[0] DU MARIAGE. Lettre au comte Valère. Augustin à son illustre et éminent seigneur Valère, son très-cher fils en Jésus-Christ, salut dans le Seigneur. 1. Je me plaignais de vous avoir écrit plusieurs fois sans avoir reçu aucune réponse de Votre Grandeur, quand trois lettres de Votre Bonté me sont parvenues en très-peu de temps. L'une, qui n'est pas pour moi seul, m'a été remise par Vindémial, mon collègue dans l'épiscopat; les deux autres m'ont été présentées peu de temps après par Firmus, mon frère dans le sacerdoce. Firmus est un saint homme qui m'est étroitement uni, comme il a pu vous l'apprendre. Il m'a beaucoup parlé de vous, et m'a fait comprendre combien vous êtes avancé dans l'amour de Jésus-Christ. Ses entretiens avec moi m'en ont plus appris sur votre personne, que la lettre apportée par Vindémial, et les deux autres apportées par Firmus lui-même ; plus même que n'auraient pu m'en dire toutes ces lettres que je me plaignais de ne pas avoir reçues. Ce qu'il me disait de vous m'était d'autant plus doux qu'il m'apprenait ce que vous n'auriez pas pu me révéler, lors même que je vous aurais interrogé à cet égard; car vous n'auriez pu le faire sans devenir le prédicateur de vos propres louanges, ce que la sainte Ecriture nous défend. Mais j'omets aussi de vous écrire sur ce sujet, de crainte d'être soupçonné de flatterie, ô mon illustre et excellent seigneur, et mon très cher fils dans l'amour du Christ ! 2. Voyez quel plaisir et quelle joie j'ai dû éprouver à entendre vos louanges dans le Christ, ou plutôt les louanges du Christ dans votre personne, et à les entendre de la bouche d'un homme trop vrai pour me tromper et trop votre ami pour ne pas vous connaître ! Je savais déjà sur vous, par d'autres témoignages, bien des choses qui n'étaient cependant, ni aussi complètes, ni aussi certaines. Je n'ignorais pas combien votre foi est pure et catholique, avec quelle piété vous attendez les biens futurs, combien vous aimez Dieu et vos frères, combien vous êtes éloigné de tout orgueil dans les fonctions les plus hautes, ne mettant point votre espérance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant; combien vous êtes riche en bonnes oeuvres, combien votre maison est le repos, la consolation des saints et la terreur des méchants; avec quels soins vous empêchez que les anciens ou les nouveaux ennemis du Christ, se couvrant du voile de son nom, ne dressent des pièges à ses membres, et comment, tout en détestant l'erreur, vous cherchez le salut de ces mêmes ennemis. Voilà ce que j'entends habituellement dire de vous ; mais maintenant j'en suis bien plus assuré, et j'en sais bien davantage, grâce aux récits de notre frère Firmus. 3. Et de qui donc, si ce n'est d'un intime ami connaissant à fond votre vie, aurais-je appris cette pudicité conjugale que nous pouvons louer et aimons en vous ? Il m'est doux de m'entretenir familièrement et longuement avec vous de ce bien spirituel qui est l'ornement de votre vie et un don de Dieu. Je sais que je ne vous fatigue pas quand je vous envoie quelque oeuvre de moi un peu étendue, et quand une lecture prolongée vous fait rester longtemps avec moi. Je n'ignore pas qu'au milieu de tous les soins qui remplissent vos jours, vous lisez aisément et volontiers, et que vous aimez beaucoup mes ouvrages, ceux mêmes qui sont adressés à d'autres, lorsqu'ils viennent à tomber entre vos mains. Combien dois-je espérer que vous lirez avec plus d'attention, et que vous aimerez davantage encore un livre écrit pour vous, et où je vous parle comme si vous étiez présent ! Passez donc de cette lettre à l'ouvrage que je vous envoie, et qui, dès son début, apprendra plus convenablement à Votre Révérence pourquoi il a été écrit, et pourquoi c'est à vous principalement que je l'adresse. [1] CHAPITRE PREMIER. SUJET DU LIVRE. Bien-aimé fils, de nouveaux hérétiques, aux yeux desquels la grâce de Jésus-Christ pour la rémission des péchés ne paraît aucunement nécessaire aux enfants qui viennent de naître, nous accusent de condamner le mariage, ainsi que l'action créatrice que Dieu exerce par l'intermédiaire de l'homme et de la femme dans la formation des enfants. Ils fondent cette accusation sur la doctrine de la transmission du péché originel, telle que nous la formulons hautement, d'après ces paroles de l'Apôtre : «Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché; c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché». Comme conséquence de cette doctrine, nous affirmons sans hésiter que, par le fait même de leur naissance, tous les enfants sont soumis à l'esclavage du démon jusqu'à ce qu'ils renaissent en Jésus-Christ, car ce n'est que par sa grâce qu'ils sont soustraits à la puissance des ténèbres, et qu'ils acquièrent des droits au royaume de Celui qui a voulu naître comme la fleur immaculée d'une virginité sans tache. Telle est notre doctrine, contenue dans la règle la plus ancienne et la plus inébranlable de la foi catholique. Et c'est à son occasion que ces novateurs, ces fauteurs de dogmes mensongers et pervers, ne trouvant dans les enfants aucun péché qui ait besoin d'être purifié dans le bain de la régénération, nous accusent de condamner le mariage, et de soutenir que les enfants qui en naissent ne sont pas l'oeuvre de Dieu, mais l'oeuvre du démon. Se peut-il une calomnie plus grossière et plus ignorante? Ils ne comprennent donc pas que le mariage peut rester bon en lui-même, quoiqu'il ait pour conséquence la transmission du péché originel; eh! prétendraient-ils justifier le crime de l'adultère et de la fornication, sous prétexte qu'il en résulte un bien naturel, l'enfant qui en est le fruit? Le péché, peu importe de quelle manière il soit contracté par les enfants, est évidemment l'oeuvre du démon; de même, de quelque manière que naisse l'homme, il est toujours l’oeuvre de Dieu. En écrivant ce livre, j'ai donc pour but, autant que Dieu voudra bien m'en donner la grâce, d'établir une distinction essentielle entre le mal de la concupiscence, source et principe du péché originel pour l'enfant qui y prend naissance, et la bonté du mariage en lui-même. Si l'homme n'avait pas péché, jamais cette honteuse concupiscence, effrontément louée par ces novateurs téméraires, n'aurait existé; d'un autre côté, lors même que le péché n'aurait pas été commis, le mariage aurait existé; tout aurait été vie dans la génération des enfants, tandis que maintenant rien de semblable ne saurait se faire dans ce corps de mort. [2] CHAPITRE II. POURQUOI CET OUVRAGE ADRESSÉ A VALÈRE. Trois motifs principaux, que j'énumérerai brièvement, m'ont déterminé à vous adresser cet ouvrage, de préférence à tout autre. D'abord parce que, docile à la grâce de Jésus-Christ, vous vous êtes fait le rigoureux observateur de la pudeur conjugale. Ensuite parce que vous avez déployé toute votre puissance pour résister à ces nouvelles doctrines, que nous ne cessons de réfuter par nos paroles et par nos écrits. Enfin, parce que j'ai appris que vous aviez entre les mains quelques feuilles écrites par eux sur la matière qui nous occupe. Sans doute vous avez, couvert d'un immense ridicule ces productions insensées, mais il est toujours bon d'affermir notre foi en la justifiant de toutes les attaques soulevées contre elle. Est-ce que l'apôtre saint Pierre ne nous fait pas un commandement de nous tenir toujours prêts à rendre raison de notre foi et de notre espérance ? L'Apôtre saint Paul ne nous dit-il pas : « Que votre discours soit toujours accompagné d'une douceur édifiante, et assaisonné du sel de la sagesse, afin que vous sachiez comment vous devez répondre à chaque personne». Tels sont les motifs qui m'ont déterminé à vous offrir, dans cet ouvrage, les réflexions que Dieu voudra bien m'inspirer. A homme aussi illustre, d'un rang aussi élevé, d'une dignité aussi grande, qu'il honore encore par l'activité de sa vie et par ses travaux publics et militaires, je ne me serais jamais permis d'offrir à lire aucun de mes opuscules ; agir autrement m'eût paru, non pas du zèle, mais de la témérité. Aujourd'hui j'ai cru pouvoir céder aux motifs énumérés plus haut; veuillez me pardonner cette hardiesse, et honorer de votre attention les développements qui vont suivre. [3] CHAPITRE III. LA PUDEUR CONJUGALE EST UN DON DE DIEU. L'Apôtre saint Paul nous enseigne en ces termes que la pudeur conjugale est un don de Dieu: «Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi, mais chacun a son don particulier, selon qu'il le reçoit de Dieu, l'un d'une manière, et l'autre d'une autre manière ». N'est-ce pas dire clairement que le mariage est un don de Dieu ? Sans doute la pudeur conjugale est d'un rang inférieur à la continence qu'il souhaitait à tous les hommes, comme il la possédait lui-même, mais elle n'en est pas moins un don de Dieu. Seulement l'Apôtre veut nous faire bien comprendre que, dans l'un et l'autre cas, nous avons besoin d'apporter le concours de notre propre volonté. D'un autre côté, il nous montre que c'est à Dieu que nous devons demander ces dons, quand nous ne les possédons pas; et c'est à lui que nous devons rendre grâces quand nous les possédons. Enfin, qu'il s'agisse, soit de demander ces dons, soit de les mettre en pratique, soit de les conserver, notre volonté par elle-même en est incapable, et il lui faut absolument la grâce de Dieu. 4. Mais que disons-nous donc, puisque certains impies eux-mêmes pratiquent la pudeur conjugale ? Dira-t-on qu'ils pèchent même sur ce point, puisqu'ils font un mauvais usage du don de Dieu, par cela seul qu'ils ne font pas servir ce don à la gloire de son auteur ? Ou bien faut-il admettre que les qualités que l'on rencontre dans les infidèles ne doivent pas être regardées comme des dons de Dieu, puisque l'Apôtre a dit: « Tout ce qui ne se fait point selon la foi est péché ? » Or, qui oserait dire qu'un don de Dieu est un péché? Même dans les pécheurs on doit regarder comme dons de Dieu l'âme, le corps et tous les biens naturels de l'âme et du corps, puisque tous ces biens sont l'oeuvre de Dieu et non pas celle des pécheurs. Quant à ces paroles: « Ce qui ne se fait point selon la foi est péché», elles ne s'appliquent qu'aux oeuvres mêmes des pécheurs. Par conséquent, lorsque ce n'est point selon la foi que les hommes se montrent extérieurement fidèles à la pudeur conjugale, soit qu'ils cherchent à plaire aux hommes, à eux-mêmes ou à d'autres, soit qu'ils résistent à la concupiscence mauvaise pour s'en épargner les conséquences fâcheuses, ou pour obéir aux démons, au lieu d'étouffer en eux le règne du péché, ils ne font que vaincre certains péchés par des péchés d'une espèce différente. Gardons-nous donc de regarder comme véritablement pudique celui qui ne trouve pas en Dieu le motif principal pour lequel il garde la fidélité conjugale à son épouse. [4] CHAPITRE IV. LA BONTÉ NATURELLE DU MARIAGE. 5. Ce qui constitue la bonté naturelle du mariage, c'est l'union de l'homme et de la femme dans le but d'avoir des enfants; mais c'est faire un mauvais usage de ce bien naturel que de s'y livrer bestialement, c'est-à-dire uniquement pour satisfaire la passion voluptueuse et non pas pour se créer une postérité. Parmi les animaux eux-mêmes, n'en trouve-t-on pas pour qui l'union des deux sexes semble avoir pour but la multiplication de l'espèce plutôt que la satisfaction du plaisir? tels sont, par exemple, la plupart des oiseaux. Ne dirait-on pas qu'il existe entre eux une sorte de contrat qui oblige le couple tout entier à travailler simultanément à la construction du nid, à couver successivement les oeufs, et à nourrir les petits? Quand donc l'animal cherche avant tout la multiplication de l'espèce, il se rapproche de l'homme, et quand l'homme se propose avant tout de satisfaire sa volupté, il se rapproche de l'animal. J'ai dit qu'il est dans la nature du mariage d'unir l'homme et la femme en vue de la génération, et de les rendre fidèles l'un à l'autre, car tout contrat suppose naturellement la fidélité réciproque des contractants. A ce point de vue le mariage est bon, même dans les infidèles; mais comme ils n'en usent pas selon la foi, le mariage devient pour eux un mal et un péché. Au contraire, pour les fidèles qui en font un saint usage, le mariage devient un moyen de sanctifier cette concupiscence de la chair qui convoite contre l'esprit. Ce qu'ils se proposent c'est d'engendrer des enfants pour les faire jouir de la régénération spirituelle, de sorte que ces enfants, qui n'étaient que des enfants du siècle, renaissent enfants de Dieu. Dès lors, si la génération n'a pas pour but de transformer en membres de Jésus-Christ des enfants qui par eux-mêmes étaient les membres du premier homme; si des parents infidèles se glorifient de leur postérité infidèle, lors même que ces parents n'useraient du mariage qu'avec l'intention de se créer une postérité, il serait faux de dire qu'ils possèdent la véritable pudeur conjugale. En effet, cette pudeur est une vertu qui a pour vice contraire l'impudicité, et qui, semblable à toutes les autres vertus, doit habiter dans l'âme avant de se manifester par les oeuvres du corps. Comment donc peut-on dire d'un corps qu'il est pudique, quand l'âme est coupable de fornication à l'égard du vrai Dieu? Cette fornication est hautement flétrie dans ces paroles du psaume : « Voici que ceux qui s'éloignent de vous périront; vous avez fait périr quiconque s'est rendu fornicateur contre vous ». Dès lors, que ce soit dans le mariage, le veuvage ou la virginité, il n'y a de pudeur véritable que celle qui s'inspire de la vraie foi. N'est-il pas certain que la virginité sacrée est supérieure au mariage? Eh bien ! tout chrétien, vraiment digne de ce nom, n'hésitera pas un instant à admettre la supériorité de la femme catholique, non-seulement sur les vestales, mais encore sur les vierges hérétiques. Tant est grande la puissance de la foi, dont l'Apôtre a dit : « Ce qui ne se fait pas selon la foi est péché », «Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu». [5] CHAPITRE V. L'ANATHÈME PORTÉ CONTRE LA VOLUPTÉ NE CONDAMNE POINT LE MARIAGE. 6. De là je conclus l'erreur profonde de ceux qui voudraient faire retomber sur le mariage lui-même le blâme et la condamnation que mérite la passion charnelle, comme si cette passion avait pour principe le mariage lui-même, et, non pas exclusivement le péché. Ces premiers époux dont Dieu a béni l'union par ces paroles : « Croissez et multipliez vous», n'étaient-ils pas nus, et cependant ils ne rougissaient pas de leur état? D'où vient donc cette confusion qui les saisit à la vue de leurs membres, aussitôt après le péché, si ce n'est de ce mouvement honteux que le mariage lui-même n'aurait pas connu sans le péché ? Avec certains ignorants qui ne comprennent pas ce qu'ils lisent, dira-t-on que nos premiers parents étaient sortis aveugles des mains du Créateur, comme les petits chiens sortent du ventre de leur mère ? Dira-t-on, ce qui serait plus absurde encore, que le premier homme et la première femme ont trouvé la vue en péchant, comme les petits chiens en grandissant? De telles absurdités se réfutent d'elles-mêmes, quoique on ait voulu leur donner pour appui ces paroles de l'Ecriture : « La femme prit du fruit, en mangea, en donna à son mari qui en mangea également, et leurs yeux s'ouvrirent et ils connurent leur nudité ». Et sur ces paroles, des hommes peu intelligents concluent que nos premiers parents avaient nécessairement les yeux fermés, puisque l'Ecriture nous apprend qu'ils les ouvrirent après la manducation du fruit défendu. Agar, la servante de Sara, avait-elle donc aussi les yeux fermés, puisque nous lisons que, touchée de la soif et des larmes de son fils, elle ouvrit les yeux et aperçut une source? De même, après la résurrection du Sauveur, les deux disciples qui se rendaient à Emmaüs marchaient donc les yeux fermés, puisque nous lisons dans l'Ecriture que « leurs yeux s’ouvrirent à la fraction du pain, et qu'ils reconnurent Jésus-Christ? » Oui, sans doute, il est dit de nos premiers parents que leurs yeux s'ouvrirent; mais ces paroles signifient uniquement que leur attention fut appelée et attirée sur quelque chose de nouveau qui se passait dans leur corps, tandis que jusqu'alors tous leurs membres leur étaient parfaitement soumis, quoiqu'ils eussent pleine et entière connaissance de leur nudité. Si leurs yeux n'avaient pas été ouverts, comment donc Adam aurait-il pu donner un nom particulier à chacune des espèces des animaux et des oiseaux? Ce nom ne prouve-t-il pas qu'il les distinguait parfaitement ? et pouvait-il les distinguer s'il ne les voyait pas ? Comment enfin peut-il être dit que la femme lui fut montrée, et qu'il s'écria: « C'est là l'os de mes os et la chair de ma chair? » Supposons même que l'on pousse la chicane jusqu'à soutenir que ce n'est point par la vue, mais par le toucher qu'Adam distinguait les objets placés devant lui; comment alors l'Écriture peut-elle nous dire que la femme vit l'arbre sur lequel elle devait cueillir le fruit défendu, et qu'elle le trouva charmant à la vue ? Si donc « ils étaient nus et n'en rougissaient pas », ce n'est point parce qu'ils ne voyaient pas, mais parce que rien dans leurs membres qu'ils voyaient ne leur faisait éprouver d'impression dont ils eussent à rougir. On ne dit pas : « Ils étaient nus tous deux », et ils ignoraient, mais : « Ils ne rougissaient pas ». Comme ils n'avaient encore transgressé aucune défense, aucune honte ne s'était fait sentir dans leur corps. [6] CHAPITRE VI. L'HOMME JUSTEMENT PUNI PAR LA DÉSOBÉISSANCE DE SA CHAIR. 7. Dès que l'homme eut transgressé la loi de Dieu, il sentit dans ses membres une autre loi qui se révoltait contre son esprit, et il comprit les suites fâcheuses de sa désobéissance quand il se vit justement en butte à la révolte de sa chair. Le serpent, du reste, pour mieux le séduire, lui avait promis que ses yeux s'ouvriraient et qu'il connaîtrait ce qu'il lui eût été plus avantageux d'ignorer toujours. C'est alors que l'homme sentit en lui-même ce qu'il avait fait, et il put distinguer le mal d'avec le bien, non pas en restant étranger au mal, mais en le subissant dans toutes ses conséquences. N'eût-ce pas été une injustice, que celui qui avait refusé d'obéir à son Dieu fût lui-même obéi par son esclave, c'est-à-dire par son corps? Quand il ne s'agit que des yeux, des lèvres, de la langue, des mains, des pieds, des inflexions du dos, de la tête et des reins, pourvu que le corps soit libre de toute entrave ou de toute maladie, l'homme est parfaitement le maître de disposer de sa propre personne. S'agit-il au contraire des membres générateurs, il éprouve en lui-même une révolte continuelle ; souvent ce qu'il voudrait il ne le fait pas, et ce qu'il ne voudrait pas il le fait. Comment donc ne pas rougir de honte quand, pour avoir désobéi à son Dieu, il se voit dépouillé de l'empire qu'il exerçait sur ses propres membres? Pour montrer que, par le fait de la désobéissance, la nature humaine se trouvait entièrement dépravée, quel moyen plus efficace que de jeter la révolte dans les membres qui servent à la propagation de cette nature elle-même ? N'est-ce pas pour cette raison que ces membres se désignent encore sous le simple nom de membres de nature? Quand donc nos premiers parents eurent éprouvé dans leur chair ce mouvement qui n'était honteux que parce qu'il était désobéissant; quand leur nudité les eut fait rougir, ils se couvrirent d'une ceinture de feuillage, afin de prouver que du moins ils étaient maîtres de voiler ce qu'ils n'étaient pas maîtres d'empêcher, et de rétablir la décence en cachant ce qui les faisait rougir. [7] CHAPITRE VII. LE MAL DE LA CONCUPISCENCE NE DÉTRUIT PAS LA BONTÉ DU MARIAGE. 8. Comme le mariage est resté légitime, malgré cette intervention du mal, des imprudents pensent que ces mouvements désordonnés de la concupiscence sont parties intégrantes du bien même du mariage. Or, sans être doué d'une grande subtilité, il suffit du bon sens le plus vulgaire pour comprendre que le mariage, dans sa nature, est aujourd'hui ce qu'il était dans nos premiers parents. En tant qu'il est le moyen établi par Dieu pour continuer et propager la société, le mariage est bon en lui-même; ce qui est mal dans le mariage, c'est uniquement ce qui vient de la concupiscence, ce qui cherche à se soustraire aux regards et à rester dans le secret le plus profond. Toutefois, ce mal lui-même, le mariage le tourne en bien, et c'est là sa gloire, quoiqu'il rougisse de ne pouvoir exister sans ce mal. Quand un boiteux se met en marche pour parvenir à un but légitime, cette marche, quoique défectueuse en elle-même, ne rend pas mauvaise la fin obtenue, comme aussi la bonté de cette fin n'a pas la vertu de rendre belle une marche par elle-même défectueuse. Appliquant cet exemple au mariage, nous disons que la concupiscence qui en est inséparable ne saurait le rendre intrinsèquement mauvais, comme aussi la bonté intrinsèque du mariage ne justifie pas à nos yeux la concupiscence. [8] CHAPITRE VIII. QUE LA CONCUPISCENCE DANS LE MARIAGE SOIT L'OEUVRE, NON PAS DE LA VOLONTÉ, MAIS DE LA NÉCESSITÉ. 9. Parlant de cette maladie de la concupiscence, l'Apôtre disait aux fidèles engagés dans le mariage : « La volonté de Dieu est que vous soyez saints et que vous vous absteniez de la fornication ; que chacun de vous sache posséder le vase de son corps saintement et honnêtement, et non point en suivant les mouvements de la concupiscence, comme font les Gentils qui ne connaissent point Dieu ». En conséquence, non seulement les époux chrétiens ont horreur de l'adultère, mais ils doivent pour eux-mêmes apporter un frein à la maladie de la concupiscence charnelle. Non, sans doute, l'Apôtre ne défend pas les relations conjugales renfermées dans les bornes du droit et de l'honnêteté ; mais, se souvenant que la concupiscence serait restée étrangère au mariage, si par son péché l'homme n'avait pas perdu l'empire sur les membres de son corps, saint Paul demande que les mouvements de cette concupiscence soient l'oeuvre, non pas de la volonté, mais de la nécessité, puisque sans la concupiscence la volonté elle-même ne saurait suffire à la génération des enfants. Quant à la direction même à donner à la volonté des époux chrétiens, elle ne doit pas s'arrêter à la naissance purement temporelle, mais aller jusqu'à la régénération en Jésus Christ. Si donc la génération s'opère, le mariage aura obtenu sa récompense; si elle ne s'opère pas, la volonté bonne dont les époux out fait preuve sera pour eux le gage de la paix et du bonheur. Celui qui considère à ce point de vue son épouse, n'est point en proie à la maladie de la concupiscence, comme les Gentils qui ne connaissent point Dieu, mais il possède le vase de son corps saintement et honnêtement, comme un véritable chrétien qui place en Dieu toute son espérance. En effet, l'homme use du mal de la concupiscence, mais il n'est pas vaincu par lui, puisqu'il réprime et enchaîne cette concupiscence dans ses élans les plus impétueux et les plus désordonnés; s'il cède quelquefois et se sert de la concupiscence, c'est dans le but de régénérer spirituellement ceux qu'il engendre charnellement, et jamais pour soumettre l'esprit au honteux esclavage de la chair et des sens. Prenons pour exemple les saints patriarches qui ont vécu depuis et avant Abraham ; nous savons que Dieu a déclaré formellement que ces hommes étaient agréables à son coeur, et cependant nous ne pouvons douter qu'ils aient usé du mariage, surtout qu'il leur avait été permis d'avoir en même temps plusieurs femmes, dans le but unique, non pas de varier leur volupté, mais de multiplier leur postérité. [9] CHAPITRE IX. POURQUOI PLUSIEURS FEMMES ACCORDÉES A UN SEUL HOMME, ET JAMAIS PLUSIEURS HOMMES ACCORDÉS A UNE SEULE FEMME. 10. Si le Dieu de nos pères, qui est aussi le nôtre, avait approuvé la pluralité des femmes, en tant que cette pluralité était un moyen de satisfaire et de varier la concupiscence, n'aurait-il pas permis, pour la même raison, la pluralité des hommes pour une même femme? Et pourtant, si telle femme en était là, ne l'accuserait-on pas de toutes les hontes de la concupiscence, puisque cette pluralité d'hommes ne pourrait rien ajouter à sa fécondité? Toutefois, ce qui constitue la bonté propre du mariage, ce n'est pas la pluralité des femmes pour un seul mari, mais l'unité d'homme et de femme; c'est là ce qui nous est clairement révélé dans le premier mariage formé par Dieu lui-même, et laissé aux hommes comme le plus beau modèle qu'ils puissent imiter. Dans la suite, cependant, parmi les patriarches en particulier, la pluralité des femmes fut admise, même dans les familles les plus saintes. C'était une concession faite en vue d'une plus grande fécondité, tandis que le premier mariage était l'expression la plus haute de la modestie dans la dignité. En effet, n'est-il pas plus naturel de voir plusieurs sujets obéir à un seul chef, plutôt que de voir plusieurs chefs commander un seul sujet? De même ce serait renverser l'ordre de la nature que de supposer que c'est aux femmes de commander à leurs maris, et non pas aux hommes de commander à leurs femmes. Cet ordre est clairement enseigné par l'Apôtre : « L'homme est le chef de la femme »; « Femmes, soyez soumises à vos maris» ; saint Pierre nous dit également que « Sara obéissait à Abraham et l'appelait son maître ». Toutefois, quoiqu'il soit parfaitement conforme à la nature qu'il n'y ait qu'un seul chef, et que ce chef commande à plusieurs sujets ; cependant, dès qu'il s'agit du mariage, la pluralité des femmes n'a jamais pu être autorisée que dans le but de hâter la propagation du genre humain. Par conséquent, toute pluralité qui n'aurait pas ce but serait, non pas un mariage, mais une prostitution. [10] CHAPITRE X. INDISSOLUBILITÉ DU MARIAGE. 11. Pour des chrétiens le mariage ne consiste pas seulement dans la fécondité et la fidélité conjugale, mais aussi dans un signe surnaturel que l'Apôtre caractérise en ces termes « Epoux, aimez vos épouses comme Jésus-Christ a aimé son Eglise ». Ce signe a pour effet nécessaire d'imposer à l'homme et à la femme l'obligation de vivre inséparablement unis, et de ne jamais se séparer, si ce n'est pour cause de fornication. Cette union existe entre Jésus-Christ et son Eglise, et jamais aucun divorce ne pourra les séparer. Or, dans la cité de notre Dieu, sur sa sainte montagne, c'est-à-dire dans l'Église de Jésus-Christ, cette union des époux est tellement indissoluble, qu'il n'est jamais permis de rompre avec une femme stérile pour épouser une femme féconde, quoique la génération des enfants soit le premier but que des chrétiens, membres de Jésus-Christ, doivent se proposer dans le mariage. Je n'ignore pas que les lois de l'empire autorisent le divorce moyennant certaines formalités, je sais aussi que Moïse avait permis ce divorce aux Israélites à cause de la dureté de leur coeur; mais il en est autrement sous la loi de l'Évangile : quiconque quitte sa femme et en épouse une autre est coupable d'adultère; il en est de même pour la femme. Tant est puissant le lien qui unit les époux pendant leur vie, que même, après s'être éloignés l'un de l'autre, ils restent plus unis entre eux qu'ils ne le seraient avec d'autres époux qu'ils se seraient adjoints. Pour le prouver, il suffit de rappeler que leur seconde union ne serait qu'un adultère, ce qui suppose que le premier mariage existe dans toute sa rigueur. Mais, quand l'un des deux véritables époux est décédé, l'autre peut contracter un véritable mariage avec le complice de son adultère. Il est donc évident qu'il existe entre les époux, pendant leur vie, un lien conjugal qui ne peut être brisé ni par la séparation ni par l'adultère. Dans ce dernier cas, le lien existe comme un titre au châtiment, et non comme un principe de société et d'alliance; de même, quoique l'âme d'un apostat brise son mariage avec Jésus-Christ et perde la foi, cependant elle ne perd pas le sacrement de la foi qu'elle a reçu dans le bain de la régénération, autrement ce sacrement lui serait rendu quand il revient à résipiscence. Mais non, il le conserve, non pas comme un droit à la récompense, mais comme un nouveau titre au châtiment. [11] CHAPITRE XI. LE VOEU RÉCIPROQUE DE CONTINENCE NE DISSOUT PAS LE MARIAGE. 12. Il peut arriver que deux époux se prennent mutuellement du désir de s'abstenir pour toujours de l'usage de la concupiscence charnelle; et cependant, même dans ce cas, le lien conjugal ne sera pas dissous ; je dirais même qu'il se resserre davantage, par cela seul qu'il a été contracté avec un amour plus pur et plus dégagé des voluptés charnelles. Voilà pourquoi l'Ange a pu dire en toute vérité à Joseph : « Ne craignez pas de prendre Marie pour votre épouse ». Elle était son épouse par le fait même de la foi conjugale, quoique la virginité la plus scrupuleuse n'eût jamais été violée et ne dût jamais l'être. Dès lors cette foi conjugale n'était pas détruite, le nom et la qualité d'épouse restaient dans toute leur intégrité, quoique la chair fût restée et dût rester toujours étrangère à ce mariage. Devenant mère, cette Vierge auguste ne devenait-elle pas plus saintement et plus admirablement agréable à son époux, par cela même qu'elle devenait féconde sans le concours de l'homme, et qu'elle devenait mère sans lui, tout en lui restant unie par la fidélité la plus rigoureuse? C'est également en vertu de ce mariage réel que les deux époux méritèrent le doux nom de parents de Jésus-Christ ; non-seulement Marie fut appelée sa mère, mais Joseph lui-même reçut le nom de père de Jésus-Christ et d'époux de la Mère du Sauveur; et il l'était réellement, non point par la chair, mais par l'esprit. D'un autre côté, quoique Joseph ne fût le père de Jésus-Christ que selon l'esprit, tandis que Marie était sa mère tout à la fois selon l'esprit et selon la chair, tous deux, cependant, furent les parents non pas de sa grandeur, mais de son humilité; non pas de sa divinité, mais de sa faiblesse. C'est donc en toute vérité que l'Evangile a pu dire : « Son père et sa mère admiraient ce que l'on disait de lui » ; et ailleurs : « Ses parents se rendaient chaque année à Jérusalem »; et encore : « Sa Mère lui dit: mon Fils, que nous avez-vous donc fait? voici que votre père et moi nous vous cherchions en pleurant ». Le Sauveur, voulant montrer qu'en dehors de Marie et de Joseph il avait un autre Père, qui l'a engendré sans le concours d'aucune mère, leur répondit : « Pourquoi donc me cherchez vous, ne saviez-vous pas que je dois être où m'appellent les affaires de mon Père? » Puis, comme s'il eût craint de paraître renier Joseph et Marie pour ses parents, il inspire à l'Evangéliste ce qui suit : « Joseph et Marie ne comprirent pas la portée de cette parole. « Et Jésus descendit avec eux, alla à Nazareth et leur était soumis». A qui donc était-il soumis, si ce n'est à ses parents? Et quel était cet enfant soumis, si ce n'est Jésus-Christ, qui, ayant la forme et la nature de Dieu, n'a point cru que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu? Pourquoi donc était-il soumis à de simples créatures, si ce n'est parce qu'il s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'esclave, c'est-à-dire la forme de ses parents? Enfin, comme Joseph était resté complètement étranger à la génération de cette forme d'esclave, Joseph et Marie ne pouvaient être regardés comme étant tous deux ses parents, qu'à la condition que tous deux étaient véritablement époux l'un par rapport à l'autre, tout en conservant la virginité la plus intègre. Voilà pourquoi, dans la série des générations que renferme la généalogie de Jésus-Christ, nous voyons apparaître saint Joseph. Il le fallait, car c'était un honneur à rendre au sexe masculin ; et d'un autre côté, la vérité n'avait point à en souffrir, puisque Joseph et Marie étaient tous deux de la famille de David, dans laquelle il était annoncé que le Christ prendrait naissance. 13. Donc tous les biens qui constituent la nature du mariage se rencontrent dans le mariage des parents du Sauveur: l'enfant, la fidélité, le lien sacramentel. L'enfant, c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ; la fidélité, car il n'y eut aucun adultère ; le lien sacramentel, car jamais il n'y eut de divorce. [12] CHAPITRE XII. CE QUI NAÎT DE L'HOMME ET DE LA FEMME EST UNE CHAIR DE PÉCHÉ. Une seule chose ne se trouve pas dans le mariage de Joseph et de Marie, c'est le devoir conjugal, car dans une chair de péché ce devoir ne pouvait être rempli sans cette honteuse concupiscence de la chair qui est le fruit du péché, et en dehors de laquelle a dû vouloir prendre naissance Celui qui devait être sans péché, qui ne voulait pas même revêtir une chair de péché, tout en acceptant la ressemblance d'une chair de péché. Par là ne voulait-il pas nous enseigner que tout ce qui naît de l'action réciproque de l'homme et de la femme n'est que chair de péché, puisque la seule chair qui n'est pas née du mariage a pu ne pas être une chair de péché? Cependant le devoir conjugal qui s'accomplit en vue de la génération n'est pas un péché, car alors ce qui commande ce n'est pas la volupté charnelle, mais la volonté spirituelle qui, loin de se rendre esclave du péché, dompte la maladie du péché en la faisant servir à la génération. Cette maladie exerce son empire absolu sur les adultères, les fornications et toutes les autres impudicités; mais, dans le mariage légitime, elle reste soumise à la nécessité. Là elle est maîtresse, et la honte d'un tel maître pèse sur chacun de ses esclaves; ici elle n'est plus que la très-humble servante, et sa servitude est la seule chose qui l'honore. Si donc je voulais caractériser la concupiscence, je l'appellerais, non pas le bien du mariage, mais l'obscénité des pécheurs, l'accompagnement nécessaire de la génération, l'ardeur de la lubricité, la honte du mariage. Comment alors oser soutenir qu'on cesse d'être époux dès que l'on cesse volontairement de se connaître? Est-ce que Joseph et Marie ne sont pas restés époux, quoiqu'ils aient conservé la virginité la plus intègre? [13] CHAPITRE XIII. LE MARIAGE AVANT JÉSUS-CHRIST; LA CONTINENCE DEPUIS JÉSUS-CHRIST. 14. De la part des patriarches qui avaient mission d'accroître et de conserver le peuple de Dieu, la propagation des enfants avait une raison d'être fort légitime; aujourd'hui elle n'a plus le caractère d'une nécessité. Depuis Jésus-Christ la mission par excellence c'est de régénérer spirituellement les enfants qui naissent de quelque manière que ce soit au sein de toutes les nations. Ces paroles de l'Ecriture : « Le temps d'embrasser, et le temps de s'abstenir de tout embrassement », nous dépeignent parfaitement ces deux périodes du monde. La première est celle qui a précédé Jésus-Christ; la seconde est celle qui a suivi la venue de Jésus-Christ. 15. L'Apôtre formule en ces termes la même pensée : « Voici donc ce que je vous dis, mes frères : le temps est court, et ainsi, que ceux mêmes qui ont des femmes soient comme n'en ayant point; et ceux qui pleurent, comme ne pleurant point ; ceux qui se réjouissent, comme ne se réjouissant point; ceux qui achètent, comme ne possédant point ; enfin, ceux qui usent de ce monde, comme n'en usant point; car la figure de ce monde passe. Pour moi, je désire vous voir dégagés de soins ». J'exposerai brièvement dans quel sens je comprends ces paroles. « Voici ce que je vous dis, mes frères : le temps est court », ce n'est plus le moment de propager le peuple de Dieu par la génération charnelle, mais de le réunir spirituellement par la régénération. « Ainsi, que ceux mêmes qui ont des femmes soient comme n'en ayant point », qu'ils ne se laissent donc pas subjuguer par la concupiscence charnelle; « que ceux qui pleurent » sur les tristesses du mal présent, se réjouissent par l'espérance du bien futur; « que ceux qui se réjouissent » sur quelque avantage temporel, soient saisis de crainte à la pensée du jugement éternel; « que ceux qui achètent » possèdent de telle manière que tout en aimant ils ne s'attachent pas; « que ceux qui usent de ce monde» n'oublient pas que leur vie n'est point un séjour perpétuel, mais un passage. « Car la figure de ce monde passe. Pour moi, je désire vous voir dégagés de soins » ; c'est-à-dire, je désire que vous attachiez votre coeur aux choses qui ne passent pas. Le même Apôtre ajoute : « Celui qui n'est point marié s'occupe du soin des choses du Seigneur, et de ce qu'il doit faire pour plaire au Seigneur; mais celui qui est marié s'occupe du soin des choses de ce monde et de ce qu'il doit faire pour plaire à sa femme ». « Que ceux mêmes qui ont des femmes soient comme n'en ayant point », c'est là pour ainsi dire le résumé de tout ce qui précède. En effet, ceux qui, malgré leur mariage, s'occupent du soin des choses de Dieu, de ce qu'ils doivent faire pour plaire au Seigneur, et ne cherchent pas, dans les choses de ce monde, à plaire à leurs femmes, sont réellement comme n'ayant point de femmes. Ce précieux état s'obtient plus facilement quand, de leur côté, les femmes sont telles que ce qui leur plaît dans leurs maris ce n'est ni la richesse, ni la grandeur, ni la noblesse, ni la beauté, mais la fidélité, la religion, la pudeur, la bonté et les vertus. [14] CHAPITRE XIV. ON DOIT TOLÉRER DANS LES ÉPOUX UNE CERTAINE INTEMPÉRANCE. 16. C'est bien toutes ces qualités que l'on doit désirer et louer dans les époux ; cependant on doit tolérer en eux certains abus pour éviter qu'ils ne tombent dans des crimes véritables, comme la fornication ou l'adultère. Dans ce but on doit se montrer très indulgent pour certaines relations conjugales, inspirées, non pas précisément par le désir des enfants, mais par l'impétuosité de la concupiscence; même dans ce cas les époux se doivent l'un à l'autre, dans la crainte que le démon ne les tente par leur intempérance. Toutefois, ce n'est là qu'une indulgente concession, et non un commandement. En effet, voici ce que nous lisons : « Que le mari rende à sa femme ce qu'il lui doit, et la femme ce qu'elle doit à son mari. Le corps de la femme n'est point en sa puissance, mais en celle de son mari ; de même le corps du mari n'est point en sa puissance, mais en celle de sa femme. Ne vous refusez point l'un à l'autre ce devoir, si ce n'est du consentement de l'un et de l'autre, pour un temps, afin de vous exercer à l'oraison ; et ensuite vivez ensemble comme auparavant, de peur que la difficulté que vous éprouvez à garder la continence ne donne lieu à Satan de vous tenter. Or, je vous dis ceci par condescendance, et non par commandement». Puisque le pardon est nécessaire, il y a donc faute. Et s'il y a faute à se connaître, sans aucune intention d'obtenir le but du mariage, c'est-à-dire la génération, sur quoi tombe cette concession octroyée par l'Apôtre, n'est-ce pas sur le droit que prennent les époux de se demander réciproquement le devoir, uniquement pour satisfaire la concupiscence, et sans aucun désir de la postérité ? Or, malgré le mariage, cette volupté reste un péché; seulement, à cause du mariage, elle ne sort pas des limites du péché véniel. C'est donc là encore un des fruits du mariage, d'obtenir le pardon d'actes qui ne se rapportent pas au but du mariage. Remarquons cependant que cette indulgence n'est admise qu'à la condition essentielle que la fin première et naturelle du mariage ne sera pas empêchée dans cette satisfaction accordée à la concupiscence. [15] CHAPITRE XV. DANS L'USAGE DU MARIAGE, OU EST LA FAUTE, LA FAUTE VÉNIELLE, LA FAUTE MORTELLE. 17. Toutefois, autre chose est de n'user du mariage qu'en vue de la postérité, et en cela il ne peut y avoir aucun péché ; autre chose est d'y chercher, mais par un usage légitime, la satisfaction de la volupté, ce qui est un péché véniel. Dans ce dernier cas il est vrai qu'on ne se propose pas directement la génération des enfants, cependant par elle-même la satisfaction de la concupiscence n'y est pas un obstacle ni indirectement par un désir mauvais, ni directement par une action coupable. Ceux qui opposeraient un tel obstacle à la fin naturelle du mariage, tout en portant le nom d'époux, cesseraient de l'être réellement, ne conserveraient plus au mariage aucun de ses caractères, et couvriraient d'un nom honnête les turpitudes les plus honteuses. N'en cite-t-on pas qui en viennent au point d'exposer leurs propres enfants, tant ils ont d'horreur de les voir naître. Ils craignaient de les engendrer, maintenant ils se refusent à les nourrir et à les conserver. Telle est donc la marche suivie par cette effrayante iniquité : dans ses honteuses ténèbres elle se refusa d'abord à la génération; puis, en sévissant contre de malheureuses victimes, elle s'est manifestée dans toute sa laideur et toute sa cruauté. Quelquefois encore cette passion cruelle ou cette cruauté passionnée n'a pas reculé devant le poison pour assurer sa stérilité ; et s'il lui arrive d'être trompée, elle étouffera jusque dans le sein maternel le fruit conçu et le fera mourir avant qu'il ait vécu; ou enfin, s'il vivait déjà, elle le tuera avant de le laisser naître. Si les deux époux en sont là, ce ne sont plus des époux; et si telles ont toujours été leurs dispositions, ce n'est plus par le mariage qu'ils se sont unis, mais par la honte et le libertinage. Si l'un des deux seulement nourrit ces pensées criminelles, ou bien la femme n'est plus que la prostituée de son mari, pu bien le mari n'est plus que l'adultère de sa femme. [16] CHAPITRE XVI. L'INCONTINENCE DOIT CHERCHER UN REMÈDE DANS LE MARIAGE. 18. Le mariage aujourd'hui ne peut plus être ce qu'il était pour nos premiers parents avant le péché ; qu'il soit du moins ce qu'il a été pour les saints patriarches, c'est-à-dire un remède à cette honteuse concupiscence qui n'était point connue dans le paradis terrestre avant le péché, et à laquelle, depuis le péché, il n'est pas permis de s'abandonner. Elle existe nécessairement dans ce corps de mort, mais au lieu de s'en constituer l'esclave, on doit la faire servir à la création des enfants. Je vais plus loin encore ; et, rappelant comme je l'ai dit que nous ne sommes plus à l'époque où le mariage était exigé par la société, je suis autorisé à soutenir que le plus grand besoin qui nous presse ce n'est pas de propager le genre humain, mais de régénérer les nombreux enfants qui naissent au sein de toutes les nations. Le bien par excellence c'est donc celui de la continence et que « celui qui peut le comprendre le comprenne ». Quant à celui qui ne peut pas le comprendre, « il ne pèche pas s'il se marie », et si telle femme « ne peut pas garder la continence, qu'elle se marie ». Toutefois, bienheureux l'homme qui n'a aucun contact avec la femme ». Mais « tous ne comprennent pas cette parole, il n'y a que ceux qui en ont reçu la grâce». En dehors de ceux-là, pour éviter la fornication, que chaque homme vive avec sa femme et a chaque femme avec son mari ». C'est ainsi que le mariage se trouve être le remède honnête pour empêcher la faiblesse de la continence de tomber dans la ruine du péché. En parlant des veuves, l'Apôtre disait : « Je veux que les plus jeunes se marient » ; on peut dire également des veufs : « Je veux que les plus jeunes se marient, afin que les uns et les autres se donnent une postérité, deviennent pères et mères de famille, et ne donnent aucune occasion au méchant de les faire tomber dans le mal ». [17] CHAPITRE XVII. LES BIENS PROPRES AU MARIAGE. 19. Ce que l'on doit aimer dans le mariage ce sont les biens qui lui sont propres, c'est-à-dire la famille, la fidélité et le lien sacramentel. Qu'on aime les enfants, non pas seulement pour leur donner naissance, mais surtout pour leur procurer la régénération en Jésus-Christ; car ils naissent pour le châtiment et ils renaissent pour la vie. Quant à la fidélité, je la veux autre que nous ne la trouvons dans les infidèles, dont toutes les pensées sont pour la chair. Quelque impie que soit un homme, voudrait-il voir sa femme adultère ? Quelque impie que soit une femme, voudrait-elle voir son mari adultère? Ce sentiment dans le mariage est un sentiment tout naturel, mais exclusivement charnel. Au contraire, s'agit-il d'un chrétien, il craint l'adultère pour son épouse et non pour lui-même, et c'est de Jésus-Christ seul qu'il attend la récompense de la fidélité qu'il garde à son épouse. Quant au lien sacramentel, non seulement on ne doit le briser ni par la séparation ni par l'adultère, mais les époux doivent le conserver dans la concorde et dans la chasteté. Lors même que le mariage serait frappé de stérilité, ce lien devrait rester intact quoiqu'on ait vu s'évanouir l'espérance de fécondité en vue de laquelle le mariage avait été contracté. Tels sont les biens que doit louer dans le mariage celui qui veut faire l'éloge du mariage. Quant à la concupiscence de la chair, elle ne peut pas être imputée au mariage quoiqu'elle doive y être tolérée. Ce n'est point là un bien qui découle du mariage naturel, mais un mal produit par l'ancien péché. [18] CHAPITRE XVIII. D'UN SAINT MARIAGE COMMENT PEUVENT NAÎTRE DES ENFANTS DE COLÈRE. 20. C'est grâce encore à cette triste concupiscence que nous voyons les mariages les plus saints et les plus légitimes donner naissance, non pas à des enfants de Dieu, mais à des enfants de colère. J'admets que les parents sont régénérés à la grâce, mais s'ils engendrent c'est comme enfants de ce siècle, et non pas comme enfants de Dieu. L'oracle de Jésus-Christ est formel sur ce point : « Les enfants et de ce siècle engendrent et sont engendrés». Par cela même que nous sommes encore enfants de ce siècle, notre homme extérieur est corrompu, nous ne pouvons donner naissance qu'à des enfants de ce siècle, qui ne deviennent enfants de Dieu que par la régénération spirituelle. D'un autre côté, en tant que nous sommes enfants de Dieu, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. Quant à l'homme extérieur, il est lui-même sanctifié par le bain de la régénération, et il a reçu l'espérance de l'incorruption future ; voilà pourquoi il est justement appelé le temple de Dieu. « Votre corps », dit l'Apôtre, «est le temple du Saint-Esprit qui réside en vous, et qui vous a été donné de Dieu; vous n'êtes donc plus à vous, car vous avez été rachetés d'un grand prix. Glorifiez donc Dieu et portez-le dans votre corps ». Ces belles paroles s'appliquent non seulement à la sanctification présente, mais surtout à cette espérance que le même Apôtre nous décrit en ces termes : « Nous aussi nous possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons en nous mêmes, attendant l'effet de l'adoption divine, la rédemption de notre corps ». Si donc, selon l'Apôtre, nous attendons la rédemption de notre corps, n'est-il pas évident que nous ne la possédons pas encore, puisqu'on ne désire une chose que parce qu'on ne la possède pas? Voici ce que saint Paul ajoute : « En effet nous ne sommes encore sauvés qu'en espérance. Or, l'espérance qui se voit n'est plus l'espérance, car espère-t-on ce que l'on voit déjà? Si donc nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience ». Ce n'est donc pas à ce que nous attendons, mais à ce que nous tolérons que les enfants doivent leur propagation charnelle. Par conséquent, ces paroles que l'Apôtre adresse aux maris chrétiens : « Aimez vos épouses », ne peuvent pas signifier que l'homme doit aimer la concupiscence de la chair dans sa femme, puisqu'il ne doit même pas l'aimer en lui-même. C'est du reste ce que nous enseigne clairement un autre apôtre: « N'aimez ni le monde, ni les choses qui sont dans le monde; quiconque aime le monde, la charité du Père n'est pas en lui, car tout a ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et ambition du siècle, toutes choses qui ne sont pas du Père, mais du monde. Le monde passera, lui et sa concupiscence ; quant à celui qui aura fait la volonté de Dieu, il demeure a éternellement, comme Dieu demeure éternellement ». [19] CHAPITRE XIX. LES ENFANTS PÉCHEURS NAISSENT DE PARENTS JUSTES, COMME L'OLIVIER SAUVAGE NAÎT DE L'OLIVIER FRANC. 21. Tout ce qui naît de cette concupiscence de la chair naît au monde et non à Dieu ; l'enfant ne naît à Dieu que quand il renaît de l'eau et du Saint-Esprit. La culpabilité qui résulte de la concupiscence n'est donc effacée que par la régénération, tandis qu'au contraire elle est contractée par le fait même de la génération. Donc, que tout ce qui naît renaisse, afin que la souillure apportée en naissant disparaisse, car elle ne peut disparaître autrement. Si maintenant il s'agit de savoir comment il peut se faire qu'une souillure pardonnée aux parents soit néanmoins contractée par les enfants, j'avoue que c'est là un fait certain mais un véritable mystère. Tout ici est invisible et même incroyable aux yeux des infidèles; cependant c'est une infaillible vérité, dont la Providence a voulu nous donner un exemple dans certains arbustes. Pourquoi ne croirions-nous pas que c'est pour nous donner l'idée de ce mystère que Dieu a établi que de l'olivier franc il ne sortirait que l'olivier sauvage ? Refusera-t-on à Dieu le droit d'avoir prévu et institué, dans les choses qui servent à l'usage de l'homme, certaines particularités pour l'instruction du genre humain ? Nous l'avouons sans hésiter, ce qui nous étonne c'est que des parents qui ont été délivrés du péché par la grâce, engendrent des enfants souillés du même péché et obligés de renaître à la grâce pour en être délivrés. Mais si l'expérience quotidienne et sensible n'était pas là pour nous en donner une preuve invincible, pourrions-nous jamais croire que de la semence d'un olivier franc il ne peut sortir qu'un olivier sauvage? De même donc que l'olivier sauvage est produit, soit par l'olivier sauvage, soit par l'olivier franc, quoiqu'il y ait entre eux une très-grande différence; de même de la chair d'un pécheur ou de la chair d'un juste, il ne sort qu'un pécheur, quoique entre l'un et l'autre il y ait une très-grande différence. Quand le pécheur est engendré, il n'est rien quant à l'acte propre et personnel, il est jeune quant à son existence, mais il est vieux quant à la culpabilité : comme homme il est l'oeuvre du Créateur; comme captif il est l'oeuvre du séducteur ; comme indigent il a besoin d'un rédempteur. On demande donc comment des parents déjà rachetés peuvent donner naissance à un enfant captif. C'est là un mystère que là raison conçoit, mais ne saurait comprendre, et que le discours est impuissant à expliquer; voilà pourquoi les infidèles lui refusent leur croyance. Mais est-il donc plus facile d'expliquer comment il peut se faire que la semence de deux arbres différents, l'olivier sauvage et l'olivier franc, se trouve être exactement la même, puisque dans les deux cas elle ne produit que l'olivier sauvage ? Et cependant on y croit sans difficulté, par la seule raison qu'il s'agit ici d'une chose que l'on voit et que l'on touche. Pourquoi dès lors ne pas croire à ce que l'on ne saurait voir? [20] CHAPITRE XX. LES ENFANTS NON-BAPTISÉS SONT SOUS L’EMPIRE DU DÉMON. 22. La foi chrétienne, si vivement attaquée par les nouveaux hérétiques, affirme sans aucune hésitation que ceux qui sont purifiés dans le bain de la régénération, sont rachetés de l'empire du démon, tandis que ceux qui ne sont pas encore rachetés par cette régénération, fussent-ils issus de parents chrétiens, sont réellement esclaves du démon jusqu'à ce qu'ils soient eux-mêmes rachetés par la grâce de Jésus-Christ. Nous pouvons, en effet, appliquer sans crainte à tous les âges la nécessité dont nous parle l'Apôtre, du bienfait et de la rédemption de ce Dieu « qui nous a arrachés à la puissance des ténèbres et nous a transportés dans le royaume de son Fils bien aimé ». Dès lors, quiconque soutient que cette puissance des ténèbres dont le démon est le prince; en d'autres termes, que cette puissance du démon et de ses anges n'est pas détruite à l'égard des enfants qui reçoivent le baptême, est convaincu d'erreur et de mensonge par la-vérité même des sacrements de l'Eglise. Cette vérité, d'ailleurs, restera éternellement immuable dans l'Eglise de Jésus-Christ, car elle est conduite et soutenue par Celui qui conduit et soutient le corps tout entier, les petits comme les grands. La cérémonie faite sur les enfants pour chasser loin d'eux la puissance du démon n'est donc pas un mythe, mais une réalité véritable; ces enfants renoncent au démon, et comme ils ne le peuvent par eux-mêmes, ils le font par la bouche et par le coeur de leurs parrains et marraines; c'est ainsi que, après avoir secoué le joug de la puissance des ténèbres, ils passent sous l'empire de leur Créateur et de leur Dieu. Or, quel est donc le lien qui les soumet à la puissance du démon jusqu'à ce qu'ils s'en délivrent par le sacrement du baptême de Jésus-Christ? Ce lien est-il autre que le péché ? Le démon a-t-il trouvé un autre moyen qui lui permît de réduire en esclavage cette nature humaine qui était sortie bonne des mains de son Créateur infiniment bon? D'un autre côté, il est certain que ces enfants en naissant n'ont pu encore commettre aucun péché personnel. Quel péché, si ce n'est le péché originel, peut donc les rendre captifs du démon jusqu'à ce qu'ils soient rachetés par le bain de la régénération et par le sang de Jésus-Christ, et qu'ils passent ainsi sous l'empire de leur Rédempteur, après avoir secoué le joug de leur séducteur et reçu le pouvoir de devenir les enfants de Dieu après n'avoir été que des enfants de colère? [21] CHAPITRE XXI. LES BIENS DU MARIAGE NE SONT PAS LE PRINCIPE DU PÉCHÉ. 23. Rappelons-nous les biens inhérents au mariage, et demandons-nous par lequel d'entre eux le péché peut être transmis aux enfants. La réponse est évidente, c'est la génération elle-même qui nous l'adresse en nous disant : Je serais plus heureuse dans le paradis terrestre, si le péché n'avait point été commis. N'est-ce point à moi que s'appliquait cette bénédiction de Dieu : « Croissez et multipliez vous ? » C'est pour moi que la diversité des sexes a été établie; elle existait avant le péché, mais elle n'inspirait aucune honte. La fidélité répondra à la pudeur : Si le péché n'avait point été commis, qu'y aurait-il eu de plus en sûreté que moi dans le paradis terrestre, puisqu'aucune passion ni de moi ni des autres ne serait venue me mettre à l'épreuve? Le lien sacramentel du mariage répondra également : Avant le péché, c'est de moi qu'il a été dit dans le jardin de délices : « L'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à son épouse, et ils seront deux dans une seule chair ». Je m'applique également ces paroles de l'Apôtre : « Ce sacrement est grand, mais je dis en Jésus-Christ et dans l'Eglise ». Dès lors, ce qui est grand en Jésus-Christ et dans l'Eglise, est d'une très-petite importance dans chaque époux et dans chaque femme, et cependant il est encore le sacrement d'une union indissoluble. Maintenant donc je demande auquel de ces biens du mariage on doit attribuer la transmission du péché? Assurément à aucun; ces trois biens, si ce n'était la concupiscence, feraient du mariage un état très-parfait, et malgré la concupiscence ils constituent encore toute l'honnêteté de l'union conjugale. [22] CHAPITRE XXII. LA PASSION ET LA HONTE, FRUITS DU PÉCHÉ. 24. Interrogeons maintenant cette concupiscence de la chair qui a couvert de honte ce qui précédemment partageait la gloire des autres membres du corps. Ne répondra-t-elle pas que ce n'est qu'après le péché qu'elle s'est glissée dans les membres de l'homme? Elle dira qu'elle est elle-même la loi du péché dont parle l'Apôtre, et qui ne s'est rendue maîtresse de l'homme que parce que l'homme avait refusé d'obéir à Dieu; que c'est d'elle que nos premiers parents ont rougi, au point de se couvrir de feuillage; que c'est d'elle encore que tous les hommes rougissent, puisqu'ils ne s'y livrent qu'en secret et dans les ténèbres, refusant même d'avoir pour témoins les propres enfants déjà nés de leur mariage. Cette honte naturelle n'a jamais été bravée que par une secte de philosophes qui poussaient l'impudence jusqu'à soutenir que l'on devait faire publiquement ce qui en soi était permis et honnête. C'était porter l'immoralité à son comble ; aussi furent-ils comparés à des chiens; et de là le nom de cyniques dont ils furent gratifiés. [23] CHAPITRE XXIII. DANS LES HOMMES RÉGÉNÉRÉS LA CONCUPISCENCE N'EST POINT UN PÉCHÉ, QUAND ELLE N'EST NI VOULUE NI CONSENTIE. 25. Telle est donc cette concupiscence, cette loi du péché habitant dans nos membres, et à laquelle il nous est défendu d'obéir par cette loi de justice ainsi formulée dans le langage de l'Apôtre: « Que le péché ne règne point dans votre corps mortel, jusqu'à vous faire obéir à ses désirs déréglés, et n'abandonnez point au péché les membres de votre corps pour servir d'armes d'iniquité ». Or, c'est cette concupiscence qui, même après la régénération dans laquelle elle a été expiée, transmet le lien du péché aux enfants, jusqu'à ce qu'ils y soient eux-mêmes soustraits par la régénération. Disons-le toutefois, dans les chrétiens régénérés cette concupiscence n'est point un péché, quand la volonté se refuse à la suivre dans ses actes illicites, quand l'âme sait rester maîtresse et ne pas livrer les membres du corps. De cette manière, si le précepte : « Vous ne convoiterez pas », n'est point toujours accompli ; du moins, cet autre précepte trouve son application : « Ne suivez pas votre concupiscence», Si donc on donne communément à la concupiscence le nom de péché, c'est parce qu'elle est la conséquence du péché et qu'elle porte au péché si elle est victorieuse. Quant à la souillure qui en est la conséquence, il suffit de naître pour la contracter tout entière; mais par la grâce de Jésus-Christ et par la rémission de tous les péchés, elle est frappée d'impuissance dans tous ceux qui sont régénérés, pourvu qu'ils sachent résister à ses entraînements et à ses séductions. Elle n'est donc plus un péché pour ceux qui sont régénérés, et cependant elle porte le nom de péché, parce qu'elle est issue du péché; c'est ainsi que le langage est appelé langue, parce qu'il est produit par la langue; l'écriture est appelée main, parce qu'elle est formée par la main. De même la concupiscence est appelée péché, parce qu'elle produit le péché, quand elle est victorieuse; on dit également du froid qu'il est paresseux, non pas parce qu'il vient des paresseux, mais parce qu'il rend paresseux. 26. Telle est la blessure faite à l'homme par le démon; tout ce qui naît de cette blessure tombe par le fait même sous l'empire du démon, comme le fruit appartient à l'arbre. Non pas sans doute que la nature humaine soit l'oeuvre même du démon, puisqu'elle est exclusivement l'œuvre de Dieu ; nous ne parlons ici que du vice qui lui est inhérent et qui n'a pas Dieu pour auteur. En effet, si la nature humaine est condamnée, c'est uniquement à cause de la souillure dont elle est viciée, et non pas par elle-même ; car, étant l'oeuvre de Dieu, elle n'a pu sortir de ses mains que dans un état de perfection réelle. Dès lors, ce qui la rend condamnable c'est ce qui la soumet au triste joug du démon. Ce démon lui-même n'est-il pas un esprit immonde, et comme tel n'a-t-il pas mérité la réprobation ? Cependant, comme esprit il est bon; il n'est mauvais que parce qu'il est impur; or, c'est par sa nature qu'il est esprit, et comme tel, l'oeuvre de Dieu ; tandis que, s'il est mauvais, c'est par le dérèglement de sa volonté, et dès lors par son oeuvre propre. Si donc le démon tient sous son empire tous les hommes, de quelque âge qu'ils soient, ce n'est point parce qu'ils sont hommes, mais parce qu'ils sont souillés. Et l'on pourrait encore s'étonner qu'une créature de Dieu fût l'esclave du démon ! après tout, ce n'est qu'une créature de Dieu soumise à une autre créature de Dieu, c'est une créature inférieure soumise à une créature supérieure, c'est l'homme soumis à l'ange; et encore ce n'est point parce qu'elles sont créatures, que l'une est esclave de l'autre, mais parce qu'elles sont souillées; c'est le pécheur esclave du pécheur. Tel est le fruit sorti de cette antique souche d'impureté plantée par le démon dans l'homme, et réservé à des châtiments d'autant plus sévères qu'il sera lui-même plus coupable. Toutefois, il suffira d'avoir atteint le premier degré de la damnation pour qu'on ait le droit de se dire l'esclave du prince et de l'auteur du péché, car il n'y a damnation que là où il y a péché. [24] CHAPITRE XXIV. LE PÉCHÉ ORIGINEL TRANSMIS PAR LA CONCUPISCENCE. 27. Il suit de là que le démon tient sous son empire, comme coupables du péché originel, tous les enfants des hommes, et cela non par l'effet de l'un ou de l'autre des biens qui rendent le mariage légitime, mais par suite de ce mal de la concupiscence dont le mariage est toujours accompagné et dont il a toujours à rougir. Par lui-même et dans les biens qui lui sont propres, le mariage est bon et louable, pourvu qu'il reste pur, non-seulement de toute fornication et de tout adultère, mais même de ces excès de jouissances, uniquement inspirés par la passion de la volupté, sans aucune volonté de coopérer à l'oeuvre créatrice de Dieu. Je le suppose donc exempt tout à la fois et de ces crimes horribles : la fornication et l'adultère, et de ces excès qui, dans les époux, ne dépassent pas les limites du péché originel, et j'ajoute que, malgré cette pureté, la consommation du mariage, quoique licite et honnête, n'est jamais exempte des ardeurs de la concupiscence ; si la raison y préside, la passion l'accompagne. Je n'examine pas si cette ardeur suit ou précède la volonté, il me suffit de savoir que les mouvements de la chair n'obéissent qu'à la concupiscence, et nullement à la volonté. Le rôle de la volonté est donc ici purement le rôle d'un esclave, ou celui d'un maître auquel on n'obéit pas et dont le seul parti à prendre est de se couvrir de honte et de pudeur. Dans les chrétiens régénérés, cette concupiscence de la chair n'est point imputée à péché; cependant, ce n'est que par le péché qu'elle règne dans la nature. A ce point de vue elle est donc la fille du péché; laissez-la devenir maîtresse et agir à sa guise, elle deviendra bientôt la mère d'une multitude de péchés, et tout ce qui naîtra d'elle restera souillé du péché originel, jusqu'au moment où il lui sera donné de renaître en celui qui est né d'une Vierge et en dehors de toute concupiscence; voilà pourquoi tout étant né de la chair, il est né sans péché. [25] CHAPITRE XXV. LA CONCUPISCENCE APRÈS LE BAPTÊME, C'EST LA LANGUEUR APRÈS UNE MALADIE. 28. On me demandera sans doute comment cette concupiscence de la chair peut encore exister dans le chrétien régénéré, après la rémission de tous ses péchés. Comment admettre que ce soit elle qui préside encore à la génération même dans les parents qui ont reçu le baptême? supposé même qu'elle existe en eux, elle n'y est pas un péché, comment donc sera-t-elle un péché dans l'enfant qui vient de naître? Je réponds que la concupiscence de la chair est effacée dans le baptême, non pas de manière à ne plus exister, mais de manière à n'être plus un péché. Elle a perdu son caractère de culpabilité, mais elle existe, et elle existera jusqu'à ce que toute notre faiblesse ait disparu sous les progrès quotidiens de la rénovation de l'homme intérieur, c'est-à-dire quand l'homme extérieur aura revêtu l'incorruptibilité. Cette concupiscence, ne l'oublions pas, n'est pas un être substantiel, un corps ou un esprit; ce n'est qu'une certaine affection d'une mauvaise qualité, une sorte de langueur. Ne disons donc pas que ce qui reste, c'est ce qui n'a pas été remis, car il est écrit : « Le Seigneur se rend propice à toutes nos iniquités » ; mais il faut attendre le parfait accomplissement de ces autres paroles : « C'est Dieu qui guérit toutes vos langueurs, qui rachète votre vie de la corruption » ; jusque-là la concupiscence charnelle demeure dans ce corps de mort. Mais nous devons résister courageusement à ses convoitises, si nous ne voulons pas que le péché règne dans notre corps mortel. Toutefois il est certain que cette concupiscence va chaque jour s'affaiblissant sous les coups, de la continence, du progrès dans la perfection et surtout sous les glaces de la vieillesse. Au contraire, quand elle rencontre des hommes qui se constituent ses aveugles esclaves, elle prend sur eux un tel empire, que, malgré les défaillances de l'âge, et l'impuissance du corps, elle ne cesse de les jeter dans une sorte de fureur impudique. [26] CHAPITRE XXVI. COMMENT, DANS LES CHRÉTIENS BAPTISÉS, LA CONCUPISCENCE RESTE UN ACTE, MAIS NON UNE SOUILLURE. 29. Pour tous ceux qui sont régénérés en Jésus-Christ et qui reçoivent la rémission de tous leurs péchés, le baptême doit avoir l'efficacité d'effacer la souillure de la concupiscence, puisque après ce sacrement elle ne doit plus être imputée à péché. C'est là, du reste, ce qui se fait pour le péché lui-même; car si l'acte passe, la culpabilité reste jusqu'à ce qu'elle soit effacée. De même en est-il pour la concupiscence, elle n'est remise qu'à la condition que la culpabilité soit détruite. Est-ce que ces paroles : Je suis sans péché, ne signifient pas : Je n'ai la culpabilité d'aucun péché ? Tel homme, par exemple, a commis un adultère ; lors même qu'il ne retomberait plus dans ce crime, ne reste-t-il pas coupable d'adultère, jusqu'à ce que sa faute lui ait été pardonnée? Il est donc coupable de péché, quoique l'acte même du péché soit détruit, et ait disparu avec le temps. S'il suffisait de renoncer à l'acte du péché pour ne plus être coupable de péché, nous retrouverions l'innocence dans l'accomplissement de cette seule parole de l'Ecriture : « Mon fils, avez-vous péché? Ne recommencez plus ». Or cela ne suffit pas, puisque le texte ajoute immédiatement : « Versez des prières sur vos péchés passés, afin qu'ils vous soient pardonnés ». Ces péchés restent donc, à moins qu'ils ne soient pardonnés. Ils sont passés et ils restent? oui, car ils sont passés quant à l'acte même, mais ils restent quant à la culpabilité. Eh bien ! le contraire peut également arriver; la concupiscence peut rester quant à l'acte et passer quant à la culpabilité. [27] CHAPITRE XXVII. DÉSIRS CRIMINELS DE LA CONCUPISCENCE. 30. La concupiscence de la chair est toujours vivante en nous, lors même qu'on lui refuse le consentement du coeur et de la volonté, ou qu'on enchaîne les membres du corps pour les empêcher de devenir des armes d'iniquité. Elle agit en nous, et que produit-elle donc, sinon les désirs mauvais et honteux? Si ces désirs étaient bons et licites, l'Apôtre les condamnerait-il d'une manière aussi formelle : « Que le péché ne règne pas dans votre corps mortel pour obéir à ses désirs? » Il ne dit pas : pour éprouver ses désirs, mais: « pour obéir à ses désirs ». Sans doute, ces désirs ici sont plus ardents, là plus modérés, selon le degré de perfection de l'homme intérieur; mais comme ils s'attaquent à tous les hommes, ils constituent pour tous ceux qui refusent de leur obéir ce combat de la justice et de la pudeur qui caractérise notre vie tout entière. Nous savons bien que dans ce corps de mort que nous traînons péniblement, nous ne pouvons pas être exempts de ces désirs, et cependant nous devons tendre à ne plus en avoir. L'Apôtre nous en donne un exemple dans sa propre personne, quand il nous dit : « Je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais », c'est-à-dire je convoite ; car, quant aux actes eux-mêmes, il se les refusait impitoyablement, par cela même qu'il aspirait au comble de la perfection. « Si, dit-il, je fais ce que je ne veux pas, je consens à la loi et je reconnais qu'elle est bonne », car ce que je ne veux pas, la loi ne le veut pas davantage. Elle ne veut pas que je convoite, puisqu'elle me dit : « Vous ne convoiterez pas » ; ni moi non plus je ne veux pas de cette convoitise. Sur ce point donc la volonté de la loi et la mienne sont parfaitement d'accord. D'un autre côté, comme l'Apôtre ne voulait pas convoiter, et que cependant il convoitait sans se rendre aucunement l'esclave volontaire de cette concupiscence, voilà pourquoi il ajoute : « Ce n'est pas moi qui fais cela, mais le péché qui agit en moi ». [28] CHAPITRE XXVIII. QUI PEUT DIRE : CE N'EST PAS MOI QUI FAIS CELA? 31. Que penserons-nous donc d'un chrétien qui donne un plein consentement à la concupiscence de la chair, se sent continuellement disposé à en suivre les mouvements et les désirs, et cependant se flatte encore de pouvoir dire: « Ce n'est pas moi qui fais cela? » Peut-on s'illusionner aussi cruellement, lors même qu'on rougirait du lâche consentement que l'on donne? Il en rougit, parce qu'il sait bien qu'il fait mal ; et cependant il le fait parce qu'il a résolu de le faire. Qu'il ajoute alors cette défense promulguée par l'Ecriture : « N'abandonnez point au péché les membres de votre corps, pour servir d'armes d'iniquité » ; qu'il la transgresse indignement jusqu'à réaliser dans son corps ce qu'il a projeté dans son coeur ; et alors qu'il s'écrie : « Ce n'est pas moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi », sous prétexte que ses résolutions et ses oeuvres lui inspirent une certaine répugnance. Je dis qu'alors il se trompe d'autant plus grossièrement qu'il ne se connaît pas lui-même. Il est parfaitement maître de lui-même, de la décision de son coeur et des oeuvres de son corps, et il soutient que tout cela ce n'est pas lui-même ! [29] CHAPITRE XXIX. QUAND LE BIEN EST-IL PARFAIT ? « Ce n'est pas moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi » ; vous avez le droit de tenir ce langage, si la concupiscence s'arrête en vous à la convoitise; mais si vous y joignez le consentement du coeur, ou même le concours du corps, ces paroles sont une contradiction sur vos lèvres. 32. L'Apôtre ajoute : « Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair : il m'appartient de vouloir, mais je ne trouve pas en moi la force de conduire le bien jusqu'à sa perfection ». La raison en est que le bien n'est parfait en nous que quand nous n'éprouvons plus aucun mauvais désir ; le mal, au contraire, n'a plus rien à désirer en nous quand nous cédons à la mauvaise convoitise. D'un autre côté, tant que nous éprouvons ces mauvais désirs et que nous leur résistons, si le mal ne s'achève point en nous, puisque nous n'obéissons pas, le bien non plus n'est pas encore en nous dans toute sa perfection, puisque nous éprouvons encore ces désirs mauvais; cependant il y a déjà un bien commencé, puisque nous ne consentons pas à la concupiscence mauvaise ; il y a aussi un certain principe mauvais, puisque nous convoitons encore. Voilà pourquoi l'Apôtre nous dit qu'il ne lui appartient pas, non point de faire le bien, mais de le posséder dans son dernier degré de perfection. N'est-ce pas déjà faire beaucoup de bien que d'accomplir cette parole de l'Ecriture : « Ne suivez point votre concupiscence ? » Cependant celui qui est la n'est point encore parfait, puisqu'il ne réalise pas encore cette parole: « Vous ne convoiterez pas ». Si donc la loi nous dit: « Vous ne convoiterez pas », c'est afin de nous faire mieux sentir que nous sommes encore malades, et que nous avons besoin de chercher le remède de la grâce; c'est afin de mieux préciser à nos yeux le but vers lequel doivent tendre tous nos efforts, pendant cette vie, et le bonheur qui nous attend dans la glorieuse immortalité. Ce but nous serait-il imposé, si nous ne devions pas le réaliser un jour? [30] CHAPITRE XXX. COMMENT LA CONCUPISCENCE CAPTIVAIT L'APÔTRE. 33. Pour faire mieux saisir sa pensée, l'Apôtre la formule de nouveau en ces termes : « Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux pas. Or, si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, mais c'est le péché qui habite en moi ». Il ajoute : « Lors donc que je veux faire le bien, je trouve en moi une loi qui s'y oppose, parce que le mal réside en moi » ; c'est-à-dire que, quand je veux faire le bien que la loi me commande, je trouve en moi une autre loi qui s'y oppose ; car le mal se trouve, non pas dans la loi qui me dit: « Vous ne convoiterez pas », mais en moi-même, puisque je convoite même sans le vouloir. « Car je me plais dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur; mais je sens dans les membres de mon corps une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans les membres de mon corps ». Cette complaisance que nous trouvons dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur, nous vient de l'admirable efficacité de la grâce fie Dieu. N'est-ce pas dans cette grâce que l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour, quand il se soumet à son action persévérante? En effet, cette grâce ne consiste pas dans une crainte déchirante, mais dans un amour joyeux. Ne sommes-nous pas véritablement libres, là où nous pouvons nous livrer à une délectation volontaire ? 34. Quant à ces paroles: « Je vois dans mes membres une autre loi qui répugne à la loi de mon esprit », elles désignent évidemment cette concupiscence qui est la loi du péché dans une chair de péché. L'Apôtre ajoute : « Me captivant sous la loi du péché », c'est-à-dire sous son propre joug, tel qu'elle l'exerce dans mes membres. Elle captive, c'est-à-dire elle s'efforce de captiver, elle tente d'obtenir le consentement et l'action. Ou bien, et ceci est hors de doute, elle captive selon la chair, car si cette chair n'était pas sous l'empire de la concupiscence charnelle, appelée la loi du péché, elle n'éprouverait pas ces désirs illicites, contre lesquels l'esprit doit protester courageusement. Pourtant l'Apôtre rie dit pas: captivant ma chair, mais : « me captivant moi-même » ; par conséquent nous avons dû nous attacher de préférence à la première interprétation dans laquelle ce mot: « captivant » signifie essayant de captiver. Pourquoi, du reste, ne dirait-il pas: « me captivant moi-même », encore qu'il ne s'agirait que de sa chair? Parlant de Jésus, dont elle n'avait pas retrouvé le corps dans le tombeau, Madeleine ne s'écriait-elle pas. « Ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l'ont mis ? » Quoiqu'elle n'eût spécifié ni la chair ni le corps du Sauveur, elle pouvait parfaitement demander « son Seigneur ». [31] CHAPITRE XXXI. LA CHAIR SIGNIFIE L'AFFECTION DE LA CHAIR. 35. L'Apôtre, parlant de la concupiscence qui réside dans la chair, pouvait donc l'accuser d'exercer sur « lui-même une sorte de captivité ». En effet, sa pensée se trouve suffisamment déterminée par ce qui suit : « Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair ». Ce qui est rendu captif sous la loi du péché, c'est donc bien cette chair dans laquelle le bien n'habite pas. D'un autre côté, sous ce nom de chair il désigne spécialement les affections de la chair, et non pas sa conformation intérieure ou extérieure, puisqu'il déclare que les membres de cette chair ne doivent pas servir d'armes au péché, c'est-à-dire à la concupiscence, qui tient en captivité la partie charnelle de nous-mêmes. Est-ce que, même dans leur nature corporelle et naturelle, les fidèles, mariés ou vierges, ne sont pas le temple de Dieu? Si donc la chair n'était pas soumise au joug honteux du péché, et par là même du démon, même après la rémission du péché; si elle n'était pas captive de la loi du péché, c’est-à-dire de sa propre concupiscence, que signifieraient ces autres paroles de l'Apôtre: « Attendant l'effet de l'adoption divine, qui sera la rédemption de notre corps? » Si donc nous attendons encore sous certains rapports la rédemption de notre corps, ne faut-il pas que sous ces mêmes rapports il soit encore captif sous la loi du péché? De là ce cri déchirant qu'il exhale : « Malheureux homme que je suis, qui donc me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur ». N'est-ce pas nous dire clairement que ce corps qui se corrompt est un fardeau pour notre âme? Au contraire, quand il nous sera rendu incorruptible, nous n'aurons plus à craindre qu'il exerce sur nous l'ombre même de l'esclavage; je parle de ceux qui ressusciteront à la vie, car il en sera autrement de ceux qui ressusciteront pour la mort éternelle. C'est donc à ce corps de mort qui nous accompagne en cette vie, que se rapporte cette autre loi qui dans nos membres répugne à la loi de notre esprit, tant que le corps convoite contre l'âme. Toutefois, si puissante que soit cette convoitise, elle ne subjugue pas entièrement l'esprit, puisque celui-ci à son tour convoite contre la chair. Par conséquent, s'il est vrai que cette loi du péché fait peser son joug sur la chair et lui souffle la résistance contre la loi de l'esprit; cependant on peut dire qu'elle ne règne pas sur notre corps mortel, tant qu'on refuse d'obtempérer à ses désirs. Dans les combats ordinaires ne voit-on pas des ennemis vaincus avoir en leur possession des captifs? De même en est-il pour notre chair: elle est captive sous la loi du péché, mais elle conserve l'espérance de la rédemption. Quand cette rédemption sera venue, il ne restera dans notre corps aucune trace de la concupiscence vicieuse, notre chair sera parfaitement guérie de la maladie qui l'obsède en ce moment, elle se revêtira tout entière de l'immortalité et sera fixée pour toujours dans la béatitude éternelle. 36. L'Apôtre ajoute : « Ainsi je suis moi même soumis à la loi de Dieu selon l'esprit, et assujetti à la loi du péché selon la chair ». « Je suis soumis à la loi de Dieu selon l'esprit », c'est-à-dire que je ne consens pas à la loi du péché ; « je suis assujetti à la loi du a péché selon la chair », car j'éprouve les désirs de la chair; je n'y consens pas, il est vrai, mais je n'en subis pas moins les atteintes. Mais écoutons attentivement ce qui suit : « Il n'y a donc point maintenant de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ ». Même pendant cette vie, alors que la loi des membres répugne à la loi de l'esprit, et impose son joug sur ce corps de mort, il n'y a point de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ. En voici la raison: « Parce que la loi de l'esprit de vie, qui est en Jésus Christ, m'a délivré de la loi du péché et de la mort ». Comment m'en a-t-elle délivré, si ce n'est en m'accordant la rémission de tous mes péchés? il est vrai que cette loi existe encore, mais elle va chaque jour diminuant, et surtout elle n'est point imputée à péché. [32] CHAPITRE XXXII. LA LOI DU PÉCHÉ, AVEC LA CULPABILITÉ QUI EN RÉSULTE POUR LES ENFANTS NON BAPTISÉS. 37. Tant que les enfants n'ont pas reçu dans le baptême la rémission de leurs péchés, cette loi du péché leur est imputée à péché, c'est-à-dire qu'elle constitue en eux une culpabilité réelle qui les rend dignes des châtiments éternels. Tel est l'effet nécessaire de la génération charnelle, tant qu'il n'est pas corrigé par la régénération spirituelle. Je n'ignore pas cependant que, s'il s'agit de parents chrétiens, leurs péchés leur ont été remis par le baptême; toutefois cette rémission ne détruit dans leurs enfants ni la loi du péché ni la culpabilité qui en résulte; cette culpabilité reste cachée dans le fruit de l'olivier, quoiqu'elle ne nuise pas à l'olivier lui-même, c'est-à-dire à cette vie selon laquelle le juste vit de la foi par le Christ, ainsi appelé de l'onction spirituelle qu'il a reçue de son Père. Mais, ce qui dans le fruit de l'olivier était couvert du voile de l'innocence et du pardon, reprend son aigreur et sa culpabilité dans l'olivier sauvage, jusqu'à ce que la même grâce lui ait été accordée. Depuis qu'Adam, créé dans l'innocence, est devenu l'olivier sauvage par son péché, qui était un péché de nature et dont la gravité devait affecter la nature humaine tout entière, chaque homme est devenu également un olivier sauvage. Ce que la greffe fait pour certains arbres, la grâce de Dieu le fait pour les hommes, elle change en oliviers francs les oliviers sauvages qui lui sont présentés, c'est-à-dire qu'elle corrige le vice de leur origine, efface le péché que leur a transmis la concupiscence charnelle et détruit en eux toute la culpabilité qui en était résultée. Cependant, si la faute est effacée, la concupiscence reste, et c'est par elle que l'enfant naît olivier sauvage et reste tel jusqu'à ce que la régénération à la grâce en ait fait un olivier franc. [33] CHAPITRE XXXIII. TOUTE RÉMISSION DES PÉCHÉS ET TOUTE GUÉRISON PARFAITE AU MOMENT DE LA RÉSURRECTION, DOIVENT ÊTRE ATTRIBUÉES AU BAPTÊME. 38. Bienheureux donc l'olivier dont les iniquités sont remises et les péchés pardonnés, bienheureux celui à qui Dieu n'a pas imputé le péché.Toutefois, en attendant la transformation complète pour l'éternelle immortalité, le péché pardonné, effacé, non imputé, possède encore une certaine puissance occulte d'où naît l'olivier sauvage, et qui reste tel, dans toute son amertume, jusqu'à ce que la grâce de Dieu l'ait purifié et régénéré. Quand donc tout principe vicieux sera-t-il extirpé de notre chair? C'est lorsque cette régénération qui nous est maintenant accordée dans les eaux du baptême aura épuisé dans l'homme son action vivifiante et salutaire ; lorsque sous cette action tous les maux de l'homme auront été purifiés et guéris; alors seulement, c'est-à-dire à la fin du monde, cette même chair par laquelle l'âme était devenue charnelle, deviendra spirituelle, ne connaîtra plus cette concupiscence de la chair qui résiste à la loi de l'esprit, et ne produira plus aucun fruit charnel. Tel est le sens de ces paroles de l'Apôtre : « Jésus-Christ a aimé son Eglise et s'est livré à la mort pour elle, afin de la sanctifier, après l'avoir purifiée dans le baptême de l'eau par la parole de vie, pour la faire paraître devant lui pleine de gloire, n'ayant ni tache, ni ride, ni rien de semblable ». L'Apôtre veut nous faire comprendre que c'est par le bain de la régénération et la parole de vie que tous les maux des hommes régénérés sont purifiés et guéris. Il ne s'agit pas seulement des péchés qui sont remis directement dans le baptême, mais aussi de tous ceux qui dans la suite seront commis par faiblesse ou par ignorance. Le baptême, sans doute, n'est conféré qu'une fois et ne se réitère pas à chaque péché que l'on peut commettre; mais, dès qu'il a été donné une seule fois, il confère pour toujours aux fidèles le droit d'obtenir la rémission de tous les péchés qu'ils pourront commettre par la suite. A quoi, par exemple, servirait la pénitence avant le baptême, si le baptême ne devait pas suivre; à quoi servirait aussi de faire pénitence plus tard, si le baptême n'avait pas été conféré précédemment? L'oraison dominicale est notre purification quotidienne. Or ces paroles : « Pardonnez-nous nos offenses », quelle efficacité pourraient-elles avoir, si ceux qui les récitent n'avaient pas reçu le baptême? Rien de plus utile que la générosité et l'abondance des aumônes; et cependant, à quoi serviraient ces aumônes pour celui qui n'aurait pas reçu le baptême ? Enfin, le bonheur même des cieux, où l'Église n'aura ni tache, ni ride, ni autre chose semblable ; où il n'y aura ni reproche, ni dissimulation, ni culpabilité, ni même de concupiscence, pour qui sera ce bonheur, si ce n'est pas pour ceux qui auront reçu le baptême ? [34] CHAPITRE XXXIV. LA SAINTETÉ DU BAPTÊME EST LE REMÈDE NON-SEULEMENT AU PÉCHÉ, MAIS ENCORE A TOUS LES MAUX. 39. Non seulement donc tous les péchés, mais encore tous les maux des hommes sont effacés par la sainteté du baptême, dans lequel Jésus-Christ purifie son Eglise afin de la rendre, non pas dans ce siècle, mais dans le siècle futur, sans tache, sans souillure ou quoi que ce soit de ce genre. Ceux qui soutiennent que l'Église est ici-bas sans tache et sans souillure, ne sont-ils pas membres de l'Église ? Pourtant ils avouent qu'ils ne sont pas sans péché. S'ils disent vrai, si réellement ils ne sont pas sans péché, l'Église dont ils sont les membres peut-elle être sans souillure ; et s'ils ne disent pas vrai, la duplicité de leur langage n'est-elle pas une ride pour l'Église ? Diront-ils que ces péchés leur sont propres et ne touchent aucunement l'Église? Un tel langage ne prouverait qu'une chose, c'est qu'ils ne sont pas membres de l'Église, c'est qu'ils n'appartiennent nullement à son corps ; et cet aveu serait contre eux une effrayante condamnation. [35] CHAPITRE XXXV. LES PÉLAGIENS RÉFUTÉS PAR SAINT AMBROISE. 40. Dans cette longue discussion nous avons voulu, selon la mesure de nos forces, établir une distinction essentielle entre le mariage et la concupiscence de la chair, et réfuter les nouveaux hérétiques qui nous accusent injustement de condamner le mariage, parce que nous condamnons la concupiscence. D'ailleurs, les intentions qui les animent nous sont parfaitement connues : en louant sans restriction le mariage, en soutenant qu'il est resté dans les conditions de son établissement primitif, ils veulent se montrer conséquents avec eux-mêmes et s'autoriser à soutenir cette doctrine pernicieuse qui prétend que les enfants naissent sans être nullement coupables de péché originel. Or le bienheureux Ambroise, évêque de Milan, dont la main sacerdotale versa sur ma tête l'eau de la régénération, résout d'un seul mot cette question de la concupiscence, dans son commentaire sur Isaïe et à l'occasion de la naissance charnelle de Jésus-Christ. « En sa qualité d'homme, dit-il, Jésus-Christ a subi toutes les souffrances et supporté toutes les douleurs ; mais parce qu'il est né du Saint-Esprit, il n'a jamais connu le péché. En effet, tout homme est menteur, et personne n'est sans péché, si ce n'est Dieu. Il reste donc établi que quiconque naît de l'homme et de la femme, c'est-à-dire du mélange des corps, ne saurait être sans péché. Quiconque est sans péché, est resté étranger à ce mode de conception ». Bien loin de condamner le mariage, saint Ambroise n'a-t-il pas formellement condamné par avance la témérité de ces hérétiques? Je tenais à en faire l'observation pour répondre à ces brillants éloges que Pélage fait de saint Ambroise : « C'est dans les ouvrages du bien heureux Ambroise, dit-il, que la foi romaine brille du plus vif éclat; il est le premier de tous les écrivains latins ; sa foi et ses commentaires sur l'Ecriture défient les attaques de l'ennemi le plus acharné ». Si Pélage ne veut pas avoir à se repentir des éloges qu'il adresse à saint Ambroise, qu'il se repente des erreurs que condamne la doctrine de ce saint docteur. Maintenant je termine ce livre ; sa longueur et les difficultés intrinsèques des questions qu'il renferme, m'en ont rendu la composition pénible, comme elle vous en rendront la lecture ennuyeuse, dans les moments rapides où vous pourrez vous soustraire à vos nombreuses occupations. Le temps que j'y ai consacré, je l'ai dérobé aux soins de mon ministère ; pourtant je ne me serais pas permis de vous demander la lecture de cet ouvrage, malgré les soins que réclament de vous les affaires publiques, si je n'avais appris d'un serviteur de Dieu et de l'un de vos amis les plus intimes, que la lecture a pour vous tant de charmes que vous n'hésitez pas à lui consacrer de longues heures de la nuit.