[12,0] LIVRE DOUZIÈME. [12,1] Avant de parler de la création de l'homme, époque où les deux cités, considérées dans les êtres raisonnables mortels, commencent à paraître (et le livre précédent a déjà signalé cette origine dans les anges), il me reste encore quelques mots à dire des anges mêmes, afin d'établir, autant qu'il me sera possible, qu'entre la société des hommes et celle des anges, il n'y a ni disoonvenance, ni incompatibilité; qu'ainsi il n'existe pas réellement quatre cités ou sociétés, deux humaines et deux angéliques, mais seulement deux cités ou sociétés de bons ou de méchants, hommes ou anges. Or, que les inclinations contraires des bons et des mauvais anges dépendent, non de la différence de leur nature et de leur principe, les uns et les autres étant l'oeuvre de Dieu, auteur et créateur de toute substance originellement bonne, mais de la contrariété de leur volonté et de leurs désirs, c'est ce dont il n'est pas permis de douter. Les uns, inviolablement attachés au bien commun de tous, qui n'est autre que Dieu même, demeurent dans son éternité, dans sa vérité, dans sa charité; les autres s'abandonnent à l'ivresse de leur propre puissance, et comme s'ils étaient eux-mêmes leur bien, des hauteurs du bien suprême, source de toute béatitude, tombés en eux-mêmes, changent, pour une élévation fastueuse, l'éminente éternité; pour la certitude de la vérité, les artifices de la vanité; pour la charité mutuelle, les rivalités haineuses; devenus superbes, trompeurs, envieux. Ainsi la cause de la béatitude des uns, c'est leur union à Dieu; et par conséquent la cause de la misère des autres, c'est leur séparation de Dieu. Si donc, à cette question : Pourquoi les uns sont-ils heureux? l'on répond avec vérité : Parce qu'ils de- meurent fidèles à Dieu ; à celle-ci : Pourquoi les autres sont-ils malheureux? Parce qu'ils sont infidèles à Dieu; il en faut conclure que le seul bien et le seul bonheur de la créature raisonnable et intelligente, c'est Dieu, rien que Dieu. Ainsi, quoique toute créature ne puisse être heureuse (une brute, le bois, la pierre, sont incapables de ce don sublime), toutefois celle qui le peut ne le peut par elle-même, étant créée de rien, mais par celui qui l'a créée. Elle est heureuse de la possession de celui dont la perte la rend malheureuse. Mais celui qui ne doit rien qu'à soi, qui est à lui-même son bien et sa béatitude, ne peut être malheureux, car il ne peut se perdre. Nous disons donc qu'il n'est d'autre bien que Dieu, dans son unité, sa vérité et sa béatitude; et quant à ses oeuvres, qu'elles sont bonnes, en tant que faites par lui, muables néanmoins en tant que tirées, non de lui, mais du néant. Elles ne sont donc pas le bien par excellence, car Dieu est un bien plus grand; elles sont toutefois de grands biens, malgré leur mutabilité, ces créatures qui, pour être heureuses, peuvent embrasser le bien immuable ; bien tellement leur bien, que sans lui elles sont nécessairement malheureuses. Et si les autres créatures ne peuvent l'être, il ne faut pas en conclure qu'elles soient meilleures : faudrait-il donc préférer aux yeux les autres organes, parce qu'il leur est impossible de devenir aveugles? La nature sensible, lors même qu'elle souffre, est plus excellente que la pierre incapable de souffrir ; ainsi la nature raisonnable est, quoique malheureuse; supérieure à celle que l'absence de sentiment ou de raison rend incapable de misère. Ainsi donc, cette nature douée d'une telle excellence, que, malgré sa mutabilité, elle trouve dans son attachement au bien immuable, à Dieu, la béatitude qui seule peut remplir son indigence, indigence qui ne veut rien moins que Dieu pour la remplir, c'est en elle un vice de ne pas s'attacher à lui. Or tout vice nuit à la nature, et par conséquent est contre la nature. Donc la créature infidèle à Dieu diffère de la créature fidèle, non par nature, mais par vice. Et ce vice même prouve la grandeur et la dignité infinie de sa nature. Car, où le vice est légitimement blâmé, nul doute que la nature ne soit louée. Et la censure du vice n'est légitime qu'autant qu'il déshonore la nature louable. Or, comme en définissant la cécité, le vice de l'oeil, et la surdité, le vice de l'oreille, on témoigne que la vue est naturelle à l'oeil et l'ouïe à l'oreille ; ainsi, quand on déclare que le vice de la créature angélique est l'éloignement de Dieu, on établit clairement que l'union avec Dieu convient à sa nature. Mais quelle gloire d'être uni à Dieu, n'ayant de vie que pour lui, de science que par lui, de joie qu'en lui; et jouir d'un tel bien à l'abri de la mort, et de l'erreur et de la crainte ; qui pourrait élever à cette hauteur sa pensée ou sa parole? Ainsi, tout, vice étant nuisible à la nature, celui des mauvais anges séparés de Dieu est une preuve évidente que Dieu les a créés dans cette excellence naturelle à qui rien ne saurait nuire, sinon de n'être pas avec Dieu? [12,2] Soit dit ainsi pour qu'au sujet des anges apostats nul ne s'imagine que leur nature dérive d'un autre principe que Dieu, et que Dieu n'en est pas l'auteur. Erreur impie, dont il sera d'autant plus facile de se défendre, que l'intelligence saisira plus profondément cette parole, que, par le ministère de l'ange, Dieu dit à Moïse, quand il l'envoie vers les enfants d'Israël : "Je suis celui qui suis." Car, Dieu étant la souveraine essence, c'est-à-dire étant souverainement et par conséquent immuable, tout ce qu'il a tiré du néant, il lui a donné d'être, mais non d'être souverainement, d'être ce qu'il est lui-même ; il a donné aux diverses natures plus ou moins d'être, et les a disposées graduellement suivant leur essence. Essence, mot dérivé d'"Esse", comme "SAPIENTIA" de "SAPERE"; mot nouveau, inusité chez les vieux auteurs latins, mais admis aujourd'hui, et dont l'usage donne à notre langue le terme correspondant à l'expression grecque: g-ousia, littéralement essence. Ainsi donc l'être par excellence et l'auteur de tout être ne peut rien trouver de contraire à soi que ce qui n'est pas. Car le non-être est contraire à l'être; et par conséquent, à Dieu, essence souveraine, et auteur de toute essence, aucune essence n'est contraire. [12,3] Les ennemis de Dieu, dont parle l'Écriture, s'élèvent contre lui, par leurs vices, et non par nature : incapables de lui nuire, ils n'ont que la puissance de se nuire à eux-mêmes. Ce qui les rend ennemis, c'est la volonté de résister, et non le pouvoir de nuire. Car Dieu est immuable et absolument incorruptible. Or le vice, qui fait leur résistance contre Dieu, n'est pas un mal pour Dieu, mais pour eux-mêmes. Et ce n'est un mal qu'en tant qu'il corrompt en eux le bien de la nature. C'est, en effet, le vice et non la nature qui est contraire à Dieu. Car le mal est contraire au bien. Qui pourrait nier que Dieu soit le souverain bien? Le vice est donc contraire à Dieu, comme le mal au bien. Or la nature même qu'il corrompt est un bien ; et il est contraire à ce bien : mais il n'est contraire à Dieu que comme le bien l'est au mal; et il n'est pas seulement un mal pour la nature qu'il corrompt, il est un mal nuisible. Le mal ne peut jamais nuire à Dieu, mais aux natures muables et corruptibles, bonnes toutefois, et dont le vice même témoigne la bonté. Car, si elles n'étaient bonnes, le vice ne leur saurait nuire. Et comment s'exerce cette action nuisible, si ce n'est au préjudice de leur intégrité, de leur beauté, de leur santé, de leur vertu, en un mot, de tout bien de nature que le vice a coutume d'enlever ou de flétrir? L'intégrité du bien atteste l'éloignement de toute action nuisible et l'absence du vice. En effet, que le vice soit sans nuire, cela est impossible. D'où il suit que le vice, tout incapable qu'il soit de nuire au bien immuable, ne peut toutefois nuire qu'au bien : car il n'est qu'où il nuit. Ajoutons : le vice ne peut être dans le bien souverain, et ce n'est que dans un bien qu'il peut être. Il n'y a donc que le bien qui puisse être seul; le mal jamais. Les natures même corrompues par le vice de la mauvaise volonté ne sont mauvaises qu'en tant que viciées ; car en tant que natures elles sont bonnes. Et quand le châtiment frappe une nature vicieuse, outre le bien de nature, c'est encore un bien qu'elle ne demeure pas impunie. Car cela est juste, et tout ce qui est juste est bien. En effet, nul n'est puni des vices naturels, mais des volontaires. Le vice même, qu'une longue habitude a pour ainsi dire greffé sur la nature, a sa source primitive dans la volonté. Et je ne parle maintenant que des vices de cette nature où réside un esprit capable de la lumière intelligible qui fait distinguer le juste et l'injuste. [12,4] Quant aux défauts des brutes, des végétaux, des autres êtres voués au changement et à la mort, et privés de raison, de sentiment ou de vie, ces défauts qui précipitent la dissolution nécessaire de leur nature, il est ridicule de les soumettre à une condamnation morale, puisque, suivant le mode d'existence que le bon plaisir du Créateur assigne à ces créatures, leur écoulement et leur succession forment la beauté inférieure de l'ordre temporel, beauté assortie au rang qu'elles occupent dans la création. Car il ne fallait pas égaler les objets terrestres aux célestes, et l'excellence de ceux-ci ne devait pas déterminer l'absence de ceux-là dans l'univers. Ainsi cette révolution des êtres aux lieux mêmes où leur existence est marquée, les uns naissant de la ruine des autres, les plus faibles succombant aux plus forts, les vaincus assimilés à la substance des vainqueurs; tel est l'ordre du temps. Et voici pourquoi la beauté de cet ordre est loin de nous plaire, c'est que, par la condition de notre nature mortelle, incorporés nous-mêmes à cette partie de l'ensemble, nous ne pouvons apercevoir quels rapports de convenance et de proportion rattachent à l'ensemble ces parties qui nous déplaisent. Aussi c'est avec raison que là où la providence du Créateur échappe à notre contemplation, elle est recommandée à notre foi, pour interdire à la témérité humaine le moindre blâme sur l'oeuvre de l'artisan suprême. Que dis-je ? sérieusement considérés, ces défauts dans les choses terrestres, défauts ni volontaires, ni expiatoires, rendent un égal témoignage à l'excellence des natures, dont aucune n'existe qui n'ait Dieu pour auteur et créateur. Car ce qui nous déplaît, c'est que les défauts leur enlèvent ce qui nous plaît en elles. Les natures, il est vrai, quand elles nuisent, déplaisent aux hommes, observateurs trop intéressés. N'étaient-ils pas odieux aux Égyptiens, ces innombrables insectes envoyés en châtiment de leur orgueil ? Mais que ne s'élèvent-ils aussi contre le soleil, quand les juges exposent à ses rayons les criminels et les débiteurs frauduleux? C'est donc la nature prise en soi, et non dans ses rapports avec nous, qui glorifie son créateur. Ainsi nul doute que le feu éternel ne soit bon dans sa nature, et cependant il doit être le supplice des damnés. Quoi de plus beau que le feu, et sa flamme et son ardeur et sa lumière? Quoi de plus utile quand il échauffe et purifie ? Mais quoi de plus cruel quand il brûle? Donc le même élément est, selon son emploi, une cause de douleur ou de bien-être. Quelles paroles, en effet, pourraient suffire à raconter sa destination dans le monde? N'ecoutons pas ceux qui louent sa lumière et blâment son ardeur car c'est le juger, non dans sa nature, mais dans son rapport accidentel avec nous. C'est désir de voir et répugnance à brûler. C'est oublier que cette lumière elle-même, agréable à l'oeil sain, blesse l'organe malade, et que dans cette ardeur convenable à leur nature, certains animaux puisent la santé et la vie. [12,5] Donc, en tant qu'elles sont, et que, par là, elles ont leur mode et leur forme et une certaine paix avec elles-mêmes, toutes les natures sont bonnes. Et quand elles sont, où, suivant l'ordre naturel, elles doivent être, elles conservent, dans toute sa mesure, leur être. Et celles qui n'ont pas reçu le don d'être toujours, changent en mieux ou en pis, suivant l'usage et le mouvement des autres à qui la loi du Créateur les assujettit ; elles tendent elles-mêmes, au gré de la divine Providence, vers cette fin déterminée qui a sa raison dans les principes régulateurs de l'économie universelle. Car cette corruption suprême qui conduit à leur dissolution les natures muables et mortelles, ne fait pas si complètement cesser d'être ce qui était, qu'il n'en sorte ce qui doit être. Ainsi donc, Dieu, le souverain être, et par conséquent l'auteur de toute essence qui n'est pas souverainement (essence incapable d'être son égale, étant créée de rien, et d'être en aucune manière si elle n'était créée par lui); Dieu ne saurait être accusé d'aucun des défauts qui m'offensent, et l'ensemble des natures que je considère réclame mes louanges. [12,6] Ainsi la véritable cause de la béatitude des bons anges, c'est qu'ils demeurent unis à celui qui est souverainement. Et voici la cause de la misère des mauvais anges, c'est qu'ils se détournent de celui qui a l'être en soi, pour se tourner vers eux-mêmes qui ne l'ont pas. Et quel nom porte un tel vice, si ce n'est le nom d'orgueil? Car l'orgueil est l'origine de tout péché. Ils n'ont pas voulu rapporter à Dieu leur excellence. Eux qui, par leur union avec l'Être souverain, auraient eu plus d'être, ont préféré moins d'être en se préférant à lui. Telle est la première défaillance, le premier dénûment, le premier vice de cette nature, dont la condition n'est pas d'être souverainement, mais de posséder pour obtenir la béatitude, celui qui est souverainement; créature déchue par son infidélité, non de tout être, mais de l'excellence de son être, et devenue malheureuse. Recherchez la cause efficiente de cette mauvaise volonté, vous ne la trouverez point. Qui peut en effet produire la mauvaise volonté, puisque c'est elle-même qui produit l'oeuvre mauvaise ? La mauvaise volonté est donc la cause de tout acte mauvais, mais rien n'est la cause de la mauvaise volonté. Supposez que cette cause existe, elle a oo n'a pas une volonté. Si elle en a une, cette volonté est bonne ou mauvaise. Si elle est bonne, quel homme serait assez insensé pour prétendre qu'une bonne volonté puisse en produire une mauvaise? Ainsi la bonne volonté serait la cause du péché! Quoi de plus absurde? D'autre part, si la prétendue cause de la mauvaise volonté possède elle-même une volonté mauvaise, qui l'a faite cette volonté; je le demande? Et, pour en finir, je demande la cause de la première mauvaise volonté. Car elle n'est pas la première mauvaise volonté, celle que produit une volonté mauvaise. La première est celle que nulle autre n'a faite. Car, s'ïl en est une antérieure, celle-là est la première qui a fait l'autre. Si l'on répond que rien ne l'a faite, et, partant, qu'elle a toujours été, je demande si elle a été dans une nature quelconque ? Si, en aucune; - elle ne fut jamais. Si, en quelqu'une; - elle ne pouvait que la vicier, la corrompre, lui nuire, en la privant du bien. Par conséquent, il était impossible que la mauvaise volonté fût dans une nature mauvaise; mais dans une bonne, muable toutefois, et à qui ce vice pût nuire. Car, si elle n'en a pas souffert, c'est que le vice n'était pas, et par conséquent on ne saurait dire que la mauvaise volonté fût. Si elle a souffert, elle n'a pu souffrir que par la perte ou la diminution du bien. Il est donc impossible qu'il y ait une éternité de volonté mauvaise, là où un bien naturel l'avait précédée, bien que l'action nuisible de cette volonté devait abolir. Si elle n'etait pas éternelle, qui l'a faite, je le demande? Reste donc a attribuer la mauvaise volonté à une cause sans volonté. Or cette cause est un être supérieur, ou inférieur, ou égal. Si supérieur, il est meilleur; comment donc est-il sans volonté ? Comment plutôt n'en a-t-il pas une bonne? Et de même, s'il est égal. Car tant que deux êtres sont également de bonne volonté, l'un ne peut produire dans l'autre une volonté mauvaise. Reste cette dernière hypothèse qu'un être inférieur, c'est-à-dire sans volonté, ait rendu mauvaise la volonté de la nature angélique qui la première a péché. Mais cet être, si inférieur qu'il soit, fût-ce de l'argile, est indubitablement bon, en tant que nature, en tant qu'essence, et, dans son genre, dans son ordre, il a sa mesure et sa convenance. Comment donc un objet bon peut-il produire une volonté mauvaise? Comment, dis-je, un bien est-il cause d'un mal? C'est quand elle descend d'un objet supérieur à un objet inférieur que la volonté devient mauvaise, non que l'objet vers lequel elle se détourne soit un mal, mais le mal, est ce détournement même. Ce n'est donc pas l'objet inférieur qui a fait la volonté mauvaise, mais elle-même qui s'est corrompue par la recherche déréglée et coupable de l'objet inférieur. Que deux hommes, en effet, également disposés d'âme et de corps, aperçoivent une même beauté, et que cette vue suggère à l'un le désir d'une jouissance illégitime, tandis que l'autre demeure constant dans la chasteté, pourquoi la volonté devient-elle mauvaise en l'un et non pas dans l'autre? Qui a produit cette mauvaise volonté en celui chez lequel elle se produit? Ce n'est pas la beauté de ce corps, car l'impression n'est pas la même en tous deux, et cependant l'objet ne s'est pas différemment manifesté aux regards de l'un et de l'autre. Est-ce la chair qu'il faut accuser en celui-ci ? Mais pourquoi pas en celui-là ? Est-ce l'esprit de l'un ? Mais pourquoi pas celui de l'autre? N'avons-nous pas supposé de part et d'autre une égale disposition de corps et d'esprit? Faut-il dire que l'un a été tenté par une secrète suggestion du malin esprit, comme s'il n'eût pas, à cette suggestion ou à toute autre insinuation semblable, consenti par sa volonté propre? C'est ce consentement, c'est cette mauvaise volonté qui s'abandonne au conseiller perfide dont nous recherchons la cause. Car enfin, pour trancher le noeud de la question, si, en présence d'une même tentation, l'un cède et consent, l'autre demeure fidèle à lui-même, qu'est-ce à dire, sinon que l'un veut et que l'autre ne veut pas renoncer à la chasteté? Et la cause, sinon la volonté propre, puisque en tous deux régnait la même disposition d'esprit et de corps? Cette beauté a également frappé les regards de tous deux; la tentation secrète a également sollicité la volonté de tous deux; qui donc en un seul a produit cette volonté mauvaise? Rien; un sérieux examen nous l'atteste. Si nous disons que lui-même l'a produite, qu'était-il donc avant cette mauvaise volonté? Une nature bonne, ouvrage de Dieu, qui est le bien immuable. Si donc, quand l'un prête au conseil du tentateur un consentement que l'autre refuse, l'un cède et l'autre résiste à l'entraînement d'une jouissance illégitime, tous deux spectateurs du même objet, soumis à la même épreuve, dans les mêmes conditions d'esprit et de corps, si l'on prétend que l'un est nécessairement l'auteur de sa mauvaise volonté, puisque avant cette volonté il était bon, il s'agit de savoir s'il l'a produite en tant que nature, ou en tant que nature tirée du néant. Car, si la nature est cause de la mauvaise volonté, qu'est-ce à dire, sinon que le bien est la source du mal, que le bien est la cause du mal ? Il faut le dire, si une nature bonne engendre une volonté mauvaise. Mais quoi? - Est-il possible qu'une nature bonne, quoique muable, produise un mal, c'est-à-dire une volonté mauvaise, avant d'avoir cette mauvaise volonté? [12,7] Que l'on ne cherche donc pas la cause efficiente de la mauvaise volonté : cette cause n'est pas efficiente, mais déficiente ; elle n'est pas effectivement, mais défectivement. Car déchoir de ce qui est souverainement, à ce qui a moins d'être, c'est commencer d'avoir une volonté mauvaise. Or, vouloir trouver les causes, non pas défectives, mais effectives, de ces défaillances, c'est vouloir à peu près voir les ténèbres ou entendre le silence. L'un et l'autre pourtant nous est connu, et ce n'est que par les yeux, ce n'est que par les oreilles, que chacun nous est connu, non pas en espèce, mais en tant que privation d'espèce. Que l'on ne cherche donc pas à savoir de moi ce que je sais ne pas savoir, si ce n'est pour apprendre à ignorer ce que l'on doit savoir qu'il faut ignorer. Car les objets qui ne sont connus que comme privation d'espèce, c'est pour ainsi dire dans la mesure où ou les ignore qu'on les connaît; et on ne les connaît qu'en tant qu'on les ignore. En effet, quand l'oeil du corps se promène sur des objets corporels, il ne voit les ténèbres qu'en commençant à ne plus voir. C'est à l'ouïe, et non pas à un autre sens qu'il appartient de percevoir le silence; perception qu'elle ne doit qu'à l'absence du son. Il en est ainsi des espèces intelligibles; notre esprit les voit intellectuellement; mais, dans leur défaillance, c'est en les ignorant qu'il les conçoit. "Qui donc a l'intelligence du péché"? [12,8] Ce que je sais, c'est que la nature de Dieu est absolument indéfectible, et que la défectibilité appartient aux êtres créés de rien. Et toutefois, plus ils ont d'être, plus ils font de bien (leur action alors est effective), - et ils ont des causes efficientes ; mais en tant qu'ils tournent à la défaillance, ils font le mal (leur action n'est alors que néant ) ; ils n'ont que des causes défectives. Je sais encore que la mauvaise volonté n'est en celui où elle réside que parce qu'il veut ainsi ; et qu'il en serait autrement, s'il voulait autrement; et cette défaillance, volontaire et non nécessitée, encourt les rigueurs de la justice. Car il n'y a pas déchéance vers le mal, vers une nature mauvaise ; le mal est dans la déchéance, - quand on délaisse, contre l'ordre même des natures, l'Être souverain pour l'être inférieur. Et en effet, l'avarice n'est pas le vice de l'or, mais de l'homme qui aime l'or d'un amour déréglé, au mépris de la justice incomparablement préférable à l'or. Et l'impureté n'est pas le vice des corps parés de grâces et de beauté, mais de l'âme qu'un amour dépravé entraîne vers les voluptés corporelles, au mépris de la tempérance qui nous unit aux beautés spirituelles, aux grâces incorruptibles. Et la vaine gloire n'est pas le vice de la louange humaine, mais de l'âme dont l'amour prévaricateur ne cherche que la louange des hommes, au mépris du témoignage de sa conscience. Et l'orgueil n'est pas le vice de celui qui donne la puissance, ou de la puissance même, mais de l'âme qui l'aime d'un désir coupable, au mépris d'une puissance plus juste et plus haute. Ainsi, quiconque aime mal le bien d'une nature quelconque, quoique possédant ce bien, devient mauvais par ce bien qu'il possède, et malheureux par la privation d'un meilleur. [12,9] Or, la mauvaise volonté n'ayant pas de cause efficiente, ou, en d'autres termes, de cause essentielle, elle est donc la source du mal des esprits muables, ce mal qui diminue et déprave le bien de la nature; et la volonté ne devient telle que par défaillance : défaillance qui abandonne Dieu, et dont la cause est également défaillante. Dirons-nous donc que la bonne volonté est aussi sans cause efficiente? Mais prenons garde de laisser croire que la bonne volonté des bons anges est incréée et coéternelle à Dieu. Or, eux-mêmes étant créés, comment ne le serait-elle pas aussi? Si elle est créée, est-elle créée avec eux, ou bien ont-ils d'abord été sans elle ? Si elle est créée avec eux, nul doute qu'elle ne soit l'oeuvre de leur auteur; aussitôt que créés, l'amour créé avec eux les unit à leur Créateur. Et ils se séparent de la société des autres anges par leur persévérance dans la même bonne volonté, tandis que les anges infidèles changent par défaillance, c'est-à-dire par mauvaise volonté, qui n'est qu'une défaillance volontaire de la bonne. Que si les bons anges ont été d'abord sans la bonne volonté, s'ils l'ont produite en eux-mêmes sans le secours de Dieu, ils se sont donc faits eux-mêmes meilleurs qu'il ne les a faits? Blasphème! Qu'étaient-ils donc sans la bonne volonté, sinon méchants? S'ils n'étaient pas méchants, parce que la mauvaise volonté n'était pas en eux (car ils n'avaient pu déchoir de celles qu'ils n'avaient pas), assurément ils n'étaient pas ce qu'ils furent depuis, ils n'étaient pas aussi bons que lorsqu'ils commencèrent d'être avec la bonne volonté; ou s'ils n'ont pu se faire meilleurs que leur Créateur ne les avait faits, car on ne fait rien de meilleur que ses oeuvres, il est certain que cette bonne volonté qui les rend meilleurs, ils n'avaient pu l'avoir sans l'assistance souveraine du Créateur. Et quand cette bonne volonté les tourne, non pas vers l'indigence de leur être, mais vers la plénitude de l'être infini, quand ils puisent dans cette union aux sources mêmes de l'être, de la sagesse et de la béatitude, n'est-ce pas une preuve évidente que leur volonté, quelque bonne qu'elle fût, n'eût pas franchi les limites d'un désir stérile, si celui qui de rien a fait cette nature capable de le contenir, ne l'eût rendue meilleure en la remplissant de lui-même, après avoir excité l'impatience de son amour. Car c'est encore un point à discuter ; si les bons anges sont eux-mêmes les auteurs de leur bonne volonté, l'ont-ils produite par quelque volonté ou non? S'ils n'ont rien voulu, ils n'ont rien produit. S'ils ont voulu, cette volonté était mauvaise ou bonne. Était-elle mauvaise? Comment donc une mauvaise volonté en peut-elle produire une bonne? Était-elle bonne? Ils avaient donc déjà une bonne volonté? Et quel en était l'auteur, sinon celui qui les avait créés avec cette volonté pure, ce chaste amour dont ils l'aiment, les douant à la fois de la nature et de la grâce? D'où il faut croire que jamais les bons anges n'ont été sans la bonne volonté, sans l'amour de Dieu. Quant aux anges infidèles, déchus de leur bonté originelle, et devenus mauvais par l'abus de leur volonté, abus que n'a pu produire la nature primitivement bonne, que lorsqu'une défaillance spontanée l'a séparée du bien (car on ne peut trouver dans le bien, mais dans l'éloignement du bien, la cause du mal) ; ou ils n'ont reçu qu'à un degré inférieur la grâce de l'amour divin; ou s'ils ont été créés dans une égale bonté, la chute volontaire des uns, et la persévérance des autres implique un secours plus grand accordé à ceux-ci, pour s'élever à cette plénitude de félicité, d'où ils ont la certitude de ne jamais déchoir, comme nous en avons établi la preuve au livre précédent. Il faut donc confesser, à la juste louange du Créateur, que ce n'est pas seulement des saintes âmes sur la terre, mais encore des saints anges, que l'on peut dire qu'en eux l'amour de Dieu est répandu par l'Esprit saint qui leur a été donné, et que ce n'est pas seulement le bien des hommes, mais primitivement et en particulier le bien des anges, celui dont il écrit : "mon bien est de demeurer uni à Dieu". Tous les êtres qui participent à ce bien ont, entre eux et avec Celui qu'ils aiment, une société sainte, unique Cité de Dieu, et son vivant sacrifice et son temple vivant. Cité dont une partie doit envoyer à l'armée des anges immortels ses recrues d'hommes mortels, et qui maintenant poursuit son pèlerinage sur la terre, ou repose avec ceux qui dorment dans la mort aux secrètes demeures des âmes. Et maintenant remontons aussi au berceau de cette partie de la Cité sainte, ouvrage du même Dieu qui a créé les anges. Car c'est d'un seul homme, sorti le premier des mains de Dieu, que le genre humain prend son origine; sur la foi de la sainte Ecriture, justement investie de la plus merveilleuse autorité par toute la terre, chez toutes les nations; car, entre autres prédictions vraies, sa parole vraiment divine a prédit la foi même des nations à ses témoignages. [12,10] Laissons donc là tant de folles conjectures sur cette question de l'origine ou de la création du genre humain. Les uns, en effet, s'imaginent que les hommes, comme le monde, ont toujours été. "Mortels individuellement", dit Apulée, "la perpétuité appartient à l'espèce". Et quand on leur demande comment il est possible de concilier cette perpétuité du genre humain avec les témoignages de l'histoire, qui nomme les premiers inventeurs, les premiers instituteurs des sciences et des arts libéraux, les premiers habitants de telles ou telles régions continentales ou insulaires, ils répondent qu'à certaines époques surviennent des déluges et des embrasements qui dépeuplent de vastes parties de la terre, en sorte qu'un faible nombre survit pour perpétuer les générations humaines; et, suivant eux, ces périodes de rénovation, qui semblent des temps d'institution primitive, renouent seulement la chaîne des traditions, interrompue et brisée par tant de calamités ; mais ils déclarent qu'un homme ne peut jamais être issu que d'un homme. Or ils affirment ce qu'ils pensent, et non ce qu'ils savent. Ce qui les abuse encore, ce sont certaines traditions fabuleuses, qui, dit-on, étendent l'histoire des temps à plusieurs milliers d'années, quand le témoignagne des saintes lettres ne nous laisse pas encore calculer six mille ans révolus depuis la création de l'homme. Mais, sans entrer dans une longue discussion pour réfuter la chimère de ces calculs exagérés et les montrer destitués de toute autorité suffisante, je prends cette lettre d'Alexandre le Grand à sa mère Olympias, où il amène les révélations d'un prêtre égyptien, empruntées aux archives sacrées de l'Égypte, révélations qui déroulent la chronologie des empires dont l'histoire grecque a parlé; entre ces empires, celui d'Assyrie, d'après les témoignages que la lettre d'Alexandre rappelle, excéderait cinq mille ans de durée, tandis que les Grecs lui en reconnaissent environ treize cents depuis le règne de Bélus, que les annales grecques et égyptiennes ont, d'un commun accord, fixé à l'origine de l'empire. Ce prêtre fait subsister l'empire des Perses et des Macédoniens, jusqu'à Alexandre qui l'interroge, plus de huit mille années ; tandis que les Grecs ne laissent à la monarchie des Macédoniens, jusqu'à la mort d'Alexandre, que quatre cent quatre-vingt-cinq ans d'existence, et à celle des Perses, jusques à sa chute sous l'élan victorieux de ce prince, deux cent trente-trois années seulement. Ces calculs chronologiques sont bien inférieurs aux calculs des Égyptiens ; et, triplés, ils seraient encore loin de les atteindre, car on a imputé aux anciennes années des Égyptiens d'être si courtes, que quatre mois suffisaient à leur révolution. D'où il suit que l'année pleine et vraie, l'année qu'ils reconnaissent aujourd'hui comme nous, en comprendrait trois de leurs anciennes. Mais, je le répète, cette différence constatée ne suffit pas pour établir une concordance entre la chronologie des Grecs et celle des Égyptiens. II faut donc de préférence ajouter foi à la chronologie des Grecs, qui laisse dans toute leur vérité les années que nos Écritures, vraiment saintes, attestent. Or, si la fameuse lettre d'Alexandre répugne par un tel mécompte de temps à toute créance légitime, combien plus encore se faut-il défier de ces histoires que l'on voudrait opposer, toutes remplies d'antiquités fabuleuses, à l'autorité divine qui, dans ces augustes livres, a prédit la foi de l'univers en sa parole ; à qui, selon cette prédiction, tout l'univers a cru; et qui garantit la vérité de ses récits dans le passé, par le fidèle et merveilleux accomplissement de tout ce qu'elle a prédit dans l'avenir. [12,11] D'autres ne croient pas ce monde éternel, soit qu'ils supposent des mondes innombrables, soit qu'ils n'en supposent qu'un seul soumis à d'innombrables alternatives de destructions ét de renaissances que ramènent certaines périodes séculaires; mais il faut que, de leur aveu, une race humaine soit, à chaque origine, qui ne procède d'aucun générateur humain; car il n'en est pas de cette opinion comme de celle qui, supposant la désolation partielle de la terre par des déluges et des embrasements, laisse quelques hommes survivre pour réparer les ruines du genre humain mais si le monde entier périt, qui peut survivre dans le monde? Il faut donc que, semblable au monde, le genre humain renaisse aussi de ses propres éléments, et que les premiers auteurs perpétuent les générations des mortels, comme celles des autres animaux. [12,12] Ce que j'ai répondu à ceux qui, persuadés que le monde a toujours été, refusent de croire qu'il ait commencé d'être, incrédulité que Platon lui-même professe expressément, quoique plusieurs lui supposent des opinions différentes de son langage; ce que j'ai donc répondu sur la question de l'origine du monde, je le répondrai sur celle de la création primitive de l'homme, si l'on me demande également pourquoi, dans le passé, cette durée infinie avant que l'homme parût ? Pourquoi a-t-il été créé si tard, que les saintes Écritures comptent moins de six mille ans depuis qu'il a commencé d'être? Est-ce donc cette brièveté de temps qui vous offense, ce peu d'années écoulées depuis l'instant où la sainte autorité de nos livres place la naissance de l'homme? Mais considérez que la durée véritable n'est point où une limite se trouve, et que tous les siècles, dans leur infinité bornée, comparés à l'éternité sans bornes, doivent être estimés un pur néant. Par conséquent, imaginez, non plus cinq ou six mille ans, mais soixante mille ou six cent mille ans, mais soixante ou six cents fois dix mille ans; et, jusqu'à ce que la dénomination numérique manque, multipliez autant que possible la somme des années révolues depuis que Dieu a fait l'homme, on pourra toujours demander pourquoi Dieu ne l'a-t-il pas fait plus tôt. Car ce repos sans commencement, cette éternité du repos divin, antérieur à la création de l'homme, est un infini de durée qui, comparé à une série d'époques, si incalculable qu'elle soit, limitée néanmoins et définie en un certain espace, a moins de proportion avec elle que la moindre goutte d'eau avec toute la mer dans l'immensité de ses océans. Cette extrême petitesse et cette incomparable grandeur sont du moins également finies; mais cette période de temps qui part d'un commencement et s'arrête à un terme, quelle que soit l'étendue de son cours, au prix de ce qui n'a point de commencement, est-ce un infiniment petit, ou plutôt n'est-ce pas un pur néant? Retranchez, en effet, du terme obtenu les moments aussi courts que possible, ce nombre décroît, si grand qu'il soit, et tel, que, remontant vers le total, il ne trouve pas de dénomination suffisante; retranchez, par exemple, les jours d'un homme depuis ce jour actuel, où il est vivant, jusqu'au jour où il est né, cette soustraction successive nous conduira enfin à un commencement. Mais, de ce qui est sans commencement dans la durée, que l'on retranche, non de simples moments, ni même certaines quantités d'heures, de jours, de mois ou d'années, mais des périodes aussi longues que sait en contenir cette inévaluable somme d'années qui défie les calculs et n'échappe pourtant pas à cette soustraction des moments imperceptibles qu'elle renferme ; retranchez néanmoins ces immenses espaces, non pas une fois, non pas deux fois, mais encore, mais toujours : qu'arrive-t-il? quel résultat? puisque jamais l'on n'arrive à ce commencement qui n'est pas. Ainsi, ce que nous demandons après cinq mille ans, nos descendants pourraient encore après six cents fois cent mille ans le demander avec autant de curiosité, si la mortalité humaine prolongeait si longtemps entre la naissance et la mort cette même condition de misère et d'ignorance. Et ceux qui furent avant nous, dans les âges peu lointains du berceau de l'homme, n'ont-ils pu proposer cette question? Et le premier homme, le lendemain, le jour même de sa création, n'a-t-il pu demander aussi pourquoi il n'avait pas été créé plus tôt? Et d'où que l'on fit dater la naissance de l'homme, hier, aujourd'hui ou demain ne répandrait pas plus de lumière sur ce pro- blème de l'origine des choses temporelles. [12,13] Les sages du monde ont pensé n'avoir rien de mieux à faire, pour la solution de ce problème, que d'imaginer certaines périodes ramenant dans la nature le même cercle de rénovations et de reproductions, et de prétendre que, sans interruption, s'accompliraient ainsi à jamais ces évolutions des siècles qui viennent et s'en vont, soit que ces évolutions s'opèrent sans porter atteinte à la permanence du monde, soit qu'à certaines époques de ruine ou de renaissance, le monde reproduise incessamment, comme un objet nouveau, le tableau du passé, qui est aussi le tableau de l'avenir. Et l'âme immortelle, l'âme même en possession de la sagesse, ils ne peuvent l'affranchir de cette humiliante mobilité, qui, sans fin, l'élève à une trompeuse félicité, et sans fin la replonge dans une véritable misère. Comment, en effet, serait-ce une félicité véritable celle qui ne nous laisse point de confiance en son éternité quand l'âme est ou assez ignorante au sein de la vérité, ou assez malheureuse au sein de la béatitude, pour ignorer ou pour craindre sa misère future? Ou bien si, du fond de cette misère, elle s'élève sans retour à la béatitude, il survient donc dans le temps quelque chose de nouveau qui ne finit point dans le temps. Et pourquoi n'en serait-il pas ainsi du monde? Pourquoi n'en serait-il pas ainsi de l'homme, créé dans le monde? Pourquoi ne pas suivre le droit sentier de la saine doctrine qui nous détourne de ces évolutions imaginaires où s'égare la fausse et trompeuse sagesse? Vainement quelques-uns invoquent en faveur de cette opinion ce passage de l'Ecclésiaste de Salomon : « Qu'est-ce qui a été? ce qui sera. Qu'est-ce qui s'est fait? ce qui doit se faire encore. Rien de nouveau sous le soleil. Qui osera dire : ceci est nouveau? Il a déjà été dans les siècles écoulés avant nous. » Car l'auteur inspiré ne parle que de ce dont il a déjà parlé : le cours des générations, les phénomènes solaires, la chute des torrents; ou du moins tout ce qui, dans la création, naît et meurt. En effet, il y a eu des hommes avant nous, il y en a avec nous, il y en aura après nous, ainsi des animaux et des plantes. Les monstres mêmes, dont la naissance est un prodige, quoique dissemblables entre eux, quoique plusieurs n'aient paru qu'une fois, s'accordent en ce fait que des monstres sont, ont été, seront; et qu'ainsi ce n'est pas un accident nouveau et inouï qu'un monstre naisse sous le soleil. Or, dans le sens où plusieurs interprètent ces paroles, le sage aurait voulu faire entendre que, dans la prédestination de Dieu, toutes choses déjà sont arrivées, et qu'ainsi il n'est rien de nouveau sous le soleil. Mais loin de la rectitude de notre foi de prêter à Salomon la pensée de ces révolutions imaginaires qui ramènent le même cercle de temps et de choses temporelles; hypothèse suivant laquelle, par exemple, le philosophe Platon qui, dans un certain siècle, dans Athènes, dans une école appelée l'Académie, a formé des disciples ; dans la même cité, dans la même école, devant le même auditoire, doit reproduire à l'avenir, pendant une infinité de siècles, les mêmes enseignements; loin de nous cette croyance insensée! Car le Christ est mort une fois pour nos péchés, et ressuscité d'entre les morts, il ne meurt plus; la mort n'a plus sur lui d'empire : et nous aussi, après la résurrection, nous serons toujours avec le Seigneur, à qui nous adressons ces saintes paroles du psaume : « Seigneur, vous nous conserverez depuis cette génération jusque dans l'éternité. » Mais les paroles suivantes ne sauraient-elles aussi convenir aux faux sages : « Les impies vont en tournant. » Non que leur vie doive repasser par ces cercles imaginaires, mais c'est que leur science n'est qu'un dédale d'erreurs. [12,14] Faut-il s'étonner qu'égarés dans ces inextricables détours, ils ne puissent trouver d'entrée ni d'issue? A quelle origine remonte, à quel terme doit s'arrêter le cours de la mortalité humaine? C'est ce qu'ils ignorent; ils ne peuvent pénétrer dans ces profondeurs de Dieu. Comment, en effet, éternel et sans commencement, a-t-il donné commencement au temps : comment, pour la première fois, a-t-il fait l'homme dans le temps, non par une résolution soudaine et nouvelle, mais par un immuable et éternel conseil ? Qui pourrait scruter ces inscrutables secrets, sonder cet insondable abîme? Oui, comment Dieu, sans une volonté nouvelle, a-t-il fait dans le temps l'homme temporel, qu'aucun homme n'avait précédé? Et comment, d'un seul, a-t-il multiplié le genre humain? Aussi, après ces paroles : « Seigneur, vous nous conserverez, vous nous garderez depuis cette génération jusque dans l'éternité," - le Psalmiste flétrit cette doctrine d'impiété et de délire, qui interdit à l'âme l'éternité de la délivrance et de la béatitude; et il ajoute : « Les impies vont en tournant, » comme si on lui eût demandé : Quelle est donc ta croyance, ton sentiment ou ta pensée? Faut-il croire qu'il ait tout à coup plu à Dieu de créer l'homme, après une éternité écoulée sans le créer, à lui en qui rien de nouveau, rien de muable ne peut survenir? Et il répond, parlant à Dieu lui-même : "Selon la profondeur de votre conseil, vous avez multiplié les enfants des hommes." Que les hommes en pensent à leur fantaisie, qu'ils se livrent à tous les caprices de leurs opinions et de leurs disputes : « C'est, dit-il, selon la profondeur de votre conseil, » où nul ne peut atteindre, « que vous avez multiplié les enfants des hommes. » Car, c'est un profond mystère que Dieu ait toujours été, et qu'à partir d'un certain temps, il ait voulu créer pour la première fois l'homme, qu'il n'avait jamais créé, et cela sans déroger à l'immutabilité de son conseil et de sa volonté. [12,15] Pour moi, comme je n'oserais dire que le Seigneur Dieu n'a pas toujours été Seigneur, je n'hésite point à déclarer qu'il n'y a pas eu d'homme avant le temps, et que la création de l'homme date d'un certain temps. Mais, quand je me demande de quoi Dieu a toujours été Seigneur, si la créature n'a pas toujours été, alors je tremble d'affirmer : car je me considère moi-même, et je me rappelle cette parole : « Quel est l'homme capable de connaître le dessein de Dieu? ou qui pourra sonder la volonté du Seigneur? Les pensées des hommes sont timides, et nos prévoyances sont incertaines. Car le corps périssable appesantit l'âme, et cette prison d'argile abat l'esprit dans la multiplicité de ses pensées. » Si donc, en cette prison d'argile, je me partage entre plusieurs pensées, c'est que, dans ce nombre ou en dehors de ce nombre, il en est une vraie qui peut-être m'échappe. Si donc je reconnais qu'il y a toujours eu des créatures afin qu'il ait toujours été Seigneur celui qui est toujours Seigneur et qui ne fut jamais sans être Seigneur; si j'ajoute que ces créatures se sont succédé, à certaines époques déterminées, afin que nulle d'entre elles ne soit supposée coéternelle au Créateur, sentiment que la foi et la saine raison condamnent; ne serait-ce pas néanmoins une hypothèse absurde et désavouée de la lumière de la vérité, celle qui prétendrait que, dans le cours mobile de ses évolutions temporelles, une créature mortelle a toujours été, et qu'une créature immortelle n'a commencé d'être qu'à l'origine de notre monde, quand les anges furent créés, si toutefois cette lumière formée d'abord les désigne, ce ciel dont l'Écriture dit : "Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre." Et néanmoins, avant d'être formés, ils n'étaient pas ; car, si de leur immortalité on concluait qu'ils ont toujours été, il faudrait les croire coéternels à Dieu. Si je prétends, d'autre part, que les anges n'ont pas été créés dans le temps, mais qu'eux aussi étaient avant tous les temps, afin que Dieu fût Seigneur, lui qui ne fut jamais sans être Seigneur, on va me demander comment des êtres créés ont pu exister avant tous les temps. On pourrait peut-être répondre : Pourquoi n'auraient-ils pas été toujours? Car ne peut-on dire que ce qui est de tout temps est toujours ? Or il est si vrai que les anges ont été de tout temps, qu'ils étaient avant tous les temps, si le ciel a donné le branle au temps, et si les anges précédaient le ciel. Que si le temps ne date pas des mouvements célestes, si le temps est antérieur au ciel, non plus le temps que marquent les heures, les jours, les mois et les années (car évidemment ces mesures des espaces temporels, communément et proprement appelés temps, tirent leur origine des mouvements célestes, et c'est pourquoi Dieu dit en les créant : « Qu'ils servent de signes aux temps, aux jours et aux années! ») ; mais si le temps en soi date d'un mouvement quelconque, muable, où il y ait eu précession et succession de parties incapables de simultanéité; si, antérieurement au ciel, quelque phénomène semblable s'est manifesté dans les mouvements des anges; si dès lors le temps fut déterminé par le mouvement temporel des anges à l'instant même de leur création; les anges ont donc été de tout temps, puisque le temps est né avec eux. Et comment dire alors : Cela ne fut pas toujours, qui fut de tout temps ? Mais si je réponds ainsi : Comment, me dira-t-on, ne sont-ils pas coéternels au Créateur, puisque, comme lui, ils ont toujours été? Et s'ils ont toujours été, comment dire qu'ils aient été créés? A cela que répondre? Faut-il dire qu'étant contemporains de l'origine du temps ou le temps contemporain de leur origine, ils ont été toujours parce qu'ils ont été de tout temps, et que néanmoins ils ont été créés ? Car nous ne nierons pas que le temps n'ait été créé, quoique nul ne doute que le temps fut en tout temps. Autrement, un temps serait donc où le temps n'était pas? Mais quel est l'insensé qui parlerait ainsi? On peut dire avec vérité : Il y avait un temps où Rome n'était pas; un temps où Jérusalem n'était pas; un temps où Abraham n'était pas; un temps où l'homme n'était pas; enfin, si ce n'est point à l'origine du temps, mais après un certain temps que le monde a été créé; on peut dire : Il y avait un temps où le monde n'était pas. Mais dire : Un temps fut où il n'y avait point de temps, c'est dire : Un homme était, quand il n'y avait aucun homme; ou : Ce monde était, quand ce monde n'était pas. On peut bien dire, en écartant l'identité, il y avait un autre homme quand cet homme n'était pas; il y avait un autre temps quand ce temps n'était pas; mais il y avait un temps où le temps n'était pas, le dernier des insensés n'oserait le dire. Or, comme nous reconnaissons la création du temps, quoique le temps ait toujours été, en ce sens que le temps fût en tout temps, gardons-nous de conclure, de ce que les anges ont toujours été, qu'ils n'aient point été créés. Car l'on dit qu'ils ont été toujours parce qu'ils sont de tout temps et ils sont de tout temps, parce que les temps n'ont pu être sans eux. En effet, où il n'est point de créature dont les mouvements successifs déterminent le cours du temps, le temps ne saurait être. Par conséquent, quoiqu'ils aient toujours été, ils ne laissent pas d'être créés, et, quoiqu'ils aient toujours été, ils ne sont pas coéternels au Créateur. Car lui fut toujours dans son immuable éternité ; mais eux, êtres créés, ne furent toujours qu'en ce sens qu'ils furent de tout temps et qu'il eût été impossible que le temps fût sans eux. Or le temps, dans sa mutabilité passagère, ne peut être coéternel à l'immuable éternité. Et pourtant, quoique l'immortalité des anges ne s'écoule point dans le temps, qu'elle ne soit ni passée, comme n'étant déjà plus, ni à venir, comme n'étant pas encore, cependant leur mouvement qui fait le cours du temps, vole du futur au passé, ils ne peuvent donc être coéternels au Créateur dont le mouvement ignore le partage en cet : AVOIR ÉTÉ, qui n'est plus, et ce : DEVOIR ÊTRE, qui n'est pas encore! C'est pourquoi, si Dieu a toujours été Seigneur, il a toujours eu sous sa domination une créature, non pas cependant engendrée de sa substance, mais faite par lui de rien, et non coéternelle à lui; car il était avant elle, quoiqu'il n'ait été en aucun temps sans elle; il l'a précédée, non par une durée mobile, mais par une permanente éternité. Or, si je réponds ainsi à ces questions : Comment le Créateur a-t-il toujours été Seigneur, si la créature n'a pas toujours été pour le servir? ou bien, comment a-t-elle été créée, comment n'est-elle pas coéternelle au Créateur, si elle a toujours été ? Je crains ici que l'on ne m'accuse d'affirmer plutôt ce que j'ignore, que d'enseigner ce que je sais. Je m'en tiens donc à ce que notre Créateur ne nous permet pas d'ignorer; quant à la connaissance qu'il accorde aux plus sages dès cette vie, ou qu'il réserve en l'autre aux parfaits, elle est, je l'avoue, au-dessus de mes forces. J'ai donc pensé qu'il fallait en cette matière s'abstenir de toute affirmation, afin qu'en lisant ceci l'on se mette eu garde contre les dangers de certaines questions, et qu'une vaine présomption ne nous éloigne point de l'intelligence ni de la pratique de ces salutaires enseignements de l'Apôtre : « Je vous recommande à tous tant que vous êtes, par la grâce qui m'a été donnée, de ne pas aspirer à savoir plus qu'il ne faut savoir, mais de mesurer avec sobriété votre science à la foi que Dieu vous a départie. » Si l'on mesure, en effet, aux forces de l'enfant les aliments qu'on lui donne, il devient en croissant capable d'une plus forte nourriture ; si les aliments excèdent la mesure de ses forces, il succombe avant de croître. [12,16] Quels siècles se sont écoulés avant la création du genre humain, c'est, je l'avoue, ce que j'ignore; mais ce dont je suis certain, c'est que rien de créé n'est coéternel au Créateur. L'Apôtre même parle de temps éternels, non des temps à venir, mais, chose plus étrange, des temps passés. « Nous sommes, dit-il, appelés à l'espérance de la vie éternelle que Dieu, toujours fidèle à sa parole, a promise avant les temps éternels, et il a manifesté son Verbe en son temps. » Voilà donc des temps éternels auxquels il remonte, qui cependant ne sont point coéternels à Dieu. Car non seulement il était avant les temps éternels, mais encore il a promis la vie éternelle qu'il a manifestée en son temps, au temps marqué; et qu'est-ce donc, sinon le Verbe? Le Verbe n'est-il pas la vie éternelle? Et comment Dieu l'a-t-il promise, puisqu'il ne l'a promise qu'aux hommes qui n'étaient pas encore avant les temps éternels ? C'est que, dans son éternité et dans son Verbe coéternel à lui-même, une immuable prédestination avait décidé tout ce qui devait être en son temps. [12,17] Ce dont je suis encore certain, c'est qu'avant que le premier homme fût créé, aucun homme n'avait jamais été; et que ce n'est point le même homme, ni un autre semblable, qui fut je ne sais combien de fois reproduit par je ne sais quelles révolutions. Et il n'est point d'arguments de philosophes capables d'ébranler en moi cette créance, fût-ce même cet argument, réputé le plus subtil de trous, qui délie toute science de comprendre l'infini. Et par consequent, dit-on, Dieu n'a en soi que des raisons finies de toutes ses oeuvres finies. Or il ne faut pas supposer que sa bonté fût jamais oisive, si l'on craint que l'hypothèse d'une première éternité de repos ne fasse commencer dans le temps l'opération divine, comme si Dieu eût mis la main à l'oeuvre par honte de cette oisiveté sans commencement. C'est pourquoi, ajoute-t-on, il est nécessaire que les mêmes objets reparaissent et s'écoulent pour revenir; soit que le monde, qui fut toujours sans origine dans le temps, et créé néanmoins, demeure dans sa mutabilité même, soit que ces révolutions ramènent à jamais une perpétuelle alternative de ruine et de renaissance; de peur qu un commencement assigné à l'oeuvre de Dieu ne suppose en lui comme un repentir et une condamnation de cette éternité désoeuvrée qu'il fait passer à l'action. Si on lui attribue, d'autre part, une opération dans le temps, perpétuelle mais successive, et amenant au dernier terme enfin la formation de l'homme qu'il crée pour la première fois; si cette opération est l'effet, non d'une science que l'on suppose incapable en soi de l'infini, mais l'expression d'une pensée qui, pour ainsi dire, se produit sur l'heure, et comme elle vient à l'esprit, ne semble-t-il pas que le hasard et l'inconstance décident des oeuvres divines? Or, dit-on, et admettant ces révolutions à perpétuité, soit qu'elles n'attentent point à la permanence du monde, soit que le monde, engageant dans cette universelle mobilité le cercle même le ses propres vicissitudes, reproduise les mêmes objets; on sauve à l'inactive éternité de Dieu l'imputation d'une molle oisiveté, à son action dans le temps le blâme d'une téméraire imprévoyance. Car, si l'on niait l'identité des objets éternellement reproduits, il faudrait conclure à leur infinie diversité qui excéderait les limites de la science ou de la prescience divine. Arguments captieux dont les impies cherchent à embarrasser notre foi simple, pour la détourner du droit chemin et l'entraîner dans leurs égarements. Mais, fût-il impossible à la raison de les réfuter, la foi devrait en rire. Or, de concert avec la foi, grâce à l'assistance du Seigneur notre Dieu, la raison manifeste brise ce cercle de révolutions imaginaires. La source même de leur erreur, de ces égarements dans le mensonge qu'ils préfèrent au sentier de rectitude et de vérité, c'est qu'ils étendent à l'intelligence divine, immuable, capable de l'infini, qui comprend tous les nombres sans succession de pensée, l'étroite mesure de leur changeante humanité. Aussi, « ne comparant qu'eux-mêmes à eux-mêmes, dit l'Apôtre, ils demeurent sans lumière. » Comme, en effet, tout ce que leur mobilité d'esprit leur suggère de nouveau, ils l'exécutent par une résolution nouvelle : ainsi, incapable d'embrasser Dieu, leur pensée n'embrasse qu'eux-mêmes ; et ce n'est pas lui, mais eux-mêmes qu'ils comparent; ce n'est pas à lui, mais à eux-mêmes qu'ils se comparent. Pour nous, il ne nous est point permis de croire que Dieu soit diversement affecté quand il se repose ou quand il agit. Car il ne faut pas même dire qu'il soit affecté, comme si sa nature était susceptible de quelque modification nouvelle. Toute affection est une souffrance, et il n'est point de souffrance sans changement. Gardons-nous donc d'imaginer dans le repos de Dieu, langueur, mollesse, désoeuvrement; dans son action, travail, effort, application; il sait agir en repos, et se reposer en action; il peut à un ouvrage nouveau appliquer un dessein éternel ; ce n'est point par repentir de son antique repos qu'il a mis la main à l'oeuvre. Que dis-je ? Ce repos antérieur, cette opération plus tardive, je ne sais comment l'homme peut les concevoir ; D'ABORD et ENSUITE ne sont qu'à l'égard de ce qui passe du néant à l'être. Mais, en Dieu, une seconde volonté n'a pas modifié ou supprimé la première ; c'est en vertu d'une seule et même volonté, éternelle et immuable, qu'il a produit toutes ses créatures; si elles ne sont point D'ABORD et tant qu'elles ne sont point, si elles sont ENSUITE et aussitôt qu'elles commencent d'être, c'est qu'il le veut ainsi : montrant peut-être par une admirable providence, aux yeux capables de voir, combien il avait peu besoin de ses créatures et que leur être n'est qu'un don gratuit de sa bonté, puisqu'une éternité sans elles ne laissait aucun vide dans sa félicité. [12,18] Et quand ils refusent à la science de Dieu de pouvoir comprendre l'infini, il ne leur reste plus qu'à s'abîmer dans ce gouffre d'impiété profonde, en disant que Dieu ne connaît pas tous les nombres. Car il est très certain qu'ils sont infinis. Quel que soit en effet le nombre que l'on ait voulu former, ce nombre peut non seulement s'augmenter par l'addition d'une unité ; mais, si grand qu'il soit, et si prodigieuse que soit la multitude des espèces numériques qu'il renferme, il peut être doublé, il peut être multiplié à l'infini. Or, chaque nombre a ses propriétés qui le composent, et il est impossible qu'il y ait deux nombres égaux. Inégaux et divers entre eux, chacun est fini et tous sont infinis. Est-ce donc cette infinité qui échappe à la connaissance de Dieu? Ou bien n'en peut-il atteindre qu'une certaine quantité, ignorant le reste? Quel délire! Et maintenant oseront-ils professer le mépris des nombres et soutenir qu'ils ne sont point l'objet de la science divine, quand Platon, avec cette autorité qu'ils lui reconnaissent, leur montre Dieu procédant par les nombres à la création du monde; et quand nous lisons dans nos saints livres ces paroles dites à Dieu : « Vous avez disposé toutes choses selon la mesure, le nombre et le poids. » - « Il produit, dit le Prophète, les siècles par nombre. » Et le Sauveur dans l'Évangile : « Le nombre des cheveux de votre tête est compté. » Loin de nous de douter que tout nombre ne soit connu de celui « dont l'intelligence, au témoignage du psaume que nous chantons, surpasse le nombre. » Ainsi, quoiqu'il ne soit point de nombre possible pour les nombres infinis, l'infinité du nombre ne saurait être incompréhensible à celui dont l'intelligence défie le nombre. Si donc tout compréhensible est fini dans l'intelligence qui comprend, il est certain que toute infinité est d'une manière ineffable, finie en Dieu, car il n'est point d'infinité incompréhensible à sa sagesse. Or, si l'infinité des nombres ne peut être infinie pour l'intelligence divine qui la comprend, que sommes-nous donc, pauvres hommes, pour prétendre poser des limites à la connaissance de Dieu, et soutenir que, si les mêmes révolutions ne ramenaient périodiquement les mêmes objets, il lui serait impossible d'avoir la prescience de ses oeuvres avant de les reproduire et d'en avoir la science après les avoir produites? Lui dont la science, simple dans sa multiplicité, uniforme dans sa variété, a de tous les incompréhensibles une compréhension tellement incompréhensible, que, voulût-il produire des oeuvres nouvelles et aussi différentes que possible de ses oeuvres antérieures, il ne pourrait s'affranchir de l'ordre de sa prévision; et ce ne serait point en lui soudaineté de prévision, mais éternité de prescience. [12,19] Or, cette chaîne qui relie si étroitement les âges dans la succession continue et la diversité ordonnée de leur cours, l'immortalité bienheureuse des âmes délivrées à jamais de la misère planant seule au-dessus de cette instabilité, est-ce là ce qu'il faut entendre par "les siècles des siècles?" ou bien l'Écriture veut-elle désigner les siècles qui ont, dans la sagesse de Dieu une éternelle permanence, causes, pour ainsi dire, efficientes de ceux que le temps précipite ? Ici je n'ose rien affirmer; car « le siècle » ne signifie peut-être pas autre chose que « les siècles;» - « le siècle du siècle, » que « les siècles des siècles, » comme « le ciel du ciel » n'a pas un autre sens que « les cieux des cieux. » En effet, Dieu a appelé ciel le firmament qui s'étend au-dessous des eaux; et cependant le Psalmiste s'écrie : « Que les eaux supérieures aux cieux glorifient le nom du Seigneur. » Faut-il donc, pour comprendre "ces siècles des siècles", choisir entre ces deux sens? En faut-il chercher un troisième? Cette question est un abîme. Mais peu importe à la question présente que nous différions la discussion de l'autre, soit que la force nous manque pour la résoudre, soit que, dans l'obscurité de ces redoutables problèmes, la crainte de toute décision téméraire redouble encore notre prudence. Il ne s'agit maintenant que de l'hypothèse de ces révolutions éternellement périodiques. Or, quel que soit le véritable sens de l'expression "siècles des siècles", il ne s'ensuit rien pour ou contre cette hypothèse. En effet, que par « siècles des siècles » il faille entendre, non la reproduction identique, mais la succession continue des âges dans l'ordre admirable de leur cours, sans que nul retour funeste menace l'immuable béatitude des âmes délivrées; ou que les « siècles des siècles » soient l'Éternité motrice du Temps, ces révolutions qui ramènent à jamais les mêmes objets sont de pures chimères, que réfute surtout la vie éternelle des saints. [12,20] Quelle oreille pieuse pourrait sans indignation se laisser dire qu'après avoir achevé au milieu de lamentables infortunes le trajet de cette vie (s'il faut toutefois appeler vie une mort réelle, et si profonde que l'amour de cette mort même nous fait craindre la mort qui nous délivre) ; oui, qu'après cette carrière d'angoisses et d'épreuves, close par les expiations de la sagesse et de la vraie religion; lorsqu'enfin, élevés en la présence de Dieu, il nous sera permis de goûter la béatitude dans la contemplation de sa lumière incorporelle et la participation de son immuable immortalité dont l'amour dès ici-bas nous dévore; il faudra cependant un jour renoncer à tant de gloire, et, précipités du faîte de l'éternité, de la vérité, de la félicité, rentrer dans les liens de cette mortalité infernale, de cette honteuse ignorance, de ces criminelles ténèbres, où Dieu sera de nouveau perdu, la vérité prise en haine, le bonheur cherché dans le bourbier de l'impureté; et qu'ainsi, à certaines périodes déterminées, comme il est toujours advenu, il adviendra toujours ; et cela, afin que ces périodes, ramenant sans cesse l'alternative éternelle de nos béatitudes menteuses et de nos véritables misères, permettent à Dieu de connaître ses ouvrages, puisqu'il lui est impossible de se reposer de créer, et que sa science est incapable d'embrasser l'infini; - misérables folies! qui peut les entendre? qui peut les croire? qui peut les souffrir? Et si telle était la vérité, il y aurait non seulement plus de prudence à la taire, mais, si j'ose exprimer ainsi ma pensée, plus de science à l'ignorer. Car si notre ignorance à cet égard est une condition de notre béatitude future, pourquoi donc surcharger ici-bas notre misère de cette fatale connaissance? Si plus tard il nous est impossible de nous y soustraire, maintenant du moins restons dans notre ignorance, plus heureux de l'espérance actuelle que de la possession future du souverain bien, car aujourd'hui c'est la vie éternelle qui est proposée à notre attente; et alors ce sera la béatitude sans l'éternité, la béatitude même, dont il nous faudra craindre la perte. Dira-t-on qu'aucun homme n'atteindra jamais à la béatitude future, si dans l'épreuve de cette vie il n'est initié à la connaissance de ces révolutions qui ramènent tour à tour la béatitude et la misère? Mais alors comment osez-vous reconnaître que plus on aime Dieu, plus il est facile d'atteindre à la béatitude, vous qui d'ailleurs professez une doctrine si propre à ralentir l'amour? Et qui n'aimerait d'amour plus lent et plus tiède Celui qu'il sait devoir quitter un jour, Celui dont il devra contredire la vérité et la sagesse, après avoir puisé, selon sa mesure, à cette source ineffable de lumière et de bonheur? Car n'est-il pas vrai qu'on ne saurait même rester fidèle à une amitié humaine, si l'on prévoit qu'un jour l'on doit être l'ennemi de son ami? Loin, loin de nous, de croire véritables ces menaces d'une véritable misère : misère sans fin, misère destinée aux fréquentes et perpétuelles interruptions d'une trompeuse félicité! Eh! quoi de plus faux, quoi de plus trompeur que cet heureux état où notre misère future nous sera voilée, au sein des plus vives lumières, si elle ne vient troubler notre sécurité, au faîte même des célestes béatitudes? Car, si nous devons ignorer alors le malheur qui nous menace, notre misère ici-bas est moins aveugle, puisqu'elle connaît la béatitude qui nous attend. Que si ce sinistre retour ne nous est pas un mystère, l'âme coule plus heureusement ses jours de misère que ses jours de félicité : car le terme des uns est son élévation à la félicité, et celui des autres, sa rechute dans la misère. Ainsi l'avenir de notre infortune est un bonheur, et l'avenir de notre félicité, un malheur. D'où il suit que, dans cette vie, la souffrance des maux présents, et dans l'autre, la crainte des maux à venir, nous condamnent plutôt à une misère éternelle qu'elles ne nous laissent capables d'être un instant heureux. Mais tout cela n'est que mensonge; la piété le crie, la vérité le prouve; car c'est la vérité même qui nous promet cette vraie félicité dont l'éternelle et confiante possession ne sera traversée d'aucune misère; suivons la voie droite qui pour nous est le Christ, guide et sauveur, qui détournera des vains et absurdes égarements de l'impiété le fidèle pèlerinage de notre âme. Si Porphyre, quoique platonicien, rejette l'opinion de sa secte sur ces perpétuelles migrations des âmes, soit que la vanité de cette opinion le frappe, soit que déjà il respire malgré lui l'air du christianisme; si, comme je l'ai constaté au dixième livre, il préfère soutenir que l'âme a été envoyée au monde pour connaître le mal, et, de retour dans le sein du Père, libre et pure désormais, planer au-dessus de ses atteintes; combien plus, nous chrétiens, devons-nous détester et fuir ces chimères ennemies de la foi. Ce vain cercle de révolutions étant brisé, quelle nécessité nous oblige de croire que le genre humain est sans commencement dans le temps, puisque justice est faite de ces révolutions qui ne produisent rien de nouveau, rien qui n'ait été déjà et qui ne doive être encore à l'avenir? Si en effet l'âme est délivrée pour ne plus retourner à ses misères, c'est une délivrance jusqu'alors inconnue, c'est quelque chose de nouveau, c'est quelque chose de grand qui survient en elle; c'est la félicité qui ne doit pas finir, l'éternelle félicité. Si donc une nature immortelle est susceptible d'une nouveauté indépendante de toute révolution passée ou future, pourquoi serait-il impossible qu'il en fût ainsi des natures mortelles? Dira-t-on qu'il n'y a pas pour l'âme nouveauté de béatitude parce qu'elle retourne à son antique condition; mais assurément c'est une nouveauté que son affranchissement d'une misère où elle n'avait jamais été, et c'est une nouveauté que cette misère qui en elle n'avait jamais été. Que si cette nouveauté n'entre pas dans l'ordre de la divine providence, si elle est un caprice du hasard, que deviennent donc ces révolutions déterminées et mesurées, qui n'amènent rien et ramènent tout? Que si cette nouveauté n'est pas en dehors de l'ordre providentiel, soit que l'âme ait été envoyée ou qu'une déchéance l'ait précipitée ici-bas, quelque chose de nouveau peut se produire qui n'ait jamais été, et qui néanmoins ne déroge en rien à l'ordre temporel. Et si l'âme a pu par ignorance se faire une misère nouvelle, infailliblement prévue de la divine providence qui a décidé également et sa détention dans l'ordre actuel et sa délivrance future, par quelle témérité le néant humain ose-t-il refuser à la divinité la puissance de créer des choses nouvelles pour le monde, et non pour elle, qui, les créant enfin, les a prévues toujours? Mais, en reconnaissant que les âmes délivrées ne retourneront plus à leurs misères, niera-t-on qu'il arrive en cela rien de nouveau parce que le passé, le présent et l'avenir ne sont qu'un long enchaînement de semblables délivrances? Il faut du moins accorder que de nouvelles âmes se produisent à qui cette misère est nouvelle, et nouvelle cette délivrance. Car ces âmes dont il se fait chaque jour de nouveaux hommes, ces âmes que la conduite d'une vie sage assure d'être à jamais délivrées de la prison des corps humains pour ne plus retomber dans la misere, prétendra-t-on qu'elles sont éternelles dans le passé? mais il faut dire aussi qu'elles sont infinies. En effet, quelque nombre fini d'âmes que l'on suppose, ce nombre ne pourrait suffire à cet infini de siècles où sans cesse il naît des hommes dont les âmes sont éternellement à délivrer de ces chaînes mortelles qu'elles ne doivent plus désormais reprendre. Comment enfin dans le cercle des choses que l'on tient pour fini, afin que la connaissance de Dieu le puisse embrasser, admettrait-on un nombre d'âmes infini? Donc, ces chimériques révolutions étant anéanties, qui faisaient à l'âme une loi de son perpétuel retour dans les mêmes misères, quoi de plus conforme à la piété que de croire qu'il n'est pas impossible à Dieu de produire des créations nouvelles, et de sauver par son ineffable prescience l'immutabilité de sa volonté? Or le nombre des âmes éternellement affranchies peut-il s'accroître à jamais? C'est une question que je laisse à ceux qui abondent en raisonnements si subtils pour limiter les infinis; quant à moi je conclus par ce dilemme : ou le nombre des âmes se peut multiplier à jamais; et dès lors, pourquoi déclarer impossible la création de ce qui n'était pas précédemment créé, si le nombre de ces âmes affranchies, nul d'abord, a commencé d'être pour ne plus finir? ou ce nombre est déterminé pour ne plus désormais s'accroître, et dès lors ce nombre, quel qu'il soit, n'a jamais été antérieurement, et il est impossible qu'il croisse et arrive au dernier terme de sa grandeur sans un commencement quelconque; et ce commencement aussi n'avait jamais été antérieurement. Afin donc qu'il fût, le premier homme a été créé, avant qui nul autre n'était. [12,21] Après avoir résolu, autant qu'il m'a été possible, ce terrible problème où il s'agit d'accorder l'éternité de Dieu avec la nouveauté des êtres qu'il a créés sans nouveauté de volonté, il n'y a point de difficulté à concevoir que c'est évidemment au meilleur plan que Dieu s'est arrêté en plaçant la source des générations humaines en un seul homme, créé le premier, plutôt qu'en plusieurs. Les autres animaux, soit ceux qu'il a faits sauvages et amis de la solitude, comme l'aigle, le milan, le lion, le loup; soit ceux à qui il a donné l'instinct de la société et qui préfèrent vivre en troupes, comme les colombes, les étourneaux, les cerfs, les daims; il ne les a pas reproduits d'un seul individu; mais il les a fait être plusieurs à la fois. Quant à l'homme, qu'il créait intermédiaire entre l'ange et la bête, l'homme qui, soumis au Créateur, son Seigneur véritable, vouant au commandement divin une pieuse obéissance, fût passé dans la société des anges, et, sans traverser la mort, eût à jamais obtenu la bienheureuse immortalité; tandis que, rebelle au Seigneur son Dieu, l'orgueilleux et criminel abus de sa liberté le livre à la mort et le ravale jusqu'à la bête, esclave de la convoitise et destiné hors de cette vie à d'éternels supplices ; Dieu l'a fait un et seul, non toutefois pour le laisser isolé de toute société humaine, mais afin qu'il eût plus profondément à coeur l'union fraternelle et le lien social; car ce n'est pas seulement par la ressemblance de la nature, c'est encore par le sang et l'affection qu'il lie les hommes; la compagne même de l'homme, la femme, il ne l'a pas voulu créer comme l'homme, mais de l'homme, afin que d'un seul homme jaillît le fleuve des générations humaines. [12,22] Et Dieu n'ignorait pas que l'homme devait pécher, et, désormais tributaire de la mort, engendrer des hommes destinés à mourir; des hommes qui porteraient si loin la fureur du crime, que, dans leur famille, des brutes privées de volonté raisonnable, sorties de la terre et des eaux plusieurs à la fois, vivraient entre elles d'une vie plus paisible et plus sûre que l'homme venu d'un seul, l'homme que son origine même exhorte à la concorde. Car jamais lions et dragons se sont-ils fait une aussi cruelle guerre que les hommes? Mais Dieu prévoyait aussi qu'appelé par sa grâce à l'adoption, délié du péché et justifié par l'Esprit-Saint, la dernière ennemie, la mort, étant détruite, le peuple fidèle jouirait, dans la société des saints anges, de l'éternelle paix; et qu'à ce peuple d'élite profiterait cette considération, que Dieu, pour témoigner aux hommes combien l'unité en plusieurs lui est agréable, tire d'un seul homme la source du genre humain. [12,23] Dieu a donc fait l'homme à son image. Car il lui a donné une âme qui par le privilége de la raison et de l'intelligence l'élève au-dessus de tous les animaux de la terre, des eaux et de l'air, en qui cette âme n'est point. Et après avoir formé l'homme d'argile, quand il l'eut animé de cette âme dont je parle, soit qu'il l'ait communiquée par son souffle, soit que ce souffle ait été l'acte créateur, et que ce souffle même qu'il produit, il en ait voulu faire l'âme de l'homme; d'un os pris au côté de l'homme il forme la femme pour concourir avec l'homme à l'oeuvre de la génération : en tout cela, il agit en Dieu. Car ici il faut nous déshabituer de nos pensées charnelles; il ne faut pas voir la main de l'ouvrier qui réalise avec une matière quelconque l'idéal de son art. La main de Dieu, c'est la puissance de Dieu, invisible artisan du visible. Mais cela n'est que fable pour ceux qui mesurent aux ouvrages journaliers la puissance, la sagesse de Dieu, qui sait, qui peut sans semences créer les semences mêmes. Quant à ces opérations primitives qu'ils ignorent, leur pensée n'a que des témoignages infidèles; mais si l'expérience ne leur eût rien raconté des phénomènes de la conception et de la naissance de l'homme, ces faits leur paraîtraient bien plus incroyables, quoique la plupart préfèrent les attribuer aux forces naturelles qu'à l'action de la sagesse divine. [12,24] Or nous n'avons rien à démêler ici avec ceux qui ne croient pas que ce monde soit l'oeuvre de l'intelligence divine et l'objet de sa providence. Quant à ces hommes qui, sur la foi de leur Platon, attribuent, non pas au Dieu souverain, artisan du monde, mais à d'autres divinités inférieures ses créatures, la création, par lui ordonnée ou permise, de tous les animaux mortels, entre lesquels l'homme s'élève au premier rang, parent de ces dieux mêmes; si le préjugé superstitieux qui croit leur devoir des sacrifices comme auteurs de l'existence, est loin des Platoniciens, ceux-ci ne tarderont pas à abjurer l'erreur qui rapporte à ces dieux la création. Que le moindre atome, en effet, que le dernier être mortel ait pour créateur un autre que Dieu, c'est ce qu'il n'est permis ni de croire ni de dire, quoique l'acte en lui-même demeure incompréhensible. Quant aux anges, à qui ces philosophes donnent plus volontiers le nom de dieux, s'ils prêtent au développement de la vie dans le monde un concours que Dieu ordonne ou permet, néanmoins il ne faut pas plus leur attribuer la création des êtres qu'aux laboureurs celle des moissons ou des fruits. [12,25] Car il y a une forme extérieure qui est comme le vêtement de la matière, forme que l'industrie ou l'art peuvent reproduire, soit que l'homme tourne un vase d'argile, soit qu'il représente sur la toile ou la pierre les corps animés; et il y a une autre forme dont les causes efficientes dépendent des profonds et incompréhensibles décrets de Celui qui en soi a la vie et l'intelligence, à qui non seulement les formes naturelles des corps, mais aussi les âmes des animaux doivent l'existence que lui ne doit qu'à lui-même. Or on peut accorder à la main de l'homme l'imitation de la première forme; quant à la seconde, le Créateur et l'artisan suprême qui n'a eu besoin ni de monde ni d'anges pour créer le monde et les anges, Dieu seul s'en est réservé le secret. Car cette puissance divine, créatrice et incréée, qui arrondit la forme du ciel et du soleil, est la même qui a décrit la rotondité de la pomme et l'orbite de l'oeil, toutes ces formes naturelles enfin que les créatures ne reçoivent en naissant d'aucune action extérieure, mais de la puissance intime de celui qui a dit : "Je remplis le ciel et la terre, et dont la sagesse sait atteindre d'une extrémité à l'autre avec force, et disposer tout avec douceur. » Or quelle coopération les anges, créés dès le principe, ont-ils prêtée au Créateur quant au reste de ses oeuvres, je l'ignore : je n'ose leur attribuer un pouvoir que peut-être ils n'ont pas et ne dois leur refuser celui qu'ils ont. Toutefois cette production, cette formation de tous les êtres, ce par quoi ils sont ce qu'ils sont, je ne l'attribue qu'à Dieu seul, et je ne crains pas de déplaire aux anges, car c'est à ce Dieu qu'ils se reconnaissent avec actions de grâces redevables de tout leur être. Et non seulement nous ne disons pas que le laboureur soit créateur d'aucun fruit, car il est écrit : « Et celui qui plante n'est rien, et celui qui arrose; mais Dieu seul qui donne l'accroissement. » Et nous ne le disons pas de la terre elle-même, bien qu'elle nous semble une mère féconde dont le sein soulève toutes les substances qui ont brisé leurs germes, et contient toutes celles qui lui sont attachées par racines; car n'est-il pas écrit? "Dieu lui donne un corps tel qu'il lui plaît, et à chaque semence le corps qui lui est propre." Et nous n'attribuerons pas non plus à la mère la création de son enfant, mais à Celui qui dit à l'un de ses serviteurs : "Avant de te former dans le sein maternel, je te connaissais". Et quoique l'imagination de la mère peut produire sur son fruit certaines impressions particulières (Jacob avec des verges bigarrées varie la couleur de ses troupeaux), la mère ne crée pas plus son fruit, qu'elle ne se crée elle-même. Quelques causes donc, corporelles ou séminales, soit concours des anges, des hommes, ou autres êtres animés, soit union des sexes, qui interviennent dans la génération des espèces; quelque puissance que les désirs ou les mouvements de l'âme des mères exercent sur le fruit si tendre de leur sein, pour en modifier les traits ou la couleur; ces natures mêmes, si susceptibles qu'elles soient d'être affectées dans leur être d'impressions différentes, n'en sont pas moins l'ouvrage unique du Dieu suprême : ce Dieu dont la puissance cachée, pénétrant toutes choses de son incorruptible présence, donne l'être à tout ce qui est,à tout être quel qu'il soit, de quelque manière qu'il soit, et qui sans lui serait dépourvu non seulement de telle ou telle apparence, mais de tout être. Or, si, dans le domaine de la forme dont la main de l'homme peut revêtir des objets corporels, nous n'attribuons pas aux ouvriers et aux architectes la fondation de Rome et d'Alexandrie, mais aux rois Romulus et Alexandre, qui ont conçu, décidé et ordonné l'existence de Rome et celle d'Alexandrie; combien plutôt devons-nous attribuer à Dieu seul la création de toutes les natures, lui qui ne fait rien que de la matière qu'il a faite et qui n'emploie que le concours d'ouvriers qu'il a créés. Que dis-je ? s'il retirait de ses oeuvres sa puissance créatrice, elles retourneraient à leur antique néant; antique, non de temps, mais d'éternité. Est-il donc un autre créateur des temps que celui qui a fait les choses dont le mouvement détermine le cours des temps ? [12,26] Platon, il est vrai, n'attribue aux dieux inférieurs, créatures du Dieu suprême, la création des autres animaux qu'en ce sens que le corps mortel est leur oeuvre et l'âme immortelle le don du souverain Créateur. Il leur refuse donc la création de l'âme, et ne leur accorde que celle du corps. Ainsi, comme Porphyre prétend que pour arriver à la perfection de l'âme il faut fuir tout corps, comme il pense avec Platon son maître et les autres platoniciens que les âmes flétries par une vie honteuse et criminelle rentreront, pour l'expier, en des corps mortels, corps de brutes selon Platon, corps humains selon Porphyre; il suit que ces dieux qu'ils veulent nous faire adorer comme auteurs et créateurs de notre être, ne sont, de leur aveu même, que les funestes ouvriers qui forgent nos chaînes et bâtissent nos prisons, les gardes qui nous chargent de liens, les geôliers de notre lamentable esclavage. Que les Platoniciens cessent donc de montrer le corps à l'âme comme un supplice, ou qu'ils cessent de nous recommander le culte de ces dieux dont ils nous invitent à fuir et à conjurer de tous nos efforts l'oeuvre en nous. Et toutefois il y a là une double erreur. Il est faux qu'un retour à cette vie soit le châtiment des âmes; et il est faux que tout ce qui vit au ciel et sur la terre ait un autre créateur que le Créateur du ciel et de la terre. Car si cette vie corporelle n'est qu'un supplice, comment Platon peut-il prétendre que ce monde n'eût pu atteindre au dernier degré de beauté et d'excellence, s'il n'eût été rempli de tous ces êtres animés, de toutes ces générations, mortelles et immortelles? Si donc notre création, même dans l'ordre des êtres mortels, est un bienfait divin, comment donc serait-ce un supplice de ressaisir avec nos corps le bienfait de la divinité? Et si, comme Platon le répète sans cesse, Dieu renfermait dans l'éternité de son intelligence les types de l'univers et de tous les êtres animés, comment n'aurait-il pas lui-même créé toutes choses ? Quoi donc! dédaignerait-il d'être l'artisan de ces oeuvres qui réclament tout l'art de sa sagesse ineffable et ineffablement louable? [12,27] C'est donc à juste titre que la vraie religion le reconnaît et le proclame créateur de l'univers et de tous les êtres animés, c'est-à-dire créateur des âmes et des corps, et celui des habitants de la terre qui tient le premier rang, l'homme, fait à son image, pour la raison que j'ai signalée et peut-être pour une autre encore meilleure, mais cachée, l'homme, dis-je, a été fait un, mais non laissé seul. Nul être, en effet, plus sociable par nature, et nul que le vice rende plus farouche. Et pour prévenir ou guérir ce mal de la discorde, la nature humaine ne pouvait invoquer un témoignage plus éloquent que le souvenir de ce premier père, que Dieu a fait la source unique de l'humanité; précepte souverain, destiné à maintenir dans la multiplicité des générations l'unité de la concorde. La naissance même de la femme tirée des flancs de l'homme, nous avertit encore combien l'union de l'homme et de la femme doit être chère. Ces oeuvres de Dieu ne sont étranges que parce qu'elles sont les premières. Ceux qui refusent d'y croire ne doivent croire à aucun prodige. Car tout prodige cesserait de l'être s'il était produit par le cours ordinaire de la nature. Eh ! que peut-il se produire d'inutile, quoique souvent la cause se dérobe, sous cette haute administration de la divine Providence? "Venez, dit le saint prophète, et voyez les oeuvres du Seigneur : quels prodiges il a répandus sur la terre!" Pourquoi la femme a-t-elle été tirée du flanc de l'homme, et que figure ce premier prodige, c'est ce que je dirai plus tard, en tant que Dieu me prêtera son assistance. Maintenant en fermant ce livre, dans ce premier homme, créé dès l'origine, voyons, non pas encore à la lumière de l'évidence, mais du moins selon l'ordre de la prescience de Dieu, la source commune des deux sociétés ou des deux Cités qui se partagent le genre humain. Car de cet homme devaient descendre les futurs compagnons des mauvais anges, dans leurs supplices, et des bons anges, dans leur béatitude. Profond mystère de la justice divine ! si en effet, il est écrit: «Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité, » sa grâce ne peut être injuste, ni sa justice cruelle.