[11,0] LIVRE ONZIÈME. [11,1] Nous appelons Cité de Dieu celle à qui l'Écriture rend témoignage : cette Écriture qui, investie d'une autorité divine, doit à un ordre marqué de la souveraine Providence, et non à la disposition capricieuse des esprits, sa prééminence sur tous les monuments des autres nations et la domination qu'elle exerce sur toute sorte d'intelligences. C'est elle qui parle ainsi : «On rend de toi un glorieux témoignage, Cité de Dieu.» Et dans un autre psaume : «Le Seigneur est grand et infiniment digne de louanges, dans la Cité de notre Dieu, sur sa montagne sainte, fécondant les allégresses de la terre.» Et un peu plus loin, au même psaume : «Ce que nous avions entendu, nous l'avons vu dans la Cité du Dieu des puissances, dans la Cité de notre Dieu; Dieu l'a fondée pour l'éternité.» Ailleurs : «Le torrent des bénédictions répand la joie dans la Cité de Dieu ; le Très-Haut a consacré son tabernacle dans son enceinte ; Dieu est au milieu d'elle; elle ne sera point ébranlée. Ces témoignages, et tant d'autres qu'il serait trop long de rappeler, nous apprennent qu'il est une Cité de Dieu dont nous désirons d'être les citoyens, de tout l'amour que son fondateur nous inspire, le fondateur de la Cité sainte. Les citoyens de la Cité terrestre préfèrent leurs dieux; car ils ignorent qu'il est le Dieu des dieux, non des faux dieux, c'est-à-dire de ces dieux impies et superbes, qui, privés de la commune jouissance de sa lumière immuable, appauvris dans leur puissance et jaloux de cette puissance même, demandent les honneurs divins aux victimes de leurs séductions ; mais le Dieu de ces saintes et pieuses divinités qui se soumettent avec amour à lui seul, plutôt que de soumettre plusieurs à soi, et adorent Dieu, loin de se faire adorer au lieu de Dieu. Dans les dix livres précédents, j'ai répondu aux ennemis de la Cité sainte, autant que j'ai pu, avec l'assistance de notre Seigneur et Roi. Maintenant, fidèle à mes engagements, et reconnaissant ma dette, mais toujours sur la foi de ce divin secours, j'entreprends de retracer, suivant mes forces, le tableau des deux Cités, du ciel et de la terre, que le siècle nous présente mêlées et confondues; leur naissance, leur progrès, la fin qui les attend. Et d'abord je veux montrer l'origine primitive de ces deux Cités dans la division des anges. [11,2] C'est un grand effort, et bien rare, de s'élever, par la puissance de la raison, au-dessus de toutes les créatures dont l'observation a reconnu la mutabilité, jusqu'à l'immuable substance de Dieu, et d'apprendre de lui-même, que toute la nature, qui n'est pas lui, n'a pour auteur que lui seul. Car Dieu ne parle à l'homme par aucune créature corporelle, il ne frappe point l'oreille d'accents qui vibrent dans l'air intermédiaire entre la parole et l'auditeur; il ne se sert d'aucune de ces images spirituelles, semblables aux figures des corps et aux fantômes de nos songes, et cependant il semble que l'oreille l'entend, car il semble qu'il parle par des organes corporels, et comme à différentes distances locales; ces manifestations présentent en effet de nombreuses similitudes avec les corps; mais il parle réellement par sa vérité même, langage qu'entend de l'esprit, et non de l'oreille, quiconque est propre à l'entendre. Car il parle à ce qui est, en l'homme, le plus excellent de son être, et qui ne cède en excellence qu'à Dieu. Comme l'on sait, ou du moins comme l'on croit avec raison, que l'homme est fait à l'image de Dieu, il est certain qu'il n'approche de Dieu que par où il l'emporte sur le reste de lui-même, ces parties inférieures qui lui sont communes avec les brutes. Mais l'esprit, en qui résident naturellement la raison et l'intelligence, couvert des ténèbres de certains vices invétérés, et trop faible pour embrasser la jouissance, que dis-je? pour soutenir même le rayon de cette lumière immuable, en attendant que, de jour en jour renouvelé et guéri, il devienne capable d'une telle félicité; l'esprit, dis-je, devait d'abord être pénétré et purifié par la foi. Et afin que par elle il marchât avec plus de confiance à la vérité, la vérité même, Dieu fils de Dieu, revêtant l'homme sans dépouiller le Dieu, établit et fonde cette foi qui ouvre à l'homme la voie vers le Dieu de l'homme par l'Homme-Dieu. Voilà donc le médiateur des dieux et des hommes, Jésus-Christ homme; et c'est comme homme qu'il est le médiateur et la voie. Lorsqu'en effet, entre le point de départ et le but il se trouve une voie intermédiaire, on a l'espoir d'arriver, dans l'absence ou dans l'ignorance de la voie, que sert de connaître le but? Mais c'est l'unique voie, assurée contre toute erreur, que le même soit Dieu et homme : but, en tant que Dieu; voie, en tant qu'homme. [11,3] Ayant parlé d'abord par les prophètes, puis par lui-même, enfin par les apôtres, autant qu'il a jugé suffisant, il a encore fondé l'Ecriture dite Canonique, investie d'une si haute autorité, en qui nous avons foi sur ce qu'il ne nous est pas bon d'ignorer et que nous sommes incapables de connaître par nous-mêmes. Car, si l'on peut connaître, sur notre témoignage, ce dont nos sens intérieurs ou extérieurs ont été saisis (d'où vient que nous disons présent, ce qui est près de nos sens), il est certain que, notre témoignage ne pouvant rien nous apprendre de ce qui est éloigné de nos sens, il nous faut requérir d'autres témoins, et croire ceux qui déposent sur les impressions immédiates de leurs sens. Donc, comme à l'égard des choses visibles que nous n'avons pas vues, nous croyons ceux qui ont vu, et de même pour tous les objets correspondant à chaque sens du corps; ainsi, quant à ce qui tombe sous le sens de l'esprit et de la raison (car on peut justement donner le nom de sens au principe de nos sentiments ou opinions); quant aux réalités invisibles, éloignées de notre sens intérieur, il faut en croire ceux qui les ont vues prédisposées ou les contemplent permanentes dans cette lumière incorporelle. [11,4] De tous les êtres visibles, le plus grand est le monde, de tous les invisibles le plus grand est Dieu. Nous voyons le monde, nous croyons Dieu. Or, que Dieu soit l'auteur du monde, nous n'en pouvons croire une plus sûre autorité que Dieu même. Où parle-t-il? Nulle part plus clairement jusqu'ici que dans les saintes Écritures, où son prophète dit : «Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre.» Quoi donc! quand Dieu créa le ciel et la terre, ce prophète était-il présent ? Non, mais la sagesse de Dieu, cette sagesse, par qui toutes choses ont été créées, qui daigne descendre dans les saintes âmes, qui les fait amies de Dieu et prophètes, et leur raconte ses oeuvres intérieurement et sans bruit. Elles entendent aussi la parole des anges, qui voient toujours la face du Père et annoncent sa volonté à qui il faut. De ce nombre était le prophète qui a dit et écrit : «Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre.» Vénérable, sincère témoin, à qui nous devons d'autant plus croire, comme à Dieu même, que l'esprit de Dieu, qui lui révèle la connaissance de ces vérités, lui inspire aussi, tant de siècles auparavant, la prédiction de notre foi. Mais comment a-t-il plu au Dieu éternel de faire alors le ciel et la terre que jusqu'alors il n'avait point faits? Si, par cette objection, l'on prétend établir l'éternité du monde, et nier la création divine, c'est se détourner étrangement de la vérité, c'est être possédé du mortel délire de l'impiété. Car, outre le témoignage des prophètes, le monde lui-même, par l'ordre de ses révolutions et la constance de ses vicissitudes, par la beauté de tous les objets visibles, proclame en silence qu'il a été créé, et n'a pu l'être que par un Dieu ineffablement et invisiblement grand, ineffablement et invisiblement beau. Avouer, d'autre part, qu'il est l'ouvrage de Dieu et lui reconnaître un commencement, non de temps, mais de création, en sorte que l'on admette l'hypothèse à peine intelligible du monde créé de tout temps, c'est â peu près sauver à Dieu l'apparence d'un caprice fortuit; prévenir l'opinion qu'il lui soit venu à l'esprit la fantaisie soudaine de créer le monde, une volonté nouvelle, à lui immuable : mais je ne vois pas comment cette hypothèse peut subsister d'ailleurs, et surtout à l'égard de l'âme. Si l'on soutient qu'elle est coéternelle à Dieu, d'où lui est survenue cette misère nouvelle qu'elle avait jusqu'alors éternellement ignorée ? Comment l'expliquer? Si l'on veut qu'elle ait toujours subi ces alternatives de misère et de félicité, il faut nécessairement dire qu'elle les subira toujours : d'où suivra cette conséquence absurde, que, lorsqu'elle est heureuse, elle ne l'est point, en tant qu'elle prévoit sa misère et sa honte future. Si, loin de les prévoir, elle croit à la durée de son bonheur, ce n'est donc que par cette erreur qu'elle est heureuse. Peut-on rien dire de plus insensé ? Si l'on croit que des siècles infinis se sont écoulés pour elle dans cette vicissitude de félicité et de misère, mais qu'à l'avenir, après sa délivrance, elle ne retombera plus dans la misère, n'est-ce pas encore une preuve qu'elle n'a jamais possédé une félicité véritable, et que cette félicité même dont elle jouira plus tard avec sécurité sera un événement nouveau ? nouveauté magnifique, et inconnue au passé de son éternité. Or, nier que la cause de cette nouveauté ait toujours été dans les éternels conseils de Dieu, c'est nier qu'il soit l'auteur de la béatitude de l'âme : détestable impiété ! Si l'on veut, d'autre part, que Dieu, par un dessein nouveau, ait pour l'avenir décrété l'éternelle béatitude de l'âme, comment alors le défendre de cette mutabilité que l'on éloigne de sa nature? Si l'on accorde enfin que l'âme a été créée dans le temps, et qu'elle ne périra point dans le temps, semblable aux nombres qui ont un commencement et point de fin ; qu'ainsi après sa délivrance elle ne subira plus l'épreuve de la misère, qui pourrait douter qu'il n' en soit ainsi sans que Dieu déroge à l'immutabilité de son conseil? Est-il donc plus difficile de croire que le monde, créé dans le temps, n'implique aucun changement survenu dans les desseins et les volontés éternelles de Dieu? [11,5] Et maintenant ceux qui nous accordent que Dieu est l'auteur du inonde et nous pressent de questions sur le temps, qu'ils nous répondent eux-mêmes sur le lieu de la création. S'ils nous demandent en effet pourquoi le monde a été créé plutôt alors qu'auparavant, ne pouvons-nous demander aussi : Pourquoi plutôt ici qu'ailleurs? — S'ils imaginent avant le monde des espaces de temps infinis, qu'ils imaginent donc pareillement hors du monde des espaces de lieux infinis. Et si l'on ne veut pas que le Tout-Puissant y ait pu demeurer en repos, il faudra rêver avec Épicure une infinité de mondes, sauf cette différence qu'Épicure attribue leur formation et leur destruction au concours fortuit des atomes, tandis que ces philosophes, qui ne permettent pas à Dieu de demeurer oisif dans l'immensité sans bornes, le reconnaissent nécessairement pour l'auteur de ces mondes dont ils affirment l'indestructibilité absolue. Car ici nous discutons avec ceux qui partagent notre croyance en un Dieu incorporel, créateur de tous les êtres distincts de lui. Quant aux autres, il serait au-dessous de notre dignité de les admettre à cette discussion religieuse; car de ce nombre sont les partisans du culte des dieux. Et si les platoniciens ont la prééminence et l'autorité, c'est que, loin encore de la vérité, ils en approchent toutefois davantage. Mais diront-ils que la substance divine qu'ils dégagent de toute condition locale, et dont ils reconnaissent (sentiment digne de la Divinité) l'omniprésence incorporelle, diront-ils qu'elle est absente de ces vastes espaces répandus hors du inonde et qu'elle se borne à ce monde, à cet espace imperceptible au prix de l'immensité? Je ne crois pas qu'ils portent jusque-là l'extravagance de leurs discours. Or, comme, de leur aveu, un seul monde existe, corps immense, mais qui a ses limites et sa place, et dont Dieu est l'auteur, quand, à l'égard des temps infinis antérieurs au monde, ils demandent pourquoi Dieu est demeuré oisif, qu'ils répondent sur les espaces infinis répandus hors du monde, quand on leur demande pourquoi Dieu s'y repose. Et comme ce n'est pas une raison d'attribuer plutôt au hasard qu'à la sagesse divine le choix que Dieu, pour créer le monde, a fait de ce lieu plutôt que d'un autre, sans qu'une excellence morale ait pu déterminer ce choix entre les espaces infinis, comme le motif de la Providence demeure impénétrable à l'intelligence humaine; ce n'est pas non plus une raison qu'il soit survenu rien de fortuit en Dieu, s'il a choisi ce temps de préférence aux temps antérieurs, quoique le passé, dans le cours de sa durée uniforme, ne présente aucune différence qui puisse motiver une préférence en faveur des époques suivantes. S'ils rejettent comme des rêves de l'imagination ces étendues infinies, l'étendue, hors du monde, cessant d'être, n'est-ce pas également une pure imagination que ce désoeuvrement de Dieu dans la durée infinie des temps passés, puisque avant le monde le temps n'est pas? [11,6] Si c'est le caractère vraiment distinctif du temps et de l'éternité que le temps ne soit point sans une changeante mobilité et que l'éternité exclue le changement, qui ne voit que le temps n'eût pas été, s'il n'y eût eu une créature qui changeât par mouvement? mouvement et mutation, renouvellement et succession d'éléments incapables de coexister, et dont les durées inégales donnent naissance au temps. Dieu donc, en qui l'éternité est sans changement, étant le créateur et l'ordonnateur des temps, comment peut-on dire qu'il a créé le monde après le temps, si l'on ne dit aussi qu'avant le monde quelque créature existait déjà dont les mouvements déterminaient le cours du temps? Or, comme les saintes lettres, infiniment véritables, nous apprennent que, dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre, ce qui laisse entendre qu'auparavant Dieu n'a rien fait, parce que le texte sacré dirait de cette création antérieure, qu'elle a été faite dans le principe, il est indubitable que le monde a été créé, non dans le temps, mais avec le temps. Car ce qui s'accomplit dans le temps suit ou précède un certain temps, il suit le passé et précède l'avenir; or avant le monde il ne pouvait exister aucun temps passé, parce qu'il n'existait aucune créature dont les mouvements eussent déterminé le cours du temps. Or le monde a été créé avec le temps, puisque le mouvement a commencé avec le monde ; comme l'indique l'ordre même des six ou sept premiers jours, où sont désignés le matin et le soir jusqu'à ce que l'oeuvre des six jours soit accomplie, et que le septième nous annonce le grand mystère du repos de Dieu. Quelle est la nature de ces jours, c'est ce qui est inexplicable, incompréhensible peut-être. [11,7] Car nous voyons que nos jours ordinaires n'ont de soir que par le coucher du soleil, et de matin que par son lever. Or les trois premiers jours se sont écoulés sans soleil : le soleil, suivant l'Écriture, fut créé le quatrième jour. Il est vrai qu'elle nous raconte la lumière faite à l'origine par la parole de Dieu, et Dieu la séparant des ténèbres; appelant la lumière, jour, et les ténèbres, nùit. Mais quelle était cette lumière, par quel mouvement d'alternative accomplissait-elle le soir et le matin, c'est ce qui se dérobe à nos sens; nous ne saurions comprendre ce qui en est, et néanmoins nous le devons croire sans hésitation. En effet, ou il s'agit d'une lumière corporelle, soit qu'elle réside dans les régions supérieures du monde, loin de mes regards, soit que plus tard elle ait allumé le soleil ; ou cette expression désigne la Cité sainte, la Cité des saints anges et des esprits bienheureux, «cette Jérusalem d'en haut, dit l'Apôtre, notre mère éternelle dans les cieux." — "Vous êtes tous enfants de lumière, dit-il ailleurs, et enfants du jour. Nous ne sommes pas les fils de la nuit et des ténèbres.» Ce jour toutefois a comme son soir et son matin; car en, comparaison de la science du Créateur, la science de la créature est, pour ainsi dire, un soir. Elle est lumière, elle est matin, quand elle se rapporte à la gloire, à l'amour du Créateur; et elle ne décline point vers la nuit, tant que le Créateur n'est pas abandonné pour la créature. Enfin l'Écriture, énumérant par ordre ces jours de la création, ne se sert jamais de l'expression de nuit. Elle ne dit nulle part : La nuit fut. — Mais : «du soir et du matin se fit un jour.» Ainsi du second jour et des autres. Car la connaissance de la créature est en elle-même plus pâle que lorsqu'elle se connaît dans la sagesse de Dieu, comme dans l'art d'où elle émane. Aussi le nom de soir lui paraît-il mieux convenir que le nom de nuit : toutefois, je le répète, quand elle se rapporte à la gloire et à l'amour du Créateur, cette connaissance se transforme en matin. Et quand elle procède ainsi, dans la connaissance de soi-même, c'est un jour; dans la connaissance du firmament, intermédiaire des eaux supérieures et inférieures, appelé ciel, c'est le second jour; dans la connaissance de la terre et de la mer, et de tous les végétaux attachés à la terre par leurs racines, c'est le troisième jour; dans la connaissance des deux flambeaux de ce monde, et de tous les corps célestes, c'est le quatrième jour; dans la connaissance de tous les animaux, oiseaux ou poissons nés des eaux, c'est le cinquième jour; dans la connaissance de tous les animaux terrestres et de l'homme lui-même, c'est le sixième jour. [11,8] Mais lorsqu'au septième jour qu'il sanctifie, Dieu se repose de ses oeuvres, faut-il lui attribuer puérilement une fatigue de manoeuvre, à lui qui a parlé, et dont la parole intelligible et éternelle, sans succession de temps et de syllabes, a fait toutes choses? Non; le repos de Dieu, c'est le repos de ceux qui se reposent en Dieu; comme la joie de la maison est la joie de ceux qui se réjouissent dans la maison, quoique tout autre objet que la maison leur inspire cette joie. Que si la beauté de cette maison rend joyeux ses habitants, n'est-ce pas raison de l'appeler joyeuse, et non seulement en vertu de cette locution qui prend le contenant pour le contenu, quand, par exemple, l'on dit : «Le théâtre applaudit;» — «les prairies mugissent au lieu de : "Les spectateurs applaudissent au théâtre; — les boeufs mugissent dans les prairies"; — mais suivant cette figure qui désigne l'effet par la cause efficiente; ainsi, une lettre joyeuse, c'est-à-dire, la joie qu'elle donne à ses lecteurs. C'est donc avec une parfaite convenance que le texte sacré nous représente dans le repos de Dieu le repos de tous ceux qui se reposent en lui, et dont il fait lui-même le repos. Et c'est aussi, pour les hommes en faveur desquels ce livre prophétique est dicté, la promesse du repos éternel en Dieu; repos qui les attend après les bonnes oeuvres que Dieu opère en eux et par eux, si dès ici-bas ils approchent de lui par la foi. Repos figuré par celui du sabbat, que la loi imposait à l'antique peuple de Dieu ; mais je reviendrai plus tard sur ce point. [11,9] Maintenant, puisque j'aborde la naissance de la Cité sainte, en commençant par les saints anges, glorieuse élite de cette Cité, dont le bonheur n'a jamais connu l'amertume de l'exil, je veux, avec l'assistance de Dieu, demander aux divins témoignages toutes les lumières possibles sur ce sujet. Quand les saintes Lettres parlent de la création du monde, elles n'établissent pas clairement l'ordre ou même le fait de la création des anges. Mais, s'ils ne sont pas oubliés, l'Écriture les désigne ou par le nom de ciel, quand elle dit : «Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre» ou par «la lumière» dont je viens de parler. Or il est impossible qu'ils soient passés sous silence, puisque, d'une part, il est écrit que le septième jour Dieu se reposa de tous ses ouvrages, et que, d'autre part, le livre débute ainsi : «Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre;» c'est-à-dire qu'avant le ciel et la terre, il n'a rien fait. Donc, puisqu'il a commencé par le ciel et la terre, et que cette terre primitive, ajoute l'Ecriture, était invisible et confuse, les ténèbres, en l'absence de la lumière, couvrant l'abîme, le chaos de la terre et des eaux; car, où la lumière n'est pas, il faut que les ténèbres soient; puisque toutes choses enfin se sont ordonnées à mesure de leur création, oeuvre accomplie en six jours : comment les anges seraient-ils oubliés, comme s'ils ne faisaient point partie de ces ouvrages dont Dieu se repose le septième jour? Or, que les anges soient l'ouvrage de Dieu, c'est un fait qui n'est point omis ici, quoiqu'il ne soit pas énoncé en termes précis ; mais ailleurs l'Écriture sainte l'atteste à haute voix. Le cantique des trois jeunes hommes dans la fournaise, qui débute en ces termes : «Ouvrages du Seigneur, bénissez tous le Seigneur, comprend les anges dans l'énumération de ses oeuvres. Et dans ce psaume : «Du haut des cieux louez le Seigneur, louez-le dans les hauteurs. Vous, ses anges, vous, ses puissances, bénissez-le. Publiez ses louanges, soleil et lune; et vous, étoiles et lumière, glorifiez-le; cieux des cieux, eaux élevées au-dessus des cieux, glorifiez le nom du Seigneur ; car il a parlé, et tout a été fait ; il a commandé, et tout a été créé. Ainsi les anges sont évidemment les ouvrages de Dieu; la parole divine le déclare, lorsque, les ayant énumérés entre toutes les créatures célestes, elle dit de l'ensemble : «Dieu a parlé, et tout a été fait.» Or, qui oserait prétendre que la création des anges est postérieure à l'oeuvre des six jours? Que si l'on s'attache à cette opinion insensée, l'Écriture nous présente pour la confondre la même autorité, celle de Dieu quand il dit : «A l'instant où les astres furent créés, tous mes anges me glorifièrent à haute voix.» Ainsi les anges étaient déjà quand les astres parurent. Ils parurent le quatrième jour. Fixerons-nous donc au troisième jour la création des anges? Loin de nous! Ne savons-nous pas l'emploi de ce jour? La terre et les eaux sont séparées, et ces deux éléments se partagent les genres et espèces distincts : la terre produit tout ce qui s'attache à son sein par racines. Remonterons-nous au second jour? Non; car, en ce jour, le firmament s'étend entre les eaux supérieures et les inférieures, et reçoit le nom de ciel; et c'est dans ce firmament que les astres apparaissent le quatrième jour. Si donc les anges prennent rang dans l'oeuvre des six jours, ils sont assurément cette lumière appelée jour, et non pas le premier jour, mais un seul jour pour en recommander l'unité. Et le second jour, le troisième et les suivants ne sont pas d'autres jours ; mais ce jour unique, répété pour accomplir le nombre six ou sept, nombre qui figure l'ordre de la connaissance en tant qu'elle se rapporte à l'oeuvre ou au repos de Dieu. En effet, quand Dieu dit : "Que la lumière soit et la lumière fut,» s'il est raisonnable d'entendre par cette lumière la création des anges, ils ont certainement été créés participants de cette lumière éternelle, qui est la sagesse même de Dieu, sagesse immuable créatrice de toutes choses, et que nous appelons le fils unique de Dieu. Illuminés de cette lumière qui les crée, ils deviennent lumière et sont appelés jour par la participation de cette lumière et de ce jour immuable, Verbe de Dieu, leur créateur et le créateur de l'univers. Car la vraie lumière qui éclaire tout homme venant au monde, éclaire aussi tout ange pur afin qu'il soit lumière, non en lui-même, mais en Dieu dont il ne saurait se détourner sans devenir impur, à l'exemple de ces esprits déréglés qui, retranchés de la participation de l'éternelle lumière, cessent d'être lumière dans le Seigneur pour devenir ténèbres en eux-mêmes: le mal, en effet, n'est point une substance : c'est la perte du bien qui s'appelle mal. [11,10] Il n'est donc qu'un seul bien, simple, et par conséquent seul immuable, Dieu. Ce bien est le créateur de tous les autres biens, non simples et par conséquent muables. Ces biens, dis-je, il les a créés, il les a faits, et non pas engendrés; car ce que le bien simple engendre est simple comme lui, le même être que lui; c'est le Père et le Fils, et tous deux, avec l'Esprit saint, un seul Dieu. Et cet Esprit du Père et du Fils, s'approprie exclusivement, dans les saintes Lettres, le nom de Saint-Esprit. Il est autre que le Père et le Fils, parce qu'il n'est ni le Père, ni le Fils; et je dis autre, et non pas autre chose, car il est simple aussi; il est aussi ce bien immuable et éternel. Et cette trinité est un seul Dieu; elle n'en est pas moins simple pour être trinité; car nous ne faisons pas consister la simplicité substantielle de ce bien dans l'unité des personnes, et nous ne réduisons pas la Trinité, comme les partisans de Sabellius, à n'être qu'un nom sans subsistance de personnes; mais ce bien, nous le disons simple parce qu'il est ce qu'il a, sauf les relations des personnes. Car le Père a un Fils, et toutefois il n'est pas Fils; et le Fils a un Père, et il n'est pas Père. Or, en ce qui s'affirme de lui sans rapport à un autre, il est ce qu'il a. Ainsi, comme la vie en soi et sans relation s'affirme de lui, il est la vie même qu'il a. C'est pourquoi on dit qu'il est une nature simple ; car, pour lui, ce n'est pas avoir que de pouvoir perdre; il a, et ce qu'il a n'est autre que lui. Le vase n'est pas sa liqueur, le corps sa couleur, l'air sa lumière ou sa chaleur, l'âme sa sagesse. Rien de tout cela n'est ce qu'il a. Tout cela peut donc être privé de ce qu'il a ; tout cela peut changer, recevoir de nouvelles habitudes, des qualités nouvelles. Ainsi, le vase perdra le liquide dont il est plein, le corps sa couleur; les ténèbres et le froid peuvent envahir l'air, la démence s'emparer de l'âme. Il est vrai que le corps incorruptible, promis aux saints dans la résurrection, sera revêtu d'une qualité inamissible; mais la substance corporelle permanente est distincte de l'incorruptibilité même; car cette qualité est tout entière en chaque partie du corps ; elle n'est pas dans l'une ou dans l'autre plus grande ou plus petite; une partie n'est pas plus incorruptible que l'autre; or le corps est plus grand dans son tout que dans sa partie, et malgré l'inégalité de ses parties, la plus petite n'est pas moins incorruptible que la plus grande. Autre chose est donc le corps qui n'est pas tout entier en chaque partie de lui-même, autre chose l'incorruptibilité qui est tout entière en chacune de ses parties, car toutes les parties du corps incorruptible, inégales entre elles, sont égales en incorruptibilité. Et, par exemple, moindre que la main, le doigt n'est pas moins incorruptible qu'elle. La main et le doigt sont inégaux ; mais l'incorruptibilité de la main et du doigt est égale. Ainsi, quoique l'incorruptibilité soit inséparable du corps incorruptible, autre chose est la substance qui donne au corps son nom, autre chose la qualité qui le rend incorruptible. Et, par conséquent, il n'est pas ce qu'il a. Et l'âme elle-même éternellement sage quand l'heure sera venue de l'éternelle délivrance, l'âme n'aura cette sagesse que par la participation de la sagesse immuable qui n'est pas elle. Quand, en effet, l'air ne serait jamais déshérité de la lumière qui le pénètre, il n'en faudrait pas conclure son identité avec la lumière dont il est éclairé. Or ce que je dis n'implique nullement que l'âme soit un air subtil, comme plusieurs l'ont pensé, faute de concevoir une nature incorporelle. Ici néanmoins, malgré l'extrême différence des objets, se produit une singulière analogie, et l'on peut dire sans inconvenance, que l'âme incorporelle s'éclaire de la lumière incorporelle et simple de la sagesse de Dieu, comme le corps de l'air est éclairé par la lumière corporelle. Et comme l'air délaissé de la lumière s'obscurcit (car ce qu'on appelle, dans l'étendue corporelle, ténèbres, n'est autre chose que l'air privé de lumière), ainsi l'âme devient obscure quand la lumière de la sagesse se retire. L'on appelle donc simple l'être vraiment et souverainement divin, en qui la qualité n'est pas autre chose que la substance, et qui ne doit qu'à lui-même sa divinité, sa sagesse et sa béatitude. Les saintes Écritures, il est vrai, appellent l'esprit de sagesse «multiple,» parce qu'il a beaucoup en lui ; mais il est tout ce qu'il a, et tout cela n'est que lui. Car il n'y a pas plusieurs sagesses; la sagesse est une; elle renferme les trésors immenses et intinis, les raisons invisibles et immuables de ses oeuvres rouables et visibles. Dieu n'a rien fait sans connaissance, ce qui ne se pourrait même dire avec justice du moindre artisan humain. Or, s'il a tout fait avec connaissance, il n'a fait assurément que ce qu'il a connu. Et de là une conséquence merveilleuse et pourtant véritable : ce monde ne saurait être connu de nous, s'il n'était; mais, s'il n'était connu de Dieu, il ne saurait être. [11,11] Ainsi donc, en aucune manière et en aucun temps, les esprits que nous appelons anges n'ont commencé par être ténèbres; mais à l'instant même de leur création ils ont été lumière; créés non pour être ou vivre simplement, mais encore illuminés, pour vivre sages et heureux. Plusieurs, se détournant de cette lumière, ont été déshérités de la vie par excellence, la vie sage et heureuse, qui n'est autre que la vie éternelle avec la confiance et la certitude de son éternité; mais ils ont conservé la vie raisonnable, quoique déchus de la sagesse, et ils ne sauraient la perdre quand même ils le voudraient. Or, dans quelle mesure, avant leur péché, étaient-ils participants de cette sagesse, qui pourrait le décider? Ont-ils joui d'une participation égale à celle des autres qui trouvent la vérité et la plénitude du bonheur dans l'infaillible assurance de son éternelle durée? Oserons-nous le dire, s'il est vrai qu'une participation égale leur eût donné cette certitude, qui les aurait maintenus dans l'éternelle félicité? Car quelle que soit la durée de la vie, elle ne saurait être appelée éternelle, si elle doit avoir une fin. Or c'est à la vie qui n'a point de fin qu'appartient le nom de vie éternelle. Ainsi, quoique le bonheur ne soit pas la conséquence nécessaire de l'éternité (le feu vengeur ne doit-il pas être éternel?), cependant, si la véritable et parfaite béatitude a besoin de l'éternité, telle n'était pas la béatitude de ces anges, puisque, à leur insu ou non, elle ne devait pas être éternelle. S'ils le savaient, la crainte; s'ils l'ignoraient, l'erreur ne leur permettait pas d'être heureux. Si leur ignorance, partagée entre l'incertitude et l'erreur, demeurait dans un parfait équilibre de doute sur la durée éternelle ou passagère de leur félicité, ce doute lui-même était incompatible avec cette pleine et souveraine béatitude que nous attribuons aux saints anges. Car nous ne resserrons pas cette expression de béatitude dans les termes d'une signification tellement restreinte que nous la réservions pour Dieu seul. Il est vrai qu'en Dieu la vie est si parfaitement heureuse qu'il ne saurait exister une félicité plus grande que la sienne. Et au prix de cette félicité, celle des anges, si parfaite qu'elle soit, aussi parfaite qu'elle puisse être dans les anges, qu'est-elle? Est-elle quelque chose? [11,12] Mais, en tant qu'elle touche la créature raisonnable ou intellectuelle, nous ne croyons pas que cette félicité appartienne exclusivement aux anges. Eh! qui oserait nier le bonheur des premiers hommes, dans le paradis, avant le péché, quoique la durée de leur félicité éternelle on passagère leur fût inconnue? Elle était éternelle s'ils n'eussent péché. Et aujourd'hui même nous pouvons, sans témérité, dire heureux les fidèles que nous voyons vivre dans la justice et la piété, avec l'espoir de l'immortalité future, la conscience libre des ravages du crime, aisément pardonnés des faiblesses humaines par la divine miséricorde. Et cependant, sûrs du prix de leur persévérance, ils ne le sont pas de leur persévérance même. Quel homme, en effet, peut répondre de sa persévérance finale dans la voie et l'exercice de la justice, s'il n'en obtient la certitude par quelque révélation de Celui qui, dans la profondeur secrète de ses jugements, ne révèle pas toujours, mais ne trompe jamais? Or, quant aux jouissances présentes, le premier homme dans le paradis était plus heureux que le juste, quel qu'il soit, dans cette infirmité mortelle, mais, quant à l'espérance des joies futures, plus heureux au milieu de tous les supplices, l'homme infailliblement sûr de contempler à jamais dans la bienheureuse société des anges les perfections divines; oui, plus heureux que le premier homme, incertain de sa chute, au sein des délices du paradis. [11,13] Ainsi il est évident que l'union de deux circonstances fait la béatitude, légitime désir de tout être intelligent : jouir sans aucun trouble du bien immuable, de Dieu même, et, loin du doute qui hésite, loin de l'erreur qui abuse, être assuré d'une jouissance éternelle. Nous croyons d'une foi pieuse que cette félicité est celle des anges de lumière, et la raison nous fait conclure que, même avant leur chute, elle n'était point le partage des anges prévaricateurs, que leur perversité a privés de cette lumière. Cependant on ne peut leur refuser une certaine félicité sans prescience, s'ils ont vécu avant le péché. Que s'il semble dur de croire qu'à l'instant de la création des anges, les uns n'aient pas reçu la prescience de leur persévérance ou de leur chute, et les autres aient connu de science certaine l'éternité de leur béatitude ; si l'on veut que tous aient été créés dans une égale félicité, où ils sont demeurés, jusqu'à ce que les anges aujourd'hui mauvais fussent déchus, par leur volonté propre, de cette lumière de bonté; assurément il est beaucoup plus dur de penser que les saints anges soient maintenant encore dans l'incertitude sur l'éternité de leur bonheur, et qu'ils ignorent d'eux-mêmes ce que nous en pouvons savoir par les saintes Écritures. Car est-il un chrétien catholique qui ne sache qu'à l'avenir il ne sortira des bons anges aucun démon nouveau, comme nul ancien ne rentrera dans leur société? Or la vérité promet dans l'Évangile aux saints et aux fidèles qu'ils seront égaux aux anges de Dieu; elle leur promet encore qu'ils entreront dans la vie éternelle. Si nous sommes certains de ne jamais déchoir de cette immortelle félicité, et si les anges ne le sont pas, il n'y a plus égalité : la supériorité nous appartient. Mais comme la vérité, qui ne trompe pas, promet l'égalité, ils sont indubitablement certains de l'éternité de leur bonheur; et comme cette certitude manquait aux autres, car l'éternité est étrangère à un bonheur assuré de finir, il faut conclure ou que la condition des anges n'était pas égale, ou, du moins, que les bons n'ont reçu qu'après la chute des autres la connaissance certaine de leur éternelle félicité. Mais, dira-t-on peut-être, cette parole du Seigneur dans l'Évangile : «Le diable était homicide dès le commencement,» et il n'est point demeuré dans la vérité, ne doit pas limiter son crime au commencement du genre humain, à l'instant où l'homme créé devint sa dupe et sa victime; non, c'est lui qui, dès son principe, infidèle à la vérité, retranché de la bienheureuse société des saints anges, obstiné dans sa révolte contre son Créateur, lève une tête superbe, fier de cette puissance privée qui le trompe lui-même, séducteur abusé, car il ne saurait fuir la main du Tout-Puissant. Et comme il n'a pas voulu demeurer, par une pieuse soumission, ce qu'il est en vérité, il aspire, dans l'aveuglement de son orgueil, à passer pour ce qu'il n'est pas. Et tel est le sens de cette parole de l'apôtre Jean : «Le diable pèche dès le commencement; c'est-à-dire que, dès l'instant de sa création, il a rejeté la justice qui ne se peut garder sans une volonté pieuse et soumise à Dieu; sentiment bien éloigné de l'hérésie des manichéens et autres fléaux, qui attribuent au diable une substance propre de mal, qu'il tire d'un principe contraire. Insensés! ils admettent avec nous l'autorité de cette parole évangélique, sans s'apercevoir que le Seigneur ne dit point : «Le diable fut étranger à la vérité,» mais «n'est pas demeuré dans la vérité.» Sa déchéance de la vérité n'est-elle pas évidente? S'il y fût demeuré, il y participerait encore dans les éternelles joies des saints anges. [11,14] Or le Seigneur, comme s'il répondait à notre question : Pourquoi le diable n'est pas demeuré dans la vérité, ajoute en preuve : "Car la vérité n'est pas en lui". Elle serait en lui s'il était demeuré en elle. Locution singulière: comme si la cause de sa déchéance de la vérité était que la vérité n'est pas en lui, tandis qu'au contraire, si la vérité n'est pas en lui, c'est qu'il n'est pas demeuré dans la vérité. Cette locution se retrouve dans ce psaume : «J'ai crié, mon Dieu, parce que vous m'avez exaucé,» tandis qu'il semblerait naturel de dire : «Vous m'avez exaucé, mon Dieu, parce que j'ai crié.» Mais quand le prophète dit : J'ai crié, c'est comme s'il appelait la miséricorde de Dieu en témoignage de son invocation : La preuve que j'ai crié, c'est que vous m'avez exaucé. [11,15] Et quant à cette parole de Jean : «Le diable pèche dès le commencement,» l'hérésie ne comprend pas que, si le péché est naturel, il n'y a plus péché. Mais que répondre aux témoignages prophétiques, soit que, désignant le diable sous la figure du prince de Babylone, Isaïe demande : «Comment est tombé Lucifer, qui se levait le matin? soit qu'Ézéchiel s'écrie : «Tu étais dans les délices du divin paradis, ton vêtement resplendissait de pierreries.» Il fut donc quelque temps sans péché, car le prophète ajoute expressément : "En tes jours tu as marché sans tache." Si l'on ne peut donner à ces paroles un sens plus convenable, il faut donc entendre également par celles-ci : «Il n'est pas demeuré dans la vérité,» qu'il était dans la vérité, mais qu'il n'y est pas demeuré. Et par cette expression : «Le diable pèche dès le commencement,» il ne faut pas entendre qu'il pèche dès l'instant de sa création, mais dès le principe de son orgueil. Et quand nous lisons encore au livre de Job : "C'est le début de son oeuvre; Dieu l'a créé pour le livrer à la risée des anges"; et ces expressions semblables du psaume : «Ce dragon, que vous avez formé pour servir de jouet,» il ne faut pas en conclure que tel ait été l'objet de sa création, et non le châtiment légitime de son péché. Il est donc l'oeuvre primitive du Seigneur; car il n'est point, au plus bas de l'échelle des êtres, d'insecte si vil qui ne sorte des mains de Celui d'où dérive toute mesure, toute beauté, tout ordre, indispensables bases de toute conception, de toute pensée. Et comment ne serait-il pas l'auteur de la créature angélique que l'excellence de sa nature élève au-dessus des autres ouvrages de Dieu? [11,16] Car entre les êtres qui sont d'une certaine manière et ne sont pas ce qu'est Dieu leur Créateur, on préfère ceux qui ont la vie à ceux qui ne l'ont pas, ceux qui ont la faculté de la génération, ou même du désir, à ceux qui manquent de cette faculté; et, parmi les êtres vivants, on préfère les sensibles aux insensibles, les animaux aux arbres ; et parmi les sensibles, les intelligents aux non intelligents, les hommes aux brutes: et parmi les intelligents, les immortels aux mortels, les anges aux hommes. Mais cet ordre de préférence est celui de la nature. Il en est un autre fondé sur une estime dépendante de l'usage. Ainsi nous préférons certains objets insensibles à des êtres sensibles, tellement que, si la puissance était en nos mains, nous voudrions retrancher ces derniers de la nature, soit par ignorance du rang qu'ils tiennent, soit plutôt par amour de notre commodité. Qui n'aimerait mieux avoir chez soi du pain que des rats, et des écus que des puces? Et faut-il s'en étonner, quand l'estime des hommes eux-mêmes, dont la nature est si noble, met un prix plus cher à l'acquisition d'un cheval que d'un esclave, d'une pierre précieuse que d'une servante? Aussi la vérité établit une grande distance entre la liberté et la raison, la nécessité du besoin et la volupté du désir. La raison veut apprécier l'objet dans sa nature et son ordre, et la nécessité ne connaît d'autre guide que son intérêt; la raison ne cherche que ce qui apparaît comme vrai à la lumière intellectuelle. La volupté s'en tient à l'agréable, qui flatte les sens corporels ; mais le poids de la volonté et de l'amour a tant de force dans les êtres raisonnables, que, malgré la supériorité des anges sur les hommes dans l'ordre de la nature, la loi de justice assure aux hommes vertueux la supériorité sur les mauvais anges. [11,17] C'est donc la nature et non la malice du démon que l'Écriture considère, lorsqu'elle dit : «Il est le commencement de l'oeuvre de Dieu;» car il est indubitable qu'une nature sans vice soit antérieure au vice qui la corrompt. Or, le vice est contre la nature et il ne peut que nuire à la nature. Ce ne serait donc pas un vice de se retirer de Dieu, s'il n'était plus conforme à la nature d'être avec Dieu. La malice même de la volonté est donc un puissant témoignage de la bonté de la nature. Mais, comme Dieu est le créateur souverainement bon des natures bonnes, il est l'ordonnateur souverainement juste des volontés mauvaises; leur malice fait un mauvais usage de la bonté de la nature, et il en fait un bon de la malice des volontés. Il a donc voulu que le diable, bon au sortir des mains de Dieu, et devenu mauvais par sa volonté propre, rélégué aux régions inférieures, serve de jouet aux anges; c'est-à-dire que les tentations qu'il sème sous les pas des saints tournent à leur avantage. Or, en le créant, Dieu n'ignorait pas sa malice future, et prévoyait tout le bien que lui-même saurait tirer de ce désordre. C'est pourquoi le Psalmiste dit : «Ce dragon que vous avez créé pour servir de jouet.» Évidemment, quand sa bonté le créait bon, il avisait déjà, dans sa prescience, quel usage il ferait de l'être déchu. [11,18] Car Dieu n'aurait pas créé un seul ange, que dis-je ? un seul homme dont il eût prévu la dépravation, s'il n'eut tout à la fois connu comment il les ferait servir aux intérêts des justes, relevant ainsi par l'antithèse le sublime poème des siècles. C'est en effet un des plus beaux ornements du discours que l'antithèse, en latin opposition, ou plus exactement contraste. L'usage n'a pas autorisé chez nous l'expression d'antithèse, quoique la figure elle-même soit l'un des ornements habituels de la langue latine ou plutôt de toutes les langues du monde. C'est par l'antithèse que, dans sa seconde Épître aux Corinthiens, l'apôtre Paul relève agréablement sa pensée quand il dit: «Nous saisissons les armes de la justice à droite et à gauche, dans la gloire et la bassesse, dans l'infamie et la bonne renommée, comme séducteurs, et cependant témoins de la vérité; comme ignorés, et qui nous ignore? comme mourants, et ne vivons-nous pas? châtiés et non détruits ; tristes et toujours dans la joie; pauvres et enrichissant plusieurs; n'avant rien et possédant tout.» Le rapprochement de ces contrastes met en relief la beauté du discours, et la beauté de l'univers ressort de cette éloquente opposition, non de paroles, mais de choses. C'est ce qui est clairement énoncé au livre de l'Ecclésiastique : «Le bien est contraire au mal, la mort à la vie, et le pécheur au juste. Contemple toutes les oeuvres du Très-Haut, toujours ainsi deux à deux, et l'une contraire à l'autre.» [11,19] L'un des avantages de l'obscurité même du texte sacré est de suggérer plusieurs sens également avoués de la vérité, et de les reproduire à la lumière de la connaissance. Les interprétations diffèrent ; l'intelligence des obscurités s'appuie du témoignage des passages clairs et qui n'admettent aucun doute; et soit que, dans cette diversité d'opinions, on découvre le vrai sens de l'auteur inspiré, soit qu'il demeure caché, on retire toujours quelque vérité de ces profonds abîmes. Or, suivant moi, il ne répugne nullement à l'oeuvre de Dieu que, par la lumière primitive, l'on entende la création des anges, et la séparation des bons et des impurs par ces paroles : «Dieu sépara la lumière et les ténèbres ; il nomma la lumière, jour, et les ténèbres, nuit.» Seul il a pu opérer cette séparation, celui qui, avant la chute des mauvais anges, a pu prévoir qu'ils tomberaient, et, privés de la lumière de la vérité, demeureraient éternellement dans leur ténébreuse superbe. Quant à ce jour et à cette nuit si connus, cette lumière et ces ténèbres apparentes, c'est aux deux flambeaux du ciel présents à nos sens qu'il confie leur séparation quand il commande ainsi : "Soient les astres dans le firmament du ciel, pour luire sur la terre et séparer le jour de la nuit." Et puis il ajoute : «Et Dieu fit deux grands astres, pour présider, le plus grand au jour, le moindre à la nuit, et il fit les étoiles, et il les éleva dans le firmament du ciel pour luire sur la terre, présider au jour et à la nuit, et séparer la lumière des ténèbres.» Mais cette lumière spirituelle, cette sainte société des anges, illuminée des splendeurs intelligibles de la vérité, qui l'a pu séparer des ténèbres ennemies, ces esprits pervers, ces mauvais anges détournés du soleil de justice, sinon celui pour qui le désordre à venir de la volonté, et non de la nature, n'a pu être ni un mystère, ni un doute? [11,20] Enfin ce qu'il ne faut point passer sous silence, c'est qu'après cette parole : «Que la lumière soit, et la lumière fut,» l'Écriture ajoute aussitôt : «Et Dieu vit que la lumière était bonne.» Or, elle ne parle pas ainsi quand il sépare la lumière et les ténèbres, quand il appelle la lumière, jour, et les ténèbres, nuit ; pour ne pas laisser croire qu'il eût sanctionné d'une même approbation ces ténèbres et cette lumière. Quant à ces irréprochables ténèbres, que les astres du ciel séparent de la lumière visible à nos yeux, l'Écriture ne constate qu'après leur séparation le témoignage de l'approbation divine : «Et Dieu les éleva dans le firmament du ciel pour luire sur la terre, présider au jour et à la nuit, séparer la lumière des ténèbres, et Dieu vit que cela était bon.» L'un et l'autre lui plut, parce que l'un et l'autre est sans péché. Mais quand il est dit : "Que la lumière soit, et la lumière fut", "Et Dieu vit que la lumière est bonne;" et aussitôt après : «Dieu sépara la lumière et les ténèbres; il appela la lumière jour, et les ténèbres nuit,» l'Écriture n'ajoute pas : «Et Dieu vit que cela était bon,» de peur que la bonté ne fût attribuée à l'un et à l'autre ; car l'un des deux est mauvais, par son propre vice et non par nature. Ici donc la lumière seule plaît au Créateur; quant aux ténèbres spirituelles, il les ordonne, mais ne les approuve pas. [11,21] Que faut-il donc entendre par ces paroles répétées à chaque création nouvelle ; «Dieu vit que cela était bon,» sinon l'approbation de l'oeuvre faite suivant l'art, qui est la sagesse de Dieu ? Or, ce n'est pas que Dieu attende la fin de son oeuvre pour en connaître la bonté; aucune de ses oeuvres n'existerait s'il ne l'eût connue bonne. Cette`connaissance seule le décide à créer, et quand il dit : Cela est bon; ce n'est pas pour l'apprendre, mais pour nous l'enseigner. Platon, plus hardi, prétend que Dieu tressaillit de joie, son oeuvre achevée. Platon n'est pas assez insensé pour croire que la nouveauté de la création ajoute à la béatitude divine, mais il a voulu montrer que le monde réalisé plut au suprême Artisan comme il lui avait plu dans son type idéal ; non que la science de Dieu soit susceptible d'aucun changement et reçoive une impression différente de ce qui a été, de ce qui est déjà, de ce qui n'est pas encore; qu'à notre manière, il porte son regard dans l'avenir, l'arrête sur le présent, le détourne vers le passé; Dieu voit d'une vue infiniment supérieure aux perceptions ordinaires de l'intelligence humaine. Sa pensée ne change pas dans le passage d'un objet à un autre; il voit immuablement : et tout ce que le temps développe, l'avenir qui n'est pas encore, le présent qui est déjà, le passé qui n'est plus, rien n'échappe à l'éternelle stabilité de sa présence. Il ne voit pas autrement des yeux, autrement de l'esprit, car il n'est pas composé d'âme et de corps ; il ne voit pas aujourd'hui autrement qu'il ne voyait hier, qu'il ne verra demain ; car sa science, à la différence de la nôtre, ne reçoit aucun changement de la mobilité du temps : «En lui point de changement, point de moment qui laisse une ombre.» Et il ne passe point d'une pensée à une autre; sous son regard incorporel, tout ce qu'il connaît est présent. Il connaît le temps, d'une connaissance indépendante du temps, comme il meut les choses temporelles d'un mouvement étranger aux mouvements temporels. Il voit que ce qu'il a fait est bon, où il a vu qu'il était bon de le faire. Et la vue de ce qu'il a fait n'ajoute rien à sa science, comme si elle eût été moindre avant qu'il eût fait ce qu'il voit; son oeuvre serait moins parfaite si la perfection de sa science recevait quelque surcroît de la vue de ses oeuvres. Or, s'il ne s'agissait que de nous faire connaître l'auteur de la lumière, il suffirait de dire : Dieu fit la lumière. S'il ne fallait que nous signaler l'instrument, c'était assez de cette parole : «Et Dieu dit : Que la lumière soit, et la lumière fut:» et nous saurions non seulement que Dieu l'a faite, mais encore qu'il l'a faite par son Verbe. Mais comme il était nécessaire de nous informer, touchant la créature, de cette triple circonstance ; par qui, comment, et pourquoi elle a été faite, nous lisons : Dieu dit Que la lu- mière soit, et la lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne. Si donc nous demandons l'auteur de la lumière Dieu; l'instrument : il dit : «Qu'elle soit, et elle fut; la raison : «parce qu'elle est bonne.» Et il n'est point d'artisan plus excellent que Dieu; ni d'art plus puissant que le Verbe de Dieu ; ni de raison meilleure que la bonté de l'oeuvre d'un Dieu bon. Et Platon aussi trouve cette raison fort juste qu'une oeuvre bonne émane d'un Dieu bon; soit qu'il l'ait lue dans les Écritures ou qu'il l'ait apprise de ceux qui l'y avaient lue, soit que la pénétration de son génie ait vu intellectuellement, par le miroir des réalités visibles, les perfections invisibles de Dieu, soit qu'il en eût été instruit par des sages, arrivés à cette hauteur de contemplation. [11,22] Toutefois cette raison de la création de tous les biens, la bonté de Dieu, raison si juste et si convenable, qui, attentivement considérée et méditée pieusement, met fin à toute discussion sur l'origine du inonde, cette raison, dis-je, échappe à certains hérétiques. Et pourquoi? Parce que notre fragile et défaillante mortalité, juste supplice du péché, est affligée de mille accidents contraires; le feu, le froid, la férocité des brutes. Et ce qu'ils ne voient pas, c'est l'excellence de chaque chose dans son milieu naturel, et l'admirable ordonnance de toutes, et le contingent de beauté dont elles enrichissent, chacune en particulier, la république universelle, et l'utilité qu'elles nous procurent, si nous savons en faire un usage légitime et éclairé; en sorte que les poisons mêmes, pernicieux par disconvenance, convenablement employés deviennent de salutaires remèdes. Et voyez, d'autre part, comme les objets les plus agréables, la nourriture, le breuvage, la lumière se dépravent par l'abus et l'inopportunité de la jouissance. C'est ainsi que la Providence divine nous avertit de ne pas jeter sur les choses un blâme téméraire, mais d'en rechercher attentivement l'utilité. Si elle se dérobe à la faiblesse de notre esprit ou de l'esprit humain, il faut croire qu'elle est cachée, comme l'étaient tant d'autres vérités dont à peine nous avons pénétré le mystère : car cette obscurité même est l'épreuve de l'humilité ou la mortification de l'orgueil. Mais, en réalité, nulle part le mal n'est une substance; il n'est qu'une privation du bien ; et, de la terre au ciel, du visible à l'invisible, il est des biens meilleurs que d'autres; inégaux entre eux, afin qu'ils soient tous. Mais Dieu, grand ouvrier dans les grandes choses, ne l'est pas moins dans les petites; et ce n'est point à leur grandeur presque nulle qu'il faut mesurer ces petites choses, mais à la sagesse de leur auteur. Retranchez, par exemple, à l'homme extérieur l'un de ses sourcils, combien peu y perdra son corps; combien y perdra sa beauté? car elle ne consiste pas dans la grandeur, mais dans l'égalité et la proportion des organes. Faut-il donc s'étonner que ceux qui croient à l'existence d'une nature mauvaise, engendrée d'un principe indépendant et ennemi, refusent de reconnaître la bonté de Dieu pour la cause de la création, persuadés au contraire qu'il n'a élevé qu'à la dernière extrémité ces remparts du monde contre la révolte du mal, et mêlé à la nature du mal, pour le réprimer et le vaincre, la bonté de sa nature qu'il engage dans la plus honteuse corruption, dans les plus cruelles chaînes; jaloux du moins de faire à son ennemi une prison de cette partie de lui-même qu'il ne peut affranchir de la servitude et de la honte. Non, les manichéens ne tomberaient pas dans cet excès de déraison, ou plutôt dans ce délire, s'ils avaient une croyance vraie, et de la nature de Dieu et de la nature de l'âme : l'une immuable, incorruptible, inaltérable ; l'autre qui a pu changer par l'abus de sa volonté; que le péché a pu corrompre et priver ainsi de la lumière de l'immuable vérité ; créature de Dieu et non partie de Dieu; nature infiniment éloignée des perfections de la nature divine : — telle serait leur croyance, s'ils avaient la santé de la foi. [11,23] Mais ce qui doit beaucoup plus nous étonner, c'est que plusieurs, convenant avec nous d'un principe unique de toutes choses, et comme nous convaincus que nulle nature, autre que Dieu, ne peut avoir que lui pour auteur, refusent une bonne et simple créance à cette raison si bonne et si simple de la création : Bonté de Dieu, cause de tous biens ; — biens autres que Dieu, inférieurs à Dieu ; biens toutefois qui ne peuvent être l'ouvrage que d'un Dieu bon. Mais, disent-ils, les âmes, créatures et non parties de Dieu, ont péché en s'éloignant de leur Créateur ; échelonnées du ciel à la terre à divers intervalles, suivant la diversité de leurs crimes, elles ont mérité différentes chaînes corporelles : tel est le monde, telle est la cause de la création du monde; ce n'est point la production d'un bien, mais la répression du mal. Ici Origène encourt une juste censure : lisez ses livres des Principes, voilà ce qu'il pense, voilà ce qu'il écrit. En vérité, mon étonnement est au-dessus de toute expression. Quoi! un homme si savant, si profondément versé dans les saintes lettres, ne voit pas combien cette opinion répugne à l'autorité formelle de l'Écriture, qui, ajoutant après chaque création particulière : «Et Dieu vit que cela était bon,» et après l'oeuvre entière accomplie : «Et Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et tout cela était très bon ;» n'assigne évidemment à la création du monde que cette seule raison, c'est-à-dire qu'une oeuvre bonne devait sortir des mains d'un Dieu bon. Sans le péché, le monde ne serait orné et rempli que de natures bonnes; et cependant, malgré le péché, tout n'est pas envahi par le péché, car le plus grand nombre des esprits célestes est demeuré dans l'ordre de sa nature. Et la volonté mauvaise, pour s'être affranchie de cet ordre, n'a pas su néanmoins se soustraire aux lois de la justice de Dieu, qui ordonne tout au bien. L'univers, avec les pécheurs, est comme un tableau avec ses ombres; une perspective convenable en développe les beautés, quoiqu'il n'y ait que laideur dans les teintes ténébreuses, considérées en elles-mêmes. Et puis, s'il était vrai que le monde n'eût été fait que pour opérer la réclusion des âmes dans la prison des corps en expiation de leurs crimes ; les moins coupables recevant des corps plus subtils et plus légers, — et les autres, des corps plus grossiers et plus lourds, — comment Origène et ses partisans ne remarquent-ils pas que les démons, dont la perversité est au-dessus de tout, auraient dû, plutôt que les hommes même pervers, recevoir ces corps de terre, dont la bassesse, dont la pesanteur est au-dessous de tout? Cependant, pour nous apprendre à ne pas peser les mérites des âmes sur la qualité des corps, le plus méchant des êtres, le démon a un corps subtil, et l'homme méchant il est vrai, mais d'une malice infiniment moins profonde, que'dis-je? avant son péché même, l'homme est revêtu d'un corps d'argile. Et quoi de plus insensé que de prétendre que ce soleil unique dans ce monde unique, n'a pas été destiné par la providence de l'Artisan suprême à l'ornement et à l'utilité de la création corporelle, mais qu'une âme en péchant a mérité une telle prison? Et par conséquent, si, non pas une âme, mais deux, mais dix, mais cent, eussent commis le même péché, cent soleils resplendiraient en ce monde. Ainsi ce n'est point l'ineffable sagesse qui, pour l'ornement et l'utilité de la création, en a décidé autrement; c'est l'immense prévarication d'une âme qui lui a valu le privilége d'un tel corps. Mais quoi! s'agit-il donc du désordre de ces âmes dont ils parlent sans savoir ce qu'ils disent? et ne s'agit-il pas plutôt de leur propre égarement, si loin de la vérité; désordre qui voudrait aussi des liens? Quant à cette triple circonstance signalée plus haut, question que chaque créature suggère : Quel est l'auteur? quel est l'instrument? quelle est la raison de sa création? Si l'on répond : Dieu, le Verbe est la Bonté de Dieu ; ces mystiques profondeurs nous rapprochent-elles de la Trinité même, Père, Fils et Saint-Esprit; ou bien est-il quelque passage de l'Écriture qui s'oppose à ce sentiment? C'est un point difficile, qui demanderait un long discours, et rien d'ailleurs ne nous presse de tout expliquer en un seul livre. [11,24] Nous croyons, nous maintenons, nous enseignons, comme un dogme de notre foi que le Père a engendré le Verbe, — c'est-à-dire la sagesse, créatrice de toutes choses, son Fils unique, un comme lui, éternel comme lui, souverainement bon comme lui, que le Saint-Esprit est ensemble l'Esprit du Père et du Fils, consubstantiel et coéternel à tous deux; trinité à cause de la propriété des personnes, un seul Dieu à cause de la divinité inséparable, et tout-puissant a cause de l'inséparable toute-puissance; et toutefois chaque personne en particulier est Dieu et tout-puissant, et toutes ensemble ne sont ni trois dieux ni trois tout-puissants ; tant est inséparable cette unité des trois personnes qui a voulu rendre d'elle-même ce témoignage. Mais le Saint-Esprit du Père souverainement bon et du Fils souverainement bon, en tant que commun à tous deux, peut-il être convenablement appelé la bonté de l'un et de l'autre ? Ici, je n'ose hasarder une opinion téméraire. Je dirais plutôt qu'il est la sainteté de tous deux, non pas en tant que qualité, mais en tant que substance et troisième personne dans la Trinité.Et ce qui m'amène à ce sentiment comme plus probable, c'est que, malgré l'unité du père et du Fils en tant qu'Esprit, malgré l'unité du Père et du Fils en tant que Saint, cette troisième personne toutefois est proprement appelée Esprit-Saint, comme la sainteté substantielle et consubstantielle de tous deux. Or, si la bonté divine n'est autre que la sainteté, c'est assurément le droit de la raison et non plus présomptueuse témérité de découvrir, sous le voile d'une expression obscure qui sollicite vivement notre intelligence, la secrète empreinte de la Trinité dans cette question que chaque créature nous suggère : Par qui, comment et pourquoi elle a été faite? Car, c'est le Père du Verbe qui dit : «Soit !» — Ce qui se fait quand il parle, c'est le Verbe qui le fait. Enfin : Dieu voit que cela est bon; ô preuve évidente que ni la nécessité ni un besoin de l'indigence, mais la bonté seule est la raison de l'oeuvre divine; Dieu l'a faite parce qu'elle est bonne; aussi n'est-ce qu'après sa création que l'Écriture la déclare bonne pour la montrer conforme à cette bonté qui est la raison de son existence. Et si, dans cette bonté, il est permis de voir le Saint-Esprit, voilà donc la Trinité tout entière qui se révèle à nous dans ses ouvrages. En elle, la Cité sainte, la sublime Cité des saints anges a son origine, sa beauté, sa béatitude. Demandez son auteur? c'est Dieu qui l'a créée; - l'auteur de sa sagesse ? c'est Dieu qui l'éclaire ; - l'auteur de sa félicité? c'est Dieu dont elle jouit ; Dieu, perfection de son être, lumière de sa contemplation, joie de sa fidélité; elle est, elle voit, elle aime ; elle vit dans l'éternité de Dieu; elle brille dans la vérité de Dieu ; elle jouit dans la bonté de Dieu. [11,25] Autant qu'il est permis d'en juger, tel est encore le principe de cette triple division de l'étude de la sagesse établie ou plutôt signalée par les philosophes; car assurément ils n'ont pas fait mais trouvé cette division en physique, logique, éthique, ou naturelle, rationnelle et morale, expressions synonymes usitées déjà dans les lettres latines : non qu'il s'ensuive qu'ils aient eu selon Dieu quelque soupçon de la Trinité ; quoique Platon, l'inventeur de cette division, ne reconnaisse que Dieu pour auteur de toute nature, pour dispensateur de l'intelligence et inspirateur de l'amour qui fait la bonté et le bonheur de la vie. Mais il est certain que, malgré la diversité des sentiments sur la nature des choses, sur la recherche de la vérité, sur le bien final où doivent tendre toutes nos actions, les spéculations des philosophes sont renfermées dans le cercle de ces trois ordres de questions : et quelle que soit sur chaque point en particulier la variété des systèmes et la dissidence des opinions, il est admis sans conteste que la nature a une cause, la science une méthode, la vie une loi. Et puis, chez tout artisan, trois circonstances concourent à l'accomplisement de son oeuvre : la nature, l'art, l'usage. La nature se reconnaît par le génie, l'art par l'instruction, l'usage par le fruit. Et je n'ignore pas qu'en réalité le fruit concerne la jouissance, l'usage, l'utilité : on jouit de l'objet qu'on aime pour lui-même; on use de celui qu'on aime dans un autre but. Il faut donc plutôt user que jouir des choses temporelles pour mériter la jouissance des éternelles. Les méchants veulent jouir de l'argent et user de Dieu ; loin d'employer l'argent pour Dieu, ils honorent Dieu pour l'argent. Toutefois, suivant le langage accoutumé, on use des fruits, on jouit de l'usage. Ne dit-on pas en effet les fruits de la terre? et cependant nous ne faisons qu'en user dans le temps. C'est donc en ce sens que je prends l'expression d'usage par rapport aux trois circonstances que j'ai signalées dans l'homme : la nature, la doctrine, l'usage. Et telle est l'origine de cette triple division, que les philosophes assignent à la science dont le but est d'atteindre la vie heureuse : division en naturelle à cause de la nature, en rationnelle à cause de la doctrine, en morale à cause de l'usage. Si donc nous étions nous-mêmes les auteurs de notre nature, nous serions aussi les pères de notre science, et n'aurions nul besoin d'enseignement : c'est-à-dire nul besoin de puiser, pour la recevoir, à une source étrangère; et notre amour, s'il n'avait d'autre principe et d'autre fin que nous, suffirait à notre bonheur ; le besoin d'un autre bien n'affligerait pas son indigence; mais comme notre être vient de Dieu, la vérité de notre science vient de son enseignement, et la vérité de notre bonheur, de l'intime effusion de son amour. [11,26] Et toutefois, bien inférieure à Dieu, que dis-je? infiniment distante de Dieu, ni coéternelle ni consubstantielle à Dieu ; de toutes ses oeuvres, celle qui, approchant le plus de sa nature, veut être réformée pour en approcher de plus près encore par la perfection, une image de Dieu est en nous, que nous reconnaissons, une image de la Trinité souveraine. Car nous sommes, et nous connaissons que nous sommes, et cet être, et cette connaissance, nous l'aimons. Or, en ces trois circonstances, aucune illusion ne nous abuse. Il n'en est pas ici comme des objets extérieurs que l'on ne peut atteindre sans l'intermédiaire des sens ; la couleur, par exemple, sans la vue; le son, sans l'ouie; les senteurs, sans l'odorat; les saveurs, sans le goût; la dureté ou la mollesse des corps, sans le toucher; toutes choses sensibles reproduites par des images fidèles, et toutefois incorporelles, dont notre pensée se saisit, que notre mémoire conserve et qui nous incitent au désir des réalités mêmes qu'elles retracent; mais ici, sans aucune illusion de l'imagination ou de la fantaisie, je suis, par moi-même très certain que je suis, que je connais et que j'aime mon être. Et cette certitude défie toutes les objections des académiciens. En vain ils me diront : Quoi donc! si tu te trompais? — Si je me trompe, je suis. Qui n'est pas, ne peut se tromper; donc je suis si je me trompe. Or, puisque je suis si je me trompe, comment me tromperais-je à croire que je suis, puisqu'il est certain que si je me trompe, je suis ? Donc, comme je serais moi qui me tromperais, quand même je me tromperais, toutefois en tant que je connais que je suis, indubitablement je ne me trompe point. Or, c'est une conséquence qu'en tant que je connais que je suis, je ne me trompe point. Car, de même que je connais que je suis, je connais aussi que je me connais. Et quand j'aime cet être et cette connaissance, j'ajoute à ce que je connais un troisième élément, mon amour, dont je suis également tertain. Car il n'est pas faux que j'aime, puisque ce que j'aime est certain, et, fût-il faux, il n'en serait pas moins vrai que j'aime une fausseté. Et comment serais-je légitimement repris d'aimer une fausseté, si cet amour même n'était pas une vérité? Mais l'objet de mon amour étant véritable et certain, qui pourrait douter de la vérité et de la certitude de mon amour? Or il n'est personne qui ne veuille être heureux : et comment être heureux sans être? [11,27] Être est si naturellement doux, qu'afin d'être seulement, les malheureux mêmes se refusent à mourir, et, quoique pénétrés du sentiment de leur misère, c'est elle et non pas eux qu'ils voudraient anéantir. Oui, à ces hommes qui se trouvent malheureux, et malheureux en effet, malheureux dans l'opinion des sages à cause de leur folie, et dans l'opinion des soi-disant heureux, à cause de leur état d'indigence et de mendicité; oui, dis-je, donnez à ces hommes l'immortalité, assurez leur misère même contre la mort, proposez-leur d'être à jamais misérables ou d'être à jamais rendus au néant; ils vont tressaillir de joie, ils choisiront d'être toujours ce qu'ils sont, plutôt que de n'être plus à toujours. J'appelle en témoignage leur sentiment bien connu. Car d'où vient qu'ils craignent de mourir, et qu'ils préfèrent la vie dans ces angoisses à la mort qui les termine, sinon que la nature répugne évidemment à ne plus être ? Aussi, quand ils se savent près de mourir, ils reconnaissent comme un grand bienfait ces secours miséricordieux qui cherchent à prolonger leur misère avec leur vie et à retarder leur mort. Ah! de quel enthousiasme n'accueilleraient-ils pas l'immortalité, oui, cette Immortalité qui ne serait pour eux qu'une indigence sans fin ? Que dis-je? les animaux mêmes privés de raison, à qui ces pensées sont inconnues, tous, depuis les immenses reptiles jusqu'aux imperceptibles vermisseaux, par tous les mouvements possibles ne témoignent-ils pas qu'ils veulent être, et qu'ils fuient le néant? Voyez les arbres et les plantes; dépourvus de cette sensibilité qui se dérobe au mal par un mouvement manifeste, plus ils élèvent dans l'air avec confiance la cime de leur tige, plus profondes ils attachent leurs racines à la terre pour y puiser leurs substances, et comme pour conserver leur être? Enfin les corps mêmes qui n'ont ni sensibilité, ni vie végétative, tendent néanmoins à s'élancer ou à descendre, ou se balancent dans une région intermédiaire, pour ne pas s'éloigner du centre où leur nature se plaît. Mais quelle n'est pas la passion de connaître, et combien la nature humaine répugne à l'erreur; je n'en veux d'autre preuve que cette vérité : il n'est personne qui n'accepte plutôt la douleur avec la raison que la joie dans la démence. Grand et admirable sentiment, dont l'homme, de tous les animaux mortels, est seul capable. Plusieurs sont doués d'une vue plus subtile que la nôtre pour voir la lumière sensible, mais ils ne peuvent atteindre cette lumière incorporelle, dont les rayons illuminent notre âme pour assurer la rectitude de nos jugements. Et la mesure de notre participation à cette lumière est la mesure de notre intelligence. Toutefois, dans la sensibilité des brutes, l'on découvre, sinon la connaissance, du moins une certaine image de la connaissance; les autres êtres corporels sont appelés sensibles; non qu'ils sentent, mais parce qu'on les sent. Dans les plantes, la faculté de se nourrir et d'engendrer présente quelque analogie avec les phénomènes de la sensibilité; or tous ces êtres corporels ont leurs causes secrètes dans la nature, et quant à leurs formes variées, dont le concours fait la beauté de ce monde visible, ils les exposent à l'activité de nos sens, et, au défaut de la connaissance qui leur manque, ils semblent solliciter la nôtre. Mais le sens externe est l'instrument et non le juge de nos perceptions. Nous avons un autre sens, celui de l'homme intérieur, sens infiniment plus excellent, par où nous sentons le juste et l'injuste, le juste par une espèce intelligible, l'injuste par la privation de cette espèce. L'activité de ce sens se passe d'auxiliaire : pupille de l'ceil, ouverture de l'oreille, aspiration des narines, voûte du palais, toucher corporel, que lui importe? Par ce sens, je suis certain que je suis, et connais que je suis; être et connaissance que j'aime, et par ce sens, je suis également certain de cet amour. [11,28] Mais c'en est assez sur notre être, et notre connaissance, et l'amour si profond en nous de l'un et de l'autre, et la lointaine ressemblance que les êtres inférieurs à nous ont à cet égard avec nous; c'en est assez, en raison du plan de cet ouvrage. Quant à l'amour dont nous aimons ces éléments de notre moi, cet amour, l'aimons-nous aussi? c'est ce dont je n'ai rien dit encore. Oui, cet amour est aimé; et la preuve, c'est que dans les hommes les plus légitimement aimables, cet amour même est plus cher. Car on n'appelle pas homme de bien celui qui connaît le bien, mais celui qui l'aime. Pourquoi donc ne nous sentirions-nous pas aimer intérieurement cet amour même qui nous fait aimer tout ce que nous aimons de bien? Il est, en effet, un amour dont on aime aussi ce qui n'est pas aimable : et cet amour, on le hait en soi, quand on aime celui qui nous fait aimer ce qui est aimable; ces deux amours peuvent être ensemble dans le même homme, et il est bon pour l'homme qu'aux dépens de l'amour qui nous fait mal vivre, l'amour qui nous fait bien vivre se développe jusqu'à parfaite guérison et transformation heureuse de tout ce que nous sommes de vie. Si nous étions brutes, nous aimerions la vie de la chair et des sens, et ce bien charnel nous suffirait, et il ne nous laisserait pas d'autres désirs. Plantes, aucun mouvement sensible ne manifesterait notre amour, et cependant nous semblerions comme désirer tout ce qui augmenterait notre fécondité et l'abondance de nos fruits. Pierres, flots, vent ou flamme, le sentiment et la vie nous manqueraient, mais non le besoin, pour ainsi dire, de notre ordre naturel et de notre lieu propre. Car, soit que, par leur pesanteur ou leur légèreté, ils tendent à monter ou à descendre, le poids des corps est comme leur amour. Le corps gravite selon son poids, comme l'esprit, où qu'il tende, selon son amour. Mais nous hommes, formés à l'image de notre Créateur, dont l'éternité est véritable, la vérité éternelle, l'amour éternel et véritable, lui-même éternelle, véritable, aimable Trinité, sans confusion, sans division; hommes, parcourons les objets inférieurs à nous, ces objets incapables de tout être et de toute forme distinctive et de toute tendance à leur ordre naturel, s'ils n'étaient l'ouvrage de celui qui est souverainement, qui est souverainement sage, qui est souverainement bon; parcourons, dis-je, toutes ses oeuvres d'un immobile regard, afin de recueillir partout les traces plus ou moins profondes de sa divinité; et puis, admirant en nous son image, revenus à nous-mêmes, comme ce jeune fils de l'Évangile, levons-nous pour revenir à celui dont notre péché nous avait éloignés. Là notre être ne sera plus sujet a la mort; notre connaissance, à l'erreur; notre amour, au déréglemeut; quoique certains aujourd'hui que ces trois puissances sont en nous, certains, non sur la foi d'un témoignage étranger, mais par le sentiment immédiat de leur présence, et la conviction infaillible de l'évidence intérieure, toutefois comme leur durée, leur fin, et, suivant le bon ou le mauvais emploi de leur activité, le lieu de leur migration future, sont autant de mystères qu'il nous est impossible de connaître par nous-mêmes, nous cherchons, nous avons d'autres témoins dont la sincérité ne nous permet aucun doute, et plus tard j'en donnerai les raisons. En ce livre, où j'aborde la Cité de Dieu, celle qui, exempte du pèlerinage de cette vie mortelle, réside, immortelle, dans les cieux; cité des anges qui n'ont jamais trahi, qui ne trahiront jamais l'amitié divine, anges fidèles que Dieu, dès le principe, sépare des déserteurs de l'éternelle lumière, devenus ténèbres; il me faut achever, avec l'assistance suprême, le développement des considérations précédentes. [11,29] Car ce n'est pas une parole sonore qui enseigne Dieu aux saints anges, mais la présence même de l'immuable vérité, le Verbe, son fils unique. Le Verbe lui-même, et le Père et leur Esprit saint, et l'unité inséparable de la Trinité, et la singularité des personnes dans l'unité de substance, un seul Dieu et non trois dieux; toutes ces vérités leur sont mieux connues que nous à nous-mêmes. Et là encore, c'est-à-dire dans la sagesse de Dieu, comme dans le type idéal, la créature leur est connue plus clairement qu'en elle-même; et là, par conséquent, ils se connaissent mieux qu'en eux-mêmes, malgré leur connaissance d'eux-mêmes. Car ils ont été créés et sont autre chose que leur auteur. Là, dis-je, ils se connaissent, comme dans la lumière du jour, et en eux, comme dans celle du soir. Il est en effet bien différent de connaître un objet en soi, ou dans la raison de son être. On connaît autrement la rectitude des lignes, ou la vérité géométrique, quand on la considère intellectuellement ou par des figures tracées sur la poussière; et la justice se connaît autrement dans la vérité immuable que dans l'âme du juste. Et cela est vrai de tout le reste : du firmament étendu entre les eaux supérieures et inférieures, firmament appelé ciel ; des eaux amoncelées dans les abîmes, et dont l'écoulement découvre la terre; de la formation des plantes et des arbres, du soleil, de la lune et des étoiles; des animaux sortis des eaux, comme les oiseaux, les poissons, les monstres de la mer; de ceux qui marchent ou rampent sur la terre, et de l'homme enfin, le chef-d'oeuvre de la création. Tous ces êtres sont autrement connus des anges, dans le Verbe de Dieu, où résident, éternellement immuables, les causes et les raisons essentielles de leur existence ; autrement en eux-mêmes : là, connaissance plus claire, ici, connaissance plus obscure, différence de l'art et de l'ouvrage. Et toutefois, quand on rapporte ces ouvrages à la louange et à la gloire du Créateur, il se fait comme une aube matinale dans l'esprit qui les contemple. [11,30] Or c'est à cause de la perfection du nombre six, que, suivant l'Écriture, en un même jour répété six fois, en six jours l'oeuvre de la création se trouve parfaite; non que Dieu ait eu besoin de temps distincts, comme s'il lui eût été impossible de créer à la fois toutes ses oeuvres, dont les mouvements réguliers eussent ensuite formé le cours du temps; mais le nombre senaire exprime ici la perfection de l'ouvrage. Car ce nombre est le premier qui se compose de ses parties, du sixième, du tiers et de la moitié, et l'addition successive des trois premiers nombres donne pour total six. Or les parties qu'il faut entendre ici sont celles dont on peut préciser la quotité par rapport à l'entier : ainsi, la moitié, le tiers, le quart, ou telle autre fraction, dont un nombre différent détermine le dénominateur. Quatre, par exemple, n'est point partie aliquote de neuf, comme un qui en est le neuvième, ou trois qui en est le tiers; or ces deux fractions réunies, le neuvième et le tiers, ou un et trois, sont loin de reproduire l'entier qui est neuf. Quatre est encore partie de dix, mais non partie aliquote, comme un qui en est le dixième. Deux en est le cinquième, cinq la moitié, mais ces trois parties dixième, cinquième et moitié, ou un, deux et cinq, pris ensemble ne font pas dix : huit en est le total. Les parties additionnées du nombre douze le dépassent. Car le douzième, le sixième, le quart, le tiers et la moitié, soit un, deux, trois, quatre et six, vont au delà de douze, ils font seize. J'ai cru devoir rappeler en peu de mots ces propriétés numériques, pour établir la perfection du nombre senaire, le premier de tous, comme je l'ai remarqué, qui se compose de la somme de ses parties; c'est dans ce nombre que Dieu achève son oeuvre. D'où il suit qu'il ne faut point mépriser la raison des nombres; raison dont les saintes Écritures, en de nombreux passages, dévoilent toute la valeur aux regards attentifs. Aussi n'est-ce pas en vain qu'il est dit à la louange de Dieu : "Vous avez tout disposé selon la mesure, le nombre et le poids". [11,31] Mais le septième jour, ou le même jour répété sept fois (nombre également parfait pour une autre raison), le septième jour proclame le repos de Dieu, et c'est la première fois que la sanctification est annoncée. Ainsi Dieu n'a pas voulu sanctifier ce jour par une oeuvre, mais par son repos qui n'a point de soir. Désormais aucune créature n'apparaît, qui, connue dans le Verbe de Dieu autrement qu'en soi-même, divise la connaissance en jour et en soir. On pourrait s'étendre beaucoup sur la perfection du nombre septenaire; mais ce livre est déjà long; et peut-être cet étalage de mon peu de science m'accuserait de sacrifier plutôt à la vanité qu'à l'utilité. Il faut donc ici tenir compte de la mesure et de la gravité, de peur qu'on ne m'accuse d'excéder en paroles sur le nombre au préjudice de la mesure et du poids. Il suffit donc d'avertir que le premier nombre tout impair est trois, et le premier tout pair, quatre; la somme des deux forme le nombre sept. C'est pourquoi ce dernier est souvent pris pour la généralité des nombres. "Le juste tombera sept fois, et se relèvera." C'est-à-dire malgré toutes ses épreuves, il ne périra point; car ces chutes ne doivent pas s'entendre du péché, mais des tribulations qui conduisent à l'humilité. Et: "Sept fois le jour je dirai vos louanges". Ce qui ailleurs est exprimé ainsi : «Toujours sa louange est dans ma bouche.» Et sans cesse le texte sacré prend le nombre septenaire pour une généralité indéfinie. Aussi ce nombre désigne souvent le Saint-Esprit, dont le Seigneur a dit : «Il vous enseignera toute vérité.» Là, le repos de Dieu, qui nous repose en Dieu. Là, dans le tout, c'est-à-dire dans la plénitude de la perfection, repos : ici, dans la partie, labeur. C'est maintenant l'heure du travail, l'heure de la connaissance partielle, mais à l'avénement du parfait, le partiel s'évanouira. Maintenant aussi nous scrutons péniblement les Écritures ; mais les anges, dont la glorieuse société est l'objet de tous nos soupirs en ce laborieux pèlerinage, les anges dans leur immuable éternité, ont une facilité de connaissance égale à la félicité de leur repos. Ils nous aident sans peine; le travail est loin de la pure et libre spiritualité de leurs mouvements. [11,32] Que l'on conteste mon opinion, qu'on prétende qu'il ne faut pas appliquer aux saints anges cette parole de l'Écriture : «Que la lumière soit, et la lumière fut :» que l'on pense ou que l'on enseigne qu'il s'agit ici d'une lumière corporelle, quelle qu'elle soit, créée d'abord, et toutefois postérieure aux anges dont la création précède et le firmament étendu entre les eaux ou le ciel, et l'oeuvre exprimée par ces termes : «Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre;» que cette expression "dans le principe" ne désigne point la première création de Dieu, puisqu'il avait antérieurement créé les anges, mais la sagesse dans laquelle il a fait toutes choses, la sagesse qui est son Verbe, que l'Écriture appelle ici principe, nom qu'il prend lui-même dans l'Évangile, quand il répond aux Juifs lui demandant Qui il est? — «Je suis le principe,» — non, je n'y veux point contredire; car il me plaît infiniment de voir à l'ouverture du saint livre de la Genèse, la Trinité révélée. Ces paroles en effet : «Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre,» font entendre que le Père crée par son Fils, comme l'atteste le psaume où nous lisons : «Que vos oeuvres, Seigneur, sont glorieuses ! vous avez tout créé dans votre sagesse ;» et aussitôt après l'Écriture désigne clairement le Saint-Esprit. Car, lorsqu'elle a raconté la terre primitivement créée ou plutôt cette matière préparée, sous le nom du ciel et de la terre, pour la structure à venir de l'univers : "Et la terre était invisible et sans ordre, et les ténèbres couvraient l'abîme", elle achève la notion de la Trinité en ces termes : "Et l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux;" que chacun élise donc le sens qu'il voudra ; de ces profonds abîmes, pour l'exercice de l'intelligence des lecteurs, peut sortir plus d'une opinion, qui ne s'éloigne point de la règle de la foi; pourvu que la condition des saints anges, non coéternels à Dieu, mais heureux, mais certains de l'éternité et de la vérité de leur bonheur, ne laisse aucun doute. Société sainte qui réclame ces petits du Seigneur, dont il a dit lui-même «Ils seront égaux aux anges de Dieu.» Et quelle est cette contemplation où les anges puisent leur félicité, c'est ce que le Seigneur nous enseigne encore par ces paroles : "Gardez-vous de mépriser un seul de ces petits ; car je vous déclare que leurs anges dans les cieux voient sans eesse la face de mon Père qui est aux cieux." [11,33] Mais que le péché de certains anges les ait precipités dans les bas lieux de ce monde, qui est pour eux comme une prison, jusqu'au jour du jugement et de leur condamnation dernière; c'est ce que l'apôtre Pierre atteste clairement par ces paroles : «Dieu n'a point pardonné aux anges prévaricateurs ; il les réserve, dans les ténébreux cachots de l'enfer, aux suprêmes vengeances de sa justice.» Que Dieu donc, soit de prescience, soit de fait, les ait séparés des anges fidèles, qui en doute? que ceux-ci méritent le nom de lumière, qui le nie, quand, vivant encore par la foi et aspirant de loin à l'égalité céleste, ce nom de lumière nous est, à nous-mêmes, donné par l'Apôtre? «Autrefois, dit-il, vous étiez ténèbres, mais aujourd'hui vous êtes lumière dans le Seigneur.» Et que ces apostats soient évidemment nommés ténèbres, cela est vrai pour quiconque les connaît ou les croit pires que les hommes infidèles. Aussi dût-on entendre une autre lumière, par celle que désignent ces mots : "Dieu dit, Que la lumière soit, et la lumière fut;" d'autres ténèbres, par celles dont il est écrit : "Dieu sépara la lumière et les ténèbres"; toutefois reconnaître ici les deux sociétés angéliques, l'une jouissant de Dieu, l'autre enflée d'orgueil ; l'une à qui l'on dit : "Vous tous, ses anges, adorez-le;" l'autre dont le prince ose dire : «Tout cela, je te le donnerai, si tu te prosternes et m'adores" ; l'une brûlante du saint amour de Dieu, l'autre consumée de l'amour impur de sa propre grandeur; et comme il est écrit que «Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles,» l'une habitant les cieux des cieux, l'autre précipitée d'en haut et refoulée tumultueusement dans les plus basses régions de l'air; l'une environnée du paisible rayon de sa piété, l'autre troublée de ses ténébreuses convoitises; l'une, au gré de Dieu, secourant avec clémence et sévissant avec justice; l'autre, que son orgueil livre à la passion turbulente de dominer et de nuire, l'une ministre de la bonté de Dieu pour satisfaire à tout son amour du bien, l'autre enchaînée par la puissance de Dieu, dans sa funeste passion du mal; l'une jouet de l'autre, qu'elle sert involontairement par ses fureurs mêmes ; et envieuse de sa rivale, quand celle-ci recrute, sur les chemins de la vie, sa glorieuse élite; ces deux sociétés angéliques que d'autres témoignages plus clairs de la divine Ecriture nous montrent différentes et contraires; l'une, bonne de nature et de volonté ; l'autre, mauvaise de volonté et bonne de nature; les reconnaître, dis-je, au livre de la Genèse, sous ces noms de lumière et de ténèbres, quoique peut-être telle n'ait pas été la pensée de l'écrivain sacré, est-ce donc interroger si vainement la mystérieuse obscurité du texte ? Car enfin l'intention de l'auteur nous demeure inconnue; la règle de la foi, que les saintes Lettres nous révèlent ailleurs avec la même autorité, est assez claire, et je ne m'en suis pas éloigné. Il ne s'agit, il est vrai, que des oeuvres corporelles de Dieu; mais ces oeuvres mêmes ont avec les spirituelles une ombre de ressemblance qui fait dire à l'Apôtre : «Vous êtes tous fils de la lumière et fils du jour; nous ne sommes point enfants de la nuit ni des ténèbres.» Que si l'auteur du livre primordial est d'accord avec moi, le développement de cette question aura encore cet heureux résultat, de ne plus laisser croire que l'homme de Dieu, tout inspiré de la sagesse divine, que le Saint-Esprit même, dont il est l'organe, ait omis, dans l'énumération de l'oeuvre des six jours, la création des anges; soit que "principe" signifie commencement ; soit qu'en un sens plus profond il désigne le Verbe, fils unique, au début de la Genèse, où il est écrit : «Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre;» expressions qui, suivant toute probabilité, comprennent l'universalité de la création, spirituelle et corporelle, ou ces deux grandes parties du monde qui contiennent toutes les créatures ; le texte sacré nommant d'abord l'ensemble, pour énumérer ensuite les parties selon le nombre mystique des six jours. [11,34] Toutefois plusieurs ont pensé que les eaux, par une signification particulière, désignent les légions angéliques, et qu'il faut interpréter en ce sens ces paroles : «Que le firmament soit, entre l'eau et l'eau.» C'est-à-dire, au-dessus du firmament, les anges ; au-dessous, les eaux visibles, ou la multitude des mauvais anges, ou toutes les races humaines. S'il est ainsi, on ne voit point l'époque de la création des anges, mais seulement celle de leur séparation. Quelques-uns, il est vrai, dans le délire de leur impiété, nient que les eaux soient l'ouvrage de Dieu, parce qu'il n'est écrit nulle part : "Dieu dit : que les eaux soient". Et pourquoi avec la même absurdité, ne le disent-ils point aussi de la terre? Il n'est écrit nulle part : «Dieu dit que la terre soit". Mais, répondent-ils, nous lisons : «Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre.» L'eau est sous-entendue ; l'un et l'autre élément sont compris sous le même terme. «La mer est à lui, dit le Psalmiste, et c'est lui qui l'a faite; et ses mains ont façonné la terre aride.» Quant à ceux qui par les eaux supérieures aux cieux veulent entendre les anges, c'est la pesanteur des éléments qui emporte leur opinion ; ils ne peuvent concilier le poids et la fluidité naturelle des eaux avec leur élévation dans les hautes régions du monde. Cette raison, s'ils avaient le pouvoir de faire un homme, les détournerait d'assigner la tête pour séjour a la pituite ou flegme, qui, dans les éléments de notre corps, joue à peu près le rôle de l'eau. Car la tète est le siége du flegme, disposition convenable suivant le plan de Dieu, mais, suivant leurs conjectures, tellement absurde, que s'il ne s'agissait d'un fait connu, et qu'il fût écrit au livre de la Genèse que Dieu a placé un fluide froid, et par conséquent pesant, dans la région supérieure du corps humain, ces peseurs d'éléments refuseraient de le croire, et toute leur soumission à l'Fcriture n'irait qu'à se réfugier dans une explication allégorique. Mais si nous voulions discuter à fond chaque point en particulier de ce divin récit de l'origine du monde, il faudrait de longs développements, il faudrait s'engager en des digressions étrangères au dessein de cet ouvrage. Et déjà je crois en avoir dit assez sur ces deux sociétés angéliques, dissemblables et contraires, où se trouvent comme les germes des deux Cités humaines, dont il me reste à parler. Fermons donc enfin ce livre.