[14,0] LIVRE QUATORZIÈME. [14,1] Je l'ai dit aux livres précédents, jaloux d'unir les hommes par la ressemblance de la nature, et surtout de serrer entre eux le lien de l'unité fraternelle, Dieu a voulu créer les hommes d'un seul homme; et en chacun de nous le genre humain ne serait pas destiné à mourir, si nos auteurs, l'un créé d'aucun autre, l'autre créé du premier, n'eussent encouru la mort par leur désobéissance. Telle a été la grandeur de leur crime qu'il a dépravé la nature, et transmis aux générations humaines la servitude du péché et la nécessité de la mort. Et la mort exerce sur les hommes un empire si terrible qu'elle les précipiterait tous dans la seconde mort, dans la mort sans fin, supplice dû à leur péché, si Dieu n'en délivrait plusieurs par sa grâce, qui n'est due à personne. Aussi, malgré cette merveilleuse variété de nations répandues sur toute la terre, de croyances et de moeurs si différentes, divisées par leurs langues, leurs armes, leurs costumes, il n'existe toutefois que deux sociétés humaines, ou, pour les appeler du nom que leur donne l'Écriture, deux cités. L'une est la cité des hommes qui veulent vivre en paix selon la chair; l'autre, celle des hommes qui veulent vivre en paix selon l'esprit, et, quand les désirs de part et d'autre sont accomplis, chacune à sa manière est en paix. [14,2] Et d'abord, qu'est-ce que vivre selon la chair, ou vivre selon l'esprit? Quiconque, en effet, soit inadvertance, soit oubli du langage ordinaire de l'Écriture, ne jetterait qu'un coup d'oeil sur ce que je viens de dire, pourrait croire que tous ceux qui font de la volupté corporelle, ou du bien du corps quel qu'il soit, le souverain bien de l'homme, vivent selon la chair; ainsi les épicuriens ou tels autres philosophes, et ce troupeau d'hommes qui, sans professer aucun système philosophique, suivent leur grossier penchant et ne savent goûter d'autres joies que celle des sens ; et l'on pourrait croire, au contraire, que, plaçant dans l'âme le souverain bien de l'homme, les stoïciens vivent selon l'esprit. Qu'est-ce en effet que l'âme de l'homme, si ce n'est aussi l'esprit de l'homme ? Mais, aux termes de l'Écriture, les uns et les autres vivent évidemment selon la chair. L'Écriture, en effet, appelle chair non seulement le corps de tout animal terrestre et mortel, comme dans ces paroles : « Toute chair n'est pas la même chair; autre est la chair de l'homme, autre la chair des brutes, autre celle des oiseaux, autre celle des poissons ; » mais elle emploie ce mot en plusieurs sens différents, et entre autres pour désigner l'homme même, prenant la partie pour le tout, quand elle dit : « Nulle chair ne sera justifiée par les oeuvres de la loi.» Et ici que veut-elle faire entendre, sinon tout l'homme? Et un peu après elle ajoute clairement : « Nul homme ne sera justifié par la loi. » Et aux Galates : "Vous savez que nul homme ne sera justifié par les oeuvres de la loi." C'est en ce sens que nous lisons : « Et le Verbe s'est fait chair, » c'est-à-dire homme. Faute d'entendre ces paroles, quelques-uns ont pensé que le Christ n'avait point l'âme de l'homme. La partie est encore prise pour le tout, quand Marie-Madeleine s'écrie dans l'Évangile : « Ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l'ont mis. » Elle ne parle que du corps de Jésus-Christ, qu'elle croit enlevé de son tombeau. En tous ces passages de l'Écriture, c'est donc évidemment la partie prise pour le tout; la chair, c'est l'homme. L'Écriture attache donc à ce mot, chair, plusieurs acceptions qu'il serait trop long d'étudier et de recueillir ; mais qu'entend-elle par vivre selon la chair (ce qui certainement est un mal, quoique la nature de la chair ne soit pas un mal) ? Pour résoudre cette question, méditons ce passage de l'épître de saint Paul aux Galates : « Les oeuvres de la chair sont évidentes : adultère, fornication, impureté, impudicité, idolâtrie, empoisonnements, inimitiés, contestes, jalousie, animosité, dissension, hérésies, envie, ivrognerie, débauches, et autres infamies; sur quoi je vous ai dit et vous redis encore que les auteurs de tels crimes ne posséderont point le royaume de Dieu. » Ce passage de l'Apôtre, considéré autant que mon sujet l'exige, pourra résoudre ce problème : Qu'est-ce que vivre selon la chair ? Car entre ces oeuvres de la chair, qu'il dit évidentes, qu'il énumère et condamne, je ne trouve pas seulement celles qui se rattachent à la volupté sensuelle, comme la fornication, l'impureté, l'impudicité, l'ivrognerie, la débauche ; j'en trouve d'autres qui prouvent même que les vices de l'âme sont étrangers à cette volupté. Qui ne voit en effet que l'idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les querelles, les jalousies, les animosités, les dissensions, les hérésies, les haines, sont plutôt vices de l'âme que du corps ? Ne peut-il arriver que l'idolâtrie ou l'hérésie ne soit souvent une raison de s'abstenir des voluptés de la chair? Et c'est précisément alors qu'il paraît mettre un frein à ses impurs désirs, que l'homme, par l'autorité de l'Apôtre, est convaincu de vivre selon la chair; et, dans cette abstinence même des plaisirs charnels, la preuve réside qu'il pratique les oeuvres damnables de la chair. Les inimitiés ne sont-elles pas dans l'âme? Et quel homme dirait à son ennemi, réel ou supposé : « Tu as contre moi une mauvaise chair, » au lieu de dire : « une mauvaise volonté. » En un mot, comme nul n'hésiterait à imputer à la chair les « charnalités » si ce mot était reçu ), nul n'hésite à imputer à l'âme les animosités. Et quand le docteur des nations appelle, selon la loi et la vérité, toutes ces oeuvres, oeuvres de chair, c'est que, suivant la figure où l'on exprime le tout par la partie, il désigne par l'expression « chair » l'homme tout entier. [14,3] Prétendre que la chair est cause de l'immoralité et de tout vice quel qu'il soit, que l'âme vivant ainsi n'obéit qu'aux impulsions de la chair, c'est ne pas méditer sérieusement sur toute la nature de l'homme, « Le corps corruptible, il est vrai, appesantit l'âme. » Aussi, parlant de ce corps corruptible dont il vient de dire : "Quoique notre homme extérieur se corrompe," l'Apôtre ajoute : « Nous savons que si cette maison de terre où nous habitons vient à se dissoudre, Dieu nous assure une autre demeure, une maison qui n'est pas de main d'homme, maison éternelle dans les cieux. » Nous gémissons donc ici-bas, aspirant à revêtir cette glorieuse demeure qui vient du ciel, si toutefois nous sommes trouvés vêtus et non pas nus. Car, tous tant que nous sommes dans cette habitation mortelle, nous gémissons sous le faix, et néanmoins nous ne désirons pas être dépouillés, mais revêtus de nouveau, en sorte que tout élément mortel en nous soit absorbé par la vie. Ce corps corruptible nous appesantit; mais, comme ce n'est que la corruption et non la substance du corps qui nous accable, nous ne voulons pas être dépouillés de ce corps, mais revêtir l'immortalité qui l'attend. Car ce corps existera toujours; mais n'étant plus corruptible, il ne sera plus un fardeau. C'est donc en tant que « corruptible, » qu'aujourd'hui « le corps appesantit l'âme, et que cette prison d'argile comprime l'essor de nos pensées. » Et néanmoins quiconque attribue au corps l'origine de tous les maux de l'âme est dans l'erreur. En vain Virgile traduit les sentiments de Platon dans ces beaux vers : « Originaires du ciel, un feu divin pénètre ces substances; mais le faix de ce corps les appesantit : ces grossiers organes, ces membres envahis par la mort, émoussent leur activité. » En vain ces quatre passions de l'âme bien connues, désir et crainte, joie et tristesse, d'où il fait dériver la source de tout désordre et de tout vice, il prétend les attribuer au corps, quand il ajoute : "Et de là, tour à tour leurs craintes et leurs désirs, leurs douleurs et leurs joies; elles ne peuvent élever leur regard vers le ciel, captives des ténèbres, dans leur prison aveugle". L'enseignement de notre foi est tout différent. Car cette corruption du corps qui appesantit l'âme n'est point la cause, mais la peine du péché; et ce n'est point la chair corruptible qui a rendu l'âme pécheresse, mais l'âme pécheresse qui a rendu la chair corruptible. Et quoique de la corruption de la chair naisse certain attrait vers le vice, certains désirs déréglés, gardons-nous toutefois d'attribuer à la chair tous les désordres de la vie; car ce serait justifier le démon, qui n'est point dans la chair. On ne peut en effet appeler le démon fornicateur ou ivrogne, ni l'accuser d'aucun autre vice charnel, quoiqu'il soit le conseiller et l'instigateur caché de pareils crimes, mais il est infiniment superbe et envieux. Et cette perversité qui le domine l'a fait précipiter dans les ténébreux cachots de l'air, destiné à d'éternels supplices. Or, ces vices qui ont l'empire, sur le diable, l'Apôtre les impute à la chair, quoique certainement le diable n'en ait point. Inimitiés, querelles, rivalités, animosités, tout cela, suivant l'Apôtre, est oeuvre de chair; et de tous ces vices l'orgueil est le principe et le chef ; l'orgueil, qui exerce sur le diable une domination immatérielle. Est-il en effet un plus mortel ennemi des saints que lui? en est-il qui les poursuive de querelles et d'animosités plus vives ? Où trouver plus de haine et plus d'envie ? Tous ces vices sont en lui, sans la chair ; comment donc l'Apôtre les nomme-t-il oeuvres de chair, s'il n'entend par là les oeuvres de l'homme qu'il désigne, je le repète, sous le nom de chair? Car ce n'est point en tant qu'il est dans la chair, où le diable n'est point, mais en tant qu'il vit selon lui-même, que l'homme devient semblable au diable; le diable aussi a voulu vivre selon lui-même, quand il n'est point demeuré dans la vérité; et sa parole ne vient pas de Dieu, mais de lui-même, lui menteur et père du mensonge. Car, le premier il a menti ; premier auteur du péché, il est le premier auteur du mensonge. [14,4] Donc, quand l'homme vit selon l'homme et non selon Dieu, il est semblable au diable. Car l'ange même ne devait pas vivre selon l'ange, mais selon Dieu, pour demeurer dans la vérité et parler le langage de la vérité qui vient de Dieu, et non le langage du mensonge qu'il tire de lui-même. L'Apôtre dit encore ailleurs au sujet de l'homme : Si la vérité de Dieu déborde dans mon mensonge. "Ainsi le mensonge est de l'homme, la vérité est de Dieu : et quand l'homme vit selon la vérité, il ne vit pas selon lui-même, mais selon Dieu. Car c'est Dieu qui a dit : Je suis la vérité." Quand il vit selon lui-même, c'est-à-dire selon l'homme et non selon Dieu, il vit selon le mensonge. Non que l'homme soit lui-même le mensonge, ayant pour auteur et créateur Dieu, qui n'est l'auteur ni le créateur du mensonge; mais parce que l'homme a été créé dans le rectitude pour vivre, non selon lui-même, mais selon son auteur; en d'autres termes, pour faire plutôt la volonté de Dieu que la sienne. Or, ne pas vivre dans les conditions où il a été créé, c'est là le mensonge. Car il veut être heureux, même en ne vivant pas comme il faut pour l'être. Quoi de plus menteur qu'une telle volonté ? Aussi peut-on dire avec vérité que tout péché est mensonge; car le péché ne vient que de cette volonté même qui nous fait vouloir notre bien et répugne à notre mal. Il y a donc mensonge toutes les fois qu'agissant en vue de notre bien, nous arrivons au mal ; qu'en vue de notre mieux, nous trouvons le pire. Et comment cela, si Dieu n'est l'unique source du bien pour l'homme, dont le crime est d'abandonner Dieu et de vivre selon lui-même, dans sa stérilité ? Il existe, ai-je dit, deux cités différentes et contraires, celle des hommes vivant selon la chair, celles des hommes vivant selon l'esprit, je pourrais dire aussi celle des hommes qui vivent selon l'homme, celle des hommes qui vivent selon Dieu. Saint Paul dit clairement aux Corinthiens : "Puisqu'il s'élève encore parmi vous des rivalités et des divisions, n'est-il pas évident que vous êtes charnels et que vous marchez selon l'homme ?" Marcher selon l'homme, c'est donc être charnel; car, encore une fois, la chair, c'est l'homme. Et ne vient-il pas d'accuser d'animalité ceux qu'il appelle ici charnels ? « Qui des hommes, dit-il, sait ce qui est de l'homme, que l'esprit de l'homme qui est en lui ? Ainsi nul ne sait ce qui est de Dieu, que l'esprit de Dieu. Or nous n'avons pas reçu l'esprit du monde, mais l'esprit de Dieu, afin de connaître les dons de Dieu. Et nous les annonçons, non dans le langage relevé de la sagesse humaine, mais dans le langage de l'esprit, parlant spirituellement de choses spirituelles. Or, l'homme animal ne saisit pas ce qui est de l'esprit de Dieu. Cela n'est que folie à ses yeux. » C'est donc à ces hommes plongés dans l'animalité qu'il dit un peu plus bas : « Aussi, mes frères, n'ai-je pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais à des hommes encore charnels. » Ce qu'il faut toujours prendre dans le même sens, la partie pour le tout. L'âme ou la chair, parties de l'homme, expriment donc le tout, l'homme même; ainsi, autre n'est pas l'homme animal, autre l'homme charnel; l'homme est l'un et l'autre, c'est-à-dire l'homme vivant selon l'homme. Et c'est de l'homme seul que nous lisons : « Nulle chair ne sera justifiée par les oeuvres de la loi. » C'est de l'homme seul qu'il est écrit : « Soixante-quinze âmes descendirent avec Jacob en Égypte. Toute chair, ou tout homme; soixante-quinze âmes, ou soixante-quinze hommes. L'Apôtre dit : « Le langage relevé de la sagesse humaine; » et il pouvait dire également : « de la sagesse charnelle. » Il dit encore : « Vous marchez selon l'homme ; » et il pouvait dire : « selon la chair, » ce qui est encore plus clair après les paroles suivantes : « Et puisque l'un dit : "Je suis à Paul; l'autre, je suis à Apollon, n'êtes-vous pas encore des hommes?" Ceux qu'il vient d'appeler « animaux » et « charnels, » il leur dit expressément : « Vous êtes des hommes, » c'est-à-dire vous vivez selon l'homme, et non selon Dieu; que si vous viviez selon Dieu, vous seriez des dieux. [14,5] Ainsi, nos excès et nos vices n'exigent nullement que nous élevions contre la nature de la chair une accusation injurieuse au Créateur ; car, dans son genre, et dans son ordre, la chair est bonne.; mais délaisser le Créateur tout bon pour vivre selon un bien créé, cela n'est pas bon, soit que l'on se décide à vivre selon la chair ou selon l'âme, ou selon tout l'homme, qui se compose de l'âme et du corps. Louer, en effet, comme le souverain bien, la nature de l'âme, et condamner comme un mal celle de la chair, c'est aimer l'une et fuir l'autre charnellement, au gré de l'imagination humaine et non de la vérité divine. Car les disciples de Platon ne tombent pas dans le délire des Manichéens; ils ne vont pas jusqu'à détester tout corps terrestre comme substance de mal, puisqu'ils attribuent les éléments constitutifs de ce monde visible et tangible avec leurs différentes qualités, à Dieu en tant que créateur. Mais, dans leur opinion, telle est l'influence sur l'âme de ces membres de terre et de mort, que toutes les maladies intérieures en dérivent ; désirs ou craintes, joies ou tristesses; quatre passions (traduction littérale du terme grec), ou perturbations (comme parle Cicéron), d'où procède la source de toute corruption de la vie humaine. S'il est ainsi, pourquoi donc Énée, dans Virgile, apprenant de son père que les âmes retourneront dans leurs corps, s'écrie-t-il étonné de cette opinion : "O mon père, faut-il croire que, de ces lieux, les âmes pures reparaissent encore au jour, et de nouveau rentrent dans les chaînes de leurs corps? Infortunées ! d'où leur vient ce fatal désir de la lumière"? Eh quoi! est-ce donc de ces membres de terre et de mort que naît "ce fatal désir" aux âmes dont la pureté est tant vantée? Ne sont-elles pas, de l'aveu du poète, purifiées de toute souillure corporelle, quand le désir renait en elles de retourner à leurs corps? D'où il suit que cette opinion de l'éternelle migration des âmes dans une alternative sans fin de purifications et de souillures nouvelles, fût-elle aussi vraie qu'elle est illusoire, il n'en serait pas plus raisonnable de chercher dans le corps terrestre le germe de tous mouvements illégitimes et déréglés de l'âme. Car, suivant les platoniciens eux-mêmes et leur illustre interprète, loin de venir du corps, c'est précisément dans l'âme, libre de toute souillure comme de tout lien corporel, que se produit « ce fatal désir » qui la ramène vers le corps. Ainsi, de leur aveu, ces affections de l'âme, désir et crainte, joie et tristesse, n'ont pas la chair pour principe unique; mais l'âme aussi peut d'elle-même être agitée de ces mouvements divers. [14,6] Ce qui importe, c'est le caractère de la volonté de l'homme. Si elle est déréglée, ses mouvements seront déréglés; si elle est droite, ils seront non seulement irréprochables, mais encore dignes d'éloges. Car la volonté est en tous ces mouvements; que dis-je ? ils ne sont que des volontés. Et le désir, en effet, et la joie, n'est-ce pas la volonté qui consent à l'objet de notre gré ? La crainte, la tristesse, n'est-ce pas la volonté qui s'éloigne de l'objet de nos répugnances ? Mais quand le consentement n'est qu'un élan de la volonté, il prend le nom de désir ; quand il est accompagné de jouissance, il prend celui de joie. En tant qu'elle s'éloigne de ce qui lui répugne, avant ou après l'accomplissement, la volonté est crainte ou tristesse. Et en définitive, suivant la diversité des objets qui l'attirent ou la blessent, qu'elle désire ou qu'elle fuit, la volonté de l'homme se transforme en telle ou telle affection. Aussi faut-il que l'homme, vivant selon Dieu et non selon l'homme, aime le bien; et il faut par conséquent qu'il haïsse le mal. Et comme nul n'est mauvais par nature, mais par vice, celui-là doit aux méchants une haine parfaite, qui vit selon Dieu ; non que pour le vice il haïsse l'homme, ou qu'il aime le vice à cause de l'homme : il faut qu'il haïsse le vice et qu'il aime l'homme. Le vice guéri, il reste tout ce qu'il doit aimer, rien de ce qu'il doit haïr. [14,7] Car celui qui se propose d'aimer Dieu et d'aimer son prochain comme lui-même, non pas selon l'homme, mais selon Dieu, on l'appelle assurément, à cause de cet amour, homme de bonne volonté : et l'Écriture sainte donne plus ordinairement à cette bonne volonté le nom de charité ; mais les saintes Lettres la nomment encore amour. Le chef dont l'Apôtre recommande le choix au peuple doit être amateur du bien. Et le Seigneur lui-même ne demande-t-il pas à l'apôtre Pierre : « As-tu pour moi plus de dilection que ceux-ci ? Et l'apôtre répond : « Seigneur, vous savez que je vous aime. » Le Seigneur demande une seconde fois à Pierre s'il a, non pas de l'amour, mais de la dilection pour lui. — Et Pierre répond une seconde fois : "Seigneur, vous savez que je vous aime." Mais le Seigneur, renouvelant encore cette question, ne dit plus : « As-tu de la dilection pour moi? il dit : « As-tu de l'amour pour moi ? » Et l'Évangéliste ajoute : « Pierre fut attristé de ce que le Seigneur lui demandait pour la troisième fois : As-tu de l'amour pour moi ? » Et cependant le Seigneur ne l'avait interrogé qu'une fois en ces termes, et deux fois ainsi : « As-tu de la dilection pour moi ? » d'où je conclus que le Seigneur n'attachait pas à l'expression de « dilection » un autre sens qu'à celle « d'amour. » Et Pierre répond invariablement: « Seigneur, vous savez tout; vous savez que je vous aime.» J'ai cru devoir insister sur ce texte; car plusieurs imaginent une difference entre la dilection ou la charité et l'amour. Ils prétendent que la dilection doit se prendre en bien et l'amour en mal. Et d'abord les auteurs les plus célèbres dans la littérature mondaine n'ont jamais connu cette distinction, cela est très certain. Mais je demande aux philosophes s'ils la connaissent, ou sur quel fondement ils l'établissent. Et pourtant, suivant eux, l'amour est bon, et ils estiment infiniment l'amour envers Dieu même; leurs livres en font foi. Or les Écritures de notre religion, dont nous élevons l'autorité au-dessus de tout autre monument, confondent en un même sens les expressions d'amour et de dilection ou de charité, ce qu'il fallait faire entendre : et l'amour se prend en bien, je l'ai prouvé. Mais qu'on se garde de croire que l'amour se prend en bien et en mal et la dilection exclusivement en bien, si l'on prête attention à ces paroles du psaume : « Celui qui a de la dilection pour l'iniquité a de la haine pour son âme ; » et à celle de l'apôtre Jean : "Si quelqu'un a de la dilection pour le monde, la dilection du Père n'est pas en lui." Ainsi, voilà en un seul passage le mot de dilection pris en bonne et mauvaise part. Et que l'on ne demande pas si l'amour, que j'ai déjà signalé dans une bonne acception, est susceptible d'une mauvaise, qu'on lise ce qui est écrit : "Les hommes qui s'aiment eux-mêmes, auront l'amour de l'argent". La volonté droite est donc l'amour légitime, et la volonté dépravée, l'amour mauvais. Or, si l'amour aspire à posséder l'objet aimé, c'est désir; s'il le possède, s'il en jouit, c'est joie; crainte, s'il fuit un objet de répugnance; tristesse, s'il en a subi l'atteinte. Toutes impressions bonnes ou mauvaises, selon que l'amour est bon ou mauvais. Prenons l'Écriture à témoin. L'Apôtre est possédé du « désir » de la délivrance corporelle pour être avec Jésus-Christ. "Mon âme, s'écrie le Prophète, brûle du désir de votre loi," ou plutôt encore : « Mon âme convoite les jouissances de votre loi; » et : « La convoitise de l'âme pour la sagesse est une voie au royaume. » L'usage toutefois a décidé que ce mot convoitise, employé isolément, ne peut recevoir qu'une mauvaise acception. La joie est en bonne part ici : « Réjouissez-vous dans le Seigneur; justes, tressaillez de joie. » - Et : Vous avez versé la joie dans mon coeur. » - Et Vous me remplirez de joie en me dévoilant votre face. La crainte est bonne, quand l'Apôtre dit : "Opérez votre salut avec crainte, avec effroi." - « Ne cherche pas les hauteurs de la science, mais crains. » - « Je crains, comme le serpent séduisit Ève par ses artifices, je crains aussi que vos âmes séduites ne s'égarent loin de ce chaste amour qui est en Jésus-Christ. » Quant à la tristesse, que Cicéron appelle « maladie, » et Virgile « douleur, » en ce vers : "Et de là, leurs douleurs et leurs joies"; moi, je préfère le mot « tristesse, » car l'usage réserve pour le corps ces. expressions « douleur - maladie; » quant à la tristesse, dis-je, se peut-elle prendre en bien : c'est une question plus délicate. [14,8] Il est trois mouvements de l'âme (EUPATHIES, disent les Grecs; CONSTANCES, suivant l'expression de Cicéron), que les stoïciens substituent dans l'âme du sage aux perturbations; ainsi, au désir, la volonté; à la joie, le contentement; à la crainte, la précaution; quant à la souffrance morale ou la douleur, que, pour éviter toute équivoque, nous avons de préférence appelée tristesse, ils prétendent que, dans l'âme du sage rien de semblable ne demande une dénomination nouvelle. Car, disent-ils, la Volonté se porte au bien, que le sage pratique; le Contentement naît du bien obtenu; et nulle part le bien ne se dérobe au sage. La Précaution évite le mal, que le sage doit éviter. Mais comme la tristesse est produite par le mal qui survient, et que, dans leur opinion, le mal n'atteint jamais le sage, ils ne cherchent point d'équivalent à une affection qu'ils n'admettent pas en lui. Ainsi, dans leur langage, vouloir, contentement, précaution, cela n'appartient qu'au sage; et ils laissent à l'insensé le désir, la joie, la crainte et la tristesse; d'une part, trois constances; de l'autre, quatre perturbations, dit Cicéron, ou, plus généralement, passions; et cette distinction se reproduit en grec dans les expressions : g-eupatheiai et g-patheh. Comparant avec toute l'attention possible ces locutions à celles de l'Écriture, je trouve cette parole du Prophète : « il n'est point de contentement intérieur pour l'impie, dit le Seigneur; » la joie plutôt que le contentement du mal appartenant à l'impie, car le contentement est le partage vrai des bons et des justes. Et dans l'Évangile : « Comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez envers eux ; » parole qui semble indiquer que rien de mauvais ou de honteux ne saurait être l'objet de la volonté, mais seulement du désir. Enfin quelques interprètes, appuyant sur le sens reconnu de cette parole, ajoutent le mot « bien », et traduisent ainsi : « Tout le bien que vous voulez qu'ils vous fassent. Ils ne veulent pas laisser l'excuse de l'erreur à quiconque, dans la licence de l'orgie, consentirait à souffrir la honte à la charge de honteuses représailles, et s'imagineraient accomplir ainsi le précepte. Mais l'original grec ne porte pas le mot « bien»; on lit seulement : « Comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez envers eux. » Assurément, « vous voulez » présuppose « le bien; car le texte ne dit pas "vous désirez". Cependant gardons-nous de resserrer notre langage dans cette exacte propriété des termes; contentons-nous de le plier quelque-fois à ce frein : et, en consultant ces auteurs dont il n'est pas permis de décliner l'autorité, il faut prendre leur parole au sens rigoureux quand la rectitude du jugement n'en souffre pas d'autre, comme au passage du Prophète et de l'Évangile que je viens de citer. Qui ne sait que les impies peuvent tressaillir de joie? Et cependant « il n'est point de contentement intérieur pour l'impie, dit le Seigneur. » N'est-il pas évident que cet emploi propre du mot contentement accuse le caractère particulier du sentiment qu'il exprime? Qui ne s'élèverait contre la rectitude du précepte qui recommanderait aux hommes d'agir à l'égard des autres comme ils désirent qu'on agisse à leur égard? Ne faudrait-il pas voir ici la permission du libertinage, sous la condition d'une infâme réciprocité? Et cependant ce précepte : « Comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez envers eux; » ce précepte est salutaire et véritable. Et comment, s'il est faux que la volonté soit prise ici en un sens propre, qui éloigne d'elle toute acception de mal ? D'autre part, se prêtant au langage plus ordinaire, l'Écriture ne dirait pas : « Ne VEUILLEZ proférer aucun mensonge » s'il n'existait une volonté mauvaise et dépravée, dont les anges distinguent cette volonté qu'ils recommandent : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. » Car cette addition de « bonne » serait surabondante, si la volonté ne pouvait être que bonne. Et serait-il si grand, cet éloge de la charité dans l'Apôtre, quand il dit « qu'elle n'a point son contentement dans le mal, » si ce contentement n'était celui de la malignité? Car nous trouvons aussi chez les auteurs profanes l'emploi indifférent de ces expressions. Je DÉSIRE, dit Cicéron le grand orateur, je désire me montrer clément. Ce désir est pris en bonne part ; or quel est l'homme d'une science assez déréglée pour nier que Cicéron n'eût dû employer je veux, plutôt que je DÉSIRE? Mais dans Térence un jeune homme dissolu, brûlant d'un désir insensé, s'écrie : « Je ne VEUx rien que Philumena. » Cette volonté n'est qu'une ardeur brutale, témoin la réponse du vieux serviteur : « Ah! qu'il vaudrait mieux, dit-il à son maître, travailler à éloigner cet amour de ton coeur, que d'irriter vainement ta passion par de tels discours! » Le contentement même est pris aussi dans une mauvaise acception ; ce vers de Virgile l'atteste, qui résume si rapidement les quatre perturbations de l'âme : "De là leurs craintes et leurs désirs; leurs douleurs et leurs contentements". Le même poète a dit encore : « Les mauvais contentements de l'esprit. » Ainsi, vouloir, précaution, contentement; en d'autres termes, désirs, craintes et joies, tout cela est commun aux bons et aux méchants; tout cela bon ou mauvais, suivant la rectitude ou le dérèglement de la volonté. La tristesse elle-même, à laquelle les stoïciens ne trouvent rien à substituer dans l'esprit du sage où elle n'est pas, se prend en bien surtout dans nos auteurs. Car l'apôtre loue les Corinthiens de s'être attristés selon Dieu. Mais, dira-t-on, cette tristesse dont l'Apôtre les félicite, est une tristesse de pénitence; tristesse qui ne peut être qu'en ceux qui ont péché : « Quoique cette lettre vous ait contristés, dit l'Apôtre, maintenant je m'en réjouis, non de ce qu'elle vous a inspiré de la tristesse, mais de ce que cette tristesse vous a portés à la pénitence. Car votre tristesse a été selon Dieu; ainsi vous n'avez aucun sujet de plainte à élever contre nous. Cette tristesse selon Dieu produit pour le salut une pénitence dont on ne se repent pas : la tristesse du monde enfante la mort. Et voyez déjà combien cette tristesse selon Dieu excite votre vigilance". Les stoïciens peuvent donc, à leur point de vue, répondre que la tristesse leur paraît utile pour amener le repentir, mais qu'elle ne saurait atteindre l'esprit du sage, supérieur aux faiblesses du péché et aux tristesses du repentir; incapable, en un mot, de quelque mal que ce soit, dont le ressentiment puisse l'attrister. Alcibiade (si ma mémoire ne me trompe sur le nom du personnage), Alcibiade, qui se croyait heureux, pleura, dit-on, quand Socrate, lui prouvant toute sa folie, lui prouva toute sa misère. La folie même fut donc en lui la cause de cette salutaire et désirable tristesse qui fait sentir à l'homme la douleur d'être ce qu'il ne doit pas être. Or ce n'est pas à l'insensé, mais au sage, que les stoïciens défendent la tristesse. [14,9] Et déjà au neuvième livre de cet ouvrage, sur cette question des perturbations de l'âme, j'ai répondu aux philosophes, leur montrant que, moins préoccupés des choses que des mots, ils sont plutôt passionnés pour la dispute que pour la vérité. Parmi nous, au contraire, suivant la sainte Écriture et la saine doctrine, les citoyens de la Cité de Dieu, vivant selon Dieu dans le pèlerinage de cette vie, craignent et désirent, souffrent et se réjouissent. Et la rectitude de leur amour fait la rectitude de ces affections. Ils craignent le châtiment éternel, ils désirent la vie éternelle. Ils souffrent, en effet, car ils gémissent encore en eux-mêmes, attendant l'adoption divine, la rédemption de leurs corps; ils se réjouissent en espérance, parce que cette parole de l'Écriture s'accomplira : "La mort est absorbée par la victoire." Ils craignent encore de pécher, ils désirent de persévérer ; ils souffrent de leurs péchés, ils se réjouissent de leurs bonnes oeuvres. S'ils craignent de pécher, c'est qu'ils entendent cette parole : « Parce que le flot de l'iniquité montera, la charité se refroidira en plusieurs. S'ils désirent persévérer, c'est qu'ils prêtent l'oreille à cette promesse : Celui-là qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé. » S'ils souffrent du péché, c'est qu'il est dit : « Si nous prétendons être sans péché, nous sommes nos propres séducteurs, et la vérité n'est point en nous. » S'ils se réjouissent de leurs bonnes oeuvres, c'est qu'ils savent que « Dieu aime celui qui donne avec joie ». Et puis, suivant la conscience de leur faiblesse ou de leur force, ils craignent ou désirent d'être tentés ; ils craignent, devant cette parole : « Si quelqu'un s'est laissé surprendre par le péché, vous qui êtes spirituels, ayez soin de le relever en douceur ; attentif à toi-même, de peur d'être également tenté. » Ils désirent la tentation, à ce cri d'un homme fort de la Cité de Dieu : « Éprouvez-moi, Seigneur, tentez-moi ; brûlez mes reins et mon coeur. » Ils souffrent à la vue des larmes de Pierre ; ils se réjouissent à cette parole de Jacques : « Que ce soit pour vous, mes frères, un vif sujet de joie quand vous tombez en plusieurs tentations. » Et ce n'est pas seulement pour eux-mêmes qu'ils sont émus de ces différentes affections, mais encore pour ceux dont ils désirent la délivrance et craignent la perte; dont la délivrance ou la perte les transporte ou les afflige. Et pour ne parler ici que de cet homme, si admirable et si fort, qui se glorifie en ses infirmités ; pour parler, nous venus des nations dans l'Église, de ce docteur des nations en foi et en vérité, qui a plus travaillé que tous ses frères dans l'apostolat, et, par ses lettres, éclairé à la fois les peuples de son temps qu'il voyait appelés de Dieu, et ceux dont il prévoyait la vocation future; cet homme, dis-je, athlète de Jésus-Christ, formé par lui, oint de lui, crucifié avec lui, glorieux en lui, et, sur le théâtre de ce monde où il est en spectacle aux anges et aux hommes, combattant généreusement le grand combat et courant dans la carrière pour remporter la palme éternelle : n'est-ce pas un bonheur de le contempler des yeux de la foi, quand il se réjouit avec ceux qui se réjouissent, et pleure avec ceux qui pleurent, n'ayant que combats au dehors et craintes au de-dans; aspirant à sa dissolution pour être avec Jésus-Christ; brûlant du désir de voir les Romains, afin de recueillir chez eux quelque fruit comme chez les autres nations; épris pour les Corinthiens d'un amour jaloux, sainte jalousie qui craint que ces âmes séduites ne s'égarent loin du chaste amour de Jésus-Christ; saisi d'une tristesse profonde et d'une continuelle angoisse de coeur pour les Israélites qui, dans leur ignorance de la justice venue de Dieu; et voulant établir leur propre justice, refusent de se soumettre à cette justice de Dieu ; enfin, quand il jette un cri de douleur à cause de l'impénitence de plusieurs, coupables d'abominations et d'impuretés ? Ces mouvements, ces affections qui naissent de l'amour du bien et de la charité sainte, s'il faut les appeler vices, permettons à ce qui est effectivement vice de prendre le nom de vertu. Mais comme ces affections, en tant qu'elles reçoivent un emploi convenable, suivent la droite raison, qui oserait alors les traiter de maladies et de passions vicieuses ? Et quand sous la forme d'esclave, sauf le péché, le Seigneur a daigné vivre de la vie humaine, lui-même a fait des affections l'usage qu'il a jugé nécessaire. Si le corps et l'âme de l'homme sont en lui une vérité, la sensibilité humaine en lui n'est pas un mensonge. Donc, lorsque son Évangile nous raconte que la dureté du coeur des Juifs le pénètre d'une tristesse mêlée d'indignation; lorsqu'il dit : « Je m'en réjouis à cause de vous, afin que vous croyiez ; » lorsque, prêt à ressusciter Lazare, il répand des larmes ; lorsqu'il désire ardemment de faire la Pâque avec ses disciples ; lorsqu'aux approches de sa passion son âme est triste : tout cela n'est pas un récit de faits imaginaires. Mais ces mouvements, selon l'infaillible dispensation de sa grâce, il ne les ressent d'âme humaine qu'au moment où il veut, comme il ne s'est fait homme qu'au moment où il a voulu. Ainsi donc, il faut l'avouer, quoique justes en nous et selon Dieu, ces affections sont dans l'ordre de cette vie, et non de la vie future, objet de nos espérances ; et souvent même c'est à regret que nous leur cédons. Parfois l'émotion, non d'une cupidité répréhensible, mais d'une louable charité, nous arrache des larmes malgré nous. C'est donc en nous faiblesse de la condition humaine; mais il n'en est pas ainsi chez notre Seigneur Jésus-Christ, en qui la faiblesse même est un témoignage de puissance. Et cependant, tant que nous portons ici-bas le poids de l'infirmité mortelle, l'insensibilité absolue est un défaut de justice. Car l'Apôtre blâme et maudit plusieurs qu'il déclare être sans affection. Et le Psalmiste condamne aussi ceux dont il dit : "J'ai attendu quelqu'un pour partager ma tristesse, et personne n'est venu." En effet, en ce séjour de misère où nous sommes, demeurer inaccessible à tout sentiment de douleur, c'est, comme le remarque l'un des sages mêmes du siècle, un état que l'on ne saurait acheter qu'au prix d'une merveilleuse stupidité d'âme et de corps. Ainsi ce que les Grecs appellent apathie, g-apatheia, dont le synonyme latin ne pourrait être que impassibilité, cette apathie, qu'il faut entendre de l'âme et non du corps, si elle représente un état dégagé de ces affections qui s'élèvent contre la raison et troublent l'esprit, elle est une chose bonne et désirable, mais elle n'appartient pas à cette vie. Car ce n'est pas la voix d'un homme vulgaire entre les hommes, c'est la voix des plus éminents en piété, en justice, en sainteté, qui parle ainsi : « Si nous nous prétendons exempts de péché, nous sommes nos propres séducteurs, et la vérité n'est pas en nous. » Cette apathie ne sera donc en vérité qu'au moment où le péché ne sera plus dans l'homme. C'est assez maintenant de vivre sans crime ; celui qui se croit pur éloigne de lui, non le péché, mais le pardon. Si donc il faut appeler apathie l'insensibilité complète de l'âme, qui ne voit que cette insensibilité est le plus grand de tous les vices ? Or il n'est pas absurde de prétendre que la parfaite béatitude écarte tout aiguillon de crainte, tout voile de tristesse; mais, pour en exclure l'amour et l'allégresse, ne faut-il pas être entièrement séparé de la vérité.? En un mot, si l'apathie exclut toute émotion de crainte, toute angoisse de douleur, il faut la fuir en cette vie, si nous voulons vivre dans la rectitude, vivre selon Dieu; mais elle doit être l'objet de notre espérance, pour la vie future où une éternelle félicité nous est promise. Car cette crainte dont l'apôtre Jean a dit : « La crainte n'est pas avec la charité; la perfection de la charité bannit la crainte, parce que la crainte est une peine; or celui qui craint n'est point parfait dans la charité; » cette crainte n'est pas du même ordre que celle de l'apôtre Paul, quand il redoute pour les Corinthiens les charmes perfides du serpent, crainte que la charité conçoit, ou plutôt dont la charité seule est capable; mais c'est la crainte dont Paul lui-même dit : « Vous n'avez pas reçu l'esprit de servitude pour vivre encore dans la crainte. » Quant à cette crainte chaste, « qui demeure dans le siècle du siècle, » si elle continue dans le siècle futur (et comment entendre autrement le siècle du siècle? ), ce n'est pas la crainte qui frémit de l'invasion possible du mal, mais celle qui affermit dans le bien dont la perte est impossible. Car, dès lors que l'amour du bien obtenu est immuable, cette crainte qui conjure le mal admet, pour ainsi dire, la sécurité. L'expression de chaste crainte désigne en effet l'impossibilité future de vouloir le péché; non plus inquiétude de la faiblesse qui tremble de le commettre, mais tranquillité de l'amour assuré de l'éviter. Ou bien, si la possession certaine des éternelles et saintes allégresses exclut toute crainte quelle qu'elle soit, cette parole : "la chaste crainte du Seigneur, qui demeure dans le siècle du siècle" doit être entendue comme celle-ci : « La patience des pauvres ne périra jamais. Et comment la patience serait-elle éternelle, puisqu'elle ne peut être nécessaire qu'où il y a des maux à souffrir? Mais ce qui est éternel, c'est le but où l'on atteint par la patience; et peut-être, ainsi, cette chaste crainte qui demeure dans le siècle du siècle exprime-t-elle l'éternelle récompense où-la crainte nous conduit. Ainsi donc, comme l'on ne saurait arriver que par une vie juste à la vie bienheureuse, il suit que dans une vie juste ces affections sont justes, déréglées dans une vie déréglée. Or la vie éternellement heureuse sera non seulement juste, mais assurée, dans son amour et sa joie. Plus de crainte alors, plus de douleur. Et ne pouvons-nous déjà concevoir quels doivent être en ce pélerinage les citoyens de la Cité de Dieu, vivant selon l'esprit et non selon la chair, selon Dieu et non selon l'homme ; et quels ils seront un jour dans cette immortalité où ils aspirent? Mais la cité ennemie, la société des impies, vivant selon l'homme, non selon Dieu, et dans le culte des dieux de mensonge, dans le mépris du Dieu de vérité, professant la doctrine des hommes et des démons; cette cité est livrée aux tourmentes maladives des passions mauvaises. Et s'il est en son sein quelques citoyens qui prétendent assujettir ces fougueux transports au frein de la modération, l'exaltation de leur orgueil impie nourrit une enflure d'autant plus hideuse qu'ils en ressentent moins de douleur. Si quelques autres montent à ce prodigieux délire d'adorer en eux-mêmes cette inflexibilité que rien n'élève, rien n'excite; que rien n'émeut, rien n'incline ; ces hommes sont plutôt déchus de l'humanité qu'en possession de la tranquillité véritable. Car la rigidité n'est pas la rectitude, l'insensibilité n'est pas la santé. [14,10] Mais le premier homme, ou plutôt les premiers hommes, car ils étaient un couple uni dans le mariage antérieurement au péché, avaient-ils, dans le corps animal, ces passions dont un jour, libres et purs de tout péché, nous serons exempts dans le corps spirituel? Cette question n'est pas sans intérêt. S'ils les avaient, étaient-ils donc si heureux en ce paradis de béatitude? Car enfin peut-on dire souverainement heureux celui que domine la crainte ou la douleur? Toutefois, dans une telle affluence de biens, que pouvaient appréhender ou souffrir ces premiers hommes, là où il n'y avait ni mort, ni maladie à craindre, où rien ne manquait au vœu de leur volonté chaste, où rien ne survenait pour troubler la chair ou l'esprit de l'homme en possession de la félicité? C'était un amour sans nuage qui les unissait à Dieu, et formait entre eux le lien de la fidélité conjugale; et une intarissable joie naissait de cet amour toujours assuré de la jouissance de son objet. C'était un tranquille éloignement du péché qui les préservait de tout mal, de toute tristesse. Mais peut-être, partagés entre le désir de toucher à l'arbre défendu et la crainte de mourir, ce désir, cette crainte étaient pour eux, en ce séjour même de béatitude, un sujet de trouble. Loin de nous une telle pensée. Non, il n'en pouvait être ainsi en l'absence de tout péché. Et n'y a-t-il pas péché à désirer ce que prohibe la loi de Dieu, à s'en abstenir par crainte du châtiment, et non pas par amour de la justice? Loin de nous, dis-je, de croire qu'avant tout péché l'aspect de l'arbre défendu les rende coupables de ce péché de désir dont le Seigneur a dit, à l'égard de la femme : « Quiconque jette sur une femme un regard de convoitise a déjà commis l'adultère dans son coeur. » Or cette félicité des premiers hommes exempts de toute perturbation dans leur âme, de toute affliction dans leur corps, serait encore aujourd'hui la condition universelle de la société humaine, si le crime dont ils sont les auteurs, qu'ils ont transmis à leur postérité, renouvelé chaque jour par leurs descendants, n'appelait la vindicte suprême. Au sein de cette félicité permanente, grâce à la vertu de ces paroles bénissantes : « Croissez et multipliez, » le nombre des prédestinés accompli recevrait une bénédiction nouvelle et plus sublime, celle qui a été accordée aux saints anges; dès lors même une invincible certitude d'éviter le péché et la mort; enfin, sans subir l'épreuve du travail, de la douleur et de l'agonie, les saints seraient déjà en possession de cette vie qu'ils puiseront dans l'incorruptibilité glorieuse, au jour où leurs corps se lèveront de la poussière. [14,11] Mais Dieu ayant tout prévu, et le péché de l'homme ne pouvant échapper à sa prescience, c'est suivant les dispositions de cette prescience, et non sur de vaines conjectures, étrangères au plan divin, que nous devons considérer la Cité sainte. Car l'homme n'a pu troubler par son péché l'ordre suprême, ni forcer Dieu de modifier ses décrets, puisque la divine prévoyance avait marqué jusqu'où devait aller la malice de l'homme, et quel bien elle en devait tirer. Quoique l'on dise, en effet, que Dieu change ses desseins (et de là cette expression figurée qui, dans l'Écriture sainte, lui attribue même le repentir), on ne le dit que par rapport à l'attente de l'homme ou à l'ordre des causes naturelles, et non selon la prescience certaine du Tout-Puissant. Dieu donc, au témoignage de l'Écriture, a créé l'homme droit, et par conséquent avec une bonne volonté; il n'eût pas été dans la droiture sans une volonté bonne. La bonne volonté est donc l'oeuvre de Dieu ; car l'homme l'a reçue avec la vie. Et la première mauvaise volonté, celle qui, dans l'homme, a précédé toutes les mauvaises oeuvres, est moins une oeuvre qu'un éloignement des oeuvres de Dieu pour celles de l'homme. Or ces oeuvres sont mauvaises en tant qu'elles n'ont pas Dieu pour fin, mais la volonté propre; et ne peut-on dire que l'arbre mauvais de ces mauvais fruits, c'est la volonté, ou l'homme même, l'homme de mauvaise volonté? Toutefois, bien que la mauvaise volonté ne soit pas selon la nature, mais contre la nature, puisqu'elle est un vice; elle est de même nature que le vice, qui ne peut être que dans une nature, c'est-à-dire une nature que le Créateur tire du néant, et non celle qu'il engendre de lui-même, telle que le Verbe par qui toutes choses ont été faites. Dieu, il est vrai, a formé l'homme de la poussière de la terre; mais la terre, mais la matière est faite de rien, et c'est une âme tirée du néant, que Dieu donne au corps en créant l'homme. Et voyez comme le mal est vaincu par le bien. Il lui est permis d'exister pour rendre témoignage à la justice toute-puissante du Créateur; mais le bien peut exister sans le mal : ainsi, Dieu lui-même, vérité souveraine; ainsi au-dessus de cette atmosphère de ténèbres, toute la création céleste, invisible et visible, tandis que le mal ne peut exister sans le bien; car les natures en qui il réside sont bonnes en tant que natures. Or le mal disparaît non par le retranchement total ou partiel d'une nature accessoire, mais par la guérison et le redressement de la nature corrompue et pervertie. La volonté n'est donc vraiment en possession de son libre arbitre qu'autant qu'elle refuse les chaînes du vice et du péché. Don de Dieu perdu par la faute de l'homme, celui-là seul qui le lui a fait peut le lui rendre. « Si le Fils vous met en liberté, dit la Vérité même, c'est alors que vous serez vraiment libres. » En d'autres termes : Si le Fils vous sauve, c'est alors que vous serez vraiment sauvés. Car il n'est pour nous libérateur qu'autant qu'il est sauveur. L'homme vivait donc selon Dieu dans le paradis corporel et dans le spirituel. Car il n'y avait pas un paradis corporel pour les biens du corps, sans un spirituel pour ceux de l'esprit ; et, d'autre part, un paradis spirituel, paradis de jouissances intérieures, ne pouvait être sans un paradis corporel, paradis de jouissances extérieures. Il y avait, à cette double fin, double paradis. Mais depuis que, détourné de Dieu pour se retourner vers lui-même, plus jaloux de dominer en tyran superbe que d'obéir en fidèle sujet, l'ange de l'orgueil, et partant de l'envie, fût déchu du paradis spirituel ; dès lors aspirant, sous l'inspiration de son perfide génie, à s'insinuer dans les sens de l'homme, dont il envie la droite stature parce que lui-même est tombé; entre tous les animaux terrestres qui, dociles et soumis, habitaient avec l'homme et la femme le paradis corporel, il choisit le serpent, animal souple, aux replis tortueux et mobiles, propre à son but; et abusant de la supériorité de la nature angélique pour pénétrer en lui et le plier, comme un instrument, au service de sa malignité spirituelle, il adresse par lui à la femme de perfides discours. C'est la partie la plus faible du couple humain qu'il attaque d'abord pour arriver par degrés au tout ; car il ne croit pas l'homme si crédule ; il le croit moins capable de céder lui-même à l'erreur qu'à la complaisance pour l'erreur. Quand Aaron fait élever une idole, il n'adhère pas d'intelligence, il cède par force à l'égarement du peuple; quand Salomon tombe dans l'idolâtrie, ce ne sont point ses convictions, mais les caresses de ses femmes qui le poussent à ces autels sacriléges ; ainsi c'est la complaisance de l'homme pour sa femme, de lui pour elle, de l'homme pour l'homme, de l'époux pour l'épouse, qui porte notre premier père à la transgression de la loi de Dieu ; il est séduit, non parce qu'il croit à la vérité des paroles de sa compagne, mais parce qu'il obéit à l'affection conjugale. « Adam n'a pas été séduit, dit l'apôtre, mais la femme. » Elle ajoute foi aux discours du serpent; lui ne veut pas se séparer d'elle; il veut qu'entre eux tout soit commun, même le péché; et il n'en est pas moins coupable, car il pèche avec connaissance et réflexion. Aussi l'apôtre ne dit pas : Il n'a point péché; mais : « Il n'a point été séduit, » L'apôtre établit le péché quand il dit : « Par un seul homme, le péché est entré dans le monde; » et un peu après, plus clairement encore : « A la ressemblance de la prévarication d'Adam. » Dans son langage, être séduit, c'est faire ce que l'on ne regarde pas comme péché. Mais Adam sut qu'il péchait. Autrement, où serait la vérité de cette parole : « Adam n'a point été séduit ? » Peut-être son inexpérience des rigueurs divines l'a-t-elle trompé en lui faisant croire sa faute vénielle. Ainsi il ne partage point la séduction de sa femme, mais il se trompe sur l'accueil que la justice va faire à cette excuse : « La femme que vous avez unie à moi m'a donné ce fruit, et j'en ai mangé. » Est-il donc besoin de plus longs discours? Ils n'ont pas, tous deux, laissé surprendre leur crédulité : mais tous deux se sont laissé surprendre par le péché; tous deux sont tombés dans les filets du diable. [14,12] On se demandera peut-être pourquoi les autres péchés n'altèrent point la nature humaine, au même degré que la prévarication originelle, cause de cette corruption hideuse qui afflige nos yeux et notre âme, nous rend la proie de la mort et le jouet de tant d'orages soulevés en nous par la lutte des passions, passions que dans le paradis, avant le péché, l'homme, quoique revêtu d'un corps animal, ne connaissait pas; on se demandera peut-être pourquoi ? - C'est qu'il ne faut pas juger de la gravité de la faute par la qualité de l'aliment, qui assurément n'était mauvais et nuisible qu'en tant que défendu. Dieu, en effet, dans ce lieu de félicité souveraine, eût-il créé ou planté aucune subtance mauvaise? Mais le commandement s'adressait à l'obéissance, vertu qui, dans l'homme doué de raison, est comme la mère et la gardienne de toutes les vertus; car telle est la loi de la créature raisonnable, que rien ne lui est plus utile que de dépendre, rien ne lui est plus funeste que de faire sa propre volonté, et non celle de son Créateur. Quant au commandement de ne renoncer qu'à un seul aliment au milieu d'une telle profusion de biens, ce commandement, si léger à observer, si court à retenir, quand surtout la concupiscence n'était pas encore pour opposer à la volonté cette résistance, suite et châtiment du crime; l'injustice qui le viole est d'autant plus coupable que l'observance en était plus facile. [14,13] Nos premiers auteurs ont donc commencé par être intérieurement mauvais avant de tomber dans cette désobéissance évidente; car on n'en viendrait jamais à l'acte mauvais, si la mauvaise volonté ne prenait les devants. Or quel a pu être le commencement de la mauvaise volonté, sinon l'orgueil? « L'orgueil est le commencement du péché. » Et qu'est-ce que l'orgueil, sinon l'appétit d'une fausse grandeur? C'est une fausse grandeur qui, délaissant Celui à qui l'âme doit demeurer unie comme à son principe, prétend devenir en quelque sorte son principe à soi-même ; et cela, quand l'âme se complaît trop en soi. Elle se complaît en soi, quand elle se détache de ce bien immuable qui devait être préférablement à elle-même l'unique objet de ses complaisances. Or ce détachement est volontaire; car, si la volonté du premier homme fût demeurée stable dans l'amour du bien immuable, lumière de son intelligence, foyer de son coeur, s'en serait-il détourné pour se plaire en soi, pour tomber dans les ténèbres et la froideur? La femme eût-elle cru aux paroles du serpent ? L'homme eût-il préféré au précepte de Dieu la volonté de la femme? Eût-il pensé ne commettre qu'une faute vénielle en gardant à la compagne de sa vie la fidélité jusque dans le crime? L'acte mauvais, la désobéissance, suppose donc en eux la préexistence du mal. Ce mauvais fruit ne pouvait venir que d'un mauvais arbre. Or, que cet arbre devînt mauvais, c'était un accident contraire à la nature; et il ne pouvait devenir tel que par le vice de la volonté, qui est contraire à la nature. Mais la nature ne saurait souffrir du vice si elle n'était tirée du néant. En tant qu'elle est comme nature, c'est qu'elle a Dieu pour auteur de son être ; en tant qu'elle se détache du principe de son être, c'est qu'elle est créée de rien. Et néanmoins la déchéance de l'homme ne l'a pas destitué de tout être; en l'inclinant vers lui-même, elle l'a réduit à moins d'être, qu'il n'avait quand il demeurait uni à celui qui est souverainement. Délaisser Dieu pour être en soi, pour se complaire en soi, ce n'est pas encore être néant, c'est s'approcher du néant. Aussi les saintes Écritures donnent-elles à ceux qui se plaisent en eux-mêmes un autre nom, le nom de superbes. Car il est bon d'avoir le coeur en haut, non vers soi, ce qui est orgueil, mais vers le Seigneur, ce qui est obéissance; et l'obéissance n'appartient qu'aux humbles. Admirables contrastes! quelque chose est dans l'humilité qui élève le coeur, et quelque chose dans l'élévation qui abaisse le coeur. Et cependant ne semble-t-il pas contradictoire que l'élévation descende et que l'humilité s'élève ? C'est que l'humilité se soumet pieusement à l'Être supérieur; or nul être n'est supérieur à Dieu ; et, se soumettant à Dieu, l'humilité s'exalte. Mais l'élévation est un vice en tant qu'elle repousse cette dépendance; et, détachée de celui au-dessus duquel il n'est rien, elle se précipite, justifiant cette parole de l'Écriture : « Vous les avez abattus quand ils s'élevaient; » non pas lorsqu'ils s'étaient élevés; en sorte que leur élévation soit suivie de leur chute ; mais quand ils s'élevaient, c'est alors qu'ils se sont précipités; car, s'élever, c'est tomber. Ainsi, d'une part, l'humilité expressément recommandée dans la Cité de Dieu, et à la Cité de Dieu pendant son pèlerinage temporel, l'humilité, vertu particulière de Jésus-Christ, le roi de la Cité sainte; et d'autre part, le vice contraire, l'orgueil qui, selon le témoignage des saintes Lettres, domine sur l'ennemi du Sauveur, sur le démon, signalent l'infinie différence des deux cités, celle des fidèles, celle des impies, rangées chacune avec les anges dont elles relèvent, ces anges chez lesquels a prévalu dès l'origine ou l'amour de Dieu, ou l'amour de soi-même. Ce crime manifeste de désobéissance au commandement de Dieu, ce piége du démon, l'homme ne s'y fût pas laissé prendre, si l'homme n'eût commencé par se plaire en lui-même. Il prêta en effet une oreille complaisante à cette parole : « Vous serez comme des dieux; » ce qu'ils eussent été plutôt, demeurant par obéissance unis à leur souverain et véritable principe, que se faisant eux-mêmes, par orgueil, le principe de leur existence. Car des dieux créés ne sont pas dieux par leur vérité propre, mais en tant que participations du vrai Dieu. Aspirer à plus d'être, c'est déchoir de son être. L'homme aimant à se suffire à lui-même perd celui qui pourrait en vérité lui suffire. Or ce désordre de l'homme qui, se plaisant en soi, comme s'il était lumière, se détourne de celle qui le ferait lui-même lumière, si elle lui plaisait, ce désordre, dis-je, dut préexister secrètement en lui avant de passer à l'état de désordre. Car cette parole de l'Écriture est véritable : "L'élévation du coeur précède la chute, et son humiliation précède la gloire." La chute secrète qui précipite le coeur devance la chute extérieure : car on est déjà tombé sans le croire. Comment, en effet, penser que l'élévation soit une chute ? Et toutefois c'est déjà une déchéance que d'abandonner le Très-Haut. Mais la chute n'est-elle pas manifeste quand la violation de la loi est évidente et indubitable ? Et précisément la prohibition de Dieu portait sur un acte qu'aucune ombre de justice ne pourrait couvrir. Aussi, j'ose le dire, il est utile aux superbes de tomber dans quelque faute éclatante, afin que, se déplaisant à eux-mêmes, ils se relèvent; car, en se plaisant, ils sont tombés. Les larmes et l'amer déplaisir de Pierre lui furent plus salutaires que sa présomptueuse complaisance. « Couvrez leur face d'ignominie, s'écrie le Psalmiste, et ils chercheront votre nom, Seigneur ; » c'est-à-dire que ceux qui se plaisent à rechercher leur propre gloire se plaisent à rechercher la vôtre. [14,14] Mais un orgueil plus profond et plus digne de colère est celui qui cherche pour les péchés manifestes les faux-fuyants de l'excuse; ainsi les premiers hommes, quand l'un dit : « Le serpent m'a trompé; » et l'autre : "La femme que vous avez unie à moi m'a donné de ce fruit" ; aucune demande de pardon, aucun recours à la compassion du médecin. Ils ne vont pas, il est vrai, comme Caïn, jusqu'à nier leur crime ; cependant leur orgueil cherche encore à rejeter le crime sur un autre ; l'orgueil de la femme sur le serpent, l'orgueil de l'homme sur la femme. Mais, en présence de cette éclatante infraction du précepte divin, s'excuser, c'est s'accuser. Étaient-ils donc moins coupables pour s'être rendus, la femme aux insinuations du serpent; l'homme, aux instances de la femme? Comme s'il y eût personne à qui l'on dût plutôt croire ou céder qu'à Dieu? [14,15] L'homme a donc méprisé Dieu et son commandement ; il a méprisé ce Dieu qui l'a créé, qui l'a fait à son image, qui lui a donné l'empire sur le reste des animaux, qui l'a placé dans le paradis, qui l'a comblé de jouissances et de bien-être, qui, loin de le surcharger de préceptes nombreux, longs et pénibles, ne recommande à son obéissance qu'un seul precepte, court et facile, pour l'avertir qu'il est le Seigneur et que la créature raisonnable n'a de liberté qu'à son service; - donc une juste condamnation s'en est suivie. et l'homme qui, fidèle, fût devenu spirituel dans sa chair, devient charnel dans son esprit; l'homme qui, dans son orgueil, s'est plu à lui-même, Dieu, dans sa justice, le laisse à lui-même; et toutefois l'homme n'est pas destiné à l'indépendance ; mais, en désaccord avec soi, c'est sous le joug de celui dont il s'est fait le complice, qu'au lieu de cette liberté si désirée, il va trouver un dur et misérable esclavage; mort spirituellement par sa volonté, la mort corporelle l'attend contre sa volonté: déserteur de la vie éternelle, c'est à la mort éternelle qu'il est condamné, si la grâce ne le délivre. Quiconque regarde cette condamnation comme excessive ou injuste, ne sait pas mesurer l'énormité du crime à la facilité primitive de l'éviter. Si l'on célèbre justement l'obéissance d'Abraham, obéissance d'autant plus précieuse que l'ordre à accomplir était plus pénible ; la désobéissance dans le paradis fut d'autant plus criminelle que le précepte était plus léger. Et comme l'obéissance du second Adam est d'autant plus admirable qu'il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, la désobéissance du premier Adam est d'autant plus détestable qu'il s'est fait désobéissant jusqu'à la mort. C'est une chose si petite que commande le Créateur, et la peine dont il menace la désobéissance est si grande, qu'on ne saurait exprimer quel crime ça été de refuser au commandement de la puissance infinie, en présence d'un tel supplice, une si facile obéissance. Enfin, pour trancher le mot, quelle autre peine est infligée à la désobéissance que la désobéissance même? Car est-il pour l'homme une autre misère que la révolte de lui-même contre lui-même? Il n'a pas voulu ce qu'il pouvait ; et il ne peut plus ce qu'il veut. Quoique dans le paradis, avant le péché, tout ne lui fût pas possible, il ne voulait que ce qu'il pouvait ; aussi pouvait-il tout ce qu'il voulait. Maintenant, et tel qu'à l'origine l'Écriture nous le montre "l'homme n'est que vanité." Qui pourrait énumérer tout ce qu'il veut sans le pouvoir, quand lui-même à lui-même désobéit, c'est-à-dire à sa volonté, sa volonté ; à l'esprit, la chair esclave ? Car, d'ordinaire, c'est malgré lui que son esprit se trouble, que la chair souffre, vieillit et meurt. En un mot, que ne faut-il pas subir aujourd'hui, que nous serions loin de subir si la nature prêtait à notre volonté une obéissance absolue? Mais peut-être faut-il attribuer à quelque infirmité de la chair ses refus de soumission ? Eh ! qu'importe ? pourvu que nous reconnaissions là la justice du Dieu dominateur qui venge le mépris de son autorité en nous abandonnant aux révoltes de notre chair, révoltes dont nous souffrons, tandis que Dieu n'a pu souffrir, mais nous seuls, de notre révolte contre lui. Car il se passe de notre service, et nous ne nous passons pas de celui de notre corps. Quant aux douleurs de la chair, c'est l'âme qui souffre dans la chair et par la chair. La chair sans l'âme, que peut-elle souffrir ou désirer ? La douleur ou le désir que l'on prête à la chair, c'est l'homme même qui l'éprouve, ou certaine partie de l'âme qui reçoit de la chair l'impression pénible ou agréable d'où naît la douleur ou la volupté. Or, la douleur de la chair, c'est la blessure de l'âme dans la chair, c'est la répulsion de l'âme contre cette souffrance, comme la douleur de l'âme qu'on nomme tristesse est la répulsion de l'âme contre les accidents qui nous affligent. Mais la tristesse est ordinairement précédée de la crainte, qui elle-même est dans l'âme et non dans la chair, tandis que la douleur physique n'est précédée d'aucune crainte que la chair ressente avant la douleur. Quant à la volupté, certain aiguillon la devance, certain besoin, comme la faim ou la soif, certaine convoitise, nom commun à toute passion, mais dont on désigne plus particulièrement l'appétit de la volupté sensuelle. Les anciens définissent la colère, la convoitise de la vengeance; quoique souvent l'homme s'emporte contre des objets inanimés, incapables de ressentir sa fureur, quand par exemple il rompt un stylet, brise une plume maladroite. Cet emportement déraisonnable est néanmoins une convoitise de vengeance, et pour ainsi dire une ombre de cette rémunération qui, au mal de coulpe, assigne le mal de peine. Il y a donc une convoitise de vengeance que l'on appelle colère, une convoitise d'amasser qui est l'avarice, une convoitise de vaincre à tout prix, l'opiniâtreté ; une convoitise de se glorifier, la jactance : combien d'autres convoitises dont les unes ont un nom et les autres n'en ont point ? Et quel nom donner en effet à la convoitise de dominer, si puissante dans l'âme des tyrans, les guerres civiles l'attestent? [14,16] Entre toutes les convoitises de l'homme, quand on parle de la concupiscence sans en déterminer l'objet, l'esprit ne se représente guère que ce mouvement honteux qui sollicite les organes. Or ce n'est pas seulement par des assauts extérieurs, mais encore par de secrètes attaques qu'elle s'empare de tout le corps, qu'elle envahit tout l'homme, soulevant à la fois les passions de son âme et les instincts de sa chair; et quand la volupté qui naît de ce trouble, volupté à laquelle nulle autre volupté corporelle n'est comparable, arrive au dernier terme, en ce moment même, l'intelligence, sentinelle enivrée, se laisse surprendre et désarmer. Aussi, quel homme ami de la sagesse et des saintes joies, engagé dans la vie conjugale, mais sachant, selon le précepte de l'Apôtre, "posséder son vase saintement et honnêtement, et non pas avec l'incontinence maladive des païens qui ne connaissent pas Dieu", ne souhaiterait ignorer, s'il était possible, l'émotion du désir dans l'acte de la transmission de la vie, en sorte que les organes destinés à ce ministère fussent comme tous les autres, chacun, dans l'ordre de ses fonctions, dirigés par la volonté de l'esprit, et non emportés par la fougue de la convoitise? Et ceux mêmes à qui cette volupté plaît, soit dans les liens légitimes, soit dans les honteuses liaisons, ne se sentent pas émus à leur volonté. Parfois cette ardeur survient importune, sans être appelée, parfois elle trompe le désir; l'âme est de feu et le corps est de glace ; chose étrange! Ce n'est pas seulement à la volonté légitime, mais encore aux impudiques émotions de la concupiscence que la concupiscence refuse d'obéir. Ainsi elle déploie d'ordinaire toutes ses forces contre l'intervention répressive de l'esprit; et souvent elle se divise contre soi ; elle remue toute l'âme, et, se trahissant elle-même, laisse le corps insensible. [14,17] C'est avec raison que nous rougissons de cette convoitise, et ces membres mêmes, qui sont, pour ainsi dire, sous sa dépendance, qu'elle ne meut ou ne retient pas toujours à notre gré, c'est avec raison qu'on les appelle honteux. Il n'en était pas ainsi avant le péché. L'Écriture dit des premiers hommes : "Ils étaient nus et n'en rougissaient pas;" non que cette nudité leur fût inconnue, mais elle n'était pas encore honteuse. Alors la concupiscence ne sollicitait pas les organes malgré la volonté; alors la chair par sa désobéissance ne se levait pas en témoignage contre la désobéissance de l'homme. Car ils n'avaient pas été créés aveugles, comme le vulgaire ignorant se l'imagine. L'homme voit les animaux et les nomme; la femme "voit que le fruit défendu est un aliment agréable au goût et aux yeux". Leurs yeux étaient donc ouverts, excepté sur ce point. Rien n'avait appelé leur connaissance sur ce voile dont la grâce les couvrait, quand les membres ne savaient pas encore résister à la volonté. Cette grâce se retire ; la désobéissance est le châtiment de la désobéissance; il se manifeste dans le mouvement du corps une cynique étrangeté, et leur nudité devient une honte ; leur attention s'éveille, ils demeurent confus. Et c'est pourquoi l'Écriture ajoute, après le récit de cette éclatante transgression du commandement divin : « Et leurs yeux s'ouvrirent, et ils connurent qu'ils étaient nus, et ils entrelacèrent des feuilles de figuier, et ils s'en firent une ceinture. » Leurs yeux s'ouvrirent, dit la Genèse, non pour voir; car précédemment ils voyaient; mais pour distinguer entre le bien dont ils étaient déchus et le mal où ils étaient tombés. Aussi cet arbre même, dont le fruit prohibé devait révéler cette funeste connaissance, s'appelait l'arbre de la science du bien et du mal. Car l'épreuve douloureuse de la maladie rend plus sensible le charme de la santé. « Ils connurent » donc « qu'ils étaient nus; » c'est-à-dire dénués de cette grâce qui leur voilait la nudité de leurs corps, où la loi du péché ne soulevait aucune révolte contre l'esprit. Ils connaissent ce qu'ils seraient plus heureux d'ignorer, si, fidèles et obéissants à Dieu, ils n'eussent point commis le crime qui leur fait goûter les fruits amers de l'infidélité et de la désobéissance. Aussi, tout confus de la rébellion de leur chair, témoin vengeur de leur propre rébellion, « ils entrelacent des feuilles de figuier, dont ils se font comme une ceinture. » (Ici, au lieu de : "Campestria", c'est-à-dire "succinctoria genitalium", quelques interprètes emploient : "succinctoria". Et voici l'origine de ce mot : "Campestria". Les jeunes gens qui s'exerçaient nus, "in campo", couvraient les parties honteuses de leurs corps, et de là le nom populaire de "campestrati", pour désigner ceux qui se ceignaient ainsi.) Or ce mouvement déchaîné contre la volonté coupable de désobéissance, ce mouvement de la convoitise révoltée, la honte le couvre en rougissant. Aussi, chez tous les peuples, en tant que descendus de ce couple malheureux, ce sentiment de pudeur est si naturel, que l'on voit des barbares conserver même au bain certain voile. Et les sages appelés gymnosophistes, qui philosophent nus dans les profondes solitudes de l'Inde, dérogent par une ceinture à leur complète nudité. [14,18] Et quand cette convoitise veut se satisfaire, non seulement dans ces unions incestueuses qui cherchent les ténèbres pour échapper à la justice humaine, mais encore dans ces ivresses de la débauche que la cité terrestre autorise, infamies licites et que nulle loi ne poursuit, cette convoitise même permise et impunie fuit néanmoins le jour et les regards, et une honte naturelle lui assure le secret jusque dans les lupanars ; tant il est plus facile à l'impudicité de secouer le joug de la loi qu'à l'impudence de supprimer les mystères de la honte ; honte, même aux yeux des plus honteux débauchés. Ils l'aiment, cette honte, mais ils n'osent l'afficher. Que dis-je? l'union conjugale, dont le but, suivant les dispositions de la loi civile, est la procréation des enfants, cette union honnête et légitime ne cherche-t-elle pas aussi un réduit solitaire? Et tous les serviteurs, les paranympbes eux-mêmes, tous ceux à qui des relations de parenté ou d'affection avaient permis l'entrée de la chambre nuptiale, ne sont-ils pas congédiés avant l'hymen? Toute action légitime, a dit le prince de l'éloquence romaine, demande la lumière, c'est-à-dire aspire à être connue : et celle-ci, aspirant à l'être, ne peut néanmoins subir la honte de la lumière. Et cependant ignore-t-on ce qui se passe entre les époux, dans l'oeuvre de la génération? Et n'est-ce pas à cette fin que les mariages se célèbrent avec tant de solennité? Toutefois, quand les époux veulent s'unir, ils ne souffrent pas que leurs premiers-nés mêmes soient témoins de cet hymen qui leur a donné la vie. Oeuvre légitime, qui cherche le regard de l'esprit, et se dérobe à la lumière du jour ; légitime par nature ; mais la justice vengeresse lui donne la honte pour compagne. [14,19] Aussi, de l'aveu de ces philosophes, qui ont le plus approché de la vérité, la colère et la concupiscence sont des parties vicieuses de l'âme, en ce qu'elles vont, turbulentes et désordonnées, aux actes mêmes que la sagesse ne défend pas; et par conséquent elles ont besoin du frein modérateur de la raison. Cette troisième partie de l'âme, ils l'établissent comme en une citadelle, d'où étendant son empire sur les autres, elle puisse faire reconnaître dans toutes les provinces de l'âme les droits de la justice. Or ces deux parties, qui, de l'aveu des platoniciens, sont vicieuses même chez l'homme sage et tempérant, ces parties que la raison doit retenir par la menace et le frein ne leur permettant rien que la loi de la sagesse n'accorde, la colère, par exemple, pour exercer de justes répressions; la concupiscence, pour perpétuer les générations humaines; ces parties, dans le paradis, avant le péché n'étaient point vicieuses. Mais, elles ne se laissaient emporter à aucune impulsion contre la volonté droite, qui eût besoin d'être retenue par le frein de la raison. Car, aujourd'hui, ces mouvements, qui, dans les hommes de tempérance, de justice et de piété, se modifient, plus ou moins facilement contenus ou maîtrisés ; ces mouvements accusent la perte de la santé naturelle et la maladie née du crime. Que si la honte ne jette pas sur les oeuvres de la colère, paroles ou actions, le voile dont elle couvre les oeuvres de la concupiscence, c'est assurément parce que nos membres ne se meuvent pas malgré nous, serviles exécuteurs de la colère ou de telle autre passion, mais au commandement de la volonté en tant qu'elle consent à la passion et détermine souverainement l'action corporelle. L'homme, en effet, qui, furieux, insulte ou frappe, le pourrait-il, si la volonté ne commandait à la langue, à la main de se mouvoir ? Elle les meut encore, en l'absence de la colère. Quant aux organes de la génération, la concupiscence les a réduits en une telle servitude, que, si elle vient à défaillir, si elle ne se lève, spontanément ou excitée, ils demeurent immobiles. Voilà ce qui nous fait honte, voilà ce qui se dérobe en rougissant au regard; oui, l'homme souffre plutôt mille témoins quand il s'emporte injustement contre son frère, qu'il n'en souffrirait un seul, quand il s'abandonne aux jouissances légitimes du mariage. [14,20] Et c'est ce que n'ont pas vu ces philosophes impudents, les cyniques, qui, au mépris de la pudeur humaine, avancent ce principe immonde, obscène, et littéralement cynique, ce principe, le voici : si le mystère du mariage est légitime, il faut l'accomplir sans honte, sans voiles, sur la voie ou la place publique. Cependant la pudeur naturelle a prévalu sur cette erreur. En vain, - faut-il le croire ? - Diogène afficha impudemment la pratique de ses leçons, persuadé sans doute qu'il rendrait sa secte d'autant plus célèbre que lui-même graverait dans la mémoire des hommes un souvenir plus éclatant de son effronterie. Cet exemple, toutefois, n'a pas été depuis imité par les cyniques; et la pudeur a eu plus de pouvoir pour persuader à l'homme le respect de l'homme, que l'erreur pour l'abaisser jusqu'à l'obscénité du chien. En vérité, ce Diogène et ceux de sa secte, à qui l'on attribue cette infamie, l'ont simulée, j'imagine, en présence de témoins, étrangers au secret voilé par le manteau; car il est impossible de croire que, sous l'accablant regard de l'homme, ils aient osé s'abandonner à cette obscène volupté. Philosophes, ils ne rougissaient pas de publier leur impur désir, où la concupiscence même eût rougi de se dévoiler. Et maintenant encore nous voyons des philosophes cyniques : ce sont ces hommes à manteau, qui portent une massue. Aucun d'eux cependant n'ose attenter à la pudeur publique. Nul ne l'oserait sans être lapidé ou couvert d'opprobres. Il est donc indubitable que la concupiscence fait honte à la nature humaine, et avec raison. Car cette révolte intérieure qui soustrait certains organes à l'empire de la volonté, ne publie-t-elle pas le salaire donné à la désobéissance de l'homme? Et le châtiment devait frapper sur les sources mêmes de la nature, si profondément altérée par ce premier, et immense désordre : chaîne mortelle dont aucun homme n'est dégagé, à moins que ce crime commis au préjudice de tous, lorsque tous étaient en un seul, ce crime que venge la justice de Dieu, la grâce de Dieu ne l'expie en chacun. [14,21] Aussi gardons-nous bien de croire que, dans le paradis, les premiers époux eussent besoin de cette concupiscence, dont ils rougirent en se voilant, pour satisfaire à ces paroles de bénédiction : « Croissez et multipliez, et remplissez la terre. » C'est depuis le péché que naquit cette concupiscence; c'est depuis le péché que, déchue de l'empire qu'elle exerçait sur son corps, mais non déshéritée de toute pudeur, la nature sentit ce désordre, l'aperçut, en rougit, le couvrit. Quant à cette nuptiale bénédiction : « Croissez et multipliez, et remplissez la terre, » elle demeure encore après le crime; toutefois elle l'a précédé pour nous apprendre que la génération des enfants est une gloire du mariage et non une peine du péché. Mais aujourd'hui, ne soupçonnant rien des félicités du paradis, les hommes s'imaginent que la vie n'eût pu s'y transmettre sans cette concupiscence qui les possède et dont nous voyons rougir l'honnêteté même du mariage. Les uns, dans leur incrédulité, rejettent avec mépris le divin témoignage du péché et de la confusion des premiers hommes, les autres le reçoivent et l'honorent ; mais par ces paroles : « Croissez et multipliez, » ils ne veulent pas entendre la fécondité naturelle, parce qu'un texte, assez semblable, dit en un sens spirituel : « Vous multiplierez par votre vertu les puissances de mon âme. » Quant au verset suivant de la Genèse : « Et remplissez la terre, et dominez sur elle; » par « la terre, » ils entendent la chair que l'âme remplit, qu'elle domine souverainement, lorsqu'elle est « multipliée en vertu. » Mais ils refusent aux fruits de la chair d'avoir jamais pu naître, sinon, comme aujourd'hui, par cette concupiscence, fille du péché, et que, depuis le péché, la honte voit et couvre. Et ce n'est pas, disent-ils, dans le paradis, mais hors du paradis, que l'homme devait se reproduire : ainsi est-il arrivé. Nos premiers pères n'ont engendré que dans l'exil. [14,22] Mais pour nous il est indubitable que croître, multiplier et remplir la terre en vertu de la bénédiction divine, ne soit un don du mariage que Dieu institue, dès le principe, avant le péché, en créant l'homme et la femme : la distinction des sexes est évidente. Or cette œuvre de Dieu est aussitôi suivie de sa bénédiction. A ces mots : "Il les créa mâle et femelle," l'Écriture ajoute : « Et Dieu les bénit en disant : Croissez et multipliez, et remplissez la terre, et dominez sur elle ; » quoique ces paroles puissent aussi, sans inconvénient, se rapporter au sens spirituel. Cependant « mâle et femelle » ne saurait s'entendre d'un seul individu. Vainement invoquerait-on la spécieuse analogie de cette différence, intérieure à l'homme, entre ce qui gouverne et ce qui est gouverné. N'est-il pas évident que les premiers hommes furent créés de sexe différent pour se perpétuer, multiplier, remplir la terre; et n'est-ce pas une grande absurdité de s'élever contre une telle évidence? Ce n'est, en effet, ni sur l'esprit qui commande et la chair qui obéit, ni sur la raison qui gouverne et l'instinct aveugle qui est gouverné, ni sur la vertu contemplative qui règne, et la vertu active qui est soumise, mais bien évidemment sur le lien conjugal qui unit étroitement l'un et l'autre sexe, qu'interrogé s'il est permis de répudier sa femme (car Moïse avait permis le divorce aux Israélites, à cause de la dureté de leur coeur), le Seigneur répond : "N'avez-vous pas lu que celui qui les créa dès le principe les créa mâle et femelle, et dit : C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère pour s'unir à sa femme, et ils ne seront tous deux qu'une même chair? Ainsi désormais ils ne sont plus deux, ils ne sont qu'une même chair. Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint." Il est donc certain que le premier couple fut, dès lorigine, de sexe différent, mâle et femelle, comme aujourd'hui; et l'Écriture dit : Un seul homme, à cause ou de l'union conjugale ou de l'origine de la femme tirée du flanc de l'homme. Et ce fait primordial, d'institution divine, sert de texte à l'Apôtre pour exhorter les hommes à l'amour de leurs femmes. [14,23] Prétendre qu'il n'y eût eu, sans le péché, ni union, ni génération, qu'est-ce dire, sinon que, pour l'accomplissement du nombre des saints, le péché de l'homme était nécessaire? Si, en effet, les premiers hommes en s'abstenant du péché devaient rester seuls, puisque, dans certaine hypothèse, le péché est l'unique origine de la génération, assurément, pour étendre le nombre des justes de deux à plusieurs, le péché était nécessaire. Que si cette opinion est absurde, n'est-il pas croyable que le nombre des saints déterminé pour peupler la Cité bienheureuse serait aussi grand, quand même personne n'eût péché, qu'il est aujourd'hui, où la grâce de Dieu, jetant le filet dans le torrent du siècle, choisit entre cette multitude de pécheurs qui engendrent et sont engendrés? Aussi, sans le péché, ces hymens dignes de la félicité du paradis, exempts de la honteuse concupiscence, eussent porté d'aimables fruits. Or comment cela fût-il arrivé? tout exemple nous manque pour l'établir. Et cependant doit-il nous sembler étrange que cet organe, dans l'innocence, obéisse à la volonté qui commande impérieusement à tant d'autres organes? Ne remuons-nous pas, quand nous voulons, la main ou le pied pour accomplir l'acte qui réclame leur ministère? et cela sans la moindre résistance, avec une facilité qui nous étonne chez les autres comme en nous-mêmes, et surtout dans les artisans en qui une industrieuse agilité prête secours aux faiblesses et aux lenteurs de la nature. Et pourquoi donc ne croirions-nous pas que, sans le péché et le honteux salaire du péché, la volonté n'eût trouvé en tous les organes que des esclaves obéissants? Quand Cicéron dans ses livres de la République, discutant la différence des gouvernements, cherche des analogies dans la nature de l'homme, ne dit-il pas que l'on commande aux organes corporels comme à des enfants, à cause de leur prompte docilité, et que, semblables à des esclaves, les parties vicieuses de l'esprit veulent être pliées à un régime plus sévère? Toutefois, selon l'ordre naturel, l'esprit est supérieur au corps, et pourtant l'esprit commande au corps plus facilement qu'à soi-même. Mais cette concupiscence dont je parle est d'autant plus honteuse qu'elle ne laisse à l'esprit ni assez d'autorité sur lui-même pour s'interdire tout désir, ni assez d'empire sur son corps pour maintenir dans la dépendance de la volonté ces organes que couvre la pudeur, et dont la pudeur, s'il en était ainsi, n'aurait pas a rougir. Or, ce qui maintenant fait honte à l'esprit, c'est que ce corps lui résiste, ce corps, nature inférieure qui lui est soumise. Dans les autres passions, cette résistance est moins honteuse, car c'est alors l'esprit qui se résiste, l'esprit est à la fois le vaincu et le vainqueur : vice et désordre toutefois, car il se laisse vaincre en lui-même parce qui doit obéir à la raison ; mais enfin le vainqueur n'est autre que lui. Quand la victoire est suivant l'ordre, quand elle réduit les mouvements passionnés sous la loi de la raison (à la condition toutefois que cette raison demeure soumise à Dieu), c'est alors mérite et vertu. Cependant il est moins honteux pour l'esprit de remporter sur lui-même une victoire illégitime que de l'abandonner au corps révolté, ce corps qui est autre que lui, qui est au-dessous de lui, et dont la substance ne vit que par lui. Mais quand le commandement de la volonté retient les membres dont le concours est nécessaire à l'action de ces organes que la concupiscence sollicite malgré la volonté, alors la chasteté est sauve ; non que le sentiment du plaisir coupable soit éteint, mais le consentement est refusé. C'est cette opposition et ce débat, c'est ce duel entre la volonté et la concupiscence, c'est encore cette défaillance de l'appétit sensuel au désir de la volonté, révolte, châtiment de la révolte, que l'union conjugale n'eût pas connus dans le paradis. La volonté n'eût trouvé en tous les membres du corps que de fidèles serviteurs. L'organe créé pour l'oeuvre finale eût fécondé le champ naturel, comme la main ensemence la terre. Et quant à cette pudeur qui s'oppose ici à de plus longs développements, qui m'oblige de demander pardon aux oreilles pudiques, elle eût été sans cause dans l'état d'innocence. Nulle crainte d'obscénité n'eût alarmé les scrupules de la pensée et enchaîné la liberté de la parole. Que dis-je? il n'y eût pas eu de paroles obscènes; aucune partie du corps qui fît hésiter l'expression. Qu'ici donc tout lecteur impudique s'accuse lui-même; qu'il flétrisse en lui l'impureté de son âme, et non pas en nous l'inévitable emploi de certaines paroles. Tout homme chaste et religieux, lecteur ou auditeur, les pardonnera sans peine à la nécessité de vaincre l'infidélité qui ose nous combattre, non sur des opinions recommandées à la foi, mais sur des faits dont l'expérience décide. Et ces paroles pourraient-elles offenser celui qui ne se laisse point scandaliser quand il entend l'Apôtre tonner contre la monstrueuse dépravation de ces femmes changeant l'usage de la nature en un autre usage contraire à la nature ; car nous ne flétrissons pas ici, comme l'Apôtre, ces abominables obscénités, mais, en décrivant, autant qu'il nous est possible, le fait de la transmission de la vie, comme l'Apôtre, nous évitons les termes obscènes. [14,24] L'homme eût semé, la femme eût recueilli, quand il eût fallu, autant qu'il eût fallu : les organes eussent obéi au mouvement de la volonté, et non à l'aiguillon de la concupiscence. Car ce n'est pas aux seuls membres, articulés et osseux, comme les pieds, les mains et les doigts, que la volonté imprime tel mouvement qu'il lui plaît; mais encore les parties molles et. nerveuses sont, à notre fantaisie, susceptibles d'extension, de flexion, de contraction : les organes de la face et de la bouche l'attestent. Enfin, après les moelles, les plus mous de tous les viscères, retranchés par cette raison dans les cavités de la poitrine, les poumons n'obéissent-ils pas à la volonté comme des soufflets de forge ou d'orgues, pour la respiration, l'expiration, l'émission et l'inflexion de la voix, pour la parole, le cri ou le chant? Je passe sous silence cette faculté naturelle, particulière à certains animaux, de mouvoir la peau, qui couvre tous leur corps, en la région seule où ils se sentent tourmentés ; d'une secousse ils dissipent les mouches importunes et font même tomber les flèches dont ils sont hérissés. Ce mouvement est impossible à l'homme : mais refusera-t-on au Créateur le pouvoir de le donner à son gré? Est-il donc impossible que l'homme lui-même ait jamais trouvé dans ses membres inférieurs une obéissance que sa propre désobéissance a changée en révolte? Était-il donc enfin si difficile à Dieu de le créer dans de telles conditions que les organes, où la concupiscence règne seule aujourd'hui, n'obéissent qu'au commandement de la volonté? Car on voit des hommes dont l'organisation est si différente des autres, et, par sa rareté même, si étonnante, qu'ils font de leurs corps ce qui est impossible et paraît à peine croyable aux autres hommes. Les uns remuent les oreilles ensemble ou séparément. Ceux-ci, la tête immobile, ramènent sur le front leur chevelure tout entière et la redressent à volonté. Ceux-là, se pressant un peu l'estomac, en retirent intact, comme d'un sac, l'objet qu'ils veulent dans l'infinie diversité de ceux qu'ils ont absorbés. Quelques-uns imitent et reproduisent si parfaitement la voix des oiseaux, des brutes, ou des hommes, qu'il faut les voir pour distinguer entre l'imitation et la réalité. Quelques-uns, des régions inférieures de leurs corps expriment des sons harmonieux, semblables à un chant. Moi-même j'ai vu un homme qui transpirait à volonté. C'est un fait connu que certains hommes ont des larmes, à leur gré, et des larmes abondantes. Mais voici un phénomène beaucoup plus incroyable, et sur lequel je pourrais invoquer le récent souvenir de la plupart de nos frères. C'était un prêtre de l'Église de Calama, nommé Restitutus. Toutes fois qu'il voulait (et la curiosité venait le solliciter souvent), aux accents imités des certaines voix plaintives, il se dépouillait de toute sensibilité, et demeurait gisant; on l'eût cru mort; aiguillon, piqûre, brûlure même, il ne sentait rien qu'au sortir de cette léthargie. Et la preuve que, sans aucun effort, son insensibilité seule le rendait immobile, c'est que la respiration lui manquait comme après la mort. Cependant, si l'on parlait sur un ton élevé, il lui semblait, disait-il, entendre des voix lointaines. Si donc, jusque dans les liens de cette chair corruptible, et parmi les cruelles épreuves de cette vie, quelques hommes ont assez d'empire sur leur corps pour obtenir de lui une obéissance presque surnaturelle, pourquoi ne croirions-nous pas qu'avant le crime de la révolte et la corruption qui en est le châtiment, il lui eût été possible de servir la volonté pour perpétuer sans honte les générations humaines? L'homme est donc abandonné à lui-même pour avoir abandonné Dieu par complaisance en lui-même; et cette obéissance qu'il refuse à Dieu, il se la refuse à lui-même. Et de là toute l'évidence de sa misère, car il ne vit pas comme il veut. Et s'il vivait à sa volonté, il se croirait heureux, sans l'être toutefois, s'il vivait dans la honte. [14,25] Et cependant, si l'on y réfléchit sérieusement, il n'y a que le bienheureux qui vive comme il veut; et nul n'est heureux s'il n'est juste. Mais le juste lui-même ne vit pas comme il veut, s'il n'arrive à un état qui lui rende la mort, l'erreur, la douleur impossibles, avec la certitude d'une immuable sécurité. Tel est le voeu de la nature, et elle ne saurait être pleinement et parfaitement heureuse que ce voeu ne soit rempli. Mais en cette vie, quel homme peut vivre comme il veut, puisqu'il n'est pas même en son pouvoir de vivre? Car il veut vivre, et il est contraint de mourir. Comment donc vivrait-il comme il veut, s'il ne vit pas tant qu'il veut? Que s'il veut mourir, comment peut-il vivre comme il veut, s'il ne veut pas vivre? Et toutefois s'il veut mourir, ce n'est pas qu'il répugne à vivre, c'est qu'il aspire à mieux vivre après la mort; c'est qu'il ne vit pas encore comme il veut, et que la mort seule peut le mettre en possession de son désir. Eh bien! soit. - Qu'il vive donc comme il veut, puisqu'il a gagné sur lui et s'est imposé à lui-même de ne vouloir que ce qu'il peut, docile à ce précepte de Térence : « Si ce que tu veux est impossible, il faut vouloir ce que tu peux; est-ce donc le bonheur que la patience dans la misère? Car il faut aimer la vie bienheureuse, pour la posséder. Or, si on l'aime en la possédant, il faut l'aimer infiniment plus que toutes choses; car c'est pour elle qu'il faut aimer tout ce que l'on aime. Mais si elle est aimée de tout l'amour qu'elle mérite (celui-là en effet n'est pas heureux qui n'accorde pas à la vie bienheureuse tout l'amour dont elle est digne), il est impossible de l'aimer ainsi sans la vouloir éternelle. Elle sera donc la vie bienheureuse quand elle sera la vie éternelle. [14,26] L'homme vivait donc dans le paradis comme il voulait, tant qu'il conformait sa volonté au commandement divin. Il vivait, jouissant de Dieu, et bon de sa bonté. Il vivait sans besoins, et il dépendait de lui de vivre toujours ainsi. L'aliment s'offrait à sa main et le breuvage à ses lèvres, pour prévenir la faim et la soif; l'arbre de vie l'abritait contre les ravages de la vieillesse. Aucune corruption en son corps, ou dont son corps fût l'origine, n'affligeait d'angoisses cruelles sa sensibilité. Il n'avait à craindre ni maladie au dedans, ni blessures au dehors. Santé parfaite en sa chair, tranquillité souveraine en son âme. Le froid et le chaud étaient inconnus dans le paradis, et son heureux habitant ignorait ces intempéries de désirs et de craintes qui altèrent la bonne volonté. Exempt de tristesse et de vaines joies, il puisait ses intarissables allégresses à la source éternelle, - Dieu même qu'il aimait « d'une ardente charité, allumée au foyer d'un coeur pur, d'une conscience innocente et d'une foi sincère. » Société conjugale unie par les liens d'un chaste amour; harmonieuse activité de l'âme et de corps; facile observation du commandement divin. La fatigue ne condamnait pas l'homme au repos; il ne cédait pas malgré lui à l'accablement du sommeil. Dieu nous garde d'imaginer que, dans une telle facilité et félicité d'existence, l'homme n'eût pu engendrer sans cette concupiscence maladive. Non, sa volonté eût suffi, l'aiguillon de la volupté n'eût point troublé son inaltérable tranquillité d'âme et de corps; et la virginité de sa femme n'eût point souffert de ses embrassements. Car, de ce qu'ici l'expérience ne saurait être invoquée en témoignage, il n'en faut pas conclure à l'incrédulité. Ce n'est pas, en effet, une ardeur turbulente qui entraînerait les organes, mais une détermination volontaire qui, suivant le voeu de la nature, réglerait leur action. L'oeuvre de la transmission de la vie n'eût pas plus attenté à la virginité des femmes, que maintenant le flux menstruel, à l'intégrité des filles. La même voie qui est une issue pour le sang ne serait-elle pas aussi bien un passage pour la semence? A l'heure de l'enfantement, la seule maturité du fruit, et non le gémissement de la douleur, eût dilaté les entrailles maternelles ; ainsi, dans la conception, le bon plaisir de la volonté et non l'appétit de la volupté, eût décidé l'union des sexes. Nous parlons de choses honteuses aujourd'hui, et bien que nous nous contentions de hasarder des conjectures sur l'état possible de l'homme avant la chute et la honte, toutefois il est temps que cette discussion soit plutôt contenue par la pudeur qui nous rappelle que favorisée par le mouvement de notre faible éloquence. Comme l'expérience du fait dont je parle a manqué même à nos premiers pères (puisque le péché et l'exil, juste châtiment de ce péché, ont prévenu cette union chaste et libre), incapables d'imaginer ici une volonté paisible, les sens peuvent-ils rien concevoir hors de l'expérience d'une turbulente convoitise? Et de là cette pudeur qui retient la parole quand même les raisons ne manquent pas à la pensée. Mais le Dieu tout puissant, créateur souverain et souverainement bon de toutes les natures, auxiliaire et remunérateur des bonnes volontés, vengeur des mauvaises qu'il délaisse, juge de toutes qu'il ordonne, ce Dieu sait bien tirer du fonds maudit de l'humanité le nombre des citoyens qu'il a prédestinés dans sa sagesse à peupler la Cité sainte ; c'est par sa grâce qu'il les distingue, et non par leurs mérites, puisque la masse entière du genre humain est, dans sa racine même, corrompue et condamnée ; et les élus doivent mesurer au bonheur de leur délivrance, comme à l'abandon des réprouvés, l'étendue de leur reconnaissance. C'est une gratuite bonté du libérateur, qui nous tire de l'abîme; précieuse immunité qui nous affranchit d'une juste communauté de supplice. Pourquoi donc Dieu n'eût-il pas créé les êtres dont il prévoyait la chute, pouvant manifester, en eux, l'énormité du crime, et, par eux, la libéralité de sa grâce ; quand d'ailleurs sous sa main créatrice et ordonnatrice, le désordre même des méchants est incapable de troubler l'ordre universel? [14,27] Aussi les pécheurs, anges et hommes, sont impuissants à troubler l'ordre des a grands ouvrages du Seigneur, si merveilleusement proportionnés à ses desseins. Comme sa toute puissante prévoyance dispense à chacun ses dons, il sait tirer un bon usage et des bons et des méchants. Ainsi, le premier abus de la volonté ayant entraîné la damnation et l'endurcissement du mauvais ange jusqu'à le rendre désormais incapable d'un bon désir, pourquoi Dieu, sachant bien user de lui, n'eût-il pas permis qu'il tentât le premier homme créé droit, c'est-à-dire avec une bonne volonté? L'homme était, en effet, créé dans des conditions telles que, s'appuyant sur l'assistance divine; il devait vaincre le mauvais ange; mais au contraire être vaincu, s'il délaissait son Créateur et son appui, pour se complaire orgueilleusement en lui-même. Le mérite eût été dans la volonté droite soutenue de la grâce; comme le démérite est dans la volonté déréglée qui abandonne Dieu. Et s'il était impossible à l'homme de placer sa confiance dans l'assistance de Dieu sans cette assistance même, s'ensuit-il qu'il ne fût pas en son pouvoir de renoncer, par une vaine complaisance en soi, aux prévenances de la grâce? Il ne dépend pas de nous, il est vrai, de vivre en cette chair mortelle sans le secours des aliments, mais il dépend de nous, le suicide le prouve, de renoncer à cette vie même; ainsi il n'était pas au pouvoir de l'homme de bien vivre, même dans le paradis, sans l'assistance divine; mais il était en son pouvoir de mal vivre, à la condition toutefois d'encourir la perte de sa félicité et le châtiment qui devait suivre son crime. La chute de l'homme ne pouvant donc échapper à la prévoyance de Dieu, pourquoi n'eût-il pas permis à la jalouse malignité de l'ange de le tenter; infailliblement certain de la défaite de l'homme, mais non moins assuré que sa postérité, à l'aide de la grâce, et à la plus grande gloire des saints, triompherait un jour du démon lui-même? Ainsi nul des événements futurs n'a pu se dérober à la prescience de Dieu, mais cette prescience n'a nullement nécessité le péché; et toute la distance qui sépare la présomption de l'être créé et la protection divine, les créatures raisonnables, l'ange et l'homme, l'ont mesurée par leur propre expérience. Qui donc oserait croire ou dire qu'il n'a pas été au pouvoir de Dieu de prévenir la chute de l'ange et de l'homme? Mais il a préféré ne rien soustraire à leur liberté, afin de montrer tout ce que peut leur superbe pour le mal, et sa grâce pour le bien. [14,28] Deux amours ont donc bâti deux cités, l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité de la terre; l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la Cité de Dieu. L'une se glorifie en soi, et l'autre dans le Seigneur. L'une demande sa gloire aux hommes, l'autre met sa gloire la plus chère en Dieu témoin de sa conscience. L'une dans l'orgueil de sa gloire, marche la tête haute ; l'autre dit à son Dieu : Vous êtes ma gloire, et c'est vous qui élevez ma tête. Celle-là, dans ses chefs, dans ses victoires sur les autres nations qu'elle dompte, se laisse dominer par sa passion de dominer. Celle-ci nous représente ses citoyens unis dans la charité, serviteurs mutuels les uns des autres, gouvernants tutélaires, sujets obéissants. Celle-là dans ses princes, aime sa propre force. Celle-ci dit à son Dieu : « Seigneur, mon unique force, je vous aimerai. » Et les sages de la première cité, vivant selon l'homme, n'ont recherché le bien qu'en eux-mêmes : bien du corps, bien de l'âme, bien du corps et de l'âme; et ceux d'entre eux qui ont pu connaître Dieu, l'ont connu sans le glorifier comme Dieu, sans lui rendre grâces; ils se sont dissipés dans le néant de leurs pensées ; et leur coeur en délire s'est rempli de ténèbres, se proclamant sages, c'est-à-dire dominés par l'orgueil qui les exalte dans leur propre sagesse, « ils sont devenus fous; et cette gloire due au Dieu incorruptible, ils l'ont prostituée à l'image de l'homme corruptible, à des figures de brutes, oiseaux ou reptiles; » car ils ont entraîné ou suivi les peuples aux autels de l'idolâtrie; « et ils ont préféré rendre à la créature le culte et l'hommage dus au Créateur, qui est béni dans tous les siècles. Au sein de la Cité divine, l'unique sagesse de l'homme est la piété, qui fonde le culte légitime du vrai Dieu, et en assure la récompense dans la société des saints, où les hommes sont réunis aux anges, "afin que Dieu soit tout en tous".