et le toucher : car ces deux sens nous sont communs avec les bêtes, tandis que les premiers sont particuliers à l'homme. L'homme a cinq sens, que les Grecs appellent g-aisthehseis, qui ont autant de sources de plaisirs pour l'âme et le corps : le goût, le toucher, l'odorat, la vue et l'ouïe. Quand le plaisir qu'ils nous donnent cesse d'être modéré, il passe pour honteux et méprisable. Celui surtout qui nous vient par le goût et le toucher, s'il est excessif, est réprouvé par tous les sages, comme la plus ignoble des turpitudes ; et les hommes qui se livrent aux jouissances brutales que procurent ces deux sens, sont flétris par les Grecs des noms de g-akrateis et de g-akolastous. Nous les appelons, nous, incontinents, dissolus : car si l'on voulait traduire plus exactement g-akolastous, on aurait un mot trop peu en harmonie avec le génie de notre langue. Les plaisirs du goût ou du toucher, c'est-à-dire ceux que l'un cherche dans le manger et dans la luxure, sont les seuls qui nous soient communs avec les bêtes ; et c'est avec raison qu'on assimile à la brute l'homme qui se rend esclave de ces viles jouissances. Quant aux plaisirs que donnent les trois autres sens, ils ne sont connus que de l'homme. Je citerai à ce sujet les paroles d'Aristote, persuadé que l'autorité de cet illustre philosophe ne peut manquer d'affermir l'âme contre l'atteinte de ces voluptés infâmes. « On appelle incontinents ou dissolus ceux qui se livrent sans frein aux plaisirs du goût et du toucher ; ce sont les luxurieux et les gourmands. Quant aux gourmands, le siège du plaisir est pour les uns dans la langue ; pour les autres, dans le gosier : c'est ainsi que Philoxène regrettait de n'avoir pas le cou d'une grue. Pourquoi ne donne-t-en pas le même nom à ceux qui recherchent les sensations de l'ouïe ou de la vue ? C'est que les plaisirs du goût et du toucher nous étant communs avec les bêtes, sont, à ce titre, méprisables et les plus honteux, ou plutôt les seuls honteux. Ainsi nous flétrissons l'esclave de ces plaisirs ; nous l'appelons incontinent, dissolu, pour s'être laissé vaincre par les pires des voluptés. Il y a cinq sens : les animaux n'ont de jouissances que par les deux dont j'ai parlé en commençant ; quant aux trois autres, ou bien ils ne leur procurent aucun plaisir, ou ce n'est que par occasion. L'animal, en effet, prend plaisir à voir ou à flairer, mais en tant que ces sensations précèdent l'acte du goût et du toucher; une fois rassasié, le même objet cesse de lui être agréable. C'est ainsi que l'odeur du poisson salé nous déplaît quand notre estomac est satisfait, et nous plaît quand nous sommes à jeun ; mais l'odeur de la rose nous est toujours agréable. » Après cela, quel homme, s'il se respecte un peu, osera rechercher deux plaisirs qui lui sont communs avec l'âne et le porc ? Bien des hommes, disait Socrate, ne vivent que pour boire et manger ; moi, je bois et je mange pour vivre. Le divin Hippocrate regardait le plaisir de Vénus comme une variété de cette maladie hideuse que nous appelons comitialis, épilepsie. On lui attribue ce mot : « L'union des sexes est une petite épilepsie. » [19,3] III. Il est plus triste d'être loué froidement, que blâmé avec aigreur. Le philosophe Favorinus disait qu'une louange mesquine et froide est plus fâcheuse qu'une censure aigre et violente. En effet, ajoutait-il, plus l'homme qui blâme et médit met d'amertume dans son langage, plus il s'expose à passer pour injuste et haineux, et à n'être cru la plupart du temps de personne. Au contraire, celui qui laisse échapper, comme à regret, une froide parole de louange, semble accuser l'ingratitude du sujet ; on le prend pour un ami qui veut louer, et qui ne trouve rien, à louer. [19,4] IV. Pourquoi une frayeur subite cause la diarrhée. Pourquoi le feu provoque le besoin d'uriner. Aristote a composé un ouvrage intitulé Problèmes physiques : cet ouvrage abonde en observations aussi intéressantes que variées. Il y recherche, par exemple, pourquoi une frayeur subite et violente cause presque toujours et incontinent la diarrhée, et pourquoi, après être longtemps demeuré devant le feu, on sent le besoin d'uriner. Voici la raison qu'il donne du premier phénomène : toute crainte, selon lui, est réfrigérante, g-psychropoion; par là, elle fait refluer le sang et concentre la chaleur dans l'intérieur du corps : la pâleur du visage s'explique de même. Or, le sang et la chaleur, ainsi concentrés, ont pour effet de remuer les entrailles et de les relâcher. Quant au besoin fréquent d'uriner que provoque le feu, il ajoute : «Le feu liquéfie les corps solides, comme le soleil fond la neige. » [19,5] V. Suivant Aristote, l'eau de neige est malsaine, et la glace est formée par la neige. Pendant les grandes chaleurs de l'été, je m'étais retiré chez un ami riche, dans la campagne de Tibur. Nous étions là plusieurs amis du même âge, tous philosophes ou rhéteurs. Parmi nous se trouvait un excellent homme, péripatéticien instruit et singulièrement passionné pour Aristote. Nous buvions en grande quantité de l'eau de neige ; il voulait nous en empêcher, nous gourmandait sévèrement, nous citait l'autorité de célèbres médecins et surtout d'Aristote, qui savait tout ce qu'un homme peut savoir. Suivant ce prince de la science, l'eau de neige aide sans doute à la végétation des fruits et des arbres, mais est nuisible à l'homme, lorsqu'il en boit avec excès, en ce qu'elle dépose peu à peu et à la longue, dans les entrailles, un germe de corruption et de maladie. Il insistait au nom du philosophe, dont il nous recommandait l'avertissement avec autant de sagesse que de bienveillance. Mais, voyant que nous n'en tenions aucun compte, il va à la bibliothèque de Tibur, alors dans le temple d'Hercule, et assez bien fournie, chercher un exemplaire d'Aristote, et nous l'apporte : Croyez-en du moins, nous dit-il, la parole d'un homme si sage, et cessez de ruiner à plaisir votre santé. Nous y lûmes que l'eau de neige est une boisson très malsaine, et que la glace, en grec g-krystallon n'est que la neige plus solide et plus compacte. Voici comment ces phénomènes s'y trouvent expliqués : Quand l'eau se durcit et se gèle par le contact d'un air froid, il faut nécessairement qu'il y ait une évaporation, et qu'une vapeur très déliée s'en dégage et s'en échappe. Or, dit-il, ce qui s'évapore ainsi est partie la plus légère de l'eau ; ce qui reste est ce qu'elle contient de plus tourd, de plus sale et de plus malsain ; et elle prend alors, sous l'action de l'air, la couleur et la forme d'une écume blanche. La preuve que la partie saine de l'eau se dégage et s'évapore, c'est que son volume n'est plus aussi considérable qu'elle l'était avant d'être gelée. Voici, du reste, un court extrait du passage d'Aristote, que je cite textuellement : « Pourquoi l'eau de la neige ou de la glace est-elle malsaine ? C'est que, quand l'eau se condense, la partie la plus légère et la plus subtile s'évapore. La preuve, c'est qu'elle n'a plus le même volume qu'auparavant, quand elle revient à l'état de liquide. Si donc la partie la plus saine s'est évaporée, il faut bien que ce qui reste soit malsain » Après cette lecture, force fut de s'abaisser devant la rare savoir d'Aristote. Pour moi, je déclarai aussitôt la guerre à la neige ; les autres conclurent avec elle des trêves plus ou moins longues. [19,6] VI. La honte répand le sang à la surface du corps la crainte le retire. On lit dans les Problèmes du philosophe Aristote : « Pourquoi la honte fait-elle rougir et la crainte pâlir, malgré la ressemblance de ces deux affections ? C'est que, par l'effet de la honte le sang se répand du coeur dans toutes les parties du corps, et paraît à la surface ; au lieu que, dans la crainte, il se retire vers le coeur et abandonne le reste du corps. » Je lisais un jour ce passage à Athènes avec Taurus, mon maître ; je lui demandai ce qu'il pensait de cette explication. Aristote, me répondit-il, a parfaitement démontré l'effet que produit le sang en se répandant ou en se retirant ; mais il n'a point expliqué la cause de ce phénomène. Il reste à chercher pourquoi la honte dilate et la crainte concentre le sang, puisque la honte est une espèce de crainte et qu'on la définit : la crainte d'un blâme mérité. Les philosophes, en effet, en donnent cette définition : g-aischyneh g-estin g-phobos g-dikaiou g-psogou, la honte, est la crainte d'un juste reproche. [19, 7] VII. Sens d'obesus, et de quelques autres vieux mots. Le poète Julius Paulus, homme probe et très versé dans la littérature et l'histoire de l'antiquité, possédait un petit héritage dans la plaine du Vatican. Il nous y réunissait souvent et nous conviait avec beaucoup de politesse à une table chargée de légumes et de fruits. Pendant un jour d'automne assez doux, Julius Cosinus et moi, nous avions partagé son repas, et nous avions entendu à sa table la lecture de l'Alceste de Lévius ; en retournant à Rome, vers le coucher du soleil, nous ruminions les figures et les formes du style, neuves ou remarquables, des poèmes de Lévius, et, à mesure qu'une expression saillante, dont nous pussions faire notre profit, nous revenait à la mémoire, nous l'y mettions en dépôt. Voici celles que nous avons retenues de cette manière : "... Corpore, pectoreque Undique obeso, ac mente exsensa, tardigemulo senio oppressum". Corps et poitrine singulièrement amaigris, esprit affaibli, vieillesse pesante et plaintive. Nous remarquâmes comme une expression plus exacte qu'usitée obesus pour exilis, faible, gracilentus, mince : car le vulgaire, par erreur ou antiphrase, l'emploie pour pinguis, uber, gras. Nous remarquâmes encore gens oblitera pour obliterata, famille éteinte, foedifragi pour foederifragi, des ennemis qui ont rompu le traité. Le même poète donnait à l'aurore rougissante l'épithète de pudoricolor, ayant le teint de la pudeur, à Memnon celle de nocticolor, ayant la couleur de la nuit. Il disait dubitanter pour forte, peut-être ; loca silenta, lieux silencieux, de sileo ; je garde le silence; puluerulenta, poudreux ; pestilenta, pestilentiels ; carendum tui est pour carendum te, il faut se priver de toi ; magno impete pour magno impetu, avec une grande impétuosité; fortescere pour fortem fieri, devenir fort ; dolentia pour dolor, douleur ; auens pour libens, qui agit volontiers ; curis intolerantibus pour curis intolerandis, soucis intolérables ; manciolis tenellis pour manibus tenellis, mains délicates ; et : quis tam siliceo, qui serait assez dur ? Puis encore : fiere impendio infit pour impense fieri incipit, il commence à devenir coûteux ; et enfin accipitret pour laceret, qu'il déchire. Telles étaient les remarques qui charmaient l'ennui de la route. Quant aux autres expressions, qui nous semblaient trop poétiques et trop hardies pour la prose, nous les négligions. Par exemple, il appelle Nestor triceclisenex, vieillard de trois siècles, et dulcioriloquus, orateur au doux langage ; il dit des vagues amoncelées, multigrumi, qui se divisent on monceaux ; de la glace qui couvre les fleuves tegmen onychinum, vêtement d'albâtre. Nous laissions aussi les locutions composées, qu'il s'est plu à créer ; celle-ci, par exemple, dont il qualifie ses critiques : Subducti supercilii carptores, censeurs au sourcil froncé. [19,8] VIII. Si arena, caelum, triticum, se disent au pluriel ; et si quadrigae, inimicitiae et autres mots encore, se trouvent au singulier. Dans ma première jeunesse, étant à Rome, et avant d'aller à Athènes, quand les maîtres, dont je suivais les leçons, me laissaient un moment de loisir, je me hâtais d'aller voir Fronton Cornélius, pour jouir de sa conversation si élégante et si instructive. Il ne m'est jamais arrivé de l'entendre sans revenir avec plus de goût et de savoir. Voici, par exemple, une de ses conversations sur un sujet léger, si l'on veut, mais intéressant pour l'étude de la langue latine. Quelqu'un de ses amis, homme instruit et poète alors célèbre, ayant dit qu'il avait été guéri d'une hydropisie par un bain de sables chauds, arenis calentibus : Tu es guéri de ta maladie, lui dit Fronton en plaisantant, mais non des vices de langage. Car Caius César, ce dictateur perpétuel, beau-père de Cn. Pompée, fondateur du nom et de la famille des Césars, cet homme d'un génie supérieur, remarquable entre tous ses contemporains pour la pureté du langage, a pensé, dans son ouvrage sur l'Analogie, adressé à M. Cicéron, que arenae est une faute, parce que arena ne se dit jamais au pluriel, pas plus que caelum, ciel, et triticum, blé ; au contraire, il pense que quadrigae, quadrige, quoique ce mot ne désigne qu'un attelage de quatre chevaux, doit toujours être employé au pluriel, comme arma, armes, moenia, murailles, comitia, comices, inimicitiae, inimitiés. Mais peut-être, digne nourrisson des muses, as-tu quelque chose à répondre pour ta justification, et pour démontrer que tu n'as pas commis de faute ? Je ne conteste pas, répliqua-t-il, que caelum et triticum ne se disent qu'au singulier, et arma, moenia, comitia qu'au pluriel : quant à inimicitiae et à quadrigae, je ne me tiens pas pour battu. Peut-être pour quadrigae me soumettrai-je à l'autorité des anciens ; mais quelle raison C. César a-t-il de penser que les anciens n'aient pas dit et que nous ne puissions pas dire inimicitia, comme inscientia, ignorance, impotentia, arrogance, iniuria, injustice ? Plaute, l'honneur de la langue latine, a dit au singulier delicia pour deliciae, délice. "Mea voluptas, mea delicia". ma volupté, mes délices. Q Ennius a dit inimicitia dans son fameux ouvrage : "Eo ingenio natus sum; Amicitiam atque inimicitiam {in fronte} promptam gero". Tel est mon caractère : je porte sur mon front l'amitié et l'inimitié. Pour arenae, qui ne serait pas latin, quel autre encore que César l'a dit ou écrit ? Encore te prierai-je, si tu as à ta disposition le livre de C. César, de le mettre sous nos yeux, afin que tu puisses juger par toi-même s'il parle d'un ton bien affirmatif. On apporta le livre premier du traité de l'Analogie, et j'en ai retenu quelques mots. Après avoir dit que caelum, triticum et arena ne peuvent s'employer au pluriel, il ajoute : "Num tu harum rerum natura accidere arbitraris, quod unam terram et plures terras, et urbem et urbes, et imperium et imperia dicamus ; aequo quadrigas in unam nominis figuram redigere, neque arenam in multitudinis appellationem conuertere possimus". Penses-tu que ce soit la nature des choses qui veuille qu'on dise terra et terrae, urbs et urbes, imperium et imperia, et qui ne permette pas de donner à quadrigae la forme du singulier et à arena celle du pluriel ? Après cette lecture, Fronton s'adressant au poète : C. César, lui dit-il, te paraît-il s'être prononcé d'une manière assez claire et assez affirmative ? - S'il était permis, répliqua le poète, ébranlé par cette autorité, d'appeler du jugement de César, je le ferais ici ; mais puisque César ne donne pas la raison de la règle qu'il suppose, je te demanderai, à toi, de me dire en quoi le singulier de quadrigae et le pluriel de arena seraient fautifs. Fronton répondit : Quadrigae n'implique pas l'idée de plusieurs chars, mais celle de plusieurs chevaux, qui, attelés ensemble, sont appelés quadrigae, par abréviation de quadriiugae. Or, l'idée de plusieurs chevaux répugne la forme du singulier qui implique celle d'unité. La raison qui interdit arena au pluriel est la même, mais en sens inverse. Puisque arena, au singulier, exprime la multitude infinie des parcelles dont se compose ce qu'on appelle arena, il serait au moins oiseux de dire arenae. Ce mot ne comporte pas le pluriel, puisque le singulier implique par lui-même l'idée de multiplicité. Au reste, ajouta Fronton, je ne prétends que me donner pour caution de César ; j'ai voulu seulement ne pas laisser comme non avenu l'opinion d'un homme d'un savoir aussi éminent. Car, après tout, pourquoi dit-on toujours caelum, ciel, au singulier, quand mare, mer, et terra, terre, quand pulvis, poussière, uentus, vent, et fumus, fumée, ont un pluriel ? Pourquoi les auteurs anciens ont-ils employé quelquefois induciae, trêve, caerimoniae, cérémonies, au singulier, et jamais feriae, fêtes, nundinae, foires, inferiae, offrandes aux morts, exquiae, funérailles ? Pourquoi mel, miel, uinum, vin, et autres mots semblables prennent-ils le pluriel, tandis que lac, lait, ne le prend pas ? Mais ce n'est pas dans une ville aussi occupée, où l'on est surchargé d'affaires, que l'on peut discuter convenablement et traiter à fond de pareilles questions ; et même je m'aperçois que le peu que je viens de dire vous fait perdre ici votre temps, quand quelque affaire peut-être vous appelle ailleurs. Allez donc, et quand vous eu aurez le loisir, recherchez si quadriga et arenae ne se trouvent pas dans quelque poète ou orateur de l'antiquité, qui toutefois tienne un rang, qui ait quelque autorité, et ne soit pas perdu dans la foule des prolétaires. Telle fut la recommandation de Fronton : il ne croyait pas, je pense, que ces mots dussent se rencontrer dans aucun ancien auteur ; mais il voulait probablement, en excitant notre curiosité, nous faire de la recherche de quelques mots rares une occasion d'étude et de lecture. Enfin le mot qui semblait le plus difficile à trouver, quadriga au singulier, je l'ai rencontré dans le livre des satires de M. Varron, intitulé Exdemetricus. J'ai recherché avec moins d'ardeur arenae, parce que, à l'exception de C. César, si ma mémoire ne me trompe, aucun auteur compétent n'a critiqué le pluriel d'arena. [19,9] IX. Belle réponse d'Antonius Julianus à des Grecs, dans un festin. Un jeune Asiatique, appartenant à une famille de chevaliers, joignant aux dons de la fortune les dons les plus précieux de la nature, aimant la musique et doué d'heureuses dispositions pour cet art, donnait à dîner à ses amis et à ses maîtres, dans une petite maison de campagne, près de Rome, pour célébrer l'anniversaire de sa naissance. Au nombre des convives se trouvait Antonius Julianus, qui tenait une école publique pour la jeunesse. Ce rhéteur, dont l'accent annonçait un Espagnol, avait une éloquence fleurie et une grande connaissance de l'histoire et de la littérature anciennes. Quand les plats eurent fait place aux coupes et aux conversations, Julianus, qui savait que le jeune hôte avait de très habiles chanteurs et musiciens de l'un et de l'autre sexe, témoigna le désir de les entendre. Aussitôt de jeunes garçons et de jeunes filles parurent, et chantèrent avec une grâce infinie des odes d'Anacréon et de Sapho, et quelques poésies italiques d'auteurs modernes pleines de douceur et de grâce. Ce qui nous ravit par dessus tout, ce furent des vers délicieux du vieil Anacréon, que je transcris ici pour charmer un instant, comme le poète, les heures graves et sérieuses de ces veillées : "Travaille l'argent, Vulcain, pour me façonner, non pas une armure (qu'y a-t-il de commun entre moi et les combats ?), mais une coupe profonde, aussi profonde que tu pourras. Mets tout autour, non pas tes astres, non pas les deux Ourses ou le triste Orion (que m'importent les Pléiades et les étoiles de Bootès ?) ; mais une vigne et des raisins. Que l'or représente l'Amour et Bathylle dansant avec le beau Bacchus". Après ce chant, plusieurs Grecs, présents au festin, hommes aimables, et qui connaissaient assez bien notre littérature, se mirent à attaquer de leurs sarcasmes le rhéteur Julianus. Il n'était qu'un barbare, qu'un sauvage, venu d'Espagne avec une faconde criarde, furieuse et grossière, pour enseigner l'étude d'une langue, dont Vénus ni les muses n'avaient adouci la rudesse : ils ne cessaient de lui demander son avis sur Anacréon et les autres poètes du même genre. Quel est le poète latin, disaient-ils, qui ait cette grâce et cette délicatesse ? Peut-être Catulle ou Calvus, et encore çà et là, par hasard ; Lévius est embrouillé ; Hortensius et Cinna sont sans agrément ; Memmius est dur ; tous tes autres, après eux, n'ont tiré de leur lyre que des sons grossiers et discordants. Julianus, prenant parti pour sa langue maternelle, comme pour ses autels et ses foyers, répliqua avec colère et indignation : J'ai dû vous accorder que, lorsqu'il s'agit de frivolité et de corruption, vous êtes supérieurs à tous les coryphées, et que dans la chanson, comme dans l'art de la parure et de la table, vous êtes des maîtres inimitables ; mais je ne puis souffrir que vous nous condamniez (je parle des Latins en général) comme des hommes épais, sans esprit, ennemis des grâces. Permettez-moi donc de me couvrir la tête de mon manteau, comme le fit un jour Socrate pour prononcer un discours peu décent, et apprenez que nos anciens poètes ont chanté l'amour et Vénus, avant les poètes dont vous avez parlé. Puis, voluptueusement penché, mais la tête voilée, il chanta, de la voix la plus suave, des vers de Valérius Édituus, vieux poète, de Porcius Licinius, de Quintus Catulus, qui, pour la pureté la grâce, le poli et la précision, n'ont rien à envier à aucun autre poète, grec ou latin. Voici les vers d'Édituus : "Quand je veux, Pamphila, te dire le tourment de mon cœur et t'adresser mes prières, la parole expire sur mes lèvres, la sueur inonde ma poitrine ; je me consume d'amour, et me consume en silence : c'est mourir deux fois". Il chanta d'autres vers du même auteur, qui ne sont pas moins doux que les premiers : "Pourquoi, Philéros, porter un flambeau inutile ? Nous irons sans lui : la flamme de mon coeur luit assez. La violence du vent, ou la neige tombant du ciel, peuvent éteindre ton flambeau ; mais le feu que Vénus a allumé dans mon coeur, Vénus seule a la puissance de l'éteindre". Il chanta ensuite ces vers de Porcius Licinius : "Vous qui gardez les brebis et leurs tendres agneaux, vous cherchez du feu ? Venez ici. Vous cherchez encore ? Je suis un homme de feu. A les toucher seulement du doigt, j'embraserais la forêt tout entière et tout le troupeau : tout ce que je vois est en flamme". Voici enfin ceux de Q. Catulus : "Mon coeur s'est enfui : sans doute, selon sa coutume, il s'est rendu chez Théotime ; c'est là son refuge. Eh quoi ! ne lui avais-je pas recommandé de ne pas recevoir le fugitif, mais de le chasser. J'irai le chercher. Mais j'ai peur d'être retenu moi-même. Que faire? Conseille-moi, Vénus". [19,10] X. L'expression vulgaire "praeterpropter" se trouve aussi dans Ennius. Je me souviens d'être allé un jour, avec Celsius Julianus, de Numidie, visiter Cornélius Fronton, qui souffrait alors d'un violent accès de goutte. On nous introduisit ; et nous le trouvâmes étendu sur un lit à la grecque, au milieu d'un cercle nombreux de personnes distinguées par leur savoir, leur naissance ou leur rang. Il y avait là des architectes, qu'il avait appelés pour lui construire de nouveaux bains, et qui lui montraient divers plans tracés sur du parchemin. Quand il eut choisi le dessin qui devait servir de modèle, il demanda à combien s'élèverait au total la dépense. A trois cents grands sesterces environ, répondit l'architecte. - Et cinquante autres sesterces praeterpropter, environ, ajouta un des amis de Fronton. Alors Fronton interrompit l'entretien sur la dépense des bains, et se tournant vars l'ami qui venait de parler, il lui demanda ce que c'était que le mot praeterpropter. Ce mot ne m'appartient pas, répliqua-t-il, il est beaucoup de gens de la bouche desquels tu peux l'entendre : quant à sa signification, ce n'est pas à moi, mais au grammairien qu'il faut le demander ; et en même temps il montra du doigt un grammairien qui enseignait à Rome avec assez de célébrité. Le grammairien, embarrassé par la rencontre de ce mot, qui, quoique très usité, lui paraissait obscur : Nous cherchons, dit-il, une chose qui ne mérite pas cet honneur ; c'est un mot fort plébéien qu'on entend plus souvent parmi les ouvriers que parmi les hommes instruits. Mais Fronton, d'un geste et d'un ton un peu animés. Quoi ! docteur, tu traites de bas et de trivial un mot que M. Caton, M. Varron et presque tous les autours anciens ont employé comme indispensable et tout à fait latin ! Julius Celsinus ajouta qu'il se trouvait dans la tragédie de Q. Ennius intitulée Iphigénie, et que les grammairiens aiment mieux le blâmer que l'expliquer. Il se fit donc apporter l'Iphigénie de Q. Ennius, où nous lûmes dans un choeur les vers suivants : "Pour qui ne sait employer son loisir, l'embarras du repos est pire que celui des affaires : car celui qui s'est tracé un plan d'occupations agit sans embarras. Il s'y complaît ; l'âme et l'esprit s'y délectent. Au contraire, le désœuvré ne sait ce qu'il veut dans son désœuvrement. Tel est notre état : nous ne sommes ni en paix ni en guerre ; nous venons ici, nous allons là ; puis, quand nos sommes là, nous voulons revenir ici : l'esprit erre incertain ; on vit à l'aventure, praeterpropter uitam uiuitur". Après cette lecture, Fronton s'adressa au grammairien déconcerté. As-tu bien entendu, lui dit-il, excellent maître, ton Ennius dire praeterpropter, et dans un passage dont le ton sentencieux ressemble assez à celui des plus sévères philosophes ? Je te prie donc, puisqu'il s'agit maintenant d'un mot d'Ennius, de nous dire comment il faut entendre ce vers : "Incerte errat animus ; praeterpropter uitam uiuitur". Le grammairien, suant beaucoup et rougissant de même, se leva, au milieu d'un rire immodéré, et allant pour sortir : Je te le dirai, répondit-il, mais plus tard et à toi seul ; je ne veux pas que des ignorants l'entendent et le sachent. Alors, laissant là cette discussion, nous nous levâmes tous. [19,11] XI. Vers érotiques par lesquels Platon s'essayait, étant encore jeune, à la poésie tragique. Il est deux vers grecs devenus célèbres, et que beaucoup de gens instruits ont jugés dignes d'orner leur mémoire, tant ils ont de grâce et d'élégance dans leur brièveté ! Un grand nombre d'auteurs anciens les attribuent au philosophe Platon, comme un jeu d'esprit par lequel il aurait préludé dans sa jeunesse aux tragédies qu'il voulait composer : "En donnant un baiser à Agathon, j'avais l'âme sur les lèvres ; elle y était venue toute troublée, comme pour s'enfuir". Un de mes amis, jeune nourrisson des muses, a développé ce distique dans une pièce de vers, où la licence de l'imitation ne s'est pas affûtée aux mots ; et comme ces vers ne m'ont pas paru indignes d'être retenus, je les cite ici : "Lorsque de ma bouche mi-close je baise mon jeune ami, et que je respire sur ses lèvres le parfum de son haleine, mon âme languissante et blessée accourt sur les miennes, et cherche à se frayer un passage entre ces deux rives charmantes. Alors si nos bouches demeuraient unies un seul instant de plus, mon âme brûlante d'amour passerait de mon corps dans le sien. Oh ! quel prodige ce serait ! Je serais mort à moi-même, et je vivrais en lui !" [19,12] XII. Dissertation d'Hérode Atticus sur la nature et la violence de la douleur. Son opinion confirmée par l'histoire d'un paysan grossier qui abat les arbres fruitiers avec les ronces. J'ai entendu Hérode Atticus, personnage consulaire, discourir à Athènes en grec, et je puis affirmer que personne de notre temps ne s'est exprimé dans cette langue avec autant d'abondance, de gravité et d'élégance. Il parla contre l'insensibilité des stoïciens, pour répondre à un stoïcien qui l'avait provoqué, en lui reprochant de ne pas supporter en homme et encore moins en sage la perte d'un enfant chéri. Voici, autant qu'il m'en souvient, le fond de son discours : Jamais homme, dont les sentiments et les goûts sont conformes à la nature, ne peut échapper entièrement aux affections de l'âme, que nous nommons passions, telles que le chagrin, le désir, la crainte, la colère, le plaisir, ni rester insensible à la douleur ; et s'il réussissait à se procurer une insensibilité complète, en réalité cela n'en vaudrait pas mieux : l'âme à qui manquerait l'aliment si souvent nécessaire de certaines passions, languirait dans une sorte d'engourdissement. Ces sentiments et ces mouvements de l'âme, qui, poussés à l'excès, dégénèrent en vices, renferment en eux-mêmes des principes de force et de vivacité ; et si l'on avait la maladresse de les extirper tous, on risquerait d'arracher en même temps les bonnes et utiles qualités de l'âme, qui y sont intimement liées. II faut donc les modérer, les épurer avec sens et précaution, n'arracher que ce qui est étranger ou contraire à la nature, et lui nuit comme une herbe parasite ; mais il faut craindre aussi de tomber dans la faute qu'un Thrace grossier et ignorant commit dans la culture d'un champ qu'il avait acheté. Voici la fable : Un Thrace, né dans le fond de la barbarie, s'avisa de passer dans une contrée civilisée pour y mener une existence plus douce ; sans avoir aucune notion d'agriculture, il acheta un fonds de terre qui produisait du vin et de l'huile. Notre homme n'entendait rien à la culture de la vigne et de l'olivier. Un jour, il vit un voisin arracher les ronces qui hérissaient son champ, tailler les frênes presque jusqu'au faite, couper jusqu'à la racine les rejetons des vignes qui rampaient à terre, émonder, grandes et petites, les branches des pommiers et des oliviers. Il s'approche de lui, et demande pourquoi il faisait cet abatis d'arbres et de feuilles. Afin, répondit le voisin, de dégager et de purifier mon champ, et de rendre mes arbres et ma vigne plus fertiles. Il remercie le voisin et s'en va tout joyeux, comme s'il venait d'apprendre à fond l'art de l'agriculture. Puis, il s'arme de la faux et de la cognée ; et le malheureux décapite, sans savoir ce qu'il fait, toutes ses vignes et tous ses oliviers, les dépouille de leur plus belle chevelure, abat les ceps les plus fertiles, arrache indistinctement les arbres et leur espérance avec les ronces et les buissons pour purifier son champ. Il apprit à ses dépens les dangers d'une imprudente imitation. Voilà bien, ajouta Hérode Atticus, ces partisans de l'insensibilité, qui veulent paraître calmes, intrépides, impassibles, sans désir, sans douleur, sans colère et sans plaisir : ils mutilent tous les ressorts de l'âme; et leur vie languissante, énervée, n'est qu'une vieillesse anticipée du corps. [19,13] XIII. Les nains, dits pumiliones en latin, sont appelés g-nanoi en grec. Fronton Cornélius, Festus Postumius et Sulpicius Apollinaris causaient un jour ensemble, debout, à l'entrée du palais. J'étais là avec quelques autres, et j'écoutais avec curiosité leur conversation, qui roulait sur la littérature. Fais-moi savoir au juste, maître, dit Fronton à Apollinaris, si j'ai eu raison de m'abstenir d'appeler nani les hommes de petite taille, et de préférer le mot pumuliones ; j'avais lu ce dernier mot dans les auteurs anciens, et nani me semblait un terme bas et barbare. - Il est vrai, répondit Apoliinaris, que ce mot est fréquemment employé par le vulgaire ; mais il n'est pas barbare et nous vient du grec. En effet, on appelle en grec g-nanoi les hommes de petite taille, qui s'élèvent à peine au-dessus de terre. Ce mot a été créé avec intention : car il a, dans sa petite forme, un certain rapport avec l'espèce d'hommes qu'il désigne ; et si ma mémoire ne me trompe, Aristophane s'en est servi dans la comédie intitulée l'Homme qui ne pleure pas. Il aurait reçu le droit de cité, ou du moins il aurait été admis au rang de colon latin, si tu avais daigné l'employer ; et il le méritait beaucoup mieux que tant d'autres termes bas et ignobles, que Labérius a introduits dans la langue latine. Alors Festus Postumius s'adressant à un grammairien latin, ami de Fronton : Apollinaris, dit-il, vient de nous apprendre que g-nanoi est un mot grec ; apprends-nous à ton tour s'il est latin dans le sens usuel de petit mulot ou petit cheval, et dans quel écrivain on en trouve des exemples. Le grammairien, qui était très versé dans la connaissance des auteurs anciens, répondit : Si l'on peut sans indiscrétion donner son avis sur un mot grec ou latin, en présence d'Apollinaris, j'oserai te répondre, Festus, puisque tu me le demandes, que le mot est latin, et qu'il se trouve dans les poèmes d'Helvius Cinna, poète savant et distingué ; et il cita deux vers que je transcris, parce qu'ils me reviennent à la mémoire : "At nunc me Genumana per salicta Binis rheda rapit citata nanis". Mais maintenant le char, entraîné par deux petits chevaux, m'emporte à travers les saules sauvages. [19,14] XIV. M. Varron et P. Nigidius, les Romains les plus savants de leur siècle, ont été les contemporains de César et de Cicéron ; les ouvrages de Nigidius, obscurs, subtils, ne sont pas connus du vulgaire. Le siècle de M. Cicéron et de C. César compta un petit nombre d'orateurs illustres. Dans les arts et les sciences diverses dont la connaissance contribue à la civilisation, il a vu fleurir avec éclat M. Varron et P. Nigidius. Les oeuvres scientifiques de Varron sont lues généralement ; mais celles de Nigidius n'ont pas obtenu la même publicité : l'obscurité et la subtilité les ont fait abandonner comme peu utiles. Ces défauts se font sentir dans certains passages de ses Commentaires sur la grammaire, que je lisais tout récemment, et dont j'ai fait quelques extraits pour donner une idée de son genre d'écrire. Il traite de la nature des lettres que les grammairiens appellent voyelles, et ajoute ces mots que j'ai laissés sans explication, pour exercer la sagacité des lecteurs: « A et o sont toujours en tête dans les diphthongues, i et u occupent la seconde place ; e tantôt la première, tantôt la seconde, la première dans Euripus, la seconde dans Aemilius. Ce serait se tromper, que de croire que dans ces mots: Valerius, Vennonius, Volusius, u occupe la première place ; ou i dans ceux-ci : iampridem, depuis longtemps, iecur, foie, iocum, jeu, iucundum, agréable ; placées en tête, ces deux lettres ne sont pas des voyelles. » On lit dans ce même ouvrage : « La lettre n rapprochée du g ne conserve pas sa nature, comme on le voit dans anguis, serpent, angaria, obligation de fournir des moyens de transport pour le service du prince ; ancora, ancres, increpat, il rend un son, incurrit, il court vers, ingenuus, de condition libre; dans tous ces mots, ce n'est plus une n véritable, mais une n corrompue. La langue même le fait sentir, puisqu'elle toucherait le palais, si c'était une n véritable. » Puis, dans un autre passage : « Je reproche moins aux Grecs d'avoir écrit ou par o et u, que d'avoir écrit ei par e et i : dans le premier cas, ils l'ont fait par nécessité ; dans le second, ils ne pourraient donner cette excuse. »