[1,0] LIVRE PREMIER. [1,1] CHAPITRE PREMIER. POUR TRAITER DE L'ÉCRITURE, IL FAUT SAVOIR EN DÉCOUVRIR ET EN EXPOSER LE SENS. 1. L'interprétation de l'Ecriture comprend deux choses : la manière de découvrir ce que l'on y doit comprendre, et la manière d'exposer ce que l'on y a compris. Nous parlerons successivement de la première et de la seconde. C'est une grande et difficile entreprise; n'est-il donc pas téméraire de m'y engager? Oui, sans doute, si nous présumions de nos forces; mais notre espoir de mener à bonne fin cet ouvrage, repose en Celui dont nous avons déjà reçu dans nos méditations bien des lumières sur ce sujet, et nous ne doutons point qu'il ne nous accorde celles qui nous manquent, dès que nous aurons commencé à communiquer celles qu'il nous a départies. Car posséder sans la donner une chose qui se donne sans s'épuiser, c'est ne pas la posséder encore comme il convient. Or, Dieu a dit : « Quiconque a déjà, on lui donnera encore. » Il donnera donc à ceux qui possèdent, c'est-à-dire, que si on use avec largesse de ce qu'on a reçu, il remplira et comblera la mesure qu'il a confiée. Ici il n'y avait que cinq pains et là que sept, avant de les donner â une multitude affamée; à peine eut-on commencé à les distribuer, qu'après en avoir rassasié plusieurs milliers d'hommes, on en remplit des corbeilles et des paniers entiers. De même donc que le pain se multiplia sous les mains qui le rompaient, ainsi ce que Dieu nous a déjà donné pour entreprendre cet ouvrage, dès que nous aurons commencé à le communiquer, se fécondera sous le souffle de son inspiration, et loin de nous trouver jamais réduit à la disette dans le cours de notre tâche, nous aurons à nous réjouir au sein d'une merveilleuse abondance. [1,2] CHAPITRE II. LES CHOSES ET LES SIGNES. 2. Tout enseignement a pour objet les choses ou les signes; c'est par les seconds qu'on arrive à la connaissance des premières. J'appelle proprement chose ce qui ne sert pas à déterminer un autre objet, comme le bois, la pierre, un animal, ou, tout être semblable. Ceci donc ne s'applique pas au bois que Moïse, au rapport de l'Ecriture, jeta dans les eaux amères pour les adoucir, ni à la pierre que Jacob avait posé sous sa tête, à l'animal qu'Abraham immola en place de son fils. Car ce bois, cette pierre et cet animal, outre la propriété d'être choses, ont encore celle d'être signes d'autres choses. Or il est des signes dont l'usage exclusif est de signifier quelque chose; telle est la parole que l'on n'emploie jamais qu'à cette fin. On comprend dès lors que j'entends par signe, ce qui s'emploie pour désigner quelque chose. Ainsi tout signe est en même temps une certaine chose, autrement il ne serait absolument rien; mais toute chose n'est pas un signe. C'est pourquoi, dans cette division des choses et des signes, lorsque nous traiterons des choses, il pourra s'en rencontrer plusieurs qui aient la propriété de signifier; mais nous en parlerons de manière à ne pas renverser l'ordre d'après lequel nous devons traiter d'abord des choses et ensuite des signes ; et rappelons-nous que nous n'avons à considérer ici dans les choses que ce qu'elles sont en elles-mêmes, et non ce qu'elles peuvent signifier d'ailleurs. [1,3] CHAPITRE III. DIVISION DES CHOSES. 3. Il y a des choses dont il faut jouir, d'autres dont il faut user, d'autres enfin qui sont appelées à cette jouissance et à cet usage. Celles dont ou doit jouir, nous rendent heureux. Celles dont on doit user, nous soutiennent dans nos efforts vers la béatitude, et sont comme autant d'appuis et d'échelons à l'aide desquels nous pouvons parvenir et nous unir à l'objet qui doit faire notre bonheur. Pour nous, destinés à la jouissance et à l'usage de ces choses, nous sommes placés entre les premières et les secondes; si nous voulons jouir de celles dont il faudrait seulement user, nous entravons notre marche, et parfois même nous lui imprimons une fausse direction, en sorte que l'amour des biens inférieurs qui nous enlace, retarde pour nous, si même il ne l'éloigne pour jamais, la possession de ceux qui doivent être l'objet de notre jouissance. [1,4] CHAPITRE IV. DE LA JOUISSANCE ET DE L'USAGE 4. Jouir, c'est s'attacher par amour à une chose pour elle-même. User, c'est faire servir ce qui tombe sous l'usage, à obtenir l'objet qu'on aime, si toutefois il peut être aimé. Car user d'une chose pour une fin illégitime, c'est moins un usage qu'un abus. Représentons-nous donc comme des voyageurs qui n'ont de bonheur à attendre que dans la patrie; désireux de la rejoindre pour mettre un terme aux peines et aux misères de l'exil, nous avons besoin d'employer les véhicules nécessaires pour nous transporter sur terre ou sur mer jusqu'à cette patrie dont nous voudrions jouir. Mais si, captivés par les beautés du voyage et les douceurs mêmes du transport, nous nous arrêtons à jouir de ce dont il fallait seulement user, alors nous désirons voir la voie se prolonger, et sous l'empire d'un plaisir funeste, nous oublions la patrie dont les charmes devaient nous rendre heureux. Ainsi en est-il dans le cours de cette vie mortelle où nous voyageons loin du Seigneur; s'il est vrai que nous soupirions après la patrie où se rencontre le vrai bonheur, il faut user de ce monde et non pas en jouir; il faut s'en servir pour découvrir et admirer dans l'image des créatures, les grandeurs invisibles du Créateur, et s'élever ainsi de la vue des choses sensibles et passagères à la contemplation des choses spirituelles et permanentes. [1,5] CHAPITRE V. L'OBJET DE NOTRE JOUISSANCE EST LA SAINTE TRINITÉ. 5. La Trinité sainte, Père, Fils et Saint-Esprit, tel est donc l'objet de notre jouissance. Chose unique dans son excellence et commune à tous ceux qui en jouissent, si toutefois nous pouvons l'appeler une chose, et non pas plutôt la cause de toutes choses; et encore ce dernier terme suffit-il pour l'exprimer? Car il est difficile de trouver un nom qui convienne à un Etre si sublime, et ce que nous avons encore de plus expressif, est de dire que cette Trinité sainte est le Dieu unique; principe, soutien et fin de toutes choses. Ainsi le Père et le Fils et l'Esprit-Saint sont chacun Dieu, et tous ensemble ne sont qu'un seul Dieu; chacun d'eux possède la plénitude de substance, et les trois ne sont qu'une même substance. Le Père n'est ni le Fils ni l'Esprit-Saint; le Fils n'est ni le Père ni l'Esprit-Saint, et l'Esprit-Saint n'est ni le Père ni le Fils, mais le Père est seulement le Père, le Fils seulement le Fils, et l'Esprit-Saint seulement l'Esprit-Saint. Aux trois appartiennent la même éternité, la même immutabilité, la même majesté et la même puissance. L'unité est dans le Père, l'égalité dans le Fils, et dans l'Esprit-Saint le lien de l'unité et de l'égalité. Et les trois sont tous trois un dans le Père, tous trois égaux dans le Fils, et tous trois unis dans l'Esprit-Saint. [1,6] CHAPITRE VI. DIEU NE PEUT SE DÉFINIR. 6. Avons-nous dit et fait entendre un seul mot digne de Dieu? Non, sans doute, et je sens bien n'avoir eu que le désir de le faire, car ce que j'ai pu dire n'est pas ce que j'ai voulu dire. Si j'en ai la conviction, n'est-ce pas parce que Dieu est ineffable? Et si ce que j'ai dit était ineffable, aurais-je pu l'exprimer? Comment même dire de Dieu qu'il est ineffable, puisque tout en lui appliquant cette expression, c'est en dire quelque chose? Il existe ainsi je ne sais quelle contradiction dans les termes; car si l'on doit regarder comme ineffable ce qui ne peut s'exprimer, ce dont on peut dire seulement qu'il est ineffable, n'est plus ineffable. Prévenons par le silence cette lutte de mots, plutôt que de chercher à y mettre un terme par la discussion. Dieu cependant, dont on ne peut dignement parler, n'a point dédaigné l'hommage de la parole de l'homme, et il nous a fait un devoir de célébrer avec joie dans notre langage ses louanges et sa gloire. De là le nom même de Dieu, Deus, que nous lui donnons. Ce n'est point assurément le son de ces deux simples syllabes qui le fait connaître; mais lorsqu'elles viennent frapper les oreilles de tous ceux qui comprennent la langue latine, elles éveillent aussitôt dans leur esprit la pensée d'une nature immortelle et souveraine dans son excellence. [1,7] CHAPITRE VII. TOUS LES HOMMES COMPRENNENT SOUS L'IDÉE DE DIEU L'ÊTRE LE PLUS EXCELLENT. 7. Quand, en effet, les hommes s'arrêtent à considérer le Dieu souverain, et je parle de ceux-mêmes qui se figurent d'autres dieux dans le ciel ou sur la terre, à qui ils rendent des vœux et des hommages, toujours ils se le représentent comme la nature la plus excellente et la plus sublime que leur esprit puisse concevoir. Mais ils sont touchés par des biens de différente nature, les uns par les plaisirs des sens, d'autres par les plaisirs de l'esprit. Ceux donc qui se laissent captiver par les sens, regardent comme le Dieu souverain le ciel, ou ce qu'ils y voient de plus éclatant, ou le monde lui-même. Et ceux dont les conceptions s'élèvent au delà des limites de cet univers, imaginent quelque substance lumineuse qu'ils supposent infinie, et à laquelle ils prêtent, dans leurs vaines fictions, telle forme qu’ils jugent la plus parfaite; ils lui attribuent même la figure du corps humain, quand ils la préfèrent à toutes les autres. S'ils n'admettent pas l'existence d'un Dieu souverain de tous les dieux, mais en imaginent un nombre infini de même ordre, ils se représentent toujours chacun d'eux sous la forme corporelle qu'ils jugent la plus parfaite. Quant à ceux qui cherchent à découvrir par l'intelligence ce qu'est Dieu, ils le placent au-dessus de toutes les natures visibles et corporelles, au-dessus même de toutes les substances intelligentes et spirituelles, au-dessus de tous les êtres muables. Tous proclament à l'envi l'excellence de la nature divine, et pas un seul ne se rencontre qui regarde Dieu comme un être inférieur à quelqu'autre que ce soit. Ainsi tous reconnaissent d'une voix unanime pour Dieu toute substance qu'ils estiment au-dessus de toutes les autres. [1,8] CHAPITRE VIII. DIEU EST LA SAGESSE IMMUABLE ET DOIT ÊTRE PRÉFÉRÉ A TOUT. 8. Tous ceux qui s'appliquent à se former l'idée de Dieu, le conçoivent comme une nature vivante; mais ceux-là seuls évitent de tomber dans des pensées absurdes et indignes de la divinité, qui le conçoivent comme la vie même. Car toutes les formes corporelles qui s'offrent à leurs regards leur apparaissent vivantes ou inanimées, et ils préfèrent celle qui possède la vie à celle qui en est privée. Ils comprennent aussi que cette forme corporelle vivante, quels que soient l'éclat dont elle brille, la grandeur qui la distingue et la beauté dont elle est ornée, n'est pas la même chose que la vie qui l'anime, et ils attribuent à cette vie une excellence incomparable sur la matière à laquelle elle est unie. S'attachent-ils ensuite à considérer la vie en elle-même? ils estiment bien supérieure à la vie purement végétative des plantes, la vie sensitive des animaux, et plus parfaite que cette dernière, la vie intelligente de l'homme. Frappés de nouveau du caractère de mutabilité de cette vie intelligente, ils se voient forcés de lui préférer encore une autre vie inaccessible au changement, c'est-à-dire cette vie qui ne s'écarte jamais des principes de la sagesse, et qui est proprement la sagesse même. Car l'esprit dont on dit qu’il est sage, c'est-à-dire qu'il a acquis la sagesse, n'était point sage avant de l'avoir acquise; tandis que la sagesse par essence n'a jamais cessé et ne peut jamais cesser d'être sage. Si les hommes ne connaissaient cette sagesse, ils ne préféreraient pas ainsi sans hésiter la vie immuablement sage à la vie sujette au changement. Car la règle de vérité elle-même qui leur fait porter ce jugement, leur apparaît avec ce caractère d'immutabilité, et cela dans une région supérieure à leur propre nature, puisqu'ils voient en eux le changement et la vicissitude. [1,9] CHAPITRE IX. TOUS LES HOMMES PORTENT LE MÊME JUGEMENT. 9. Qui serait assez insensé pour oser dire : Comment sais-tu qu'on doit préférer la vie et la sagesse immuables à la vie sujette au changement? Car la vérité dont on me demande l'origine, brille d'un éclat égal et invariable aux yeux de tous les hommes. Ne pas la saisir c'est ressembler à un aveugle en plein soleil; il ne lui sert de rien de recevoir sur les yeux les rayons d'une lumière aussi resplendissante. Mais malheur à qui la voit et la fuit! la vivacité de son esprit s'est émoussée dans l'amour des ombres charnelles. Et c'est ainsi que les désirs dépravés de leur coeur, comme autant de vents contraires, entraînent les hommes loin des rivages de leur patrie, pendant qu'ils s'attachent à des biens périssables et de moindre valeur que ceux dont ils reconnaissent la supériorité et l'excellence. [1,10] CHAPITRE X. PURETÉ D’AME NÉCESSAIRE POUR VOIR DIEU. 10. Nous sommes donc destinés à jouir de cette vérité toujours vivante et immuable, et par laquelle la Trinité sainte, le Dieu souverain de l'univers, gouverne toutes ses créatures. Or, il faut purifier notre coeur pour le rendre capable d'apercevoir cette divine lumière et de s'y attacher une fois qu'il l'aura contemplée. Etablir en nous cette pureté, n'est-ce pas en quelque sorte marcher et naviguer vers la patrie ? Car Dieu est partout, et on s'approche de lui, non par les mouvements du corps, mais par la pureté des désirs et l'innocence des moeurs. [1,11] CHAPITRE XI. LA SAGESSE INCARNÉE NOUS APPREND A PURIFIER NOTRE COEUR. 11. Nous serions sur ce point dans une impuissance absolue, si la Sagesse elle-même daignant s'accommoder à notre profonde infirmité, ne nous eût donné un modèle de vie, dans une nature semblable à la nôtre. Mais si la sagesse pour nous est d'aller vers elle; elle, en venant à nous, a passé aux yeux des hommes superbes comme ayant fait une folie. Et si nous retrouvons la force en allant à elle, elle, en venant vers nous, a été regardée comme faible et infirme. « Mais ce qui parait en Dieu une folie, est plus sage que tous les hommes, et ce qui parait en Dieu une faiblesse, est plus fort que tous les hommes. » Elle était elle-même la patrie, et elle s'est abaissée jusqu'à devenir la voie qui nous y conduit. Partout présente et visible à l'oeil du coeur qui est pur et sain, elle a daigné aussi se montrer sensiblement à ceux dont cet oeil intérieur était malade et souillé. « Car Dieu voyant que le monde avec la sagesse humaine ne pouvait le connaître dans les ouvrages de sa sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui. » [1,12] CHAPITRE XII. COMMENT LA SAGESSE DIVINE EST VENUE A NOUS. 12. Ce n'est donc point en franchissant les espaces qu'elle est venue à nous, mais en apparaissant aux yeux des mortels sous l'enveloppe d'une chair mortelle. Elle est donc aussi venue là où elle était déjà, puisqu'elle était dans ce inonde, et que par elle le monde a été fait. Mais entraînés par la passion de jouir de la créature plutôt que du Créateur, les hommes qui se conformaient à l'image de ce monde, et méritaient ainsi d'en porter le nom, n'ont point connu cette sagesse; de là cette parole de l'évangéliste : « Et le monde ne l'a pas connu. » Ainsi le monde avec la sagesse humaine, ne pouvait connaître Dieu dans les ouvrages de sa sagesse divine. Pourquoi donc est-elle venue là ou elle était, sinon parce qu'il a plu à Dieu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui ? [1,13] CHAPITRE XIII. Et comment est-elle venue? N'est-ce pas quand « le Verbe s'est fait chair et qu'il a habité parmi nous ? » Quand nous parlons, la pensée intime de notre coeur devient un son, c'est-à-dire la parole sensible qui transmet cette pensée à l'esprit des auditeurs, en frappant leurs oreilles charnelles; et cette pensée néanmoins ne se change pas en la nature de ce même son, mais, conservant toute son intégrité sans aucune trace d'altération ni de changement, elle ne fait que revêtir la forme extérieure d'une voix qui l'insinue aux oreilles. Ainsi en est-il du Verbe divin; sans changer sa nature, il s'est fait chair pour habiter au milieu de nous. [1,14] CHAPITRE XIV. COMMENT LA SAGESSE DIVINE A GUÉRI L'HOMME. 13. Cette divine Sagesse a voulu guérir et fortifier les pécheurs à la manière dont on rend la santé aux malades. A l'exemple des médecins qui s'appliquent à bander les blessures, non pas sans ordre, mais avec un certain art qui ajoute à l'utilité de leur appareil une agréable proportion, la Sagesse, en revêtant la nature humaine, a su proportionner ses remèdes à nos blessures, nous les appliquant tantôt d'une nature contraire, tantôt d'une forme semblable à celle du mal. Le médecin qui soigne une blessure du corps, emploie les contraires; il combat, par exemple, le chaud par le froid, le sec par l'humide, et ainsi du reste. Il emploie aussi les semblables; ainsi il applique un linge de forme arrondie on allongée à une blessure de cette forme; il ne fait pas servir la même ligature pour tous les membres sans distinction, mais il la réserve pour ceux auxquels elle peut naturellement s'adapter. C'est ainsi que la Sagesse divine s'est montrée elle-même dans ce qu'elle a fait pour guérir l'homme, se donnant à la fois et comme médecin et comme remède. L'homme était tombé par orgueil; elle a eu recours à l'humilité pour le relever ; la sagesse du serpent nous avait trompés ; la folie de Dieu nous désabuse. La divine sagesse n'était que folie aux yeux de ceux qui méprisaient Dieu; et la divine folie est devenue la véritable sagesse pour ceux qui triomphent du démon. En abusant de l'immortalité, nous avions rencontré la mort; le Christ nous a fait retrouver la vie dans le bon usage qu'il a fait de notre mortalité. C'est du cœur corrompu de la femme que s'était répandue la contagion; c'est du corps pur et saint de la femme que nous est venue la guérison. A ce même genre de remèdes contraires appartiennent les vertus du Christ, dont l'imitation tend à déraciner nos vices. Voici maintenant les appareils conformes à la nature du mal, et semblables, pour ainsi dire, à des ligatures adaptées à nos membres malades et à nos blessures. Il est né de la femme pour délivrer ceux que la femme avait perdus; il s'est fait homme pour sauver les hommes, mortel pour sauver les mortels, et par sa mort, il a racheté ceux que la mort avait frappés. Il est bien d'autres traits semblables que je laisse à considérer plus au long à ceux qui ne sont pas comme moi dans la nécessité de poursuivre un ouvrage commencé ; ils s'instruiront merveilleusement en voyant l'économie de la médecine chrétienne employer ces remèdes, semblables ou contraires. [1,15] CHAPITRE XV. LA RÉSURRECTION ET L'ASCENSION DE JÉSUS-CHRIST SOUTIENNENT NOTRE FOI ; LE JUGEMENT LA STIMULE. 14. Maintenant la croyance à la résurrection et à l'ascension du Seigneur donne à notre foi l'appui d'une grande espérance. Elle nous fait comprendre, de la manière la plus saisissante, avec qu'elle plénitude de volonté le Christ a donné sa vie pour nous, puisqu'il a eu le pouvoir de la reprendre ainsi. Quelle douce et consolante confiance pour l'espérance des fidèles, lorsqu'ils considèrent toutes les souffrances que ce grand Dieu a supportées pour eux avant même qu'ils eussent la foi! Mais quelle frayeur pour les chrétiens lâches et sans ferveur, quand ils se le représentent descendant du ciel pour juger les vivants et les morts! Que cette pensée est propre à les ramener à la fidélité à leurs devoirs, et à les porter bien plus à désirer son avènement par une vie sainte, qu'à le redouter par une vie criminelle! Et quelle langue pourra jamais exprimer, quel esprit pourra concevoir la magnifique récompense qu'il nous réserve à la fin de la carrière, puisque, pour nous consoler dans le pèlerinage de la terre, il répand sur nous avec abondance son divin Esprit, qui nous inspire, au milieu des adversités de cette vie, une si grande confiance et un si ardent amour pour Celui que nous ne pouvons encore contempler ; puisque enfin, pour l'instruction et l'édification de son Eglise, il verse sur chacun de ses membres des dons si variés, qu'il nous fait accomplir , non-seulement sans murmure mais avec joie, les devoirs qu'il nous impose ? [1,16] CHAPITRE XVI. JÉSUS-CHRIST PURIFIE SON ÉGLISE. 15. Car l'Eglise, suivant la doctrine de l'Apôtre, est le corps du Christ; elle est aussi appelée son épouse. Ce corps mystique est composé de plusieurs membres voués à des fonctions différentes, et il leur communique la santé en les resserrant par les liens de l'unité et de la charité. Dans le cours de cette vie, il purifie son Eglise par des épreuves et des peines médicinales, afin qu'après l'avoir tirée du siècle présent, il l'unisse à lui pour l'éternité, comme une épouse n'ayant ni tache, ni ride, ni rien qui lui déplaise. [1,17] CHAPITRE XVII. LA VOIE DE LA PATRIE OUVERTE DANS LE PARDON DES PÉCHÉS. 16. Nous sommes donc présentement sur la voie de la patrie , sur cette voie qui se parcourt par la sainteté des affectons et non en franchissant les espaces. La malice de nos péchés l'avait fermée comme d'une barrière toute hérissée d'épines. Or celui qui s'est abaissé jusqu'à devenir lui-même la voie de notre retour, pouvait-il montrer plus de bonté et de miséricorde qu'en remettant leurs péchés aux cours repentants et convertis, et en se laissant clouer à la croix, pour renverser l'infranchissable barrière qui s'opposait à notre passage? [1,18] CHAPITRE XVIII. LES CLEFS CONFIÉES A L'ÉGLISE. 17. Aussi Jésus-Christ a confié à son Eglise le pouvoir des clefs, en sorte que ce qu'elle lierait ou délierait sur la terre serait lié ou délié dans le ciel. Il établissait ainsi que les péchés ne seraient point pardonnés à ceux qui ne croiraient pas que l'Eglise peut les absoudre ; et que celui qui, placé dans son sein, reconnaîtrait en elle ce pouvoir, et s'éloignerait du péché par une vie nouvelle, obtiendrait, par le mérite de sa foi et de sa conversion, une guérison parfaite. Refuser dé croire au pardon des péchés, n'est-ce pas se rendre plus criminel encore par le désespoir, puisqu'en doutant du fruit de sa conversion, on ne voit plus d'autre parti meilleur que celui de croupir dans le mal? [1,19] CHAPITRE XIX. MORT ET RÉSURRECTION DU CORPS ET DE L’AME. 18. Maintenant l'âme subit un certain genre de mort, quand, par la pénitence, elle renonce à sa vie et à ses moeurs antérieures; ainsi le corps meurt quand s'éteint le souffle qui l'animait et si l'âme après la pénitence qui a détruit ses moeurs dépravées, reprend une vie meilleure, aussi devons-nous croire et espérer que le corps, après cette mort que nous devons tous comme un tribut au péché, sera heureusement transformé au jour de la résurrection, puisqu'il est impossible que la chair et le sang possèdent le royaume de Dieu. Alors ce corps corruptible et mortel sera revêtu de l'incorruptibilité et de l'immortalité ; il ne ressentira plus l'aiguillon de la souffrance, parce qu'il vivra de la vie de l'âme parfaite et bienheureuse au sein du souverain repos. [1,20] CHAPITRES XX ET XXI. RÉSURRECTION POUR LE CHATIMENT. 19. Mais l'âme qui ne meurt pas au siècle présent, et ne commence point à se conformer à l'image de la vérité, est frappée d'une mort bien plus déplorable que la mort corporelle ; elle vivra , non pour entrer en jouissance de la béatitude céleste, mais pour subir de terribles châtiments. [1,21] C'est donc un point de foi dont il nous faut admettre l'incontestable vérité, que ni l'âme ni le corps ne périssent entièrement, mais que les impies ressusciteront pour des supplices impossibles à décrire, et les justes pour une vie éternellement heureuse. [1,22] CHAPITRE XXII. DIEU SEUL OBJET DE NOTRE JOUISSANCE. . 20. De toutes les choses dont nous avons parlé, il ne faut jouir que de celles que nous avons désignées comme stables et éternelles, et pour y parvenir, user seulement de toutes les autres. Mais nous qui sommes appelés à cette jouissance et à cet usage, nous sommes nous-mêmes du nombre des choses. C'est en effet une grande chose que l'homme, formé à l'image et à la ressemblance de Dieu, non pas dans le corps mortel dont il est revêtu, mais dans son âme raisonnable qui l'élève si haut en dignité au-dessus des animaux. C'est donc une importante question de savoir si les hommes doivent jouir ou simplement user les uns des autres, ou s'ils peuvent l'un et l'autre. Car il nous a été ordonné de nous aimer les uns les autres ; mais il s'agit de savoir si l'homme doit aimer l'homme pour lui-même ou par rapport à un autre objet. L'aimer pour lui-même, c'est jouir de lui ; l'aimer par rapport à une autre objet, c'est seulement en user. Or je crois qu'on ne peut aimer l’homme que relativement à une autre fin ; car nous ne devons aimer pour lui-même que l'objet qui est le principe de notre béatitude, et bien qu'en réalité il soit encore absent, l'espérance seule de le posséder nous console en cette vie. Or il est écrit: « Maudit soit celui qui place son espérance en l'homme !» [1,23] 23. On ne peut même jouir de soi, puisqu'il est certain qu'on ne doit pas s'aimer pour soi-même, mais par rapport à celui dont on doit jouir. L'homme atteint sa plus grande perfection, lorsqu'il fait converger sa vie tout entière vers la vie immuable et s'y attache de toute son affection; mais s'il s'aime pour lui-même, il ne se rapporte plus à Dieu, il se rapporte à soi-même, et s'éloigne de ce qui est immuable. Aussi ne peut-il jouir de lui-même qu'à son détriment; car il est plus parfait lorsqu'il s'unit tout entier et se lie intimement au bien immuable, que lorsqu'il s'en sépare pour se replier sur lui-même. Si tu ne dois pas t'aimer pour toi-même, mais relativement à Celui qui est par excellence la fin directe de ton amour, personne autre n'a le droit de se plaindre, de ce que tu ne l'aimes que par rapport à Dieu. Voici en effet la règle divine de l'amour : « Tu aimeras, dit le Seigneur, ton prochain comme toi-même. Mais tu aimeras ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit. » Ainsi tu dois rapporter toutes tes pensées, toute ta vie et toute ton intelligence à Celui dont la main t'a départi ces mêmes biens dont tu lui fais hommage. En disant : « De tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit, » il a voulu ne laisser aucune portion de notre vie qui ne fût consacrée à cet amour, et qui nous permît de placer ailleurs notre jouissance ; il demande que tout autre objet qui pourrait solliciter l'affection de notre coeur, soit reporté par le courant de l'amour divin au centre où il aboutit. Aimer son prochain selon la règle c'est donc aimer en même temps qu'il aime Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de tout son esprit. En aimant ainsi son prochain comme soi-même, on absorbe l'un et l'autre amour dans le fleuve de l'amour divin lequel ne peut souffrir la moindre dérivation qui l'affaiblisse. [1,24] CHAPITRE XXIII. L'HOMME S'AIME NATURELLEMENT. QUAND CET AMOUR EST-IL DÉSORDONNÉ! 22. Nous ne devons pas aimer indistinctement toutes les choses destinées à notre usage, mais celles-là seulement qui, par une destinée commune avec nous, se rapportent à Dieu, comme l'homme et l'ange, ou qui en vertu des rapports qui les rattachent à nous-mêmes, doivent recevoir par nous les dons de Dieu, comme notre corps. Assurément les martyrs n'ont pas aimé le crime de leurs persécuteurs, et cependant ils ont fait servir ce crime à mériter la possession de Dieu. Il y a donc quatre objets différents qu'il nous faut aimer : le premier est au-dessus de nous, le second est nous-mêmes, le troisième est près de nous, et le quatrième au-dessous: Quant au second et au quatrième, il n'était besoin d'aucune loi qui prescrivit de les aimer. Car si loin que l'homme s'écarte de la vérité, jamais il ne perd l'amour de lui-même et de son corps. En fuyant la lumière immuable qui règne sur toutes choses, il cherche a devenir maître souverain de lui-même et de son corps; peut-il donc s'empêcher de s'aimer ainsi que son corps? [1,25] 25. Il regarde même comme un immense avantage, de pouvoir dominer sur d'autres hommes ses semblables. C'est le propre du Cœur vicieux de désirer ardemment et de revendiquer comme un droit ce qui n'appartient proprement qu'à Dieu seul. Or un tel amour de soi mérite plutôt le nom de haine. Car c'est une injustice de vouloir ainsi dominer sur ce qui est inférieur à soi, tandis qu'on refuse sa propre soumission à une autorité supérieure ; et c'est bien à juste titre qu'il a été dit : « Celui qui aime l'iniquité hait son âme. » De là viennent les défaillances de l'âme qui trouve un continuel tourment dans son corps mortel. Car elle est inévitablement contrainte de l'aimer, et de gémir sous le fardeau de sa corruption. Le principe de l'immortalité et de l'incorruptibilité pour le corps réside dans la vie saine et parfaite de l'âme ; cette vie, l'âme ne la puise que dans son attachement inébranlable au bien supérieur, c’est-à-dire au Dieu immuable. Mais celui qui aspire à dominer sur les hommes, que la nature a faits ses égaux, ne montre qu'un intolérable orgueil. [1,26] CHAPITRE XXIV. PERSONNE NE HAIT SA PROPRE CHAIR, PAS MÊME CELUI QUI LA CHATIE. 24. Ainsi personne ne se hait soi-même. Cette vérité n'a jamais été contestée dans aucune secte. Personne non plus ne hait son propre corps, selon cette parole si vraie de l'Apôtre : « Nul ne hait sa propre chair. » Si donc il est des hommes qui assurent qu'ils préféreraient n'avoir point de corps, ils sont dans une complète erreur; car ce n'est pas leur corps, mais son fardeau et sa corruption qu'ils détestent. Ils voudraient en réalité, non pas exister sans corps, mais en posséder un qui fût agile et incorruptible; or comme ils n'ont pas d'autre idée de l'inné, à leurs yeux un corps dans de telles conditions n'en serait plus un. Il en est d'autres qui semblent diriger contre leur corps une sorte de persécution, en l'astreignant aux privations et aux travaux; s'ils savent se contenir dans de justes bornes, ils cherchent non pas à s'affranchir de ce corps, mais à le rendre soumis et propre à l'accomplissement du devoir. En le soumettant ainsi à des exercices pénibles et laborieux, ils tendent à faire mourir les passions qui font du corps un usage pervers, c'est-à-dire, ces habitudes et ces inclinations de l’âme qui l'entraînent aux viles et basses jouissances. Loin de se donner la mort, ils veillent à la conservation de leur vigueur et de leur force. [1,27] 27. Mais ceux qui, sous ce rapport, dépassent toute limite raisonnable, intentent la guerre à leur corps comme à un ennemi naturel. Ils ne comprennent pas cette parole de l'Ecriture : « La chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit, et l'esprit en a de contraires à ceux de la chair : ils sont opposés l'un à l'autre. » l'Apôtre a voulu désigner ce penchant effréné de la chair contre lequel l'esprit s'élève et lutte, non pour faire périr le corps, mais pour le réduire sous sa puissance, comme l'exige l'ordre naturel, en domptant sa concupiscence, son inclination perverse. Et puisqu'après la résurrection, le corps revêtu de l'immortalité doit vivre dans une perpétuelle soumission à l'esprit, au sein d'une paix inaltérable, ne doit-on pas s'efforcer durant cette vie, de réprimer l'inclination de la chair, de la tourner au bien, en sorte qu'elle ne résiste plus à l'esprit par des mouvements désordonnés ? Mais jusqu'à ce que ce but soit atteint, la chair s'élève contre l'esprit, et l'esprit contre la chair; l'esprit lutte, non par haine, mais par le sentiment de sa dignité et de sa puissance, parce qu'il veut que la chair qu'il aime soit soumise à ce qui lui est supérieur; la chair résiste, de son côté, non par haine encore, mais par la force de l'inclination que la génération lui a transmise, et qui n'a fait que s'accroître et s'invétérer par les lois de la nature. En domptant la chair, l'esprit ne tend donc qu'à briser les liens funestes de l'inclination corrompue, et à faire naître la paix que donne l'inclination vertueuse. Quoi qu'il en soit, il est certain que ceux-mêmes qui détestent leur corps, par suite de faux préjugés, ne pourraient se résoudre à perdre, même sans douleur, un de leurs yeux, dussent-ils voir avec l'autre seul aussi parfaitement qu'auparavant, s'ils n'y étaient déterminés par l'appât d'un avantage qu'ils jugeraient prépondérant. Cette réflexion suffit pour démontrer à ceux qui cherchent la vérité sans obstination, la certitude de cette parole de l'Apôtre : « Personne ne hait sa propre chair , » et de ce qu'il ajoute : « Mais il la nourrit et la soutient, comme le Christ son Eglise. » [1,28] CHAPITRE XXV. QUEL AMOUR ON DOIT A SON CORPS. 26. Il faut donc prescrire à l'homme la mesure de son amour, c'est-à-dire la manière dont il doit s'aimer, pour que cet amour lui profite; car il y aurait folie à douter qu'il s'aime lui-même et qu'il cherche son propre avantage. Ce qu'il faut aussi lui prescrire, c'est la manière dont il doit aimer son corps; la mesure et la prudence avec laquelle il doit lui consacrer ses soins. Car il n'est pas moins incontestable qu'il aime ce corps et qu'il désire le conserver sain et entier. Or on peut aimer autre chose plus que le salut et l'intégrité de son corps. En effet il s'est rencontré en grand nombre des hommes qui ont supporté volontairement les plus vives douleurs et la perte de quelques-uns de leurs membres, pour obtenir ce qu'ils aimaient encore davantage. Ce n'est donc pas une preuve qu'on n'aime pas le salut et l'intégrité de sur corps, parce qu'on lui préfère un autre bien. Ainsi malgré l'amour que l'avare éprouve pour l'argent, il ne laisse pas que d'acheter du pain, et dans ce but il donne son argent, qu'il aime passionnément, et désire accroître sans cesse; mais il estime encore plus la vie de son corps que ce pain doit soutenir. Il serait superflu de nous arrêter plus longtemps sur une vérité aussi claire, et cependant c'est une nécessité que nous imposent trop souvent les erreurs des impies. [1,29] CHAPITRE XXVI. DU COMMANDEMENT QUI PRESCRIT L'AMOUR DE DIEU, DU PROCHAIN ET DE SOI-MÊME. 27. Si donc il n'est pas nécessaire de prescrire à l'homme l'amour de lui-même et de son corps; si aimer ce que nous sommes et la partie inférieure de nous-mêmes, c'est une loi imprescriptible de la nature qui s'étend jusqu'aux animaux, lesquels s'aiment ainsi que leur corps, il ne faillait un commandement d'amour que relativement à l'Etre souverain placé au dessus de nous, et à notre semblable qui est notre prochain. « Tu aimeras, dit la loi, ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit, et tu aimeras ton prochain comme toi-même. Toute la loi et les prophètes sont renfermés dans ces deux commandements. » La fin du précepte est donc l'amour, et un double amour, de Dieu et du prochain. Si maintenant tu te considères tout entier, ton âme et ton corps; si tu considères également ton prochain dans ces deux parties constitutives de l'homme, tu reconnaîtras que dans ces deux préceptes a été compris tout ce qui doit être l'objet de notre amour. En plaçant l’amour de Dieu au premier rang, et en nous le prescrivant de manière que tous les mouvements de notre coeur viennent s'y confondre, il semble que la loi n'ait point parlé de l'amour de nous-mêmes; mais quand il a été dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même, » c'était bien en même temps exprimer cet amour. [1,30] CHAPITRE XXVII. ORDRE DANS LEQUEL ON DOIT AIMER. 28. L'homme qui vit selon les lois de la justice et de la sainteté, est celui qui sait estimer les choses à leur véritable valeur ; en lui l'amour est parfaitement ordonné. Il n'aime pas ce qu'il ne faut pas aimer, et il aime ce qu'il doit aimer; moins une chose est aimable, moins il l'aime ; la mesure de son amour s'étend ou se rétrécit selon que l'objet est plus ou moins aimable, et elle reste égale pour ce qui est également digne d'amour. Tout pécheur considéré comme pécheur ne peut être aimé ; et tout homme en tant qu'homme doit être aimé par rapport à Dieu, et Dieu pour lui-même. Si donc Dieu doit être aimé plus que tout homme, chacun doit aimer plus que soi-même. Nous devons aussi aimer le prochain plus que notre corps; parce que nous devons tout aimer relativement à Dieu et que le prochain est appelé à partager avec nous la jouissance de cet Etre souverain ; privilège qui n'appartient pas au corps, puisqu'il n'a de vie que par notre âme, qui seule nous fait jouir de Dieu. [1,31] CHAPITRE XXVIII. QUI DOIT-ON SECOURIR DE PRÉFÉRENCE ? 29. On doit un égal amour à tous les hommes; mais comme il nous est impossible de faire du bien à tous, il faut consacrer de préférence nos services à ceux qu'en raison des temps, des lieux, ou de toute autre circonstances, le sort nous a en quelque sorte plus étroitement unis. Car si vous aviez un superflu, dont il faudrait gratifier l'indigence, sans pouvoir en faire deux parts, et que vous rencontriez deux malheureux dont aucun ne pourrait se prévaloir du titre d'une misère plus profonde ou d'une amitié plus intime, rien de plus juste alors que de déterminer par le sort celui à qui vous devriez donner ce qu'il vous serait impossible d'accorder aux deux en même temps ; ainsi en est-il à l'égard des hommes ; ne pouvant étendre vos faveurs à tous, regardez comme vous étant désignés par le sort ceux que les circonstances de cette vie vous rattachent par des liens plus étroits. [1,32] CHAPITRE XXIX. ON DOIT TENDRE A CE QUE DIEU SOIT UNIVERSELLEMENT AIMÉ. 30. L'amour que nous avons pour tous les hommes appelés de concert avec nous à la jouissance de Dieu, s'étend à ceux que nous assistons ou qui nous assistent, à ceux dont nous soulageons l'indigence ou qui peuvent soulager la nôtre, et à ceux mêmes avec lesquels nous n'avons aucun échange de services réciproques. Or, nous devons désirer de les voir tous partager notre amour pour Dieu, et faire converger à cette fin tous les services que nous leur rendons ou que nous recevons de leur part. Dans ces théâtres où règnent la licence et la corruption, on voit un spectateur se prendre d'affection pour un comédien, et mettre son plus grand bonheur à le voir exceller dans son art ; il aime tous ceux qui partagent son sentiment, non en leur propre considération, mais en raison de celui qui est l'objet de leur affection commune ; plus son amour est vif et ardent, plus il s'attache à faire briller son talent et à lui concilier les coeurs ; s'il voit quelqu'un rester insensible, il essaie de vaincre sa froideur en l'accablant des louanges de son favori ; s'il en rencontre un autre qui haïsse celui qu'il aime, il s'irrite contre cette haine, et multiplie ses efforts pour arriver à l'éteindre. Et nous, que ne devons-nous pas faire pour étendre et propager l'amour de Dieu, dont la jouissance est le principe du vrai bonheur ; de Dieu, dont ceux qui l'aiment tiennent tout ce qu'ils sont, jusqu'à cet amour même ; de Dieu, dont nous n'avons pas à craindre qu'il puisse déplaire à ceux qui l'ont une fois connu ; de Dieu enfin, qui veut être aimé, non pour son propre avantage, mais pour donner à ceux qui l'aiment une récompense éternelle, qui sera de le posséder lui-même? De là vient que nous aimons jusqu'à nos ennemis; et qu'aurions-nous à craindre d'eux puisqu'ils ne peuvent nous enlever l'objet de notre amour? Ils nous inspirent plutôt une affectueuse compassion, car ils ont le malheur de nous haïr d'autant plus qu'ils sont plus éloignés du Dieu que nous aimons. S'ils reviennent à lui, ils sont invinciblement entraînés à l'aimer, comme la source du vrai bonheur, et à nous aimer nous-mêmes, comme étant destinés à partager avec eux la même félicité. [1,33] CHAPITRE XXX. TOUS LES HOMMES ET LES ANGES MÊMES SONT NOTRE PROCHAIN. 31. Ici se présente une question à propos des anges. Pour eux aussi le bonheur consiste dans la jouissance de Celui que nous désirons voir un jour l'objet de la nôtre ; et plus nous jouissons de lui en cette vie, à travers les voiles qui nous le cachent, ou dans les images qui nous le représentent, plus notre pèlerinage nous devient doux et facile, et plus nous désirons ardemment en toucher le terme. Il n'est donc pas hors de propos d'examiner si l'obligation d'aimer les anges est comprise dans les deux préceptes dont nous avons parlé. Que l'amour du prochain ne souffre d'exception pour aucun d'entre les hommes, le Seigneur dans l'Evangile et l'apôtre Paul l'attestent formellement. Car un jour que le Seigneur exposait à un docteur de la loi les deux préceptes de l'amour, lui disant que toute la loi et les prophètes y étaient renfermés, ce docteur lui adressa cette question: « Qui donc est mon prochain ? » Alors le Sauveur lui proposa la parabole d'un homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho ; cet homme tomba entre les mains des voleurs qui le blessèrent gravement et s'en allèrent, le laissant abattu et à demi-mort. Jésus montra alors que celui-là seul avait été son prochain qui, touché de son malheur, avait pris soin de guérir ses blessures, ce dont le docteur ne put s'empêcher de convenir lui-même. Et le Seigneur lui dit: « Va et fais de même, » voulant nous laisser entendre que le prochain est celui envers qui on doit exercer la miséricorde, s'il est dans le besoin, ou qu'il faudrait soulager, si son indigence le réclamait. De là découle déjà cette conséquence, que celui dont nous sommes en droit d'attendre le même office est aussi notre prochain. Car le nom même suppose le rapport mutuel de deux êtres; nous ne pouvons être le prochain de quelqu'un, qu'il ne soit le nôtre. Or, qui ne voit qu'il n'est pas un seul homme qu'on ne doive soulager et secourir, quand ce devoir s'étend jusqu'aux ennemis mêmes, selon cette parole du Seigneur : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent ? » [1,34] 34. Telle est aussi la doctrine de l'apôtre Paul, quand il dit : « Ces commandements : tu ne commettras point d'adultère, tu ne tueras point, tu ne déroberas point, tu ne désireras point le bien d'autrui, et s'il y en a quelqu'autre semblable, tous ces commandements sont compris en abrégé dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L'amour qu'on a pour son prochain ne souffre pas qu'on lui fasse aucun mal. » Penser que l'Apôtre n'a pas étendu ce précepte à tous les hommes, c'est être contraint d'avouer, ce qui est le comble de l'absurdité et du crime, qu'à ses yeux il n'y a point un péché à abuser de la femme d'un infidèle ou d'un ennemi, à le mettre à mort ou à convoiter son bien ; si c'est folie de le prétendre, n'est-il pas incontestable qu'on doit regarder tout homme comme son prochain, puisqu'il n'est permis de faire de mal à personne? [1,35] 35. Maintenant si le nom de prochain s'applique tant à celui envers qui nous devons exercer la miséricorde, qu'à celui qui doit la pratiquer à notre égard, il est de toute évidence que le précepte qui nous ordonne d'aimer le prochain, comprend par là même les saints anges, puisqu'ils nous donnent les preuves les plus frappantes d'une miséricordieuse compassion, ainsi que l'attestent un si grand nombre de passages des divines Ecritures. C'est d'après ce principe que le Seigneur notre Dieu a daigné appeler lui-même notre prochain. Car Jésus-Christ s'est peint sous les traits du Samaritain secourant ce malheureux, abandonné sur le chemin par les voleurs, couvert de blessures et à demi-mort. Et le Prophète disait dans sa prière : « J'avais pour chacun d'eux de la complaisance, comme pour un proche et pour un frère. » Mais comme la substance divine est élevée par son excellence bien au-dessus de notre nature, le précepte de l'amour de Dieu a été distingué de celui du prochain. Dieu exerce la miséricorde à notre égard par l'inclination de sa bonté, et nous la pratiquons les uns vis-à-vis des autres à cause de cette même bonté ; en d'autres termes, Dieu a compassion de nous pour nous faire jouir de lui, et nous avons compassion les uns des autres pour mériter cette jouissance. [1,36] CHAPITRE XXXI. DIEU SE SERT DE NOUS ET N'EN JOUIT PAS. 34. Quand nous disons que nous jouissons d'une chose que nous aimons pour elle-même que nous ne devons jouir que de l'objet qui nous rend heureux, et user seulement de tous les autres, il semble qu'il reste sur ce point quelque obscurité à dissiper. Car Dieu nous aime, et chaque page des divines Ecritures nous rappelle son amour. Comment donc nous aime-t-il? Veut-il se servir de nous ou bien en jouir? Sil place en nous sa jouissance, il a donc besoin de nos biens; ce qu'on ne peut raisonnablement admettre. Tout le bien qui est en nous est-il autre que lui-même, ou ne procède-t-il pas de lui? Qui peut douter que la lumière n’a nul besoin de l'éclat des êtres qu'elle éclaire elle-même? Le Prophète aussi proclame la même vérité : « J'ai dit au Seigneur : vous êtes mon Dieu, et vous n'avez aucun besoin de mes biens. » Dieu donc ne jouit pas, mais il se sert de nous. En dehors de cette jouissance ou de cet usage, je ne vois pas comment il nous aimerait. [1,37] CHAPITRE XXXII. COMMENT DIEU SE SERT DE L'HOMME. 35. Mais en Dieu l'usage est bien différent du nôtre. Nous usons des créatures pour parvenir à la possession de sa bonté infinie, et il use de nous pour manifester cette bonté. C'est parce qu'il est bon que nous avons l'existence, et nous ne sommes bons que dans la mesure de notre être. Comme d'ailleurs il est juste, nous ne pouvons faire le mal impunément; et notre être diminue en raison du mal que nous commettons. La souveraineté et la primauté de l'être n'appartiennent qu'à Celui qui possède l'immutabilité parfaite, et qui a pu dire en toute vérité. « Je suis l’ETRE. » Et : « Tu leur diras : C'est l’ETRE qui m'a envoyé vers vous. » En sorte que toutes les autres existences ne sont que par lui, et ne participent à la bonté qu'autant qu'elles participent à l'être. Dans l'usage qu'il fait de nous, Dieu donc n'envisage pas sa propre utilité, mais la nôtre ; l'unique fin qu'il se propose, c'est la manifestation de sa bonté. Pour nous, quand touchés de compassion pour quelqu'un, nous lui consacrons nos soins, nous avons bien en vue de procurer son avantage, mais par une mystérieuse conséquence, nous assurons par là même le nôtre, puisque Dieu ne laisse pas sans récompense la miséricorde exercée à l'égard de l'indigent. Cette récompense souveraine est de jouir de lui, et de pouvoir tous, en participant à cette jouissance, jouir aussi en lui les uns des autres. [1,38] CHAPITRE XXXIII. COMMENT IL FAUT JOUIR DE L'HOMME. 36. Etablir en nous cette jouissance, c'est nous arrêter sur la voie, et n'attendre plus que de l'homme ou de l'ange le bonheur que nous espérons. C'est la prétention de l'homme orgueilleux et de l'ange superbe; ils se plaisent à voir d'autres créatures placer en eux leurs espérances. Bien différente est la conduite de l'homme saint et de l'ange fidèle. Quand ils nous voient, au milieu des fatigues de notre pèlerinage, chercher à fixer en eux notre repos, ils ne songent qu'à raviver nos forces, en nous appliquant les secours que la main divine leur a confiés pour nous, et même en nous faisant part des faveurs particulières dont ils sont comblés; et après nous avoir ainsi rendu une nouvelle ardeur, ils nous pressent de poursuivre notre marche vers Celui dont la jouissance nous fera goûter avec eux un égal bonheur. C'est pourquoi l'Apôtre s'écrie : « Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous? ou avez-vous été baptisés au nom de Paul ? » Et encore : « Ce n'est pas celui qui plante ou qui arrose qui est quelque chose, mais Dieu seul qui donne l'accroissement. » Et l'ange n'a-t-il pas soin d'inviter l'homme qui l'adore, à n'adorer que le Seigneur, dont il n'est comme lui que le serviteur? [1,39] 39. Mais si tu jouis de l'homme en Dieu, c'est moins l'homme alors, c'est plutôt Dieu qui devient l'objet de ta jouissance. Car tu jouis de Celui qui fait ton bonheur, et ta joie sera d'être parvenu à Celui qui seul soutenait ton espérance. C'est pourquoi saint Paul écrivait à Philémon : « Oui, mon frère, que je jouisse de toi dans le Seigneur. » S'il eût dit seulement : « que je jouisse de toi, » sans ajouter : « dans le Seigneur, » c'était établir en lui l'espoir de son bonheur. Il est vrai qu'user d'une chose avec plaisir, c'est en quelque sorte en jouir; car la présence d'un objet aimé emporte nécessairement avec elle une certaine délectation. Si tu la reçois sans t'y arrêter, et si tu la reportes en Celui qui doit être le centre de ton repos, tu n'auras tait qu'en user : elle ne pourra s'appeler une véritable jouissance. Mais, si tu viens à y attacher et à y fixer ton cœur, en la constituant ainsi comme le terme de ta joie, tu en fais l'objet d'une véritable jouissance, que tu ne dois chercher qu'en la Trinité sainte, seul bien souverain et immuable. [1,40] CHAPITRE XXXIV. LE CHRIST EST LA PREMIÈRE VOIE QUI MÈNE A DIEU. 38. N'est-il pas surprenant que la Vérité éternelle, le Verbe par qui tout a été créé, s'étant fait chair pour habiter au milieu de nous, saint Paul dise cependant : « Si nous avons connu » Jésus-Christ selon la chair, maintenant nous « ne le connaissons plus de cette sorte ? » Car Dieu ayant voulu se donner, non-seulement comme la possession de ceux qui parviennent à lui, mais encore comme la première voie qui y conduit, a daigné revêtir notre chair. De là cette parole : « Dieu m'a créé au commencement de ses voies; » et Jésus-Christ devait être le point de départ pour ceux qui voudraient aller à Dieu. Mais quand l'Apôtre écrivait cette parole, quoiqu'il fût encore sur la voie et qu'il s'efforçât de remporter le prix de la félicité céleste à laquelle Dieu l'appelait, oubliant ce qui était derrière lui, et s'avançant vers ce qui était en avant, il avait alors dépassé le commencement de la carrière; il n'avait plus besoin de ces moyens, nécessaires, pour entrer dans la voie, à tous ceux qui désirent arriver à la vérité et établir leur repos dans l'éternelle vie. Car le Christ a dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie ; » c'est-à-dire, c'est par moi que l'on vient, c'est à moi que l'on arrive, et c'est en moi que l'on demeure. Car arriver au Fils; c'est arriver aussi au Père que nous connaissons par le Fils qui est son égal; et l'Esprit-Saint, par des liens ineffables, nous unit pour toujours au bien souverain et immuable. Or ce qui nous fait comprendre qu'aucune créature ne doit nous arrêter sur notre chemin, c'est que le Seigneur lui-même ne nous a pas permis de nous fixer en lui, en tant: qu'il s'est donné comme notre voie, mais seulement de passer par lui; il voulait nous Miter le danger de nous attacher dans notre faiblesse aux choses sensibles et passagères, à celles mêmes qu'il s'était unies, et qu'il avait accomplies pour notre salut; il voulait nous les faire servir plutôt à accélérer notre marche et à mériter de parvenir jusqu'à Celui qui a délivré notre nature des misères du temps, et l'a placée à la droite du Père. [1,41] CHAPITRE XXXV. L'AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN EST LA PLÉNITUDE ET LA FIN DE L'ÉCRITURE. 39. Tout ce que nous avons pu dire jusqu'alors en traitant des choses, se résume à établir cette grande vérité, que la plénitude et la fin de la loi et de toutes les divines Ecritures, consiste dans l'amour de l'objet dont nous devons jouir, et de la créature qui doit en jouir avec nous; car il n'était pas nécessaire de commander à l'homme de s'aimer lui-même. Pour nous donner la connaissance de cette loi d'amour et le pouvoir de l'accomplir, la divine Providence, en vue de notre salut, nous a tracé l'usage que nous devons faire des choses de la vie présente; elle nous prescrit de n'y point placer notre amour et notre joie comme dans leur terme, mais de n'y attacher qu'une affection transitoire, comme on aime le chemin que l'on suit, le véhicule qui transporte, ou autre chose semblable; nous ne devons aimer ces appuis de notre faiblesse qu'en vue du terme vers lequel ils nous portent. [1,42] CHAPITRE XXXVI. CE QU'IL FAUT PENSER D'UNE INTERPRÉTATION DEFECTUEUSE DE L'ÉCRITURE, SI ELLE SERT A ÉDIFIER LA CHARITÉ. 40. C'est donc à tort qu'on se flatterait de comprendre les divines Ecritures en tout; ou en partie, si cette connaissance ne sert pas à établir le double amour de Dieu et du prochain : c'est ne pas en avoir encore la moindre intelligence. Mais celui qui en exprime un sens propre à édifier cette même charité, sans toutefois rendre la pensée de l'écrivain sacré dans le passage qu'il interprète, se trompe à la vérité ; cependant son erreur n'est point dangereuse, et réellement il ne ment point. Le mensonge, en effet, suppose en celui qui l'émet l'intention délibérée de dire une fausseté, et c'est pourquoi nous rencontrons tant d'hommes qui veulent bien mentir et pas un seul qui supporte d'être trompé. Si donc l'homme émet sciemment le mensonge , et se laisse tromper que par l'ignorance, il est évident que, sur le même sujet, la condition de l'homme trompé est préférable à celle du menteur; car il vaut mieux être victime de l'injustice que de la commettre. Or, mentir, c'est commettre une injustice; et penser que le mensonge peut être quelquefois utile, c'est s'obliger à en dire autant de l'injustice. Mentir, c'est par là même être infidèle, puisque c'est exiger de celui que l'on trompe une foi que l'on viole à son égard. Mais tout violateur de la foi est injuste; donc ou l'injustice est quelquefois utile, ce qui est impossible, ou bien il faut admettre que le mensonge ne le sera jamais. [1,43] CHAPITRE XXXVII. ON DOIT INSTRUIRE UN INTERPRÈTE QUI SE TROMPE. 41. L'interprète qui donne aux divines Ecritures un sens différent de celui de l'auteur sacré, tombe dans l'erreur, malgré leur infaillible véracité; mais, comme je l'ai observé, si son erreur est propre à édifier la charité, qui est la fin des commandements, elle ne ressemble qu'à celle du voyageur qui abandonne son chemin, et qui së rend à travers la campagne au terme où ce chemin devait le faire aboutir. Toutefois on doit redresser son erreur, et lui faire comprendre toute l'importance qu'il y a de ne pas s'écarter de la voie, dans la crainte que l'habitude d'en sortir ne l'entraîne dans une direction opposée ou dangereuse. Car en donnant sur un point une interprétation téméraire qui ne rend pas la pensée de l'auteur inspiré, il rencontre presque toujours des détails qu'il ne peut faire accorder avec son sentiment. S'il admet que ces passages ne contiennent rien que de vrai et d'incontestable, l'interprétation qu'il avait émise ne peut qu'être faussé; et alors, par une conséquence inexplicable, l'attachement à son propre sens le conduit à condamner plutôt la parole de l'Ecriture que son sentiment privé; et s'il s'abandonne à ce travers funeste, il y trouvera infailliblement sa ruine. « Car nous marchons ici-bas par la foi, et non encore par la claire vue. » Or la foi devient chancelante dès que l'autorité des divines Ecritures est ébranlée : et dès lors que la foi chancelle, la charité elle-même se refroidit. Ainsi perdre la foi c'est perdre nécessairement la charité ; car comment aimer ce qu'on ne croit pas exister ? Mais quand on croit et que l'on aime, quand de plus la vie est sainte et pure , on sent naître en même temps l'espérance de parvenir à l'objet aimé. Toute science et toute interprétation de l'Ecriture est donc fondée sur ces trois vertus : la foi, l'espérance et la charité. [1,44] CHAPITRE XXXVIII. LA CHARITÉ DEMEURE ÉTERNELLEMENT. 42. A la foi succèdera la claire vue de l'essence divine, et à l'espérance la béatitude elle-même à laquelle nous tendons. Mais quand la foi et l'espérance auront disparu, la charité n'en sera que plus ardente et plus parfaite. Car si la foi nous fait aimer ce que nous ne voyons pas encore, que sera-ce quand nous pourrons le contempler? Et si par l'espérance nous aimons la gloire après laquelle nous soupirons, quel ne sera pas notre amour quand nous en sera donnée la possession? Voici en effet la grande différence entre les biens du temps et ceux de l'éternité : on aime davantage les premiers avant de les posséder, et on les méprise aussitôt qu'on en jouit : peuvent-ils en effet combler les désirs d'un cœur qui ne trouve son vrai repos que dans l’éternité? Mais la possession dés biens éternels nous les fait aimer plus vivement que quand nous étions encore à les espérer. Non, celui qui les désire ne les estimera jamais au delà de leur valeur; jamais il n'aura à les mépriser, ni à les trouver au-dessous de l'idée qu'il s'était formée; quelque haute estime qu'il en conçoive en cette vie, la possession les lui découvrira bien autrement précieux encore. [1,45] CHAPITRE XXXIX. L'ÉCRITURE N'EST POINT NÉCESSAIRE A L'HOMME QUI POSSÈDE LA FOI, L'ESPÉRANCE ET LA CHARITÉ. 43. Ainsi l'homme dont la vie a pour fondement inébranlable la foi, l'espérance et la charité, n'a besoin de l'Ecriture que pour instruire les autres. N'est-ce pas sous la direction de ces trois vertus que tant de cénobites passent saintement leur vie dans la solitude, sans le secours des saints Livres ? Aussi il me semble qu'en eux s'est déjà accomplie cette parole : « Les prophéties s'anéantiront, les langues cesseront, et la « science sera abolie. » Reconnaissons toutefois que les saintes Lettres ont servi à développer en eux la foi, l'espérance et la charité, au point que, arrivés au sommet de la perfection, ils ne s'attachent plus à rien de ce qui est imparfait. Je ne parle que de cette perfection qui est possible sur la terre; car en regard de la vie future, il n'est point d'homme juste et saint dont la vie puisse ici-bas se dire parfaite. C'est pourquoi, selon, l'Apôtre : « Ces trois vertus, la foi, l'espérance et la charité demeurent à présent, mais la charité est la plus excellente des trois. » Car lorsque nous mettrons le pied sur le seuil de l'éternité, la foi et l'espérance disparaîtront, et la charité n'en restera que plus ardente et plus inébranlable. [1,46] CHAPITRE XL. DANS QUEL ESPRIT ON DOIT LIRE L'ÉCRITURE. 44. Celui donc qui connaîtra bien la fin de la loi, c'est la charité qui naît « d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère » et qui veut rapporter à ces trois vertus toute l'intelligence des Ecritures, peut avec confiance s'adonner à l'interprétation de ces divins Livres. L'Apôtre, en effet, dit de la charité, qu'elle « naît d'un coeur pur, » afin que l'on n'aime rien qui ne soit digne d'amour. Il dit encore : « d'une conscience bonne, » pour assurer un fondement à l'espérance; car comment espérer d'obtenir jamais ce qu'on croit et ce qu'on aime, si l'on sent en soi les remords d'une conscience criminelle ? Il ajoute enfin : « d'une foi sincère , » parce que si notre foi est dégagée de toute erreur, nous n'aimons pas ce qu'il ne faut pas aimer, et en menant une vie innocente nous avons la douté confiance que notre espoir ne sera point confondu. Je crois avoir parlé des choses qui renferment l'objet de notre foi, dans la mesure qui me semble suffisante pour les circonstances présentes, cette matière ayant déjà été traitée ailleurs assez amplement soit par moi, soit par d'autres. Nous terminons donc ici ce livre. Nous consacrerons le reste de notre travail à parler des signes, selon les lumières que Dieu nous accordera.