[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] CHAPITRE PREMIER. IL FAUT CHERCHER AVEC GRAND SOIN LA VÉRITÉ C'EST D'ELLE QUE DÉPEND LA VIE HEUREUSE. 1. Deux jours après l'entretien contenu dans le second livre, comme nous étions allés nous asseoir dans la salle des bains, car il faisait trop mauvais temps pour descendre sur la pelouse, je commençai ainsi: Je pense que vous avez déjà suffisamment remarqué sur quoi porte la question que nous avons résolu d'examiner entre nous. Mais avant de prendre à partie mes interlocuteurs, je vous conjure, et cela pour que je puisse mieux éclaircir la question, de vouloir bien entendre quelques paroles sur l'espérance, sur la vie, sur notre état : elles ne s'éloignent pas de notre sujet. Ce n'est pas, selon moi, une affaire petite et inutile, mais une affaire nécessaire et de haute importance que de chercher fortement la vérité : c'est sur cela que nous sommes d'accord, Alype et moi. Tous les autres philosophes ont cru que celui qu'ils appellent sage avait trouvé la vérité, et les académiciens ont prétendu que leur sage, à eux, devait faire tous ses efforts pour y parvenir, et donner à cette recherche tous les soins; mais que, parce qu'elle est cachée ou qu'elle n'apparaît que confusément, il devait, pour la conduite de sa vie, suivre tout ce qui s'offrirait à lui de probable ou de vraisemblable. C'est aussi ce qui a été arrêté dans notre discussion précédente; car l'un ayant soutenu que l'homme devenait heureux en trouvant la vérité, et l'autre, qu'il l'était seulement en la cherchant avec soin; aucun de nous ne doute que rien ne doit passer avant cette recherche. Comment trouvez-vous donc, je vous prie, que nous ayons passé la journée d'hier ? Vous avez eu tous la liberté de vous livrer à vos études. Toi, Trygétius, tu t'es récréé en lisant Virgile ; Licentius s'est occupé à faire des vers. L'amour de la poésie s'est tellement emparé de son esprit que c'est surtout pour lui que j'ai cru devoir entreprendre ce discours, afin que la philosophie (et il en est temps) ait dans son coeur la préférence qui lui est due sur la poésie et même sur toute autre science que ce soit. [3,2] CHAPITRE II. SI LA FORTUNE EST NÉCESSAIRE AU SAGE. 2. Mais, je vous prie, n'avez-vous pas eu hier pitié de nous, lorsque, après nous être couchés avec la résolution de nous lever uniquement pour reprendre la question, nous avons été envahis par des affaires domestiques à tel point que nous avons pu à peine vivre pour nous aux deux dernières heures de la journée ? C'est pourquoi j'ai été toujours d'avis que l'homme une fois sage n'avait plus besoin de rien, mais que, pour qu'il devienne sage, la fortune est très-nécessaire. Je ne sais si Alype est d'un autre avis. Je ne vois pas bien encore, dit Alype, quel droit tu donnes à la fortune. Si pour la mépriser elle-même tu crois qu'on a besoin d'elle, je pense d'elle comme toi. Mais si tu n'accordes rien autre à la fortune que le rôle de présider aux biens du corps, je ne puis penser comme toi. Car, ou malgré elle et toutes les résistances, celui qui n'est point encore sage, mais désire le devenir, peut faire usage de tout ce que nous reconnaissons nécessaire à nos besoins corporels : ou bien, il faut convenir qu'elle commande à toute l'existence du sage même, puisque, tout sage qu'il est, il ne peut se soustraire aux besoins de son corps. 3. Tu dis donc, repris-je, que la fortune est nécessaire à celui qui désire la sagesse, mais non pas au sage. — On ne s'écarte point de la question en répétant ce qu'on a déjà dit. Je te demande donc, si tu crois que la fortune peut être de quelque secours pour la mépriser elle-même? Si tu le crois, j'en concluerai que celui qui désire la sagesse, a grand besoin de la fortune. — Je le crois ainsi, repris-je, puisque peut-être le sage en viendra à la mépriser, et il n'y a là rien d'absurde. C'est ainsi que le lait de nos nourrices nous est nécessaire lorsque nous sommes enfants, et qu'il nous met en état de pouvoir nous en passer et vivre sans son secours. — Si nos paroles, dit-il, expriment parfaitement nos idées, il me paraît évident que nous sommes d'accord; peut-être cependant pourrait-on dire que ce n'est ni le lait ni la fortune, mais tout autre chose qui nous font mépriser le lait et la fortune. — Il n'est pas difficile, repris-je, d'employer une autre comparaison. De même qu'on ne peut traverser la mer sans navire, ou sans tout autre moyen de transport, ou enfin, (pour ne pas m'attirer le courroux de Dédale) sans quelque appareil convenable, ou sans quelque puissance mystérieuse, et bien qu'on ne se propose que d'arriver, et qu'une fois au port on soit prêt à quitter, à mépriser tout ce qui a servi à la traversée; de même quiconque souhaitera d'arriver à l'heureux port de la sagesse et à cette terre ferme et tranquille, si, sans aller chercher bien loin, il ne le peut parce qu'il est sourd et aveugle, et que la vue et l'ouïe sont des dons de la fortune, j'en conclus que pour arriver à la sagesse, la fortune est nécessaire. Une fois qu'on y est arrivé, si on semble avoir besoin encore de certaines choses pour entretenir la santé, il est cependant certain qu'on n'en a plus besoin pour rester sage, mais seulement pour vivre au milieu des hommes. — Au contraire, répondit-il, si l'on est sourd, ou aveugle, on méprisera, je crois, et avec raison, la sagesse à acquérir et la vie même pour laquelle on cherche la sagesse. 4. Cependant, repris-je, puisque la vie dont nous vivons ici-bas est au pouvoir de la fortune, et que personne ne peut devenir sage s'il n'est vivant, ne faut-il pas avouer qu'on a besoin des faveurs de la fortune pour s'élever jusqu'à la sagesse? — Mais comme la sagesse, dit-il, n'est nécessaire qu'aux vivants et que sans la vie, il n'est aucun besoin de la sagesse, je ne crains pas que la fortune abrège la mienne; car si je veux la sagesse, c'est parce que j'ai la vie, et je ne veux pas la vie parce que je désire la sagesse. C'est pourquoi si la fortune m'ôtait la vie, je n'aurais plus de motif de chercher la sagesse. Ainsi donc, il n'y a rien qui m'oblige pour acquérir la sagesse, ni à craindre les disgrâces de la fortune, ni à désirer ses faveurs, à moins que par hasard tu n'aies d'autres raisons à m'opposer. — Tu ne crois donc pas, lui dis-je, que celui qui veut devenir sage puisse en être empêché par la fortune, quand même elle ne lui ôterait pas la vie? — Je ne le pense pas, répondit-il. [3,3] CHAPITRE III. QUELLE DIFFÉRENCE ENTRE LE SAGE ET CELUI QUI VEUT L'ÊTRE. LE SAGE CONNAÎT QUELQUE CHOSE IL CONNAÎT AU MOINS LA SAGESSE, 5. Je veux, dis-je, que tu m'expliques un peu quelle est, selon toi, la différence entre le sage et le philosophe. La seule, à mon sens, reprit-il, c'est que le sage possède les choses dont le philosophe n'a que le désir. — Quelles sont donc ces choses? ajoutai -je; car pour moi je ne vois que cette différence : c'est que l'un connaît la sagesse, et que l'autre désire la connaître.— Si tu assignes, reprit-il, des limites modestes à cette connaissance, tu exprimes la chose même plus clairement. — De quelque manière, dis-je, que je la définisse, tout le monde est d'avis qu'il ne peut y avoir une connaissance des choses fausses. J'ai cru, reprit-il, que je devais opposer cette réticence, de crainte que, par mon imprudent assentiment, ton discours ne s'élance aisément dans les champs de la principale question. Il est de fait que tu ne me laisses plus d'autre place pour courir. Car, si je ne m'abuse, nous voici arrivés au but que je souhaite depuis si longtemps. En effet, d'après ce que tu as dit avec tant de pénétration et de vérité, il n'y a aucune différence entre le sage et celui qui veut le devenir, si ce n'est que celui-là aime et que celui-ci a déjà la science, ou, selon son expression, l'habitude de la sagesse. Or, celui qui n'a rien appris ne peut avoir dans l'esprit aucune science; de plus, celui qui ne connaît rien n'a rien appris; et personne rie peut connaître le faux; donc, le sage connaît la vérité, puisque tu as reconnu toi-même qu'il a dans l'âme la science de la sagesse. — Je ne sais, dit-il, si je ne serai point trop hardi en niant que j'aie reconnu dans le sage une habitude de la recherche des choses divines et humaines. Mais je ne vois pas pourquoi tu ne lui reconnaîtrais pas l'habitude des choses probables qu'il aurait trouvées. —Tu m'accordes, lui dis-je, que personne ne connaît le faux? Oh ! certainement, reprit-il. — Dis maintenant, si tu veux, que le sage ne connaît point la sagesse. Pourquoi, reprit-il, enfermes-tu tout dans cette limite, et cherches-tu à lui faire croire qu'il ne comprend pas la sagesse? Donne la main, lui dis-je; car, si tu t'en souviens, voilà ce que j'avais prévu hier, et je me réjouis que sans m'avoir laissé tirer la conséquence, tu l'aies de toi-même tirée de si bon gré. Voici toute la différence que j'avais signalée entre les académiciens et moi : il leur avait paru que la vérité ne se pouvait connaître; à moi, il semblait que si je ne l'avais pas encore trouvée, le sage pouvait la découvrir. Et maintenant, pressé de me répondre à la question de savoir si le sage ne connaît pas la sagesse, tu dis qu'il lui semble la connaître. — Que s'en suit-il? - C'est, dis-je, que s'il lui semble connaître la sagesse, il ne lui semble donc pas que le sage ne peut rien connaître; ou bien il faut que tu soutiennes que la sagesse n'est rien. 6. En vérité, dit-il, je croyais que nous étions arrivés à la fin de la discussion ; mais quand tout à coup tu m'as tendu la main, je me suis aperçu que nous n'en étions pas encore là, tant s'en fallait : c'est-à-dire qu'hier nous n'avions posé d'autre question que celle de savoir si le sage pouvait arriver à la connaissance de la vérité : tu le soutenais et je le niais. Or je crois que tout ce que je t'ai accordé aujourd'hui c'est qu'il peut sembler au sage que la sagesse acquise par lui consiste uniquement dans la connaissance des choses probables: toutefois, je crois que personne de nous n'en doute, j'ai établi cette sagesse dans la recherche des choses divines et humaines. — Ce ne sera pas, lui dis-je, en embrouillant la question que tu te débarrasseras. Il semble que tu ne discutes plus que pour t'exercer. Et comme tu sais bien que ces jeunes gens peuvent à peine distinguer ce qui se dit ici de subtil et d'ingénieux, tu abuses de l'ignorance de nos juges, et, personne ne s'opposant à ce que tu avances, tu pourras parler autant qu'il te plaira. Je t'avais demandé, un peu auparavant, si le sage connaissait la sagesse, tu as répondu qu'il lui semblait la connaître. Or croire que le sage connaît la sagesse, ce n'est certes pas croire que le sage ne connaît rien : c'est incontestable, à moins d'oser dire que la sagesse n'est rien. D'où il suit que tu penses enfin comme moi. En effet il me semble à moi que le sage connaît quelque chose; tu le crois également, si je ne me trompe, car le sage, d'après ton propre sentiment, croit qu'il connaît la sagesse. Je ne crois pas, dit alors Alype, que j'aie plus envie que toi de m'exercer: et je m'étonne, de ce que tu as dit, car sur ce point tu n'as pas besoin d'exercice. Peut-être suis-je encore aveugle, mais il me semble qu'il y a de la différence entre croire savoir et savoir réellement: entre la sagesse qui consiste dans la recherche de la vérité et la vérité même. Tu prétends le contraire de ce que je soutiens : je ne sais donc pas comment nous sommes du même avis. Je lui répondis alors (on nous appelait pour dîner) : Je ne suis pas mécontent que tu me résistes ainsi, car ou bien nous ne savons l'un et l'autre ce que nous disons, et alors il faut nous efforcer de sortir de cette honte; ou bien, un de nous au moins ne sait ce qu'il dit, et alors il n'est pas moins honteux de rester négligemment dans cette situation. Mais dans l'après-midi, nous reviendrons à la charge, car au moment où je croyais que nous étions arrivés au terme de notre discussion, tu m'as attaqué à coups de poing. A ces mots, on se mit à rire et nous nous en allâmes. [3,4] SECONDE DISCUSSION. CHAPITRE IV. CELUI QUI NE SAIT RIEN NE PEUT ÊTRE APPELÉ SAGE. 7. Quand nous fûmes revenus, nous trouvâmes Licentius. Les eaux de l'Hélicon ne l'avaient point désaltéré, et il était tout occupé de ses vers. Car sans songer seulement à boire, il s'était levé au milieu du dîner, quoiqu'il n'y eût guère de distance entre le commencement et la fin de notre repas. —En vérité, lui dis-je, je souhaite que tu t'adonnes un jour complètement à la poésie, objet de tous tes désirs non que le talent poétique ait de grands charmes pour moi : mais je te vois tant d'ardeur qu'il n'y a que le dégoût qui puisse t'en guérir; c'est du reste ce qui arrive aisément quand on a atteint la perfection. De plus, comme tu chantes bien, j'aime mieux, pour mes oreilles, tes vers que ceux des tragiques, parce que tu chantes sans les comprendre, semblable à ces petits oiseaux que nous voyons en cage. Va donc boire, si tu veux, et reviens à notre école, si tu as encore quelque estime pour Hortensius et pour la philosophie à laquelle tu as donné de si douces prémisses dans notre premier entretien, et qui, bien plus que la poésie, t'avait inspiré tant d'ardeur pour la connaissance des choses grandes et vraiment profitables. Mais tandis que je désire te rappeler à ces études qui polissent les esprits, je crains qu'elles ne deviennent pour toi un labyrinthe, et je me repens presque de t'irriter, dans l'impétuosité de ce mouvement. — Il rougit et s'en alla boire, car il avait grand soif, et de plus c'était pour lui une occasion de m'éviter, et de se soustraire à d'autres reproches plus sévères que je lui aurais adressés peut-être. 8. Quand il fut revenu et que tous furent attentifs, je commençai ainsi : Est-il donc vrai, Alype, que nous différions encore sur une chose qui me parait si claire? — Il n'est pas surprenant, dit-il, que ce qui te paraît si clair ne le soit pas pour moi : puisque beaucoup de choses évidentes peuvent être plus évidentes pour d'autres, et que certaines choses obscures peuvent paraître à d'autres plus obscures encore. Car si tout ceci est vraiment clair pour toi, un autre, crois-moi, peut le trouver encore plus clair, et ce qui me paraît obscur à moi, peut le paraître davantage à un autre. Mais, pour n'avoir pas plus longtemps à tes yeux l'air d'un disputeur opiniâtre, daigne éclaircir encore ce qui te semble si clair. — Sois bien attentif, je t'en prie, lui dis-je, et laisse un peu de côté la pensée de me répondre. Car si je me connais bien, et si je te connais bien, il sera facile de rendre très clair ce que je dis, et l'un persuadera vite l'autre. Suis-je devenu sourd, ou n'as-tu pas dit que le sage croit connaître la sagesse? — Il en demeura d'accord. — Laissons donc un instant ce sage. Es-tu ce sage ou ne l'es-tu pas? — Je suis, dit-il, bien loin de l'être? — Cependant, repris-je, je veux que tu me déclares ton sentiment sur le sage des académiciens ; te semble-t-il qu'il connaisse la sagesse? — Demandes-tu, dit-il, s'il s'imagine la connaître où s'il la connaît véritablement et penses-tu que ce soit une même chose ou non? Car je crains que cette confusion ne serve de refuge à quelqu'un de nous. 9. Voilà justement ce qu'on appelle une querelle de Toscan; au lieu de résoudre la question qui est proposée, on propose une autre objection. Notre poète (je le cite pour flatter un peu l'oreille de Licentius) a jugé, avec assez de raison, dans ses bucoliques, qu'il est campagnard et tout à fait digne des bergers que l'un demande à l'autre en quel endroit le ciel n'a que trois aunes de long; et que celui-ci réponde : Dis-nous en quels pays on trouve sur les fleurs le nom des rois écrits. Je t'en prie, Alype, ne crois pas que cela nous soit permis à la campagne: Ces bains ne doivent-ils pas nous rappeler un peu les gymnases? Ainsi, réponds, je te prie, à ma question. Il te semble que le sage des académiciens connaît la sagesse. Pour ne point nous amuser, dit-il, à de longs discours, il me semble qu'il croit la connaître. Donc, lui dis-je, il te semble qu'il ne la connaît pas. Je ne te demande pas ce qu'il te semble que croit le sage, mais s'il te paraît qu'il connaisse la sagesse. Tu peux, je crois, répondre à cela oui ou non. — Plût à Dieu, dit-il, que cela me fût aussi facile qu'à toi ou que cela te fût aussi difficile qu'à moi ! tu ne serais pas aussi incommode et tu n'attendrais rien de moi dans cette question. Car lorsque tu m'as demandé ce que je pensais du sage des académiciens, je t'ai répondu qu'il me semblait qu'il s'imaginait connaître la sagesse; je craignais d'affirmer témérairement que je le savais, ou de dire non moins témérairement qu'il la connaissait. — Je repris : Je te demande comme une grande grâce, premièrement, de vouloir bien répondre à ma question et non pas à celle que tu t'adresses toi-même; ensuite de mettre maintenant un peu de côté le but que je veux atteindre et dont, je le sais, tu ne t'occupes pas moins que de celui que tu as en vue; et si je me trompe dans cette demande, je passerai immédiatement à ton bord et la discussion sera close. Enfin débarrasse-toi de je ne sais quelle inquiétude à laquelle je te vois livré, et applique-toi avec plus de soin pour comprendre facilement quelles réponses j'attends de toi. Tu as dit que si tu ne réponds ni oui, ni non, ce que je te prie pourtant de faire, c'est dans la crainte de dire témérairement que tu sais ce que tu ne sais pas, comme si je t'avais demandé ce que tu sais et non pas ce qui te semblait. Voici donc comment je rends ma question plus claire, si toutefois elle peut être plus claire te semble-t-il, oui ou non, que le sage connaisse la sagesse? S'il peut, dit-il, se trouver un sage, tel que la raison m'en donne l'idée, il peut me sembler qu'il connaît la sagesse. La raison, repris-je, te représente donc un sage qui n'est point dans l'ignorance de la sagesse, et cela est vrai : car cela ne pouvait te paraître autrement. 10. Maintenant donc, je te le demande, peut-on trouver un sage? Si on le peut, il peut connaître la sagesse, et toute la question entre nous est résolue. Si tu dis, au contraire, qu'on ne peut pas le trouver, alors on ne demandera plus si le sage connaît quelque chose, mais si quelqu'un peut être sage. Et cela étant établi, il faudra abandonner les académiciens et traiter avec toi cette question, sérieusement et prudemment. Car ils ont cru, ou plutôt il leur a paru, et qu'il pouvait y avoir un homme sage, et que cependant l'homme ne pouvait avoir la science. Ils en concluaient que le sage ne connaissait rien; et il te semble, à toi, qu'il connaît la sagesse, ce qui n'est certainement pas ne rien connaître. De plus, nous sommes d'accord sur un point dont sont convenus aussi tous les anciens philosophes et les académiciens eux-mêmes, savoir : que personne ne peut connaître ce qui est faux. Il ne te reste donc plus qu'à soutenir que la sagesse n'est rien, ou à avouer que les académiciens nous font la peinture d'un sage dont la raison n'a pas l'idée. [3,5] CHAPITRE V. VAINS SUBTERFUGES DES ACADÉMICIENS. 11. Laissant donc là toutes ces subtilités, cherchons si l'homme est capable d'avoir la sagesse dont la raison nous donne l'idée; car nous ne pouvons donner ce nom à aucune autre. — Mais, dit-il, lorsque j'accorderais ce que je crois être le but principal de tes efforts, c'est-à-dire que le sage connaît la sagesse et que nous savons, entre nous, des choses que le sage peut connaître, il ne me semble cependant pas que l'opinion des académiciens soit renversée. J'aperçois d'ici un asile d'où ils pourront se défendre, et tu n'as pas encore entièrement rompu le fil qui retient leur consentement; car, ce que tu reproches à leur cause est peut-être ce qui va les faire triompher. Ils diront effectivement qu'il est si vrai qu'on ne peut rien connaître et qu'on ne doit ajouter foi à rien, que ce principe même de l'impossibilité de rien connaître, principe que, pendant toute leur vie, ils avaient tenu probable, vient, par tes conclusions, de leur être encore enlevé; et soit qu'alors, comme maintenant; leur raisonnement demeure invincible, ou à cause de la faiblesse de mon esprit, ou à cause de la force même de ce raisonnement: ils restent inébranlables dans leur retranchement, lorsqu'ils continuent à affirmer audacieusement, qu'à présent même, on ne peut ajouter foi à rien. Et peut-être qu'un jour quelqu'un d'eux, ou n'importe qui, pourra produire de subtils et probables arguments contre ce dernier principe lui-même. Aussi peut-on retrouver, comme en un miroir, leur propre image dans ce qu'on dit de Protée, qu'on ne pouvait espérer de le saisir que quand il se dérobait, et que ceux qui le cherchaient n'auraient jamais pu le connaître, si quelqu'autre divinité ne le leur avait montré. Si donc quelque divinité nous vient en aide et daigne nous montrer cette vérité, objet de leurs soigneuses recherches, je déclarerai les académiciens vaincus, même malgré eux, ce que je ne crois pas. 12. C'est bien, dis-je, je n'ai jamais demandé plus. Car, voyez, je vous prie, quels nombreux et importants avantages pour moi ! D'abord les académiciens sont tellement accablés, qu'ils ne sauraient plus se défendre que par l'impossibilité. En effet, qui pourra jamais comprendre ou s'imaginer que le vaincu trouve dans sa défaite même de quoi se glorifier d'être vainqueur? De plus; s'il reste encore un point à discuter avec eux, ce n'est pas si l'un ne peut rien connaître, mais si on ne doit donner créance à rien. Nous sommes donc maintenant d'accord: car il leur semble, comme à moi, que le sage connaît la sagesse. Ils l'avertissent cependant de ne donner pas son assentiment car d'après ce qu'ils disent, il lui semble seulement connaître, mais, en fait, il ne connaît rien : comme si moi-même je faisais profession de savoir. Je dis aussi comme eux que cela me semble ainsi; car, je suis un insensé, et ils le sont autant que moi s'ils ne connaissent pas la sagesse. Or, je crois que nous devons au moins croire quelque chose: la vérité. Je leur demande donc s'ils n'en conviennent pas, c'est-à-dire, s'ils doutent qu'on doit donner créance à la vérité. Ils ne le diront jamais: ils soutiendront seulement qu'on ne peut la trouver. Ainsi, à ce point de vue, je suis avec eux, puisque les uns et les autres nous ne contestons pas, et par conséquent, nous croyons qu'il faut donner créance à la vérité. — Mais qui la montrera, disent-ils? Sur ce point, je ne me mets pas en peine de discuter avec eux; il me suffit qu'il ne soit pas probable que le sage ne connaisse rien : car autrement ils seraient contraints de dire cette grande absurdité, ou que la sagesse n'est rien ou que le sage ne la connaît pas. [3,6] CHAPITRE VI. LA VÉRITÉ NE PEUT-ÊTRE CONNUE QUE PAR LE SECOURS DIVIN. 13. Tu nous as dit, Alype, quel est Celui qui peut nous montrer la vérité. Je dois beaucoup travailler à ne pas m'écarter de ce sentiment. Car tu nous as dit avec autant de brièveté que de piété, qu'une divinité peut seule nous montrer la vérité. C'est, de tout notre entretien, ce que j'ai entendu de plus agréable, de plus important, de plus favorable, même de plus vrai; si cette divinité, comme j'en ai la confiance, veut bien nous secourir. Car avec quelle grandeur d'esprit et quel dessein de soutenir la vraie philosophie tu nous as fait souvenir de Protée ! Ne vous imaginez pas, jeunes gens, que les philosophes doivent mépriser les poètes, et sachez que ce Protée est l'image de la vérité. Oui, dans ces vers, Protée représente et joue le personnage de la vérité, que nul ne peut obtenir, si, trompé par de fausses images, on vient à relâcher ou à rompre les liens de l'intelligence. Lorsque nous tenons la vérité et qu'elle est pour ainsi dire dans nos mains, ce sont ces images qui, dans nos relations accoutumées avec les choses corporelles, s'efforcent de nous tromper et de se jouer de nous au moyen des sens dont nous nous servons pour les besoins de cette vie. Voici donc un troisième avantage que j'ai acquis et dont je ne puis assez estimer le prix. Mon très-intime ami est d'accord avec moi, non-seulement sur ce qui est probable dans la vie humaine, mais sur la religion elle-même, ce qui est la plus évidente preuve de la vérité de l'amitié. Car l'amitié a été justement et saintement définie : un accord bienveillant et charitable sur les choses humaines et divines. [3,7] CHAPITRE VII. AUGUSTIN, SUR LA DEMANDE D'ALYPE, PARLE CONTRE LES ACADÉMICIENS : PLAISANTE CITATION DE CICÉRON. 14. Cependant, afin que les raisonnements des académiciens ne paraissent pas répandre certains nuages, et qu'il ne puisse pas sembler à quelques hommes que nous résistons fièrement à l'autorité des plus savants personnages et surtout à celle de Cicéron, qui, assurément - ne doit pas nous être indifférente, je commencerai, si cela vous est agréable, par réfuter en peu de mots ceux qui regardent-leur enseignement comme contraire à la vérité; ensuite, je ferai voir pourquoi je me persuade que les académiciens ont caché leurs véritables sentiments. Ainsi donc Alype, quoique tu me paraisses entièrement de mon parti, sois cependant quelque temps encore leur avocat, et réponds-moi. — Comme en ce jour, répondit-il, tu n'as rien entrepris sans avoir, comme on dit, consulté les augures, je ne mettrai point d'obstacles à ce que tu complètes ta victoire, et j'essayerai avec plus d'assurance de défendre la cause puisque c'est toi qui m'en donnes la charge, pourvu toutefois, si cela te convient, que tu veuilles bien réduire à un discours continu tout ce que tu as l'intention de vouloir traiter par interrogation; je crains qu'en punition de mon opiniâtreté, et une fois dans tes fers, tu ne me déchires sous ces petits coups de traits, ce qui néanmoins répugne infiniment à ton humanité. 15. Voyant que les jeunes gens le désiraient aussi, je leur dis, comme pour commencer de nouveau : Je vous obéirai volontiers, bien qu'après les fatigues que j'ai eues dans l'école de rhétorique, j'eusse compté me reposer un peu sous une armure plus légère, me proposant de traiter ce sujet plutôt en vous interrogeant qu'en parlant moi-même. Cependant notre réunion étant peu nombreuse, je ne serai point obligé de parler bien haut, et ma santé n'en souffrira pas; et en outre, pour me moins fatiguer, je veux que le stylet conduise et règle mon discours, de peur que je ne sois entraîné par mon esprit au delà de ce que demande le soin que je dois à mon corps. Ecoutez donc mon sentiment dans un discours suivi, comme vous l'avez désiré. Voyons d'abord de quoi les partisans des académiciens ont coutume de se glorifier. Dans les livres que Cicéron a écrits pour les défendre, il y a un passage qui me parait d'une merveilleuse urbanité, et qui paraît à d'autres d'une grande force, et il est très-difficile de n'être pas impressionné de ce qui est dit en cet endroit. C'est que toutes les écoles, après avoir donné comme nécessairement à leur sage le premier rang, s'accordent ensemble pour donner le second au sage de l'académie. De là, on peut avec probabilité, conclure que celui-là est à bon droit le premier d'après son propre jugement, qui, d'après le jugement de tous les autres, est placé au second. 16. Supposons, par exemple, qu'un stoïcien soit ici présent, car c'est particulièrement contre eux que les académiciens se sont le plus animés. Si donc on demande à Zénon ou à Chrysippe, quel est l'homme vraiment sage; ils répondront que c'est celui dont ils ont donné la définition. Mais Epicure ou tel autre adversaire le niera et soutiendra que c'est le sien, celui qui sait, avec le plus d'habileté, se procurer et goûter les voluptés. De là les disputes. Zénon crie et avec lui tout le portique, que l'homme n'est pas né pour autre chose que pour l'honnêteté ; que par sa splendeur, elle attire à elle tous les coeurs, sans leur proposer aucun avantage autre qu'elle même, et sans l'appât de vaines promesses; que tous les plaisirs vantés par Epicure ne conviennent qu'à son troupeau et que ce serait un crime que de vouloir contraindre l'homme et le sage à vivre dans cette brutale société. Alors, pour se soutenir, Epicure fait sortir de ses jardins la troupe enivrée de ses luxurieux disciples qui, au milieu- même de leurs voluptés, cherchent leur ennemi pour le déchirer avec leurs ongles perçants et leurs dents aiguës, et préconisant devant la populace, la volupté, la douceur et le repos, il soutient avec opiniâtreté que le plaisir seul peut rendre heureux. Qu'au milieu de leur dispute survienne un académicien, il les écoutera et verra que chacun d'eux s'efforce de le gagner à son sentiment. Mais s'il prend parti pour les uns ou pour les autres, ceux qu'il aura abandonnés letraiteront de fou, d'ignorant, de téméraire. C'est pourquoi si, après avoir écouté les deux partis, on lui demande ce qu'il en pense, il dira qu'il est dans le doute. Demande alors au stoïcien lequel vaut le mieux, de l'épicurien qui le traite d'insensé ou de l'académicien qui trouve que, sur un point aussi important, il y a matière à délibération : personne ne doute qu'il ne donne la préférence à l'académicien. Maintenant, tourne-toi encore vers Epicure et demande-lui ce qu'il préfère, ou de Zénon qui le traite de brute, ou d'Archésilas qui lui dit : Peut-être es-tu dans le vrai, j'examinerai cela plus exactement; n'est-il pas évident qu'Epicure aussi regardera tous les disciples du Portique comme des extravagants et les académiciens, en comparaison, comme des gens très-sensés ? C'est ainsi que Cicéron passe longuement en revue presque toutes les sectes philosophiques et donne à ses lecteurs un charmant spectacle, leur montrant qu'il n'y a pas une école qui, après s'être tout naturellement donné le premier rang, ne laisse le second à quiconque ne lui est pas opposé, mais qui doute seulement. Je ne les contredirai pas et me garderai bien de vouloir enlever à aucun d'eux sa gloire. Qu'on croie, si l'on veut, que Cicéron n'a point voulu se livrer à un simple badinage, mais suivre et recueillir des choses frivoles et vides, à la manière de ces Grecs dont il détestait la légèreté. [3,8] CHAPITRE VIII. RÉFUTATION DU PASSAGE DE CICÉRON. 17. Qui m'empêche, si je voulais faire justice de cette plaisanterie, de montrer combien l'indocilité est un plus grand mal que l'ignorance? De là il suivrait qu'après que cet académicien se serait donné à chacun de ces philosophes comme leur disciple sans qu'un seul ait pu lui persuader son système, ils se réuniraient tous pour se moquer ensemble de lui. Car en jugeant qu'aucun de ses autres adversaires n'aurait rien appris, il jugerait en même temps que celui-ci ne peut rien apprendre de sorte qu'enfin ils le chasseraient tous de leurs écoles, non à coup de férules, ce qui serait plus malséant pour eux que nuisible pour lui, mais avec les massues et les bâtons cachés sous le manteau. Ce ne serait pas, en effet, chose bien difficile que de demander aux Cyniques, comme à d'autres hercules, leur secours et leurs armes pour exterminer cette peste publique. Que, si pour une gloire aussi illusoire, il m'est permis de combattre avec eux, ce qu'on doit m'accorder à moi qui, n'étant pas encore sage travaille à le devenir, qu'auront-ils à me répondre? Supposons que cet académicien et moi nous nous jetions au milieu de ces disputes de philosophes : que tous absolument s'y trouvent et exposent en peu de mots et d'instants leurs systèmes; qu'on demande à Carnéade ce qu'il en pense? Il répondra qu'il est dans le doute : et chacun le préférera aux autres, et tous le préféreront à tous. Quelle immense gloire ! Et qui ne voudrait faire comme lui? Et si l'on m'interroge et que je réponde la même chose : à moi la même louange. Le sage jouira donc d'une gloire dans laquelle un sot devient son égal. Que sera-ce s'il le surpasse même aisément? La honte ne fait-elle rien? Je retiendrai un académicien quand il s'éloignera du tribunal. La sottise est très avide d'une victoire de ce genre. L'ayant donc retenu, je découvrirai aux juges ce qu'ils ignorent, et je dirai hommes excellents, j'ai ceci de commun avec cet homme, qu'il ne sait pas qui d'entre vous est dans le chemin de la vérité. Mais nous avons aussi des opinions particulières sur lesquelles je ne demande pas de prononcer. Pour moi, bien que j'aie entendu vos systèmes, je ne sais pas où en est la vérité : et c'est seulement parce que j'ignore quel est entre nous tous le sage. Mais cet homme prétend que le sage même ne connaît rien, pas même la sagesse qui a donné au Sage son nom. Qui ne sait auquel est due la palme? Car si mon adversaire en convient, je le surpasserai en vous glorifiant; si la honte lui fait avouer que le sage connaît la sagesse, mon sentiment l'emportera sur le sien. [3,9] CHAPITRE IX. ON DISCUTE LA DÉFINITION DE ZÉNON. 18. Mais éloignons-nous enfin de ce tumultueux tribunal et retirons-nous en un lieu où la foule ne nous incommodera pas: plaise à Dieu que ce puisse être dans l'école de Platon, ainsi nommée, dit-on, parce qu'elle était séparée du peuple. Là, autant que nous le pouvons, discourons, non plus sur la gloire, vain et puéril objet, mais sur la vie même et sur l'espérance de l'âme heureuse. Les académiciens affirment qu'on ne peut rien connaître. Et pourquoi cela, gens si savants et si profonds ? — C'est, disent-ils, la définition de Zénon qui nous y détermine — Pourquoi cela, je vous prie ? car si elle est vraie, celui qui la connaît, connaît quelque chose de vrai; si elle est fausse elle n'a pas dû ébranler des hommes si fermes? Mais voyons ce que dit Zénon. Il lui a paru qu'on ne saurait connaître et comprendre que ce qui ne peut avoir aucun caractère de fausseté. Est-ce donc là, grand platonicien, ce qui te touche au point d'employer tous tes efforts pour arracher les hommes studieux à l'espoir d'apprendre, et pour les porter à l'aide d'un déplorable engourdissement de l'esprit, à déserter entièrement l'obligation de chercher la sagesse ? 19. Mais comment cette définition ne l'aurait-elle pas ébranlé, si l'on ne peut rien trouver qui soit sans aucun caractère de fausseté, et si rien de pareil ne peut se prouver et qu'on ne puisse alors le connaître? S'il en est ainsi, mieux valait dire que l'homme est incapable de la sagesse que de dire que le sage ne sait pourquoi il vit, ne sait comment il vit, ne sait s'il vit; que de dire enfin, ce qui est le comble de la perversité, du délire et de la folie, que l'homme est sage et qu'en même temps il ignore la sagesse. Car, lequel est le plus difficile à concevoir, ou que l'homme ne peut être sage, ou que le sage ne connaît point la sagesse? Du reste, il n'est plus besoin de discuter, si la question ainsi posée ne peut être résolue. Mais peut-être que si l'on parlait de la sorte, les hommes s'éloigneraient tout à fait de l'amour de la sagesse; au lieu que maintenant il faut les conduire à la sagesse sous l'attrait de ce nom si beau et si saint, afin sans doute qu'après avoir passé leurs plus belles années sans rien apprendre, ils te chargent ensuite de mille imprécations pour avoir renoncé au moins aux plaisirs des sens et n'avoir rencontré à ta suite que les tourments du coeur. 20. Mais voyons qui surtout les éloigne de la philosophie? Serait-ce celui qui parlerait en ces termes ? Ecoute, mon ami; la philosophie n'est pas la sagesse même, elle en est seulement l'étude ; si tu t'y portes, tu ne deviendras pas parfaitement sage dès cette vie, car la sagesse est en Dieu et l'homme n'y peut pas atteindre; mais quand, par une telle étude, tu seras suffisamment préparé et purifié, notre esprit après cette vie, c'est-à-dire après que tu auras cessé d'être homme, en jouira facilement? Serait-ce celui qui dirait : — Venez, mortels, à la philosophie; elle présente maintenant de grands avantages: Quoi de plus cher à l'homme que la sagesse ! Venez donc pour devenir des sages et ignorer la sagesse ? Je ne parle pas ainsi, dit le platonicien; c'est tromper, car il n'y a rien autre à trouver chez toi. Si tu parles de la sorte on te fuira comme un insensé; et si tu parles autrement tu ne feras que des fous. Mais admettons que l'une et l'autre opinion détournerait également les hommes de la sagesse. Et si la définition de Zénon l'a obligé de dire une chose si dangereuse pour la philosophie, était-ce pour te plaindre ou pour se moquer de toi, mon ami ? 21. Et cependant, tout insensés que nous sommes, examinons de notre mieux la définition de Zénon. Selon lui, il semble qu'on peut connaître ce qui paraît tellement vrai que cela ne puisse paraître faux. Il est clair que rien autre chose ne peut être connu. — C'est aussi mon avis, dit Arcésilas, et j'en conclus, qu'on ne peut rien connaître; car on ne peut rien trouver de semblable. — Oui, toi, peut-être, et d'autres fous comme toi: Mais pourquoi le vrai sage ne le pourrait-il pas ? Je crois même que tu n'aurais rien à répondre à l'insensé qui te dirait d'employer cette subtilité tant vantée de ton esprit, pour réfuter la définition de Zénon, et pour montrer qu'elle peut aussi être fausse. Si tu ne le peux, c'est donc là une vérité qu'il t'est possible de connaître : et si tu la réfutes, rien ne t'empêchera de connaître quelque chose. Pour moi je ne vois pas qu'on puisse la réfuter et je la tiens pour véritable. Ainsi dès que je la connais, si insensé que je sois, je connais quelque chose. Fais-la tomber, si tu le peux, devant ta subtilité. J'userai d'un dilemme très-sûr : ou elle est vraie ou elle est fausse : si elle est vraie je tiens donc la vérité; si elle est fausse, on peut donc connaître des choses qui ont des caractères communs avec le faux. — Et comment, reprend-il, la chose est-elle possible? Zénon a donc donné une définition vraie et quiconque pense comme lui, sur ce point, n'est pas dans l'erreur. Regarderons-nous comme de peu de mérite et de sincérité une définition qui s'est montrée contre ceux qui se préparaient à beaucoup combattre la possibilité de connaître, revêtue elle-même des caractères de ce qui, d'après elle, peut être connu ? Elle est donc, pour les choses qu'on peut comprendre, une définition, et un exemple. — Je ne sais pas, ajoute le platonicien, si elle est vraie, mais comme elle est probable, je montrerai en la suivant qu'il n'y a rien de semblable à ce qu'elle a dit qu'on peut connaître. — Tu le montres peut-être en dehors d'elle et tu sais, je présume, la conséquence. Que si nous ne sommes même pas sûrs d'elle, nous ne sommés pas pour cela privés de toute connaissance, car nous connaissons qu'elle est vraie ou fausse; ainsi nous connaissons quelque chose. Quoiqu'elle ne puisse jamais faire que je sois un ingrat, je tiens pour très vraie cette définition. Car ou la fausseté peut être un objet de la connaissance, ce que craignent terriblement les académiciens, et ce qui en effet serait absurde : ou l'on ne peut connaître ce qui est semblable au faux, d'où il faut conclure que cette définition est vraie. Mais examinons maintenant le reste. [3,10] CHAPITRE X. DEUX AXIOMES DES ACADÉMICIENS. 22. Quoique ceci, si je ne me trompe, puisse suffire pour être vainqueur, ce n'est pourtant pas assez peut-être pour se rassasier de la victoire. Les académiciens ont deux axiomes que nous avons résolu de combattre autant que nous le pourrons : « On ne peut rien connaître, » et ensuite, « on ne doit donner son assentiment à rien. » Bientôt et une autre fois nous parlerons de l'assentiment; disons maintenant quelques mots de la connaissance. Vous dites donc qu'on ne peut rien connaître? A ces mots Carnéade se réveille, car il est de tous celui qui a le moins profondément dormi, et il a étudié l'évidence des choses. Je m'imagine donc, que parlant avec lui-même comme on le fait souvent: Voyons, dira-t-il, Carnéade, vas-tu soutenir que tu ne sais pas si tu es un homme ou une fourmi? Ou te laisseras-tu vaincre par Chrysippe? Disons que nous ignorons les questions qu'agitent entre eux les philosophes et que le reste ne nous regarde pas; de cette manière si je fais un faux pas avec la lumière dont le vulgaire est éclairé chaque jour, je m'en prendrai à ces ténèbres des ignorants où des yeux divins peuvent seuls discerner; d'ailleurs si ces yeux me voient chanceler et tomber, ils ne pourront le faire remarquer à des aveugles, surtout à des orgueilleux qui auraient honte d'apprendre quelque chose. O habileté des Grecs, tu t'avances magnifiquement, tout ajustée et toute prête ! Mais tu ne vois pas que cette définition est l'œuvre d'un philosophe, et qu'elle est établie dans le vestibule même de la philosophie. Si tu essayes de l'abattre, la hache retombera sur toi. Car, après l'avoir une première fois ébranlée, si tu n'as pas le courage de la renverser entièrement, il s'ensuivra qu'on peut connaître, non seulement quelque chose, mais même ce qui ressemble le plus à la fausseté. C'est là ta retraite d'où tu t'élances et tu te précipites avec violence contre les imprudents qui veulent passer : mais quelque nouvel Hercule viendra t'étouffer dans ta caverne, nouveau monstre, nouveau Cacus, et t'accablera sous ses ruines, en enseignant qu'il y a dans la philosophie quelque chose de semblable au faux et qui ne saurait par toi devenir incertain. Assurément je courais à d'autres choses Quiconque te presse de la sorte te fait grande injure, Carnéade ; il croit, parce que tu es mort, que je puis te vaincre partout et de quelque côté que j'ouvre l'attaque. S'il ne le croit pas, il est sans pitié pour m'obliger de sortir ainsi de ma position et de lutter contre toi en rase campagne. Je ne faisais encore que descendre sur le terrain quand, effrayé de ton seul nom, j'ai reculé en arrière et d'un lieu élevé j'ai lancé je ne sais quel trait : Ce trait est-il arrivé jusqu'à toi? Quel effet a-t-il produit? C'est à ceux sous les yeux de qui nous combattons de décider. Mais de quoi ai-je peur, insensé que je suis? si je m'en souviens bien, tu es mort, et Alype n'a même plus le droit de combattre pour ton sépulcre : Dieu m'aidera aisément contre ton ombre. 23. Tu dis que dans la philosophie il n'y a rien qu'on puisse connaître, et pour donner plus d'étendue à tes discours, tu t'empares des querelles et des dissidences des philosophes et tu penses t'en servir comme d'armes contre eux. Quel moyen, en effet, de décider entre Démocrite et les anciens physiciens, sur la question de savoir s'il n'y a qu'un seul monde et sur d'autres questions sans nombre, puisque Démocrite, lui-même, n'a pu s'entendre avec Epicure, son héritier. Car lorsque ce voluptueux personnage permettait aux atômes, comme à une multitude infinie de petits serviteurs, c'est-à-dire à tous ces petits corps qu'il embrasse avec tant de plaisir dans les ténèbres, de ne passe tenir dans leurs voies et d'empiéter, à leur fantaisie, sur le terrain d'autrui, il ne pouvait manquer de dissiper son patrimoine en procès. Mais cela ne me regarde en rien, sans doute; s'il appartient à la sagesse de savoir quelque chose là-dessus, le sage ne saurait l'ignorer; cela ne peut pas être caché au sage. Mais si la sagesse est autre chose, le sage la connaît et méprise le reste. Pour moi, qui suis encore loin d'approcher même de la sagesse, je connais quelque peu ces matières de physique. Je suis certain, en effet, ou qu'il n'y a qu'un monde ou qu'il n'y en a pas qu'un seul; s'il y en a plusieurs, le nombre en est fini ou infini. Comment Carnéade me fera-t-il voir que ce sentiment ressemble à la fausseté? Je sais de plus que ce monde que nous habitons est ainsi disposé ou par la nature même des corps ou par quelque providence, qu'il a toujours été et sera toujours, ou qu'il a commencé sans devoir jamais finir, ou que, n'ayant point commencé avec le temps, il finira avec lé temps, ou qu'ayant eu un commencement, il aura aussi une fin, et j'ai d'innombrables connaissances physiques de cette espèce. Car les vérités sont des dilemmes véritables, et personne ne peut les confondre, à l'aide de quelque ressemblance avec la fausseté. — Adopte un sentiment, dit l'académicien. Je ne veux pas, car c'est dire : Abandonne ce que tu sais, dis ce que tu ne sais pas. Mais de cette manière l'opinion reste suspendue? Il vaut mieux la laisser suspendue que de la laisser tomber, puisqu'elle est claire et qu'on peut dire, sans se tromper, quelle est vraie ou fausse. C'est là ce que je me vante de savoir. Toi qui ne peux nier que ces questions appartiennent à la philosophie, et qui soutiens qu'on n'en peut avoir aucune connaissance, montre-moi que je ne les sais pas : dis que ces dilemmes sont faux, ou qu'ils ont avec le faux quelque chose de commun, qui empêche qu'on ne puisse en faire un juste discernement. [3,11] CHAPITRE XI. NI LA FAIBLESSE DES SENS, NI LE SOMMEIL OU LA FUREUR, NE RENDENT IMPOSSIBLE LA CONNAISSANCE DE QUELQUE VÉRITÉ. 24. D'où sais-tu, dit Carnéade, que le monde existe, si les sens sont trompés ? — Jamais, lui répliquai-je, vos arguments ne furent assez puissants pour ravir aux sens leur force, et pour nous persuader que nous ne soyons rien. Aussi n'avez-vous jamais tenté de le soutenir et vous vous êtes seulement appliqués à nous prouver que les choses peuvent être autrement qu'on ne les voit. Ainsi cet univers, quel qu'il soit, qui nous renferme et qui nous nourrit; ce qui apparaît à mes yeux et me semble comprendre la terre et le ciel ou comme la terre et comme le ciel, je l'appelle le monde. Si tu dis que rien ne m'apparaît, je ne me tromperai jamais : car être dans l'erreur, c'est croire témérairement ce qui paraît. Vous dites que les sens peuvent se tromper en voyant; vous ne dites pas qu'on ne voit rien. Car partout où vous voulez régner, il n'y aura plus même prétexte à discussion, si non-seulement nous ne connaissons rien, mais encore si rien ne nous apparaît. Mais si tu nies que ce que je vois soit le monde, tu fais une querelle de mots puisque j'ai dit que j'appelais cela le monde. 25. Et même quand tu dors, diras-tu, ce monde est-il ce que tu vois? -Je l'ai déjà dit, tout ce qui me paraît ainsi, je l'appelle le monde. Que si tu veux ne donner le nom de monde qu'à celui qui est vu par des personnes éveillées ou d'un jugement sain, soutiens, si tu le peux, que ceux qui dorment ou qui sont en fureur ne dorment point, et ne sont point en fureur dans le monde. Je dis donc que cette masse immense de corps, que cette machine où nous nous trouvons endormis ou furieux, éveillés ou sains d'esprit, est une masse unique ou n'est pas unique. Apprends-moi comment cette proposition peut être fausse. Si je dormais, il se pourrait faire que je n'eusse rien dit; si des paroles se sont échappées de ma bouche pendant que je dormais, comme cela arrive, il se peut faire que je ne les aie pas dites ici, ou étant assis de cette manière, ou devant ces mêmes auditeurs; mais il ne peut se faire que je ne les aie pas dites. Je ne prétends pas non plus savoir que je suis éveillé, car tu peux répondre que je puis aussi me l'être imaginé en dormant; et de cette sorte cela ressemblerait beaucoup à la fausseté. Mais s'il y a un monde et six mondes, de quelque façon que je sois disposé, il est clair qu'il y a sept mondes, et je n'affirme pas témérairement que je le sais. Montrez-moi donc que cette conclusion ou que les dilemmes dont il a été question plus liant peuvent être faux par l'effet du sommeil, de la frénésie ou par la séduction des sens; alors si étant bien éveillé je m'en souviens, j'accorderai que je suis vaincu. Car je crois suffisamment prouvé que les choses qui semblent fausses par l'effet du sommeil ou de la fureur n'ont de rapport qu'avec les sens extérieurs. Car, lors même que le genre humain serait profondément endormi, il serait nécessairement vrai que trois fois trois font neuf et sont un carré de nombres abstraits. On pourrait même encore, à mon avis, ajouter en faveur des sens d'autres arguments que n'ont jamais condamnés les académiciens. Faut-il en effet s'en prendre aux sens, si des gens en délire sont tourmentés par les divagations de l'esprit ou si en songe nous voyons tant de fantômes ? Car s'ils ont fait connaître la vérité aux gens sains et éveillés, ils ne sont point responsables de toutes les chimères qu'un esprit peut enfanter dans le sommeil ou la folie. 26. Il reste à examiner si ce qu'ils nous font connaître est vrai. Allons, supposons qu'un épicurien nous dise : Je n'ai point à me plaindre des sens; car il y aurait de l'injustice à exiger d'eux plus qu'ils ne peuvent donner. Or tout ce que les yeux peuvent voir est vrai. — Ce qu'ils voient d'une rame dans l'eau est-il donc vrai? — Certainement. Car supposant la cause qui me la fait voir telle que je la vois, si la rame enfoncée me paraissait droite, je reprocherais plutôt à mes yeux de me faire un faux rapport. En effet, ils ne verraient point alors ce qu'ils auraient dû voir d'après les causes existantes. Qu'est-il besoin d'autres exemples ? Il en faut dire autant des tours qui semblent se mouvoir, des ailes des oiseaux et d'une infinité d'autres objets. Cependant, ajoute le philosophe, je me trompe en donnant mon assentiment. Que ton assentiment n'aille pas au delà de la persuasion que la chose te paraît telle, et tu ne seras point trompé. Car je ne sais pas comment un académicien peut réfuter un homme qui dit : Je sais que cela me paraît blanc; je sais que tel son me fait plaisir à l'oreille, que ceci a pour moi une agréable odeur, que cela a pour moi un goût délicieux, que ceci encore est froid pour moi. — Dis plutôt: Si les feuilles des oliviers sauvages, que le bouc aime tant, sont amères par elles-mêmes. — O homme entêté ! le bouc lui-même n'est-il pas plus réservé ? Je ne sais quel goût ces feuilles ont pour les animaux. — Elles sont amères pour moi; que demandes-tu de plus? — Mais peut-être il y a-t-il aussi quelque homme qui ne les trouve point amères? - Cherches-tu à me fâcher? Ai-je dit qu'elles soient amères pour tout le monde ? J'ai dit qu'elles l'étaient pour moi ; encore n'affirmerais-je pas qu'elles le soient toujours, car ce qui a paru amer ne peut-il, pour certaines raisons, paraître doux une autre fois? Je dis seulement que, lorsqu'un homme goûte quelque chose, il peut jurer de bonne foi que pour lui cela est amer ou doux, et il n'y a pas dans toute la Grèce de subtilité qui puisse lui enlever cette connaissance. Qui peut, en effet, être assez hardi, quand je goûte quelque chose avec plaisir, pour me dire : Peut-être ne goûtes-tu rien, et n'est-ce qu'un songe ? - Je ne dis pas le contraire. — J'éprouverais néanmoins ce plaisir, même durant le sommeil. Ainsi il n'y a point de ressemblance avec la fausseté qui puisse réfuter ce fait que je déclare connaître. Epicure ou les Cyrénaïciens pourront donner encore, en faveur des sens, d'autres raisons, contre lesquelles je ne sache point que les académiciens aient jamais rien dit. Mais que m'importe? Qu'ils réfutent, s'ils le veulent ou s'ils le peuvent, ce que je viens de dire, je le leur permets volontiers. Car tout ce qu'ils disent contre les sens n'attaque pas tous les philosophes. Il y en a en effet qui avouent que tout ce que l'esprit perçoit par les sens peut bien produire quelque vraisemblance, mais non la science. La science est pour eux-mêmes renfermée dans l'intelligence, et subsiste éloignée des sens dans l'esprit même. Peut-être le sage que nous cherchons est-il du nombre de ces philosophes? Mais nous parlerons de cela une autre fois. Passons maintenant à ce qui nous reste à expliquer, ce que nous ferons, si je ne me trompe, en peu de mots, après ce que nous avons déjà dit. [3,12] CHAPITRE XII. LES ACADÉMICIENS ALLÈGUENT VAINEMENT LES SÉDUCTIONS DES SENS, DU SOMMEIL OU DE LA FUREUR. 27. En quoi le sens du corps aide-t-il ou empêche-t-il celui qui s'occupe de morale ? Si ceux mêmes qui mettent le souverain bien de l'homme dans la volupté s'embarrassent peu du cou de la colombe, d'une voix inconnue, d'un poids lourd pour l'homme et léger pour les chameaux, s'ils n'en ont pas besoin pour savoir que ce qui leur plaît leur plaît, que ce qui les choque les choque, et je ne vois pas ce qu'on peut leur répondre : les choses toucheront-elles celui qui place dans l'esprit la fin pour laquelle on doit faire le bien? Lequel des deux sentiments préfères-tu? — Si tu me demandes ce que j'en pense, je pense que le souverain bien de l'homme est dans l'esprit Mais maintenant il est question de la connaissance. Interroge donc le sage qui ne peut ignorer la sagesse. Un stupide comme moi, un ignorant comme celui-ci, croit cependant savoir que lesouverain bien de l'homme, en quoi consiste la vie heureuse, n'est point du tout, ou qu'il est, soit dans l'âme, soit dans le corps, soit dans l'un et l'autre. Persuade-moi, si tu peux, que je ne sais point cela. C'est ce que la force de vos raisonnements si connus n'a point encore fait. Si tu ne le peux, car tu n'y trouveras aucune ressemblance avec le faux, hésiterai-je à conclure qu'il me semble à bon droit que le sage connaît tout ce qu'il y a de vrai dans la philosophie, puisque moi j'y ai acquis tant de connaissances véritables? 28. Mais peut-être craint-il de choisir en dormant le souverain bien? Il n'y a pas de danger: quand il sera éveillé, s'il lui déplaît, il y renoncera, il le gardera s'il s'en accommode. Car, qui pourrait le blâmer, d'avoir vu en dormant quelque chose de faux? On craint peut-être encore qu'en dormant il ne perde la sagesse s'il prend, le faux pour le vrai? Mais quel homme même endormi pourrait penser qu'on peut appeler sage un homme quand il veille et qu'il le soit quand, il dort? On peut appliquer ceci aux gens en fureur. Mais nous sommes pressés d'arriver à autre chose. Cependant je ne veux pas laisser ceci sans en tirer une conclusion solide. En effet, ou la sagesse se perd par la fureur, et alors ce sage que vous proclamez comme ignorant le vrai, ne sera plus sage; ou vous devez convenir que la connaissance s'en conserve toujours dans l'intelligence, lors même que l'autre partie de l'âme ne se retrace plus que comme dans les songes ce qu'elle a reçu des sens. [3,13] CHAPITRE XIII. ON CONNAIT BEAUCOUP DE CHOSES DANS LA DIALECTIQUE. 29. Reste à parler de la dialectique qu'assurément le sage connaît bien, car la fausseté ne peut être l'objet de la connaissance. S'il ne la connaît pas, elle n'appartient donc pas à la sagesse, puisque sans elle il a pu être sage, et nous cherchions inutilement si elle est vraie et si elle peut être connue. Peut-être ici quelqu'un va me dire : imbécille que tu es, tu as coutume de montrer ce que tu sais. N'as-tu rien pu savoir en dialectique? J'en sais plus là-dessus qu'en aucune autre partie de la philosophie : car d'abord, elle m'a appris que toutes les propositions que j'ai rapportées plus haut sont vraies. Ensuite, c'est par elle que j'ai connu beaucoup d'autres choses véritables. Pourrez-vous en compter le nombre? S'il n'y a dans le monde que quatre éléments, il n'y en a pas cinq; s'il n'y a qu'un soleil, il n'y en a pas deux; une âme ne peut pas mourir et être immortelle; l'homme ne peut être tout ensemble heureux et misérable; pendant que le soleil luit ici, il ne fait pas nuit; ou nous dormons maintenant, ou nous sommes éveillés; ou ce qu'on croit voir est un corps ou ce n'est pas un corps. C'est par la dialectique que j'ai appris la vérité de ces propositions et d'une infinité d'autres qu'il serait trop long de rapporter ici. C'est par elle que je sais qu'elles sont vraies en elles-mêmes, de quelque manière que se comportent nos sens. Elle m'a aussi enseigné que si l'on admet une proposition dans les raisonnements que j'ai cités, les autres suivent nécessairement; que celles que j'ai rapportées sous forme d'opposition ou de dilemme, sont de telle nature, que lorsqu'on nie un ou plusieurs membres, celui qui reste est prouvé par la négation même des autres. Elle m'a encore fait connaître que lorsqu'on est d'accord sur la chose dont on parle, on ne doit pas disputer sur les paroles; que si quelqu'un le fait par ignorance, il faut l'instruire; si c'est par malice, il faut le laisser là; si c'est par incapacité, il faut lui conseiller de s'appliquer à quelqu'autre chose plutôt que de perdre son temps à se donner une peine inutile, et s'il ne se soumet pas, il ne faut plus s'occuper de lui. A l'égard des raisonnements captieux ou trompeurs le précepte est court. Si on les infère de ce qui aura été concédé mal à propos, il faut reprendre ce qu'on avait ainsi accordé. Si le vrai et le faux se trouvent mêlés dans une même conséquence, il en faut prendre ce que l'on comprend et abandonner ce qui ne peut être expliqué. S'il y a certaines choses dont l'homme ne puisse absolument connaître la raison ni la cause, il ne faut pas en vouloir acquérir la connaissance. Voilà ce que j'ai appris de la dialectique et d'autres choses encore dont il n'est pas nécessaire de faire ici le détail; car je ne dois pas être ingrat. Ainsi, ou ce sage la néglige, ou bien certainement si la dialectique est la connaissance même de la vérité, il la connaît assez pour mépriser et laisser impitoyablement expirer dans le silence cet adage menteur : si c'est vrai, c'est faux ; si c'est faux, c'est vrai. Je crois qu'en voilà assez sur la connaissance; car lorsque j'aurai commencé à parler de l'assentiment, toute la question s'y trouvera de nouveau traitée. [3,14] CHAPITRE XIV. LE SAGE DOIT DONNER SON ASSENTIMENT AU MOINS A LA SAGESSE. 30. Arrivons maintenant à cette partie sur laquelle Alype paraît avoir encore quelque doute : et tu l'as avoué, quand les académiciens soutiennent que le sage ne sait rien, leur sentiment est appuyé sur de nombreuses et puissantes raisons : tu as néanmoins ébranlé ce sentiment en nous faisant avouer que le sage connaît la sagesse. Or, c'est ce qui doit déterminer davantage à refuser son assentiment. Il en résulte, en effet, qu'il n'est aucune proposition, si multipliées et si habiles que soient les preuves qui la soutiennent, à laquelle on ne puisse, avec de l'esprit, opposer des arguments aussi forts et plus forts peut-être. Voyons d'abord ce qui t'embarrasse si finement et si prudemment. Et de là suit que l'académicien, lorsqu'il est vaincu, est vainqueur. Oh ! plaise à Dieu qu'il soit vaincu ! Car avec toutes les subtilités de la Grèce, jamais il ne pourra me quitter vaincu et vainqueur en même temps. Je le déclare encore, si l'on ne peut rien trouver pour combattre ce que je viens de dire, j'avouerai de bon coeur ma défaite; car nous ne nous disputons pas ici pour acquérir de la gloire, mais pour trouver la vérité. C'est assez pour moi de franchir de quelque manière que ce soit cette montagne qui arrête ceux qui veulent entrer dans la philosophie; elle les retient dans je ne sais quels réduits ténébreux en les menaçant de ne leur montrer que des obscurités dans la philosophie tout entière : elle ne leur permet pas d'espérer y découvrir aucun point lumineux. Or, je n'ai plus rien à désirer, dès qu'il est probable que le sage connaît quelque chose; car, s'il pouvait paraître vraisemblable que le sage dût suspendre son assentiment, c'est uniquement parce qu'il était vraisemblable qu'il ne pouvait rien connaître. Ce point écarté, du moment qu'on nous accorde que le sage connaît la sagesse, il n'y a pas de raison pour que le sage ne donne pas aussi créance au moins à la sagesse elle-même. Car il est hors de doute qu'il serait plus prodigieux de voir le sage ne pas admettre la sagesse que de le voir l'ignorer. 31. Imaginons, je vous en prie, si nous le pouvons, pour un instant seulement, une dispute entre le sage et la sagesse. Que dit la sagesse sinon qu'elle est la sagesse? — Je n'en sais rien, répond celui-ci. — Et quel est celui qui dit à la sagesse : Je ne crois pas que tu sois la sagesse, sinon celui avec lequel elle a pu entrer en conversation, et en qui elle daigne venir habiter, c'est-à-dire le sage ? Allons, venez maintenant me chercher pour que je me mesure avec les académiciens; voici bien un autre combat : La sagesse et le sage sont aux prises, le sage ne veut pas donner son assentiment à la sagesse, j'attends avec vous en toute sûreté. Et qui ne croirait que la sagesse est invincible ? Munissons-nous cependant de quelque argument. Ou l'académicien dans ce combat triomphera de la sagesse et sera vaincu par moi, puisqu'il ne sera pas un sage; ou elle le vaincra et alors nous enseignerons que le sage donne son assentiment à la sagesse. Ainsi, ou l'académicien n'est pas un sage ou le sage donne créance à quelque chose; à moins toutefois que celui qui aurait eu honte de dire que le sage ne connaît point la sagesse n'en ait pas à dire que le sage n'y croit pis. Mais s'il est vraisemblable que la connaissance de la sagesse appartient au sage, et s'il n'y a pas de raison qui empêche qu'on ne donne créance à ce qu'on peut connaître, je trouve que ce que je prétendais est vraisemblable, c'est-à-dire que le sage donnera créance à la sagesse. Si tu me demandes où il voit cette sagesse, je te répondrai que c'est en lui-même. Si tu ajoutes qu'il ne sait pas ce qu'il a, tu retombes dans cette absurdité, que le sage ne connaît point la sagesse. Si tu nies même qu'un sage ne se puisse trouver, ce ne sera plus avec les académiciens, mais avec toi ou tel autre qui aura ce sentiment, que nous discuterons dans un autre entretien. Car discuter cette question, c'est discuter l'existence même du sage. Cicéron déclare qu'il est fort pour avoir des opinions mais qu'il cherche encore le sage. Si vous autres jeunes gens ne connaissez pas encore cela, du moins vous avez lu dans Hortensius : « Si donc il n'y a rien de certain et s'il ne convient pas au sage de s'arrêter à des opinions, le sage ne croira jamais rien. » D'où il est clair que dans ces discussions contre lesquelles nous nous armons, ils s'occupaient de l'existence du sage. 32. Je crois donc que la sagesse est certaine pour le sage, c'est-à-dire qu'il la connaît et qu'il ne s'arrête pas à une opinion quand il donne créance à la sagesse : car il donne créance à une chose sans la connaissance de laquelle il ne serait pas un sage. Les académiciens soutiennent, eux-mêmes, qu'on ne doit refuser sa foi qu'aux choses qu'on ne peut connaître. Or, la sagesse est quelque chose. Quand donc le sage connaît la sagesse et qu'il y donne foi, on ne peut pas dire ni qu'il ne connaisse rien, ni qu'il donne créance à rien. Que voulez-vous de plus? Dirons-nous quelque chose de cette erreur qu'on évite complétement, selon eux, si l'esprit n'accorde son assentiment à quoi que ce soit.? C'est errer, disent-ils, que de croire non-seulement ce qui est faux, mais même ce qui est douteux, quoique cela soit vrai; or, il n'y a rien, ajoutent-ils, qui ne soit douteux. — Cependant, le sage, comme nous le disions, découvre la sagesse elle-même. [3,15] CHAPITRE XV. EST-CE ÉVITER L'ERREUR QUE DE SUIVRE EN PRATIQUE UN SENTIMENT PROBABLE SANS Y DONNER SON ASSENTIMENT? 33. Mais peut-être voudrez-vous que je m'éloigne de cette question? Il ne faut pas abandonner aisément les lieux sûrs quand on a affaire à des ennemis aussi habiles. Je veux bien pourtant faire ce que vous désirez. Mais qu'ai-je à dire ici? Quoi? que puis je opposer? Sans doute il faudra revenir à ces anciens arguments auxquels ils savent répondre. Que faire puisque vous me poussez hors de mes retranchements? Irai-je chercher le secours de gens plus habiles, avec lesquels il me sera moins honteux d'être vaincu si je ne puis vaincre? Je vais donc lancer de toutes mes forces un trait usé déjà et tout émoussé, mais qui malgré cela me semble encore assez perçant: « Celui qui ne croit rien ne fait rien.» O homme stupide ! et que deviennent alors et le probable et le vraisemblable? — Voilà ce que vous vouliez. Entendez-vous le bruit des boucliers grecs? Ils ont senti la pesanteur de la flèche, mais vous savez quelle main l'a lancée. Quoi ! mes amis n'ont-ils rien de plus fort à m'offrir? et je vois bien que nous n'avons pas fait la moindre blessure. Ainsi, je vais regarder le spectacle que m'offre cette maison et ces campagnes. Car les grandes choses m'embarrassent plus qu'elles ne me servent. 34. Dans mes loisirs de cette retraite, je m'étais longtemps demandé comment le probable et le vraisemblable pouvaient nous défendre de l'erreur dans nos actions. Je vis d'abord, comme je voyais lorsque je vendais mes leçons, que le probable était comme une maison bien couverte et bien défendue. Après avoir considéré tout de plus près, je crus remarquer une entrée par où l'erreur pouvait venir surprendre soudain ceux qui se croyaient en sûreté. Car, je suis persuadé, qu'on s'égare non seulement quand on suit une voie fausse, mais aussi quand on ne suit pas la véritable. Supposons donc deux voyageurs qui vont au même endroit : L'un a résolu de ne croire personne et l'autre est crédule jusqu'à l'excès. Les voilà arrivés à un chemin qui se bifurque. Le crédule alors s'adresse à un berger qu'il voit là ou tout autre paysan et lui dit : Bonjour, brave homme, indique-moi, je te prie, le chemin pour aller à tel endroit. On lui répond : Si tu prends celui-là, tu ne t'égareras point. Se tournant alors vers son compagnon, il a raison, dit le crédule, prenons par là. — L'Homme prudent se met à rire, et le raille d'ajouter foi si aisément à ce qu'on lui dit, et pendant que l'autre poursuit sa route il s'arrête devant ces deux chemins. Déjà il commençait à lui paraître ridicule de ne plus avancer, lorsque par l'autre sentier, il voit un cavalier bien monté et bien habillé arrivant de la ville. Notre homme s'en félicite, et, dès qu'il l'a approché, il le salue et lui demande le chemin. Afin de se faire bien voir, il lui dit pourquoi il est ainsi arrêté et par là lui montre qu'il le préfère au berger. Le hasard a voulu que ce cavalier fût un de ces charlatans qu'on nomme bateleurs, plein de malice, qui joua, même sans profit pour lui, un tour de sa façon. Va par-là, dit-il donc, car c'est de là que je viens. Après cette indication trompeuse, il s'en alla. Mais quel moyen de tromper un si grand philosophe? — Je n'accepte pas, dit-il, cette indication comme vraie mais comme vraisemblable : et parce que je ne vois ni utilité, ni convenance à rester plus longtemps en cet endroit, je suis cette route. Pendant ce temps-là, celui qui s'est trompé en donnant trop tôt son assentiment au dire du berger, se reposait déjà au lieu même où allaient les deux voyageurs; l'autre au contraire, ne se trompant pas parce qu'il suivait le probable, va et vient à travers je ne sais quelles forêts, et ne trouve même plus personne qui connaisse le lieu qu'il cherche. A vous dire vrai, je n'ai pu m'empêcher de rire en rappelant cette comparaison. Je voyais, en effet, que, par les discours des académiciens, il se faisait, je ne sais comment, que celui qui se trouvait, par hasard dans le bon chemin, était néanmoins dans l'erreur et que celui-là n'y paraissait pas être, que la probabilité avait conduit par des montagnes escarpées sans qu'il trouvât le lieu où il allait. Mais enfin, pour condamner la créance téméraire du premier, j'aime mieux dire qu'ils sont tous deux dans l'erreur que de dire que le dernier n'y soit point. Depuis ce temps, pour mieux combattre tant de discussions extravagantes, j'ai commencé à étudier les actions mêmes et les moeurs des hommes. Alors il m'est venu à l'esprit un si grand nombre de raisons décisives contre ces philosophes, que, bien loin de rire, je m'indignais et m'affligeais de voir que des gens si doctes, si pénétrants, fussent tombés en d'aussi coupables et aussi malfaisantes absurdités. [3,16] CHAPITRE XVI. FAIRE CE QUI PARAIT PROBABLE SANS LE CROIRE VRAI, C'EST MAL FAIRE. 35. S'il peut être vrai que tout homme qui se trompe ne pèche pas, il est sûrement vrai que tout homme qui pèche est dans l'erreur, ou dans un état encore pire. Si donc quelque jeune homme entendait dire à ces philosophes : Il est honteux de se tromper, et à cause de cela, il ne faut donner créance à rien; cependant quand quelqu'un fait ce qui lui paraît probable, il ne pèche pas, il ne se trompe pas; qu’il se souvienne seulement que son esprit ou ses sens ne lui offrent rien qu'il doive regarder pour vrai ; si, dis-je, quelque jeune homme les entend parler de la sorte, ne croira-t-il pas qu'il peut tendre des pièges à la pudeur de l'épouse de son prochain? Je te le demande à toi-même, Tullius; nous traitons ici de la vie et des moeurs de la jeunesse que tu as pris tant de soins d'élever et de former dans tous tes écrits. Que pourras-tu répondre, sinon qu'il ne te paraît pas probable que ce jeune homme puisse tenir cette conduite? Mais à lui, cela paraît probable. Or, si nous devons nous conduire d'après la probabilité d'autrui, tu n'as pas dû gouverner la république. Car il n'a pas semblé à Epicure qu'on dût la gouverner. Ainsi ce jeune homme commettra ce crime; et s'il est pris, où te trouvera-t-il pour le défendre? et quand il te trouverait, que dirais-tu? Sans doute, tu nierais le fait. Mais il est si clair, qu'on ne peut le nier. Apparemment tu soutiendras, comme jadis dans l'école de Cumes ou de Naples, qu'il n'a point péché ni même erré. Car il ne s'est point persuadé comme une vérité qu'il fallût commettre cet adultère. Il s'est offert à lui une probabilité, il y a consenti et il a commis le crime, ou plutôt il ne l'a pas commis, il lui a seulement semblé le commettre. Et pendant qu'en ce moment peut-être il déshonore cette femme sans en être sûr, son imbécile de mari remplit tout de bruits et de procès pour soutenir la pudeur de son épouse. Si les juges viennent à connaître ceci, ou ils suivront des académiciens et puniront le crime comme très-réel; ou suivant le système de ces philosophes, ils ne condamneront cet homme que probablement et vraisemblablement; de sorte que l'avocat ne saura que faire pour défendre son client. Car il n'aura de reproches à faire à personne, puisque tous disent que les juges n'ont point failli, n'ayant fait que ce qui leur a paru probable, sans y donner créance. Il quittera donc le rôle d'avocat pour celui de philosophe, afin de consoler ce jeune homme. Car puisqu'il a fait de si grands progrès dans l'académie, il ne sera pas malaisé de lui persuader de se considérer comme n'étant condamné qu'en songe. Mais vous croyez que je plaisante? Certainement je pourrais juger par tout ce qu'il y a de plus sacré, que je ne sais nullement comment cet homme a péché; si celui qui fait ce qui lui paraît probable ne pèche point; à moins toutefois qu'ils ne disent qu'il y a une totale différence entre pécher et se tromper, et que dans leurs préceptes, ils ont voulu nous empêcher simplement de nous tromper, sans regarder le péché comme une chose fort importante. 36. Je ne parle point des homicides, des parricides, des sacrilèges, ni de tous les crimes et de toutes les injustices qu'on peut s'imaginer ou commettre, et que des juges si sages ont pris soin de justifier par ces quelques mots : Je n'ai donné créance à rien, donc je n'ai pas failli. Or, comment ne ferais-je pas ce qui m'a paru probable? Ceux qui ne croient pas que l'on puisse, avec la probabilité, amener à de tels crimes, peuvent lire le discours où Catilina sut persuader le meurtre de sa patrie, ce qui renferme tous les forfaits réunis. Qui maintenant ne rit de cette doctrine ? Ils disent eux-mêmes que, dans leurs actions, ils ne suivent que ce qui leur paraît probable, et ils cherchent pourtant avec grand soin la vérité, quoiqu'il leur paraisse probable qu'on ne peut la trouver. O l'étrange phénomène ! Mais laissons ces considérations qui n'ont rien de commun avec nous, qui n'entrent point dans les événements de notre vie et ne mettent point nos fortunes en danger. Ce qui est capital, ce qui est à craindre et ce qui doit effrayer tout homme de bien, c'est que si la probabilité existe, quand il aura paru probable à qui que ce soit qu'on peut commettre tel crime qui se présente, pourvu qu'il ne donne sa créance à aucun en le regardant comme vrai, c'est qu'il le commettra, sans qu'on puisse l'accuser, non-seulement de crime, mais même d'erreur. Eh quoi ! Est-ce qu'ils n'ont pas prévu tout cela? Au contraire, ils l'ont très-habilement et très-sagement prévu. Et sans prétendre imiter tant soit peu Cicéron en habileté, en activité, en génie et en science, si cependant lorsqu'il soutient que l'homme ne peut rien connaître, on lui disait seulement : Je sais que cela me paraît probable; il n'aurait rien à dire pour réfuter cet argument. [3,17] CHAPITRE XVII. POURQUOI LES ACADÉMICIENS ONT CACHÉ LEUR VÉRITABLE SENTIMENT. 37. Qu'ont-ils donc voulu, de si grands hommes, dans ces discussions perpétuelles et opiniâtres, en soutenant que personne ne pouvait parvenir à la connaissance de la vérité? Ecoutez maintenant avec plus d'attention encore, non ce que je sais mais ce que je pense. Je réservais ceci pour la fin, afin de mieux expliquer, s'il m'est possible, ce que je crois être tout le système des académiciens. Platon, l'homme le plus sage et le plus savant de son temps, qui a parlé de telle sorte que tout ce qu'il disait devenait grand et qui a exprimé de telles idées que, de quelque manière qu'il les énonçât, aucune ne devenait petite, Platon apprit, dit-on, beaucoup de choses des pythagoriciens après la mort de son maître, Socrate, qu'il avait tendrement aimé; car Pythagore, non content de la philosophie de la Grèce, qui alors n'était presque rien ou du moins était très-cachée, avait été excité par les discussions d'un certain Phérécide de Syrie, à croire que l'âme est immortelle. Il avait encore entendu beaucoup d'autres sages dans ses voyages lointains, et ajoutant à la grâce et à la finesse que montra Socrate dans sa morale, la science des choses divines et naturelles qu'il avait apprise de ces sages dont je viens de parler; joignant aussi, comme pour donner la forme à ces connaissances diverses ou pour en juger, la dialectique qui était elle-même la sagesse, ou sans laquelle la sagesse ne pouvait exister-; il composa un enseignement de philosophie qui a été réputé parfait, et dont il n'est pas temps de traiter maintenant. Il suffit, pour mon dessein, que Platon ait cru qu'il y avait deux mondes: l'un intelligible où habitait la vérité, et l'autre sensible, que nous sentons évidemment par la vue et le toucher; ainsi, le premier était le monde véritable, et celui-ci le monde vraisemblable et fait à l'image de l'autre. C'est pourquoi le premier était le principe de l'éclat et de la pureté dont brille la vérité dans une âme qui se connaît, et l'autre était la cause, non des connaissances, mais des opinions qui peuvent naître dans l'esprit des insensés. Cependant tout ce qui se faisait dans ce monde par ces vertus qu'il appelait civiles et qui étaient semblables à d'autres vertus véritables et connues seulement d'un petit nombre de sages, ne pouvait s'appeler que vraisemblable. 38. Ces maximes, et d'autres semblables, me paraissent avoir été conservées, autant qu'ils en étaient capables, par les successeurs de Platon, et cachées même comme des mystères. Car elles ne sont aisément comprises que de ceux qui, se purifiant de toute souillure, se sont élevés à un genre de vie plus qu'humain ; mais celui-là ne pèche pas légèrement qui, en étant instruit, veut les enseigner à tous les hommes, quels qu'ils soient. Aussi j'estime qu'on tint pour suspect Zénon, chef des stoïciens, lorsque, après avoir entendu, adopté déjà quelques doctrines, il vint dans l'école laissée par Platon, et que Polémon tenait alors; il ne parut pas tel qu'on dût lui révéler et lui confier facilement ces dogmes en quelque sorte sacrés de Platon, avant qu'il eût renoncé à ces autres idées qu'il apportait à cette école. Polémon mourut et eut pour successeur Arcésilas, qui avait été, sous Polémon, condisciple de Zénon. Zénon était attaché à son sentiment sur le monde et, spécialement sur l'âme, au sujet de laquelle la vraie philosophie est en éveil ; il disait qu'elle est mortelle, que rien n'existe en dehors de ce monde sensible, et qu'il n'y a rien que de corporel ; il croyait que Dieu même n'était que le feu. Ce fut donc ce me semble avec beaucoup de prudence et de raison qu'Arcésilas, s'étant aperçu que ces erreurs gagnaient partout insensiblement, cacha tout à fait le véritable sentiment des Académiciens, et l'enfouit comme un trésor que la postérité trouverait quelque jour. C'est pourquoi, comme la foule est prompte à se jeter dans des opinions fausses; comme elle croit facilement et malheureusement, par l'habitude de voir avec les corps, que tout est corporel, cet homme, très-pénétrant et très-humain, résolut de soustraire plutôt la science à des gens dont il souffrait avec peine la mauvaise doctrine, que d'enseigner ceux qui ne lui paraissaient pas dociles. De là, sont nées ces extravagances qu'on attribue à la nouvelle Académie, et que les anciens académiciens n'avaient pas eu besoin d'alléguer. 39. Si Zénon s'était un jour éveillé; s'il avait réfléchi d'un côté que rien ne pouvait être connu qui ne fût conforme à sa définition, et que rien de semblable ne pouvait se trouver parmi des corps auxquels il attribuait tout, ces sortes de discussions, qu'une grande nécessité avait allumées, eussent été depuis longtemps éteintes. Mais Zénon, séduit par l'illusion d'une fermeté imaginaire, comme l'ont cru les académiciens, et comme je le crois un peu moi-même, fut toujours opiniâtre; de sorte que cette opinion pernicieuse qu'il avait sur les corps se conserva, je ne sais comment, jusqu'au temps de Chrysippe, qui lui donna une forte impulsion, car il en était fort capable, pour la répandre partout. Heureusement Carnéade, plus pénétrant et plus attentif que ses prédécesseurs, s'opposa énergiquement à cette doctrine et je m'étonne qu'elle ait pu conserver dans la suite quelque autorité. Car il l'abandonna d'abord comme une erreur audacieuse qui lui paraissait déshonorer la mémoire d'Arcésilas ; et, pour ne paraître pas vouloir par ostentation s'élever contre tous, il prit spécialement à tâche de combattre et de ruiner les stoïciens et Chrysippe. [3,18] CHAPITRE XVIII. DE QUELLE MANIÈRE LES ACADÉMICIENS RÉPANDIRENT LA DOCTRINE DE LA PROBABILITÉ. 40. De tout côté ensuite on pressait ce même Carnéade ; on lui objectait que, si on ne donnait créance à rien, le sage ne ferait rien. O l'homme admirable et non pas si admirable pourtant, puisqu'il descendait de Platon comme de source ! il examina donc sagement quelles étaient les actions que les philosophes approuvaient, et voyant qu'elles ressemblaient à je ne sais quelles actions véritables, il donna le nom de vraisemblable à tout ce qu'on croirait devoir faire en ce monde. Car il connaissait parfaitement à quoi cela ressemblait, et le cachait prudemment. C'est aussi ce qu'il appelait probable; car, on peut bien approuver le mérite d'une copie quand on voit l'original ; et comment le sage peut-il approuver et suivre la ressemblance de la vérité, s'il ignore ce que c'est que la vérité ? Donc ces philosophes connaissaient et approuvaient ces choses fausses, quand ils y voyaient une imitation belle et fidèle des choses vraies. Mais comme il n'était ni permis ni facile de découvrir ces mystères à des profanes, ils laissèrent à la postérité et à ceux qui purent alors les entendre quelque indice de leur sentiment, défendant, soit par mépris soit pour plaisanter, à ces vrais dialecticiens, d'agiter aucune question de mots. Voilà pourquoi Carnéade est appelé chef et père de la troisième académie. 41. Ce débat se traîna donc jusqu'à notre Cicéron, avec bien des blessures et enflant de son dernier souffle les lettres latines. Car je ne connais rien de plus vain que de tant écrire et d'un style si orné sur des choses qu'on ne croit pas. Ce fut pourtant cette vanité qui emporta, je crois, et dispersa comme de la paille le platonicien Antiochus; car les troupeaux des épicuriens ont établi leurs bergeries au soleil chez les peuples amis du plaisir. Antiochus donc, disciple de Philon, personnage très-prudent, autant que j'en puis juger, avait déjà commencé, pour ainsi dire, à ouvrir les portes, quand les ennemis se retiraient, et à rappeler l'académie aux préceptes et à l'autorité de Platon ; il est vrai, Méthrodore avait auparavant essayé de le faire, avouant le premier que les académiciens n'avaient pas cru sincèrement qu'on ne pût rien connaître, mais qu'ils avaient été contraints de recourir à ces armes contre les stoïciens. Et Antiochus, comme j'avais commencé de le dire, après avoir été disciple de Philon l'académicien, et de Mnézarque, le stoïcien, s'était introduit dans l'ancienne académie dépourvue en quelque sorte de défenseurs et se croyant en sûreté par l'absence de tout ennemi ; il s'y était introduit comme un de ses protecteurs et de ses membres, mais tirant des cendres des stoïciens je ne sais quoi de mauvais qui violait les secrètes avenues de Platon. Or, Philon, prenant de nouveau les mêmes armes, lui résista jusqu'à la mort, et notre Cicéron écrasa les restes de cette doctrine, ne pouvant souffrir que pendant sa vie rien de ce qu'il avait aimé fût détruit ou souillé. Vers ce temps donc et fort peu après, toute opiniâtreté ayant cessé, et tous les nuages de l'erreur étant dissipés, parurent à découvert les admirables principes de Platon qui sont ce qu'il y a de plus pur et de plus lumineux dans la philosophie. Ce fut surtout dans Plotin son disciple qu'on les put admirer. On le trouve en tout si semblable à son maître qu'on croirait qu'ils ont vécu ensemble, si le grand espace de temps qui s'écoula entre eux ne faisait dire plutôt qu'on voyait Platon revivre en lui. [3,19] CHAPITRE XIX. PLUSIEURS GENRES DE PHILOSOPHIE. 42. C'est pourquoi nous ne voyons presque plus maintenant d'autres philosophes que les cyniques, les péripatéticiens et les platoniciens. Il y a des cyniques parce qu'une certaine liberté et licence de vie leur plaît. Pour ce qui regarde l'instruction, la science et les moeurs qui servent à régler l'âme, il s'est rencontré des hommes habiles et pénétrants, qui dans leurs discours ont enseigné qu'Aristote et Platon étaient tellement d'accord ensemble que ce n'était que par ignorance et faute d'attention qu'on pouvait les croire opposés; après beaucoup de siècles et beaucoup de discussions, il est donc devenu clair, je pense, qu'il n'existe qu'une école- de vraie philosophie. Car cette philosophie n'est pas celle de ce monde que nos saintes croyances détestent avec raison, mais celle du monde intelligible, et toute la subtilité de la raison n'aurait pu ramener vers ce monde intelligible nos esprits aveuglés par toutes sortes de ténèbres et d'erreur et profondément souillés par leur contact avec les corps, si le Dieu souverain, plein dé miséricorde envers son peuple, n'eût fait descendre et n'eût abaissé l'autorité de la divine intelligence jusque dans un corps humain, afin que les âmes, excitées non-seulement par ses préceptes mais encore par ses exemples, pussent, sans recourir aux discussions, revenir à elles-mêmes et regarder leur patrie. [3,20] CHAPITRE XX. CONCLUSION DE L'OUVRAGE. 43. Voilà donc ce que je me suis persuadé avec probabilité, comme je l'ai pu, touchant les académiciens. Si cela n'est pas vrai, peu m'importe : car il me suffit de ne pas croire qu'il est impossible à l'homme de trouver la vérité. Celui qui pense que les académiciens le jugeaient impossible, peut consulter Cicéron lui-même. Car il dit qu'ils avaient coutume de cacher leurs opinions et de ne les découvrir qu'à ceux qui avaient vieilli dans leurs écoles. Quelle était cette opinion? Dieu le sait : je crois pourtant que c'était celle de Platon. Mais voici en lieu de mots toute ma pensée : De quelque manière que se possède la sagesse humaine, je vois que je ne la connais pas encore. Cependant n'ayant que trente-trois ans, je ne dois pas désespérer de l'acquérir un jour. J'avais résolu de m'appliquer à la chercher, en méprisant généralement tout ce que les hommes regardent ici-bas comme des biens. Cependant les raisons des académiciens m'effrayaient beaucoup dans cette entreprise : mais je me suis, je crois, assez armé contre elles dans cette discussion. Tout le monde sait qu'il y a deux moyens de connaître : l'autorité et la raison. Je suis résolu de ne m'écarter en rien de l'autorité du Christ; car je n'en trouve pas de plus puissante. Quant à ce qu'il faut examiner avec la pénétration de la raison, car mon caractère me fait ardemment désirer de ne pas croire seulement la vérité, mais aussi de la comprendre, j'espère pouvoir trouver chez les platoniciens une doctrine qui ne sera pas opposée à nos saints mystères. 44. S'apercevant ici que j'avais achevé mon discours, les jeunes gens, quoiqu'il fût nuit et qu'on eût même écrit quelque chose depuis qu'on nous avait apporté la lumière, attendaient vivement pour savoir si Alype ne s'engagerait pas à répondre au moins un autre jour. Celui-ci alors: Je l'affirme, dit-il, jamais rien ne m'a autant réussi que de sortir vaincu de la discussion d'aujourd'hui. Et je ne crois pas que cette joie ne doive être que la mienne : je la partagerai donc avec vous, mes antagonistes, ou bien nos juges. Car les académiciens eux-mêmes ont peut-être souhaité d'être vaincus de cette manière par ceux qui devaient les suivre. En effet, que pouvions-nous trouver et que pouvait on nous offrir de plus agréable par le charme du discours, de plus juste dans la gravité des pensées, de plus promptement donné par la bienveillance, et de plus rempli de science? Je ne puis admirer assez dignement comment des questions aussi épineuses ont été traitées avec tant d'enjouement, avec quelle force on a triomphé du désespoir, avec quelle modération on a exprimé ses convictions, avec quelle clarté on a touché à des choses aussi obscures. Ainsi, mes amis, renoncez à votre attente, ne me provoquez plus à répondre, nourrissez plutôt avec moi une espérance plus ferme de nous instruire. Nous avons un guide pour nous conduire, sous la direction de Dieu même, dans le sanctuaire de la vérité. 45. Comme leur visage laissait voir un certain mécompte puéril de ce qu'Alype ne paraissait pas vouloir me répondre : Etes-vous jaloux de ma gloire? leur dis-je en souriant? Sûr de la constance d'Alype, je ne le crains plus; mais, pour vous donner sujet à vous-mêmes de me rendre grâces, je vais vous armer contre celui qui a trompé si cruellement votre espoir. Lisez les Académiciens, et quand vous y aurez trouvé Cicéron vainqueur de ces bagatelles (qu'y a-t-il de plus facile) ? obligez Alype de défendre mon discours contre les arguments invincibles de ce philosophe. Voilà la récompense très agréable que je t'accorde, Alype, en échange des louanges trop peu fondées que tu m'as décernées. — Cela les fit rire, et nous mîmes fin à cette longue discussion, solidement, je ne sais, mais plus rapidement et plus promptement que je ne l'avais espéré.