[5,0] LIVRE CINQUIÈME. [5,1] I. Il est donc certain que la félicité est la possession de tout ce qui peut être l'objet de nos voeux, qu'elle n'est point une déesse, mais un don de Dieu; qu'ainsi nul autre Dieu n'est digne du culte des hommes que celui qui peut les rendre heureux; que si la félicité était une déesse, assurément elle mériterait seule tous nos hommages. En conséquence de ces principes, examinons pourquoi Dieu, arbitre de ces biens que peuvent posséder ceux-là même qui ne sont pas bons, et partant pas heureux, a voulu assurer à Rome une si vaste et si durable puissance. Elle n'en est nullement redevable à cette multitude de faux dieux qu'elle adorait, nous l'avons déjà dit, et dans l'occasion nous le dirons encore. La cause de la grandeur de l'empire n'est donc ni fortuite, ni fatale, au sens de ceux qui tiennent pour fortuit ce qui est sans cause ou sans convenance avec l'ordre de la raison; pour fatal, ce qui arrive en dehors de la volonté de Dieu et des hommes par un certain ordre nécessaire. C'est en effet la divine Providence qui établit les royaumes de la terre. Celui qui en fait honneur au destin, parce qu'il donne à la volonté ou à la puissance divine le nom de Destin, peut garder son opinion, mais il doit changer son langage. Que ne dit-il d'abord ce qu'il va dire ensuite, quand on lui demandera ce qu'il entend par destin? Le destin se prend en effet, dans le langage ordinaire, pour l'influence de la position des astres à l'instant de la naissance ou de la conception; et les uns regardent cette influence comme distincte, les autres comme dépendante de la volonté de Dieu. Loin de nous ces insensés qui attribuent aux astres le pouvoir de disposer, sans la volonté divine, et de nos actions, et de nos joies, et de nos souffrances ! Loin de nous, qui professons la religion véritable; que dis-je? loin de quiconque demeure attaché à une fausse, quelle qu'elle soit! Car où tend cette opinion, si ce n'est à abolir tout culte, toute prière ? Mais ce n'est pas contre ces insensés que nous dirigeons nos attaques, nous nous en tenons à ceux qui pour défendre leurs prétendues divinités déclarent la guerre au christianisme. Quant à la croyance qui attribue à l'influence des astres la détermination des pensées et de la fortune des hommes, influence subordonnée toutefois à la volonté divine, cette croyance, dis-je, que les astres tiennent de la souveraine puissance celle de disposer ainsi à leur gré, n'est-elle pas pour Dieu la plus cruelle injure? Quoi! cette cour céleste, ce sénat radieux, ordonne des crimes tels qu'au tribunal du genre humain, la ville qui en autoriserait de semblables encourrait sa ruine ? Et d'ailleurs, en accordant aux astres une influence nécessitante, quelle faculté de juger les actions humaines laisse-t-on à Dieu, maître des astres et des hommes ? Si l'on dit que, tenant leur pouvoir du Dieu suprême, les étoiles, loin de disposer par elles-mêmes, ne font qu'exécuter ses commandements dans l'ordre nécessaire qu'elles imposent, faut-il supposer à Dieu des volontés qu'il semblait indigne de prêter aux étoiles? Si l'on dit que les étoiles sont plutôt les signes que les causes des événements, et que leur position n'est que la voix qui prédit l'avenir sans le réaliser, comme le pensent certains hommes d'une érudition peu commune, le langage des astrologues est différent, ils ne disent point, par exemple : dans telle position, Mars annonce un homicide, mais il fait un homicide. Accordons cependant que leur langage soit inexact, et qu'ils aient besoin de recourir aux philosophes pour apprendre de quelles expressions ils doivent se servir dans les prédictions que la position des astres leur suggère, d'où vient qu'ils n'aient jamais pu rendre raison pourquoi dans l'existence de deux jumeaux, dans leurs actions, leur fortune, leurs occupations, leurs emplois, dans toutes les circonstances de la vie, et jusque dans la mort, il se trouve d'ordinaire une diversité si grande qu'à cet égard ils ont l'un avec l'autre moins de rapports qu'avec des étrangers, quoiqu'un imperceptible intervalle sépare leur naissance, et qu'un seul moment ait opéré leur conception dans le sein maternel ? [5,2] II. Le célèbre médecin Hippocrate a écrit, au témoignage de Cicéron, que deux frères étant tombés malades ensemble, il les devina jumeaux aux accidents simultanés de leur mal qui augmentait et diminuait en même temps. Mais le stoïcien Posidonius, grand astrologue, trouvait la cause de ces phénomènes dans l'identité de l'ascendant qui avait déterminé leur naissance et leur conception. Ainsi, ce que le médecin rapporte à la conformité des tempéraments, le philosophe astrologue l'attribue à l'influence d'une même constitution céleste. Assurément la conjecture du médecin est mieux fondée et infiniment plus probable. Car, suivant la disposition organique des père et mère au moment de la conception, les enfants ont pu subir une même influence, et, recevant du sein maternel un accroissement égal, apporter en naissant une semblable complexion. Nourris ensuite des mêmes aliments, en une même maison, où les mêmes conditions d'air, d'eau et d'habitation, toutes choses qui, suivant la médecine, exercent sur le corps une influence très active bonne ou mauvaise, enfin les mêmes exercices établirent entre eux une telle conformité physique que l'influence des mêmes causes développait en même temps chez eux les mêmes maladies. Mais vouloir rapporter à la constitution du ciel et des astres au moment de leur conception cette parité d'état, lorsque dans un même pays, sous un même ciel, tant d'êtres d'inclinations et de fortunes différentes ont pu être conçus et naître ensemble, quoi de plus impudent? Ne voyons-nous pas des jumeaux dont l'activité a des tendances contraires et la santé des altérations diverses? Hippocrate, ce me semble, en rendrait aisément raison; il trouverait la cause de cette diversité d'affections maladives dans la diversité des aliments et des exercices, circonstances étrangères au tempérament et dépendantes de la volonté; mais Posidonius ou tout autre avocat de la fatalité céleste, qu'auraient-ils à dire ici s'ils renonçaient à abuser les âmes simples sur les choses qu'ils ignorent? Quant aux inductions que l'on voudrait tirer de ce faible intervalle de temps qui sépare deux jumeaux et de ce coin du ciel où l'on précise l'heure de leur naissance, ou la différence est insignifiante en raison de la diversité de leurs volontés, de leurs actes, de leurs moeurs et de leur fortune, ou elle est trop notable pour une exacte conformité de position, soit élevée, soit obscure, et cependant la plus grande différence ne consiste jamais que dans l'heure de la naissance. Ainsi, que l'un naisse sitôt après l'autre, et que le même point de l'horoscope subsiste pour tous deux, je demande une parfaite conformité, et telle que des jumeaux quels qu'ils soient ne sauraient l'offrir; mais si la lenteur de la naissance change l'horoscope, je demande, chose impossible dans l'hypothèse de deux jumeaux, la diversité de père et de mère. [5,3] III. Vainement a-t-on recours à ce fameux sophisme que Nigidius, troublé d'une si grande difficulté, donne, dit-on, pour réponse, et qui lui valut le nom de potier. Il tourne de toute sa force une roue de potier, et pendant le rapide mouvement qu'elle décrit, il la marque deux fois d'encre le plus vite possible, tellement qu'on la croirait marquée à un même point. Et, le mouvement arrêté, on retrouve les deux marques sur la sommité de la roue, distances d'un intervalle assez grand. Ainsi, dit-il, dans cette rapide rotation du ciel, quand même deux jumeaux se suivraient d'une vitesse égale à celle de ma main lorsqu'elle a frappé cette roue, il reste toujours une vaste distance dans les espaces célestes; et telle est la cause de toutes les différences que l'on signale dans leurs moeurs et les accidents de leur vie. — Argument plus fragile que les vaisseaux tournés par le mouvement de la roue. Car si la distance céleste demeure telle que les astres ne rendent plus raison, pourquoi l'un des jumeaux obtient un héritage et pourquoi l'autre en est exclu, quelle audace d'observer les constellations de ceux qui ne sont point jumeaux, et de leur prédire des événements enfermés dans un profond et incompréhensible secret, et de les marquer sur l'heure de leur nativité? C'est, diront-ils peut-être, qu'en l'horoscope de ceux qui ne sont point jumeaux, leurs prédictions s'étendent à de plus longs espaces, tandis que ces inappréciables intervalles que les jumeaux laissent entre eux en naissant, ne se rapportent qu'à des détails insignifiants sur lesquels on ne consulte guère les astrologues? Va-t-on leur demander, en effet, à quel moment on prendra un siége, un repas, on ira se promener, etc.? Mais quoi! faut-il nous arrêter à ces puérilités, quand nous prouvons que ces diversités capitales entre les jumeaux sont des diversités de moeurs, d'actions et de fortune? [5,4] IV. L'antique tradition de nos pères nous atteste qu'il naquit deux jumeaux se suivant de si près que l'un tenait le pied de l'autre; et cependant quelle différence entre eux, et dans leur vie, et dans leurs moeurs, et dans leurs actes, et dans l'affection de leurs parents? L'imperceptible intervalle qui sépare leur naissance les rend même ennemis. Est-ce à dire que l'un marchait tandis que l'autre était assis? que l'un dormait ou gardait le silence quand l'autre veillait ou parlait? détails minutieux qui échappent à ces constitutions célestes que l'on signale à l'heure de la nativité pour consulter les astrologues. L'un a eu pour première épouse la servitude, l'autre ne servit jamais; l'un était aimé de sa mère, l'autre ne l'était pas. L'un perdit le droit le plus honorable chez les hommes de ce temps, l'autre l'acquit. Parlerai-je de leurs enfants, de leurs femmes, de leur vie? Quelle différence entre eux ! [5,5] V. Que si ces différences dépendent de ces courts instants qui séparent la naissance des jumeaux et ne sauraient être signalés par leurs constellations, pourquoi débiter de semblables prédictions à la vue des constellations des autres? Et si l'on prédit ces circonstances parce qu'elles dépendent non de ces imperceptibles moments, mais de véritables espaces de temps que l'on peut observer et calculer, de quoi sert ici cette roue de potier, si ce n'est à tourner l'argile des coeurs humains pour que les astrologues ne puissent être convaincus de vanité et de mensonge? Eh quoi! ces deux frères dont le mal diminue ou redouble en même temps, et qu'à ce symptôme Hippocrate devine jumeaux, ne réfutent-ils pas assez haut l'erreur qui attribue aux astres un phénomène produit par la conformité du tempérament? Pourquoi donc souffrent-ils en même temps et non l'un après l'autre? suivant l'ordre de leur naissance qui n'a pu être simultanée; ou si la différence dans l'heure natale est insignifiante pour établir un intervalle entre leurs maladies, pourquoi lui donne-t-on tant d'importance sur les autres événements de la vie? Pourquoi ont-ils pu voyager, se marier, avoir des enfants en divers temps, et pourquoi doivent-ils tomber malades ensemble? Car si le moment de la nativité a influé sur l'horoscope et amené ces divers contrastes, pourquoi l'égalité du moment de la conception ne s'est-elle maintenue que dans le seul accident de la maladie? Que si l'on rattache le destin de la santé à la conception et le reste à la naissance, devrait-on observer les constellations de la naissance pour répondre sur la santé quand l'heure de la conception se dérobe aux recherches? Si l'on prédit les maladies sans consulter l'horoscope de la conception parce que l'instant de la naissance en présente l'indication, comment prédire à ces jumeaux, sur les moments de leur nativité, quand l'un d'eux doit être malade, puisque l'intervalle de leur naissance ne saurait les empêcher d'être malades en même temps? Que s'il s'écoule à la naissance un espace assez long pour que tout diffère : constellations, horoscope, ascendants auxquels on attribue la puissance même de changer les destinées, d'où vient cela, quand le moment de la conception ne saurait être différent? Unis dans la conception, si deux jumeaux se séparent dans la naissance, pourquoi la simultanéité de la naissance entraînerait-elle l'identité des destinées et pour la vie et pour la mort? Car si l'unité de la conception ne les a pas empêchés de naître l'un après l'autre, pourquoi l'unité de la naissance les empêcherait-elle de mourir l'un avant l'autre? Si l'unité de conception permet des accidents divers dans le sein maternel, pourquoi l'unité de naissance ne permettrait-elle pas des fortunes différentes sur la terre? Et, pour détruire toutes les illusions de cet art ou plutôt de cette imposture, qu'est-ce à dire? quoi! deux êtres conçus au même temps, au même moment, sous une seule et même constitution céleste, auront un destin différent pour changer l'heure de leur naissance, et deux enfants nés sous les mêmes auspices de deux mères différentes ne peuvent avoir un destin différent qui varie pour eux les circonstances de la vie et de la mort? Est-ce donc que l'enfant conçu n'a pas encore ses destinées et qu'il ne peut les devoir qu'à la naissance? Pourquoi dire alors que si l'heure de la conception était trouvée, les astrologues rendraient des oracles vraiment divins? D'où vient encore que l'on cite l'exemple d'un sage qui choisit l'heure pour avoir de sa femme un fils admirablement doué? D'où vient enfin que le philosophe Posidonius attribue cette maladie simultanée de deux jumeaux au temps simultané de leur naissance et de leur conception? Il ajoutait ce mot de peur qu'on ne lui contestât l'entière simultanéité de naissance malgré la constante simultanéité de conception, ne voulant pas attribuer à la conformité du tempérament ce développement semblable d'une même maladie, mais rattacher par des liens célestes la santé de l'un et de l'autre à l'influence des astres. Si donc la conception est assez puissante pour établir l'égalité des destinées, ces destinées n'ont pas dû être changées par la naissance. Ou, si les destinées des jumeaux changent parce qu'ils naissent à temps divers, que ne les dit-on déjà changées pour mettre cet intervalle entre leur naissance? Est-il donc possible enfin que la volonté des vivants ne change rien aux destins de la naissance, quand l'ordre de la naissance change les destins de la conception? [5,6] VI. Et souvent en la conception des jumeaux opérée au même moment, sous la fatalité d'une même constellation, l'un est conçu mâle, l'autre femelle. Je connais deux jumeaux de sexe différent. Tous deux vivent encore, tous deux sont encore dans la force de l'âge. Ils se ressemblent, il est vrai, autant qu'il est possible lorsque le sexe diffère; mais quant à leur genre de vie et à leurs habitudes, outre la distance nécessaire qui sépare les actions d'un homme et celles d'une femme, quelle différence! l'un, comte militaire, toujours absent; l'autre ne quitte jamais ni son pays, ni sa terre; et, chose encore plus incroyable si l'on ajoute foi à la fatalité céleste, mais qui n'a rien d'étonnant si l'on considère la liberté de l'homme et les grâces de Dieu, l'un est marié, l'autre vierge sainte; l'un est père d'une nombreuse famille, l'autre vouée au célibat. C'est, dit-on, l'influence de l'horoscope ; et n'en ai-je pas déjà montré toute la vanité? mais cette influence, quelle qu'elle soit, on ne l'admet que pour la naissance, et on ne lui donne aucune part à la conception qu'évidemment un même acte produit. Car n'est-ce pas une loi de la nature qu'une femme qui a conçu un enfant ne puisse plus en concevoir un autre? D'où il suit nécessairement que la conception des jumeaux soit instantanée. Dira-t-on qu'en naissant sous un horoscope différent, ils changent de sexe; l'un devient mâle, l'autre femelle? Il ne serait pas entièrement absurde de dire que certaines influences célestes ne sont pas sans pouvoir sur les variations extérieures du corps. Ainsi le mouvement solaire décide les changements des saisons; et, suivant les phases de la lune, outre le phénomène du flux et reflux de l'Océan, nous voyons des êtres animés, les hérissons de mer et les huîtres se développer ou décroître : mais que les volontés de l'âme dépendent de la situation des astres, nous ne le voyons pas. Que dis-je? vouloir y rattacher nos actions, c'est nous inviter à chercher des raisons pour affranchir de leur influence les corps mêmes. Quoi de plus corporel en effet que le sexe? et cependant sous une même constitution céleste deux jumeaux de sexe différent ont été conçus? Quoi donc de plus insensé que de dire ou de croire qu'à l'heure de la conception un même ascendant n'a pu leur donner un même sexe, et que celui de la naissance a pu mettre entre eux toute la distance qui sépare le mariage de la sainte virginité? [5,7] VII. Eh ! qui pourrait souffrir que par le choix des jours ils se fassent eux-mêmes de nouveaux destins? Cet homme n'était pas né pour avoir un fils digne d'admiration, mais plutôt de mépris, et c'est pourquoi il a choisi le moment de s'unir à sa femme. Il s'est donc créé un destin qu'il n'avait pas. Dès lors une fatalité a commencé pour lui qui n'était pas à l'heure de sa naissance. Étrange folie! On choisit un jour pour se marier, sans doute de peur de tomber sur quelque jour mauvais et de se marier sous de malheureux auspices. Que deviennent donc alors les destinées de la naissance? L'homme par le choix d'un jour pourra donc changer ce que les astres lui préparent? Et ce que son choix lui prépare à lui-même sera à l'abri d'une puissance étrangère ? Si d'ailleurs les influences célestes ne s'exercent que sur les hommes et non sur tout ce qui existe sous le ciel, pourquoi choisir certains jours pour semer, pour planter la vigne et les arbres ; d'autres jours pour dompter les animaux, pour donner des mâles aux juments et aux génisses, pour multiplier les troupeaux? Dira-t-on qu'en ceci le choix des jours est important parce que tous les corps animés ou inanimés subissent, selon la diversité des moments, l'ascendant des astres ? mais que l'on considère combien d'êtres naissent ou commencent au même instant, et dont la fin est si différente qu'un enfant comprendra sans peine tout le ridicule de ces observations. Est-il en effet un homme assez extravagant pour oser dire qu'il n'y a point d'arbre, de plante, d'animal, serpent, oiseau, poisson, vermisseau, etc., qui n'ait en particulier son moment natal? Et cependant, pour éprouver la science des astrologues, on leur apporte souvent l'horoscope des brutes. Plusieurs font chez eux sur la naissance des animaux domestiques d'exactes observations, et ils donnent la préférence à ceux des astrologues qui, à l'inspection de ces horoscopes, répondent que ce n'est pas un homme, mais un animal, qui vient de naître. Ils osent même ajouter quel est cet animal, s'il porte laine, s'il est propre à la voiture, à la charrue ou à la garde dé la maison. Car on les consulte sur les destinées des chiens; et de telles réponses font jeter des cris d'admiration. Le délire des hommes va-t-il donc jusqu'à croire que la naissance d'un homme suspend la fécondité de la nature, et qu'avec lui, sous la même constitution céleste, il ne naît pas une mouche? Car, s'ils admettaient cet insecte, le raisonnement les élèverait par degrés de la production d'une mouche à celle des chameaux et des éléphants. Et ils ne veulent pas considérer que, malgré le choix des jours pour semer, une infinité de grains tombent ensemble, germent ensemble, lèvent, croissent, jaunissent ensemble, et que néanmoins de ce grand nombre d'épis de même âge, pour ainsi dire, et de même germe; il en est que la nielle ronge, d'autres que les oiseaux dévorent ou que les hommes arrachent. Dira-t-on que les constellations différentes ont déterminé les différentes destinées de ces épis? Ou bien rougira-t-on de ce choix des jours, et refusera-t-on aux causes célestes toute action sur ces choses pour ne soumettre à la puissance des astres que l'homme seul, le seul être sur la terre à qui Dieu ait donné une volonté libre ? En y réfléchissant, il est à croire que si les astrologues étonnent quelquefois par la vérité de leurs réponses, c'est la secrète inspiration des esprits de malice, c'est leur ardeur à répandre, à accréditer dans les âmes humaines ces fausses et pernicieuses opinions sur la fatalité céleste, qui en est la cause, et non une prétendue science d'horoscope purement illusoire. [5,8] VIII. Quant à ceux qui appellent destin, non la situation des astres au moment de toute conception, de toute naissance, de tout commencement, mais l'enchaînement et l'ordre des causes de tout ce qui arrive, nous n'avons pas à disputer sérieusement avec eux sur ce mot, puisqu'ils attribuent cet ordre même et cet enchaînement des causes à la volonté, à la puissance du Dieu suprême dont nous avons ce sentiment juste et véritable qu'il connaît toutes choses avant qu'elles arrivent, et ne laisse rien qu'il n'ait prédisposé, lui de qui viennent toutes les puissances de l'homme, quoique toutes les volontés de l'homme ne viennent pas de lui. C'est donc cette volonté de Dieu même dont l'irrésistible pouvoir s'étend sur tout ce qu'ils appellent destin, comme le prouvent ces vers dont Sénèque est l'auteur, si je ne me trompe : "Conduis-moi, Père souverain, dominateur de l'Olympe, conduis-moi partout où tu voudras : je t'obéis sans différer, me voilà. Que je ne veuille pas, que je gémisse, il faut encore que je t'accompagne. Et je souffre avec malice ce que je pourrais faire avec vertu. Le Destin conduit les volontés, il entraîne les résistances." Ce dernier vers donne évidemment le nom de Destin à ce que le poète appelle plus haut la volonté du Père suprême, et il se dit prêt à lui obéir pour être conduit volontairement et non entraîné malgré lui. Tel est aussi le sens de ces vers d'Homère traduits par Cicéron : « Le coeur de l'homme va comme, jour à jour, le mène le père des dieux et des hommes". Ce n'est pas ici une grande autorité que le sentiment d'un poète; mais comme Cicéron nous apprend que, pour établir la puissance du Destin, les stoïciens ont coutume d'alléguer ces vers d'Homère, il ne s'agit plus de la pensée du poète, mais de l'opinion des philosophes, quand par ces vers qu'ils introduisent dans la discussion, ils montrent clairement ce qu'ils pensent du Destin en lui donnant le nom de Jupiter, Dieu souverain dont ils font dépendre l'enchaînement des destins. [5,9] IX. Cicéron s'attache à réfuter ces philosophes, et ne croit pouvoir y réussir s'il ne détruit la divination. C'est pourquoi il va jusqu'à nier la science de l'avenir. Il soutient de toutes ses forces qu'elle n'existe ni en Dieu, ni en l'homme, et qu'il n'est point de prédiction possible. Ainsi, il nie la prescience de Dieu, et toute prophétie, quoique plus claire que le jour, il s'efforce de l'anéantir par de vains raisonnements, et en s'objectant certains oracles faciles à convaincre de mensonge; et cependant lui-même n'y parvient pas. Tant qu'il s'agit de repousser les conjectures des astrologues, qui d'ailleurs se réfutent et se détruisent elles-mêmes, il triomphe. Mais ses adversaires à leur tour sont moins inexcusables d'établir une fatalité céleste, que lui de nier toute connaissance de l'avenir. Car reconnaître un Dieu et lui refuser la prescience de ce qui doit être, c'est une folie des plus évidentes. Il le sent bien lui-même, et cependant il cherche à justifier ce que flétrit l'Écriture : « L'insensé a dit en son coeur : Il n'est point de Dieu. » Il ne parle pas en son nom. Prévoyant l'odieux et les dangers d'un tel discours, il fait soutenir cette opinion à Cotta, contre les stoïciens dans son traité "de la Nature des Dieux", et se déclare néanmoins en faveur de Balbus, à qui il confie la défense des doctrines stoïciennes, plutôt que de Cotta, qui nie toute existence divine. Mais dans ses "de la Divination", c'est de lui-même et sans détour qu'il attaque la prescience de l'avenir. Et il procède ainsi pour n'être pas amené, en reconnaissant le Destin, à sacrifier la liberté; car il tient pour impossible d'accorder la science de l'avenir sans admettre le Destin comme conséquence nécessaire et irrécusable. Laissons donc les philosophes dans l'inextricable dédale de leurs contradictions. Nous qui reconnaissons le seul Dieu souverain et véritable, nous reconnaissons aussi sa volonté, sa puissance suprême et sa prescience. Et nous ne craignons pas que notre volonté devienne étrangère aux actes de notre volonté parce qu'il les a prévus, lui dont la prescience est infaillible. Et c'est cette crainte qui a déterminé Cicéron à combattre la prescience, et les stoïciens à nier la nécessité universelle, quoiqu'ils admettent l'empire du Destin. Qu'est-ce donc que Cicéron appréhende dans la prescience de l'avenir pour en détruire la conviction par de détestables discours? Craint-il que cette prévision des choses futures n'entraîne leur accomplissement dans l'ordre prévu ? que cet accomplissement n'implique un ordre certain dans la prescience de Dieu ? que cette certitude de l'ordre des événements n'établisse la certitude de l'ordre des causes? (et peut-il rien arriver qui ne soit précédé d'une cause efficiente?) Cette certitude de l'ordre des causes soumet, dit-il, tout ce qui arrive à la fatalité. Rien n'est plus en notre puissance; la volonté n'a plus de libre arbitre. Si nous faisons une telle concession, ajoute-t-il, toute la vie humaine est ruinée. Vainement on fait des lois, vainement on emploie la réprimande et l'éloge, le blâme et l'encouragement. 1l n'y a plus de justice à décerner aux bons des récompenses, aux méchants des supplices. C'est pour éloigner ces conséquences étranges, absurdes, pernicieuses à la société humaine, que Cicéron rejette la prescience et réduit l'âme religieuse à opter entre ces deux opinions, ou que certaines choses dépendent de notre volonté, ou qu'il est une prescience de l'avenir. Car ces deux opinions lui semblent incompatibles; à ses yeux, l'admission de l'une emporte la négation de l'autre ; choisir la prescience, c'est anéantir le libre arbitre; choisir le libre arbitre, c'est anéantir la prescience. Ainsi en homme docte, en sage dont toutes les méditations sont dévouées aux grands intérêts de la société civile, il se détermine en faveur du libre arbitre. Pour l'établir il renverse la prescience, et c'est sur un tel sacrilège qu'il prétend fonder la liberté. Or l'esprit vraiment religieux choisit l'une et l'autre, reconnaît l'une et l'autre, pose l'une et l'autre sur les bases de la foi et de la piété. Comment? dit Cicéron : car, s'il est une prescience de l'avenir, la suite et l'enchaînement des déductions nécessaires nous conduit à reconnaître que rien ne dépend de notre volonté, et si quelque chose en dépend, nous revenons par les mêmes degrés à la négation de la prescience. Et en effet, si la volonté a un libre arbitre, ce n'est pas le Destin qui fait tout, et si le Destin ne fait pas tout, l'ordre de toutes causes n'est pas certain ; si l'ordre de toutes causes n'est pas certain, l'ordre des choses ne saurait l'être dans la prescience de Dieu, puisque rien n'arrive sans être précédé d'une cause efficiente; si l'ordre des choses n'est pas certain dans la prescience de Dieu, elles n'arrivent donc point comme il les a prévues : donc, conclut-il, il n'est pas en Dieu de prescience de l'avenir. Contre ces témérités sacriléges et impies, nous disons, nous, que Dieu connait toutes choses avant qu'elles soient, et que c'est notre volonté qui fait tout ce que nous savons, tout ce que nous sentons ne faire que parce que nous voulons. Mais que tout arrive par le Destin, c'est ce que nous disons pas, nous disons plutôt que rien n'arrive par le Destin ; car le Destin, au sens ordinaire de ce mot, en tant qu'il désigne la constitution céleste qui préside à la conception ou à la naissance, n'est qu'un vain nom, vain comme l'objet qu'il exprime. Quant à l'ordre des causes où la volonté de Dieu exerce un souverain pouvoir, nous sommes également loin de le méconnaître et de l'appeler du nom de Destin, à moins que nous ne dérivions le "fatum" de "fari" parler; il est, en effet, impossible de nier qu'il soit écrit dans les livres saints : « Dieu a parlé une fois, et j'ai entendu ces deux choses : la puissance appartient à Dieu; à vous, Seigneur, est la miséricorde et vous rendez à chacun selon ses oeuvres. » Quand il est écrit, Dieu a parlé une fois, il faut entendre une parole immuable, parce qu'il connaît tout ce qui sera, tout ce qu'il fera lui-même, d'une connaissance immuable. Nous pourrions donc dériver le "fatum" du mot "fari", parler, si le "fatum", n'était d'ailleurs pris dans un sens où nous ne voulons pas que les hommes laissent incliner leurs coeurs. Mais de ce que l'ordre des causes est certain dans la puissance de Dieu, il ne s'ensuit pas que notre volonté perde son libre arbitre. Car nos volontés elles-mêmes sont dans l'ordre des causes, certain en Dieu, embrassé dans sa prescience, parce que les volontés humaines sont les causes des actes humains. Et assurément celui qui a la puissance de toutes les causes ne peut dans le nombre ignorer nos volontés qu'il a connues d'avance comme cause de nos actions. Accordé ce principe même de Cicéron que rien n'arrive sans être précédé d'une cause efficiente, il suffit ici pour le réfuter. Car, que lui sert-il d'ajouter : Rien, il est vrai, n'arrive sans cause, mais toute cause n'est pas fatale, parce qu'il y a cause fortuite, cause naturelle et cause volontaire. Il suffit que, de son aveu même, rien ne soit qu'en vertu d'une cause précédente. Car celles que l'on dit fortuite d'où la fortune a reçu sou nom, nous sommes loin de les nier, mais nous les disons cachées, et nous les attribuons à la volonté du vrai Dieu ou des esprits quels qu'ils soient; et les causes naturelles, nous ne les séparons pas de la volonté de celui qui est le Créateur et l'auteur de la nature. Pour les causes volontaires, elles sont en Dieu, dans les anges, les hommes ou les animaux, si toutefois il faut appeler volonté ces mouvements instinctifs qui portent les brutes à rechercher le bien, à éviter le mal. Quand je dis les volontés des anges, j'entends les bons anges ou anges de Dieu, et les mauvais ou anges du démon; ainsi des volontés des hommes, bons et méchants. D'où il suit qu'il n'est d'autres causes efficientes de tout ce qui arrive que des causes volontaires, c'est-à-dire procédant de cette nature qui est esprit de vie; car l'air ou le vent se nomme également esprit, mais c'est un corps, ce n'est pas l'esprit de vie. Or l'esprit de vie qui vivifie toutes choses, créateur de tout corps et de tout esprit créé, c'est Dieu lui-même, esprit incréé. Dans sa volonté réside la toute-puissance; il assiste les bonnes volontés des esprits créés, juge les mauvaises, les ordonne toutes, donne à quelques-unes l'efficace, ne la donne pas à d'autres. Comme il est créateur de toutes les natures, c'est lui qui confère toute puissance, mais il n'est pas l'auteur de toute volonté. Les mauvaises ne viennent pas de lui, parce qu'elles sont contre la nature qui vient de lui. Les corps obéissent aux volontés ; les uns aux nôtres, c'est-à-dire à celles de tous les animaux, et plutôt des hommes que des brutes, d'autres à celles des anges. Mais tous sont sous la volonté suprême de Dieu, de qui dépendent aussi toutes les volontés, parce qu'elles n'ont de puissance que celle qu'il leur donne. Ainsi cette cause universelle qui fait tout et n'est point faite, c'est Dieu. Les autres causes font et sont faites, et dans cet ordre sont tous les esprits créés, surtout les esprits raisonnables. Les causes naturelles, qui sont plutôt faites qu'elles ne font, ne peuvent être rangées au nombre des causes efficientes, parce qu'elles ne peuvent que ce que font d'elles les volontés des esprits. Comment donc l'ordre des causes, certain dans la prescience de Dieu, peut-il faire que rien ne dépende de notre volonté, lorsque nos volontés tiennent tant de place dans l'ordre même des causes? Laissons donc Cicéron aux prises avec ceux qui soutiennent que cet ordre des causes est fatal, ou plutôt qui l'appellent destin; cette opinion nous fait horreur, parce qu'elle emploie ce mot de destin en un sens inusité. Mais, quand il nie la certitude de l'ordre des causes et la prescience de Dieu, il nous inspire encore plus d'horreur qu'aux stoïciens; car ou il nie l'existence de Dieu, comme il essaye de le faire au traité de la Nature des Dieux, sous le nom d'un autre interlocuteur, ou il confesse son existence en lui refusant la prescience de l'avenir; et que dit-il encore, sinon ce que l'insensé a dit en son coeur : "II n'est point de Dieu". L'être en effet qui n'a pas la prescience de l'avenir n'est pas dieu. Ainsi nos volontés n'ont de pouvoir qu'autant que Dieu l'a voulu et prévu ; et c'est pourquoi tout ce qu'elles peuvent, elles le peuvent très certainement ; tout ce qu'elles doivent faire, elles le feront effectivement, parce que tout leur pouvoir et toute leur action sont prévus de celui dont la prescience est infaillible. Si donc j'avais à me servir de ce mot destin, je dirais que le destin du faible est la volonté du plus puissant dont le faible dépend, plutôt que d'accorder que cet ordre de causes appelé par les stoïciens "Fatum", mot détourné de son sens ordinaire, abolit le libre arbitre de notre volonté. [5,10] X. Ainsi gardons-nous de craindre cette nécessité qui fait tant de peur aux stoïciens, qu'ils cherchent à distinguer les causes, à affranchir les unes de la nécessité, à y soumettre les autres, et rangent nos volontés parmi les causes indépendantes, car, si elles étaient nécessaires, elles ne seraient plus libres. En effet, s'il faut entendre par nécessité cette cause qui n'est pas en notre pouvoir et agit suivant le sien, même malgré nous, comme par exemple la nécessité de la mort, évidemment nos volontés qui rendent notre vie bonne ou mauvaise n'obéissent pas à une semblable nécessité; car nous faisons beaucoup de choses qu'à défaut de vouloir assurément nous ne ferions pas; et tel est l'acte même de vouloir : si nous voulons, il est; sinon, il n'est pas. Nous ne voudrions pas, si nous ne voulions. Mais prenons la nécessité pour la cause qui nous fait dire : Il est nécessaire que telle chose soit ou arrive ainsi ; quel sujet de craindre qu'elle dépouille notre volonté de son libre arbitre ? Plaçons-nous en effet sous l'empire de la nécessité la vie et la prescience de Dieu, en disant : Il est nécessaire que Dieu vive toujours, et qu'il connaisse tout par sa prescience? Diminue-t-on sa puissance en disant : Il ne peut ni mourir, ni être trompé ? Il serait moins puissant s'il pouvait l'un ou l'autre. Et c'est avec raison qu'on l'appelle tout-puissant, lui, qui cependant ne peut ni mourir ni être trompé. Car il est tout puissant à la condition de faire ce qu'il veut, et non de souffrir ce qu'il ne veut pas : sinon il ne serait plus tout-puissant : certaines choses en effet ne lui sont impossibles que parce qu'il est tout-puissant. Ainsi quand nous disons : Il est nécessaire que nous voulions par notre libre arbitre, c'est une vérité indubitable, et toutefois nous ne soumettons pas notre libre arbitre à la nécessité qui détruit la liberté. Nos volontés sont donc à nous, elles font ce que nous faisons en le voulant, et que nous ne ferions pas sans le vouloir. Et quand un homme souffre malgré lui par la volonté des autres, c'est encore l'effet de la volonté, non de celui qui souffre, mais de la puissante volonté de Dieu. Car, s'il ne s'agissait que d'une volonté incapable de produire son effet, c'est qu'elle trouverait un obstacle dans une volonté plus puissante : et cette volonté n'en serait pas moins la volonté personnelle de cet homme, quoiqu'il ne pût l'accomplir. C'est pourquoi tout ce que l'homme souffre contre sa volonté, il ne doit l'attribuer ni à la volonté des hommes, ni à celle des anges ou des autres esprits créés, mais à la volonté de Dieu seul qui donne le pouvoir aux volontés. Il ne faut donc pas conclure que rien ne dépend de notre volonté parce que Dieu a prévu ce qui doit à l'avenir en dépendre. Car ce n'est pas un rien qu'il prévoit, et si sa prescience a un objet, elle n'empêche donc pas que quelque chose soit dans notre volonté. Nous ne sommes donc nullement réduits à cette alternative ou de nier le libre arbitre pour maintenir la prescience de Dieu, ou d'élever contre sa prescience une négation sacrilège pour sauver le libre arbitre, mais nous embrassons ces deux vérités, nous les confessons toutes deux d'un coeur fidèle et sincère. L'une fait la rectitude de notre foi, l'autre la pureté de nos moeurs. On vit mal, si l'on n'a de Dieu la croyance qu'on doit. Loin de nous donc de nier pour être libres la prescience de celui dont la grâce nous rend ou nous rendra libres! Et ce n'est pas en vain qu'il y a lois et encouragements, louanges et blâmes, toutes choses prévues de Dieu et qui ont toute la force qu'il a prévue. Et la prière sert à obtenir tout ce qu'il a prévu devoir accorder à la prière, et c'est avec justice que des récompenses sont réservées aux bonnes oeuvres et des supplices aux péchés, car ce n'est point parce que Dieu a prévu qu'il pécherait que l'homme pèche; quand il pèche, il est indubitablement l'auteur de son péché; l'infaillible prescience voit que ce n'est ni le destin, ni la fortune, ni rien autre que lui-même qui pèche. Et il ne pèche point s'il a une ferme volonté, et cette volonté même, Dieu la connaît par sa prescience. [5,11] XI. Donc ce Dieu souverain et véritable, avec son Verbe et l'Esprit-Saint, Trinité Une, seul Dieu Tout-Puissant, auteur et créateur de toute âme et de tout corps, source de la félicité de quiconque est heureux en vérité et non en vanité, ce Dieu qui a fait l'homme animal raisonnable, composé d'âme et de corps, qui après le péché n'a laissé ni le crime sans châtiment, ni la faiblesse sans miséricorde, qui aux bons et aux méchants donne l'être avec les pierres, la vie végétative avec les plantes, la vie sensitive avec les brutes, la vie intellectuelle avec les seuls anges; principe de toute règle, de toute beauté, de tout ordre ; principe de la mesure, du nombre et du poids; principe de toute production naturelle, quel qu'en soit le genre et le prix; principe de la semence des formes, de la forme des semences, et du mouvement des semences et des formes ; qui a créé la chair avec sa beauté, sa force, sa fécondité, la disposition, la force et l'harmonie de ses organes ; lui qui a doué l'âme irraisonnable de mémoire, de sens et d'appétit, et la raisonnable, d'intelligence et de liberté; lui qui veille sur le ciel et la terre, sur l'ange et l'homme, et ne laisse rien, pas même la structure intérieure du plus vil insecte, la plume de l'oiseau, la moindre fleur des champs, la feuille de l'arbre, sans la convenance et l'étroite union de ses parties, est-il croyable qu'il ait voulu laisser les royaumes des hommes, et leurs dominations et leurs servitudes en dehors des lois de sa providence ? [5,12] XII. Quelles étaient donc les vertus des Romains pour que Dieu daignât prêter son assistance à l'agrandissement de leur empire, lui qui tient aussi en sa main les royaumes de la terre ? C'est afin d'aborder sérieusement un tel sujet que nous avons, au précédent livre, montré toute l'impuissance de ces dieux honorés par des jeux ridicules, et, au début de celui-ci, l'inanité du Destin, de crainte que, désabusés du culte des dieux, certains esprits n'attribuassent les progrès et la conservation de l'empire à je ne sais quel Destin, plutôt qu'à la toute-puissante volonté du Dieu suprême. Ces premiers Romains, adorateurs des faux dieux, il est vrai, comme toutes les autres nations, le seul peuple hébreu excepté; offrant des sacrifices, non à Dieu, mais aux démons, les monuments de l'histoire leur rendent ce témoignage, qu'ils étaient avides de louanges et prodigues d'argent, contents d'une fortune médiocre, mais insatiables de gloire. Ils l'aimaient d'un tel amour, que pour elle ils voulaient vivre, pour elle ils n'hésitaient pas à mourir. Cette passion dans leurs coeurs étouffe toutes les autres. C'est une honte à leurs yeux que leur patrie soit esclave, et la gloire veut qu'elle commande, qu'elle domine; leur première passion est de la faire libre, la seconde, de la rendre souveraine. Aussi, impatients de la domination royale, ils créent une autorité et deux chefs annuels appelés consuls, nom moins odieux que celui de roi ou seigneur, qui retrace à la pensée, non plus une direction bienveillante et sage, mais le faste et l'orgueil de la tyrannie. Après l'expulsion de Tarquin et l'institution des consuls, qu'arrive-t-il? L'ancien historien l'atteste, à la louange des Romains. — « Maîtresse de sa liberté, Rome s'accroît avec une rapidité inouïe, tant la passion de la gloire s'est emparée des coeurs! Cette soif d'éloge, ce désir d'honneur est la source de tant d'actions admirables et héroïques dans l'opinion des hommes". Salluste dit encore de deux personnages célèbres de son temps, Caton et César : « Depuis longtemps la république était stérile en grandes vertus; mais ils ont été mes contemporains, ces deux hommes d'un mérite si rare et de moeurs si différentes. » Il fait à César un titre d'honneur de désirer un vaste commandement, une armée, une guerre nouvelle où sa valeur pût éclater. — Ainsi, que Bellone, agitant son fouet sanglant, excite au combat de malheureuses nations, c'est le voeu des plus grands hommes, afin de pouvoir signaler leur vertu. Tels sont les sentiments que leur inspire le désir effréné de la louange et de la gloire : c'est d'abord l'amour de la liberté, puis de la domination, enfin la passion de la gloire qui enfante leur héroïsme. Ce témoignage leur est fidèlement rendu par leur grand poète, dans ces vers : « Tarquin banni, Porsenna leur commande de le recevoir; il tient Rome étroitement assiégée. Mais les enfants d'Énée volent à la mort pour la liberté, » — Voilà donc leur seule ambition : mourir généreusement ou vivre libres. Libres, l'amour de la gloire envahit leurs coeurs; la liberté n'est rien, si elle n'est accompagnée de la domination. Ils semblent envier cet avenir que le même poète annonce par la bouche de Jupiter : « Junon si terrible aujourd'hui, dont la vengeance fatigue et la mer, et la terre, et le ciel, reviendra à des desseins plus doux : avec moi, elle protégera les Romains maîtres du monde, la race revêtue de la toge. Telle est ma volonté. Le cours des siècles amènera le jour où la postérité d'Assaracus fera plier sous le joug Phthie, la célèbre Mycènes, et dominera sur Argos vaincue. » Toutes promesses que Virgile fait prédire à Jupiter, dans l'avenir, dont lui-même voit l'accomplissement et la réalité. Mais, en les rappelant, j'ai voulu montrer qu'après la liberté, les Romains ont la domination tellement à coeur qu'ils en font une gloire. Et c'est pourquoi, aux arts des nations étrangères, le poète préfère celui de régner et de commander, de réduire et de dompter les peuples, comme la science propre de Rome : « D'autres, dit-il, feront plus mollement respirer l'airain, je le crois sans peine; ils sauront donner au marbre l'âme et la vie; ils auront la gloire de la parole; leur compas décrira les courbes célestes; ils diront le lever des astres. Toi, Romain, souviens-toi de ranger les peuples sous ton empire. Voilà ta science : être l'arbitre de la paix, pardonner aux vaincus et dompter les superbes. » Et les Romains exerçaient d'autant mieux ce ministère, qu'ils s'abandonnaient moins aux voluptés qui énervent l'âme et le corps, à cette passion d'accumuler les richesses qui dépravent les moeurs; fruits de la spoliation de pauvres citoyens, dont on fait largesse à de vils histrions. Aussi, lorsque la corruption envahissait Rome et débordait de toutes parts, au temps où écrivait Salluste, où chantait Virgile, ce n'était plus par de nobles moyens, c'était par la ruse, c'était par la brigue que l'on aspirait aux honneurs et à la gloire : "Et d'abord, dit l'historien, ce fut moins l'avarice qui tourmenta le coeur des hommes que l'ambition, vice plus voisin de la vertu. Gloire, honneurs, autorité, suscitent en effet mêmes désirs aux lâches comme aux nobles coeurs. Mais l'un n'y tend que par la voie droite; l'autre, à défaut d'honorables instruments, emploie l'intrigue et la fraude." La vertu, et non cette ambition perfide, voilà donc l'honorable voie qui conduit aux honneurs, à la gloire, à la puissance, but commun toutefois des désirs de l'homme de coeur et du lâche. Mais l'homme de coeur ne prend jamais que le droit chemin, et ce chemin, c'est la vertu ; c'est par elle qu'il prétend s'assurer l'objet de ses voeux, puissance, honneurs, gloire. Ce sentiment était inné aux Romains, témoin ces temples qu'ils ont élevés, les plus voisins possible l'un de l'autre, à la Vertu et à l'Honneur, prenant pour dieux les dons de Dieu; d'où l'on peut inférer quel but ils proposaient à la Vertu, et à quoi les bons eux-mêmes la rapportaient : à l'Honneur. Et la Vertu se dérobait aussi aux méchants malgré leur passion pour l'Honneur ; cet Honneur qu'ils ne poursuivaient que par des voies infâmes. C'est un bel éloge de Caton que ce mot de Salluste : "moins il cherchait la gloire, plus elle le suivait", puisque cette gloire dont le désir enflammait les âmes des Romains, n'est que la bonne opinion que l'homme a de l'homme. Aussi est-ce une vertu plus solide, celle que ne satisfait pas le jugement humain, hormis le jugement intérieur de la conscience : « Notre gloire, dit l'Apôtre, c'est le témoignage de notre conscience. » Et ailleurs : « Que chacun examine ses oeuvres, et il aura sa gloire en lui-même et non pas en autrui. Car la gloire et les honneurs et la puissance tant désirés, où les bons aspirent noblement, ne doivent pas avoir la vertu à leur suite, mais marcher à la suite de la vertu. Et la véritable vertu est celle dont l'unique fin est le bien qui surpasse tout bien. Ainsi ces honneurs que Caton demande, il ne devait pas les demander, mais la république ne devait pas attendre sa demande pour les lui donner. De ces deux célèbres contemporains, César et Caton, Caton sans doute est celui dont la vertu approchait le plus de la véritable. Voyons donc quelle était alors la ville de Rome et ce qu'elle avait été autrefois au jugement même de Caton : « Gardez-vous de croire, dit-il, que ce soit par les armes que nos ancêtres aient fait la République, de si petite, si grande. S'il en était ainsi, elle serait aujourd'hui plus florissante encore. N'avons-nous pas plus d'alliés et de citoyens qu'eux, plus d'armes et de chevaux ? Mais d'autres causes firent leur puissance, qui chez nous ne sont plus. Au dedans, activité; au dehors, gouvernement juste. Dans le conseil, esprit libre, sans intelligence avec le crime et les passions. Au lieu de ces vertus, nous avons le luxe et l'avarice, misère publique, opulence privée. Nos éloges sont donnés à la richesse, et notre vie à l'oisiveté. Entre bons et méchants nulle différence; toutes les récompenses de la vertu appartiennent à l'ambition. Oui, quand chacun de vous ne prend conseil que de ses intérêts; dans ses foyers, esclave de la volupté, ici, de l'argent et de la faveur, est-il étonnant que l'assaut soit livré de toutes parts à la République trahie? » A entendre ces paroles de Caton ou de Salluste, on pourrait croire que tous les anciens Romains, ou du moins la plupart, méritaient de tels éloges. Il n'en est rien; autrement ce que nous avons cité du même historien, au second livre de cet ouvrage, ne serait pas véritable : « Les injustices des puissants, dit Salluste, provoquèrent la séparation du sénat et du peuple et les autres discussions intérieures. Ce ne fut, dès le principe, qu'au moment même de l'expulsion des rois, tant que l'on eut Tarquin à craindre, et sur les bras une rude guerre avec l'Étrurie, que dura le pouvoir légitime de la modération et de l'équité... Plus tard, les patriciens veulent plier le peuple sous un joug d'esclave ; ils disposent en rois de la vie et de la personne du citoyen, le chassent de son champ, partout maîtres et despotes. Impatiente de tant de violences, accablée sous le poids de l'usure, quand d'ailleurs une guerre continuelle l'écrase de tributs et de milice, la plèbe se retire armée sur les monts Aventin et Sacré. Alors elle obtient ses tribuns, et d'autres garanties légales. A tant de discordes et de luttes, la seconde guerre punique met seule un terme. Car la terreur de nouveau s'empare des âmes, et, étouffant par le souci du danger tant d'agitations et d'inquiétudes, elle rétablit l'union entre les citoyens. Mais alors c'était un petit nombre d'hommes vertueux à leur manière qui avaient la conduite des grandes choses, et, une sorte de calme succédant aux tempêtes, l'État se développait sous les auspices de leur sagesse, comme l'atteste le même historien, quand il dit que, réfléchissant aux grandes actions du peuple romain dans la paix et dans la guerre, sur terre et sur mer, à ces combats engagés par une poignée de soldats contre de formidables armées, à ces guerres soutenues avec de faibles ressources contre des rois opulents : il s'était demandé quel ressort soulevait le poids de tant d'affaires, et, après y avoir songé, il demeurait convaincu que tout était l'oeuvre de quelques citoyens dont la vertu avait assuré le triomphe de la pauvreté sur la richesse, du petit nombre sur la multitude. "Mais, dit- il, quand le luxe et l'oisiveté eurent corrompu Rome, la république à son tour soutint par sa grandeur les vices de ses gouvernants." µ Ce n'est donc qu'à la vertu d'un petit nombre, arrivés à la gloire, aux honneurs, à la puissance par la voie droite, c'est-à-dire, la vertu même, que s'adressent les éloges de Caton ; la vertu étant le principe de ce désintéressement qui veillait à enrichir le trésor public, et laissait dans la médiocrité l'héritage privé. Aussi fait-il à la corruption le reproche contraire ; il lui oppose la pauvreté de l'État et la richesse des particuliers. Après la longue durée des fameux empires de l'Orient, Dieu a donc voulu susciter l'empire d'Occident, le dernier, mais le plus célèbre de tous par sa grandeur et sa puissance. Et pour châtier le crime de tant de peuples, cet empire est remis à des hommes qui, en vue de la gloire, mettront leur gloire dans celle de leur patrie, préférant son salut à leur propre salut, surmontant dans leurs âmes la cupidité et presque tous les autres vices, par un seul, la passion de la gloire. [5,13] XIII. Celui-là voit plus sainement, qui reconnaît que l'amour de la gloire est un vice. Et le poète Horace lui-même ne dit-il pas : « Es-tu enivré de l'amour de la louange, un remède assuré, c'est la chaste lecture trois fois réitérée d'un livre de sagesse. » Et, dans ses vers lyriques, il exhorte ainsi à réprimer le désir de dominer : « Vainqueur de ton esprit ambitieux, tu étends plus loin ton empire, que si réunissant la Libye et la lointaine Cadix, seul, tu tenais l'une et l'autre Carthage dans une même servitude. » Et cependant ceux qui n'ont pas reçu du Saint-Esprit la grâce de réduire les passions honteuses au joug de la foi, de la piété et de l'amour de la beauté intelligible, l'amour de la gloire humaine en fait, non pas des saints, mais des hommes moins infâmes. C'est pourquoi Cicéron, dans ses livres de la République, où il parle de l'éducation du chef de l'État, ne dissimule point qu'il faut le nourrir de gloire, et il rappelle que c'est à la passion de la gloire que l'on doit attribuer toutes les actions héroïques des ancêtres. Ainsi, loin de résister à ce vice, ils pensaient au contraire qu'il fallait l'exciter et l'allumer dans l'intérêt de la république. Et Cicéron ne dissimule point son goût pour ce subtil poison, il le confesse même dans ses livres de philosophie en termes plus clairs que le jour. Parlant, en effet, de ce qu'il faut rechercher, non pour la vanité de la gloire humaine, mais comme bien véritable et final, il pose cette maxime générale : « L'honneur est l'aliment de l'activité humaine, et la gloire est le foyer qui l'anime. Ce que le mépris a délaissé, rien ne le relève. » [5,14] XIV. Résister à cette passion vaut sans doute mieux que d'y céder; car on est d'autant plus semblable à Dieu que l'on est plus pur de cette impureté. Sans doute, il est impossible en cette vie de la déraciner entièrement du coeur, et elle ne cesse de tenter les âmes en voie de retour vers le bien ; il faut néanmoins qu'elle soit surmontée par l'amour de la justice; et si l'on voit accablées sous le mépris du monde des choses bonnes et saintes, il faut que l'amour de la gloire humaine rougisse et se retire devant l'amour de la vérité. Lorsqu'en effet la passion de la gloire l'emporte dans le coeur sur la crainte ou l'amour de Dieu, c'est un vice tellement ennemi de la foi et de la piété, que le Seigneur a dit : « Comment pouvez-vous croire, vous qui attendez de la gloire les uns des autres, indifférents à la gloire qui vient de Dieu seul?" Et, parlant de plusieurs qui croyaient en Jésus et rougissaient de le confesser en public, l'évangéliste ne dit-il pas : "Ils aimaient plus la gloire des hommes que celle de Dieu." Au contraire, les saints apôtres prêchant le nom de Jésus-Christ en des lieux où il n'était pas seulement rejeté, et, pour parler comme Cicéron, enseveli sous le mépris, mais où la haine le persécutait avec fureur, les apôtres se rappelaient ces paroles qu'ils avaient recueillies du bon Maître, du médecin des âmes : "Si quelqu'un me renonce devant les hommes, je le renoncerai devant mon Père qui est au ciel et devant les anges de Dieu." Les malédictions et les opprobres, les plus terribles persécutions, les plus cruels supplices, rien n'a pu les détourner de porter à travers les tempêtes de l'orgueil humain la prédication du satut de l'homme. Et quand leurs actions, leurs paroles, leur vie vraiment divines, quand la victoire remportée sur la dureté de leurs coeurs où elle introduit la paix de la justice, leur décernent dans le sein de l'Église du Christ une gloire immortelle, loin de s'y reposer comme dans la fin de leur vertu, cette gloire même, ils la rapportent à Dieu dont la grâce les a faits ce qu'ils sont. C'est à ce pur foyer qu'ils allument dans les coeurs de leurs fils spirituels l'amour de ce Dieu qui doit les transformer eux-mêmes. Car le divin Maître leur enseignait à ne pas prendre la gloire humaine pour but de la sainteté : « Gardez-vous, disait-il, d'exercer votre justice devant les hommes afin qu'ils vous voient ; autrement vous ne recevrez point de récompense de votre Père qui est aux cieux. » Mais, de peur qu'une fausse intelligence de ces paroles ne les jetât dans une crainte exagérée de plaire aux hommes, et que, dérobée à tous les regards, leur vertu fût moins utile, il leur apprend à quelle fin ils doivent se montrer : « Que vos oeuvres, dit-il, brillent devant les hommes, afin qu'ils vous voient bien faire, et rendent gloire à votre Père qui est dans les cieux. » Ce n'est pas à dire, afin que vous soyez vus des hommes, dans l'intention qu'ils se convertissent à vous, vous qui par vous-mêmes n'êtes rien, mais pour qu'ils glorifient votre Père qui est aux cieux, et que, convertis à lui, ils deviennent ce que vous êtes. Préceptes qu'ont fidèlement suivis les martyrs, si supérieurs aux Scévola, aux Curtius, aux Décius, autant par leur nombre que par la vérité de leur vertu, la vérité de leur piété, par cet héroïsme qui ne se donne pas la mort, mais qui sait la souffrir. Quant à ces hommes, citoyens de la cité terrestre, n'ayant d'autre but dans l'accomplissement du devoir que le salut de leur patrie et son règne, non dans le ciel, mais sur la terre, non dans l'éternité, mais en cette vie, parmi ces flots de générations qui meurent aujourd'hui ou mourront demain, qu'eussent-ils aimé, sinon la gloire qui leur promettait une seconde vie dans les louanges de leurs admirateurs? [5,15] XV. Dieu donc ne devant pas les admettre avec ses saints anges au partage de la vie éternelle dans sa cité céleste où conduit cette vraie piété qui ne rend qu'au seul vrai Dieu le culte de latrie (selon l'expression grecque) ; s'il ne leur eût accordé la gloire terrestre d'un puissant empire, les nobles efforts, les vertus, qui leur frayèrent la voie à tant de gloire, seraient demeurés sans récompense. La sentence de ces hommes qui ne semblent faire quelque bien que pour être humainement glorifiés n'a-t-elle pas été rendue par le Seigneur en ces mots : « En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. Ces Romains, il est vrai, ont pour l'intérêt commun, pour enrichir la république, sacrifié leur patrimoine et triomphé de l'avarice; leur conseil désintéressé a plus d'une fois sauvé la patrie; ils ont refusé tribut à la débauche, à tout désordre prévu par leur loi; — mais cette voix de vérité et de vertu apparente, ils ne l'ont suivie que pour s'élever aux honneurs, à l'empire, à la gloire. — Eh bien ! n'ont-ils pas été honorés chez presque tous les peuples? N'ont-ils pas soumis à leur empire un grand nombre de nations? La gloire n'a-t-elle pas consacré leurs noms dans les annales du monde ? Ont-ils donc sujet de se plaindre de la justice du vrai Dieu ? N'ont-ils pas reçu leur récompense? [5,16] XVI. Combien est différente celle des saints qui souffrent ici-bas pour la cité divine, odieuse aux amateurs du monde? Cette cité est éternelle. Là plus de naissance; — car il n'y a plus de mort. Là, une félicité pleine et véritable, qui n'est pas une déesse, mais un don de Dieu. C'est de là que nous vient le gage de notre foi, tant que nous soupirons dans cet exil pour la beauté de la patrie. Là le soleil ne se lève plus sur les bons et sur les mécihants; mais le soleil de justice n'éclaire que les seuls justes. Là, plus d'inquiètes sollicitudes pour enrichir le trésor public aux dépens des fortunes privées, quand le trésor commun est la Vérité. Aussi n'est-ce pas seulement en récompense de ces vertus humaines que Rome obtint son glorieux empire; mais encore pour donner un grand exemple à la juste émulation des citoyens de l'éternelle cité pendant leur pèlerinage ici-bas, et leur apprendre quel amour ils doivent à la patrie d'en haut pour la vie éternelle, si la cité terrestre fut tant aimée de ses concitoyens pour une gloire humaine. [5,17] XVII. Quant à cette vie mortelle dont la durée est si rapide et le terme si prochain, qu'importe sous quelle puissance vive l'homme qui doit mourir, pourvu que les dépositaires de la puissance ne l'entraînent point à des actes d'injustice et d'impiété? Rome imposant ses lois aux nations vaincues leur est-elle funeste autrement que par l'effusion du sang que sa victoire a coûté ? Que son empire soit paisiblement accepté, elle n'obtient plus l'honneur du triomphe, mais le succès est meilleur. Les Romains, en effet, ne vivent-ils pas eux-mêmes sous ces lois qu'ils imposent aux autres? Qu'il en soit donc ainsi, n'en déplaise à Mars et à Bellone, qu'il n'y ait point de victoire, point de vainqueur, faute de combat, la condition des Romains et des autres peuples n'est-elle pas égale? Et surtout que ne fait-on d'abord ce que la raison et l'humanité persuaderont plus tard? Pourquoi ne pas accorder le droit de cité à tous les sujets de l'empire? Pourquoi ne pas étendre à tous ce privilége réservé au petit nombre; à la charge pour tous de nourrir les races indigentes ? Et ces tributs alimentaires, des magistrats intègres ne les recueillent-ils pas de la bonne volonté des peuples devenus citoyens, plus heureusement que la violence en pressurant les vaincus? Eh quoi ! s'en va-t-il donc de la sécurité publique, des bonnes moeurs, des dignités sociales que les uns soient vainqueurs et les autres vaincus? Je ne vois là d'autre intérêt que celui d'une gloire humaine dont la fastueuse inanité est la récompense de ses adorateurs, qui, pour elle ont rendu tant de combats. Car enfin leurs terres sont-elles exemptes du tribut? Ont-ils le droit exclusif d'apprendre ce qui est interdit aux autres? N'est-il pas dans les provinces un grand nombre de sénateurs qui ne connaissent pas Rome même de vue? Retranchez la vaine gloire, que sont tous les hommes? sinon des hommes. Et quand même la perversité du siècle souffrirait que les plus vertueux fussent les plus honorés, faut-il faire si grand état de l'honneur humain, légère fumée? Mais ici même sachons profiter du bienfait de notre Dieu. Considérons combien de séductions méprisées, combien d'épreuves subies, combien de passions vaincues pour la gloire humaine, ont mérité cette récompense aux héros de tant de vertus; et que cela du moins nous serve à humilier notre orgueil. Si en effet cette cité, où nous avons la promesse de régner un jour, est distante de celle d'ici-bas de tout l'intervalle qui sépare le ciel et la terre, la vie éternelle et les fugitives joies, la solide gloire et les louanges vaines, la société des mortels et la société des anges, la lumière de la lune, du soleil, et la lumière de celui qui est l'auteur de la lune el du soleil, se flatteront-ils d'avoir rien fait, les citoyens de la ville future, pour quelque bien accompli, pour quelques maux soufferts en vue de cette sublime patrie, quand, pour la patrie terrestre déjà possédée dans le temps, d'autres hommes ont tant travaillé, tant souffert! Et puis la rémission des péchés qui rassemble les citoyens de la patrie éternelle, n'est-elle pas obscurément figurée par cet asile de Romulus où l'impunité de tout crime réunit ces nombreux coupables qui vont être les fondateurs de Rome? [5,18] XVIII. Est-il donc si héroïque de mépriser pour cette patrie des cieux et de l'éternité les charmes les plus décevants du siècle, quand, pour la patrie de la terre et du temps, Brutus a le courage de condamner ses fils, triste courage que la véritable patrie ne commande jamais ? Mais assurément il est plus difficile de prononcer contre ses fils l'arrêt de mort, que de les déshériter, dans l'intérêt du ciel, d'un patrimoine qui semble n'être amassé et conservé que pour eux, de le donner aux pauvres, et, si la foi et la justice l'exigent, de le résigner généreusement. Car notre bonheur, celui de nos enfants ne dépend point de ces richesses passagères qu'il faut ou perdre de notre vivant ou laisser à notre mort en des mains inconnues et peut-être ennemies. Dieu seul nous rend heureux, Dieu véritable richesse des esprits. Quant à Brutus, meurtrier de ses fils, le poéte même, en le louant, rend témoignage de son malheur : « Ce père étouffe les complots de ses fils dans leur sang ; c'est pour la liberté si chère qu'il les envoie au supplice. Malheureux ! quel que soit le jugement porté par nos neveux. » Et il ajoute au vers suivant pour la consolation d'une telle infortune : « L'amour de la patrie, une immense passion pour la gloire ont triomphé dans son coeur! » Voilà donc le double mobile de l'héroïsme des Romains, la liberté et la passion de la gloire humaine. Si donc la liberté de ces hommes qui mourront demain, si cette gloire que les mortels nous donnent ont pu décider un père à sacrifier ses fils, quelle merveille si la véritable liberté qui nous affranchit du joug de l'iniquité, de la mort et du diable, si l'inspiration, non de la vanité qui convoite les louanges des hommes, mais celle de la charité qui aspire à délivrer, non du sceptre de Tarquin, mais de la tyrannie des démons et de leur prince, nous entraîne, non pas à condamner nos enfants, mais à adopter les pauvres du Christ, comme notre famille ? Si un autre grand citoyen de Rome, Torquatus, punit du dernier supplice son fils coupable d'avoir combattu non pas contre la patrie, mais pour elle, malgré l'ordre d'un père général; s'il lui demande compte d'une victoire que devaient excuser et la fougue de la jeunesse et les provocations de l'ennemi, pressentant plus de dangers dans l'exemple du mépris de l'autorité que d'avantages dans la gloire du triomphe ; ont-ils tant sujet de s'élever ceux qui, pour obéir aux lois de l'immortelle patrie, méprisent ces biens terrestres beaucoup moins chers que des enfants? Si Furius Camillus, exilé par les envieux, essuie l'ingratitude de cette patrie qu'il a sauvée du joug de ses plus redoutables ennemis, les Véiens, et cependant la délivre encore des Gaulois, faute d'en trouver une autre où il puisse vivre avec gloire; s'applaudira-t-il comme d'un rare dévouement, celui qui, dans l'Église, flétri par de charnels ennemis d'une injure infamante, loin de passer au camp des hérétiques ou de former lui-même quelque nouvelle hérésie, déploie contre la perversité de l'erreur toutes les forces d'un zèle à l'épreuve, parce qu'il n'est point d'autre patrie où l'on puisse, non pas vivre dans l'estime des hommes, mais gagner la vie éternelle? Si, trompé dans son dessein de délivrer Rome de Porsenna qui en presse vivement le siége, Mutius étend sur un ardent brasier la main qui vient de frapper une autre victime, et déclare au roi que beaucoup d'autres Romains tels que lui ont conjuré sa perte; héroïsme et menace qui frappent Porsenna d'une telle épouvante que sans différer il dépose les armes et conclut la paix avec Rome; qui de nous se croit un titre au royaume des cieux, quand pour l'obtenir ce n'est pas une main qu'il sacrifie, mais son corps tout entier qu'il abandonne aux bûchers des persécuteurs ? Si Curtius tout armé pousse son cheval dans un abîme, docile aux oracles des dieux qui commandent aux Romains d'y précipiter ce qu'ils ont de meilleur, ceux-ci concluant de leur supériorité en hommes et en armes que les dieux réclament le sacrifice d'un homme armé; s'imagine-t-il avoir fait quelque chose pour la patrie éternelle, celui qui a, non pas provoqué, mais souffert les erreurs d'un ennemi de sa foi, après avoir entendu du Seigneur et Roi de cette patrie, cet oracle plus sûr : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme. » Si les Decius, consacrant leur mort par certaines paroles, se dévouent pour que la colère des dieux apaisée dans leur sang se laisse fléchir au salut de l'armée romaine, gardez-vous, saints martyrs, de l'orgueilleuse pensée que vous ayez rien fait pour être admis au partage de cette patrie où la félicité est éternelle et vraie, quand, prodigues de votre sang, pénétrés de l'amour de vos frères pour qui vous le répandez et de vos ennemis mêmes qui le répandent, vous combattez avec la foi de la charité et la charité de la foi? Si, à la dédicace du temple de Jupiter, de Junon et de Minerve, trompant l'attente de ses ennemis qui lui apportent la fausse nouvelle de la mort de son fils pour l'obliger, dans son trouble, de se retirer de la cérémonie, et d'en laisser la gloire à son collègue, M. Pulvillus ordonne au contraire avec une constance fière de jeter le cadavre sans sépulture, tant l'amour de la gloire étouffe en lui le cri des entrailles paternelles ! — l'Évangile qui recrute au sein de mille erreurs différentes dont il les affranchit, les citoyens de la patrie future, permet-il de tant se glorifier à l'homme apostolique qui, s'inquiétant des funérailles de son père, entend cette parole du Seigneur : « Suis-moi, et laisse les morts ensevelir leurs morts. » Si M. Régulus, pour garder la foi du serment à d'impitoyables ennemis, s'exile de Rome et revient à eux, répondant, dit-on, aux Romains qui veulent le retenir, que, flétri des chaînes de Carthage, il ne pourrait conserver la dignité de citoyen; si la vengeance africaine lui fait expier dans de cruels supplices le conseil qu'il a donné au sénat, quels tourments ne doit-on pas mépriser pour garder la foi à cette patrie bienheureuse, où la foi elle-même nous conduit ? Et que rendrons-nous au Seigneur pour tous les biens que nous avons reçus de lui, en souffrant pour la foi qui lui est due les tortures que pour celle qu'il doit à de féroces ennemis Régulus sait souffrir? Comment un chrétien ose-t-il être fier de la pauvreté qu'il embrasse volontairement pour marcher plus léger dans les voies de cette vie où Dieu est la véritable richesse, quand il sait que L. Valérius meurt dans son consulat, si pauvre, que le peuple dut contribuer aux frais de sa sépulture? Quand il sait que Q. Cincinnatus, possédant pour tout bien quatre arpents, qu'il cultive de ses propres mains, est tiré de la charrue pour devenir dictateur, plus que consul ! — et que, vainqueur, couvert de gloire, il demeure fidèle à la pauvreté? Prendra-t-il une si haute idée de sa vertu, celui que nul attrait de ce monde n'aura pu séparer de la communion de l'éternelle patrie, quand il verra Fabricius résister à tous les présents de Pyrrhus, à la promesse d'une partie même royaume d'Épire, pour rester pauvre et citoyen de Rome? Réservant pour la république, c'est-à-dire pour la chose du peuple, pour la chose de la patrie, pour la chose commune, tout trésor, toute opulence, telle est pauvreté des Romains de ce siècle que l'un d'eux, convaincu de posséder dix livres pesant d'argent en vaisselle, est, après un double consulat, chassé par le censeur de ce sénat d'indigents. Si tel était le dénûment de ces hommes dont les triomphes enrichissaient le trésor public; — quoi donc? quand, pour une fin sublime, ils mettent leurs richesses en commun, afin que, selon le précepte écrit dans les Actes des Apôtres, « il soit distribué à chacun suivant le besoin de chacun, que nul n'ait rien en propre, et que le bien de chacun soit celui de tous; » les chrétiens se vanteront-ils de ce qu'ils font pour être admis dans la société des anges, quand les païens en ont presque autant fait pour conserver la gloire romaine? Ces grands traits et beaucoup d'autres, que présentent les annales de Rome, auraient-ils obtenu cette universelle renomniée, si les plus éclatantes prospérités n'eussent étendu au loin la puissance de l'empire? Cet empire si vaste, si durable, si célèbre par les vertus de ces grands hommes, est donc pour eux la récompense où leur héroïsme aspire, et pour nous une leçon nécessaire, un enseignement fertile en exemples. Rougissons donc si l'amour de la glorieuse cité de Dieu ne nous élève à la pratique de la véritable vertu, quand celle qui lui ressemble est inspirée aux Romains pour la gloire de la cite terrestre, et, si nous sommes vertueux, gardons-nous d'un vain orgueil; "Car, dit l'Apôtre, les souffrances de cette vie n'ont aucune proportion avec la gloire qui sera révélée en nous." Quant à la gloire humaine et temporelle, l'héroïsme romain en était assez digne. Aussi, lorsque le Nouveau Testament, soulevant les voiles de l'Ancien, vient nous annoncer que ce n'est point pour les biens terrestres et passagers, indifféremment répandus par la Providence sur les bons et les méchants, mais pour la vie éternelle, pour les récompenses impérissables, pour la communion de la cité d'en haut, que le seul vrai Dieu veut être adoré; les Juifs, bourreaux du Christ, sont dévoués à la gloire de Rome, et n'est-il pas juste que ceux qui recherchent cette gloire par des vertus telles quelles, réduisent sous leur domination cette race perfide, qui, pour combler ses crimes, rejette et crucifie le dispensateur de la véritable gloire, le maître de l'éternelle cité ? [5,19] XIX. Assurément il faut distinguer entre l'amour de la gloire et le désir de la domination, quoique l'amour immodéré de l'une ait une pente naturelle au désir de l'autre. Cependant ceux qui aspirent à la gloire humaine en ce qu'elle a de vrai ont à coeur de ne pas déplaire aux juges éclairés de leurs actions : car il est des qualités morales dont plusieurs jugent bien sans les posséder; et c'est par là que tendent à la gloire, à la puissance, à la domination, ces hommes à qui Salluste rend ce témoignage qu'ils y tendent par le droit chemin. Mais quiconque, sans ce désir de la gloire d'où naît la crainte des jugements vrais, convoite la domination et la puissance, rien ne lui coûte, pas même le crime pour atteindre le but de ses désirs. On aspire donc à la gloire ou par la véritable voie, ou par la ruse, en voulant paraître homme de bien sans l'être. Aussi est-ce à l'homme vertueux une grande vertu de mépriser la gloire, car le mépris qu'il en fait, Dieu seul le voit, il échappe au jugement des hommes. Et en effet, quoi qu'un homme fasse en présence de ses semblables pour paraître contempteur de la gloire, si l'on suppose ce mépris suggéré par le besoin d'une estime, d'une gloire encore plus grande, est-il en son pouvoir de démentir les soupçons? Mais celui qui méprise les jugements flatteurs, méprise aussi les soupçons téméraires ? et toutefois, s'il est vraiment homme de bien, il ne méprise pas le salut de ces juges défiants qui le soupçonnent. Telle est la justice en celui qui tient ses vertus de l'esprit de Dieu, qu'il aime même ses ennemis : envieux, détracteurs, il souhaite leur amendement pour partager avec eux les joies, non de la terre, mais du ciel. Quant à ceux qui le louent, s'il estime peu leurs louanges, il estime beaucoup leur affection, et il ne veut pas tromper qui le loue, de peur de tromper qui l'aime. Aussi cherche-t-il avec une sainte ardeur à détourner les louanges vers celui de qui nous tenons tout ce que nous avons de vraiment louable. Mais le contempteur de la gloire, avide de domination, l'emporte sur les bêtes et par sa férocité et par la brutalité de ses instincts. Tels ont été certains Romains qui, indifférents à l'estime, brûlaient de la soif de dominer. Et dans le nombre de ceux que l'histoire signale, César Néron mérite le premier rang; il est, pour ainsi dire, le prince de ce vice; homme si efféminé que de lui rien de viril ne semblait à craindre, et si cruel qu'en lui l'on n'eût rien soupçonné d'efféminé, si on ne l'eût connu. Et cependant la puissance souveraine n'est donnée aux hommes de cette espèce que par la providence du Dieu souverain, quand le monde a ses yeux mérite de tels maîtres. La parole divine est claire et la sagesse de Dieu dit elle-même : « C'est par moi que les rois règnent. C'est par moi que les tyrans dominent sur la terre. Et afin que « tyran » puisse se prendre ici dans l'ancienne acception du mot pour désigner, non le prince méchant et dépravé, mais l'homme investi de la puissance comme Virgile l'entend en ce vers : "Ce sera pour moi un gage de paix de toucher la droite du tyran". L'Écriture dit ailleurs de Dieu en termes exprès : « C'est lui qui fait régner l'homme fourbe à cause de la perversité du peuple. » Ainsi, quoique, suivant mes forces, j'aie suffisamment montré pourquoi le seul Dieu, Dieu de justice et de vérité, a prêté son concours à l'édifice de la grandeur des Romains, vertueux, après tout, selon la morale de la cité terrestre, cependant il peut encore exister une cause plus secrète, les divers mérites du genre humain, mieux connus de Dieu que de nous. Toujours est-il constant pour tout homme pieux que, sans la vraie piété, c'est-à-dire sans le culte du vrai Dieu, il n'est point de vraie vertu, et qu'elle n'est pas vraie, la vertu esclave de la gloire humaine. Et dans ces hommes qui n'appartiennent pas à cette cité éternelle que les Saintes Lettres appellent la Cité de Dieu, mieux vaut encore, pour la cité de la terre, erreur qu'absence de vertu. Quant à ceux dont la solide piété n'est pas étrangère à la science de gouverner les peuples, rien n'est plus heureux pour l'humanité que la miséricorde de Dieu remette la puissance en leurs mains. Mais de tels hommes, si grandes que soient les qualités qu'ils développent en cette vie, loin de s'en glorifier, ne les attribuent qu'à la grâce de Dieu qui les a accordées à leurs saints désirs, à leur foi, à leurs prières; et ils reconnaissent combien ils sont loin de la parfaite justice des anges, société sainte à laquelle ils aspirent. Et certes, quelque louange que l'on prodigue à la vertu qui, destituée de la véritable piété, n'est que la servante de la gloire humaine, à peine est-elle comparable aux faibles commencements des justes dont toute l'espérance réside dans la grâce et la miséricorde du Dieu de vérité. [5,20] XX. Jaloux de faire honte à ces philosophes qui, ne laissant pas d'estimer la vertu, prétendent néanmoins que la volupté du corps en est la mesure, que la volupté seule doit être recherchée pour elle-même, et la vertu pour la volupté ; ceux qui placent, au contraire, le souverain bien de l'homme dans la vertu même ont coutume de peindre, en paroles, un tableau allégorique où ils représentent la Volupté assise sur un trône comme une reine délicate. Les Vertus la servent comme ses femmes, prévenant ses désirs, attentives à ses ordres. Elle commande à la Prudence d'assurer par une police vigilante la paix et la tranquillité de son règne, à la Justice de répandre toutes les grâces possibles, afin de lier des amitiés nécessaires au maintien de son bien-être corporel, et que nul droit méconnu, s'armant contre les lois, ne porte atteinte à la sécurité de ses plaisirs. Si la douleur s'empare du corps, sans toutefois le précipiter vers la mort, le devoir de la Force est d'étreindre la Volupté sa souveraine, de la retenir au fond de l'âme, afin que le souvenir des plaisirs passés émousse l'aiguillon de la souffrance présente. La Tempérance doit régler la mesure des aliments, et prévenir tout excès qui, en altérant la santé, troublerait, selon les épicuriens, la plus grande volupté de l'homme. Voilà donc les Vertus avec toute leur gloire, toute leur majesté, réduites à servir je ne sais quelle femmelette hautaine et impudente. Rien de plus infâme que ce tableau, disent les sages, rien de plus hideux, rien de plus intolérable aux regards des gens de bien, et ils disent vrai. Pour moi, je pense qu'il n'y aurait point d'art capable de faire admettre une peinture qui représenterait les mêmes vertus au service de la gloire humaine. Car cette gloire, pour n'être point une femme délicate, n'en est pas moins malade d'enflure, et sa santé n'est que vent; et ce n'est pas à son service que doivent s'employer la vigueur et la bonne constitution des vertus. Les prévisions de la prudence, les arrêts de la justice, la patience de la force, les prescriptions de la tempérance, ont-elles donc pour but de plaire aux hommes et de servir l'inanité de la gloire? et qu'ils ne se croient pas exempts de ce désordre, ceux qui, méprisant les jugements d'autrui comme par dédain de la gloire, se trouvent sages et se complaisent en eux-mêmes. Leur vertu, s'ils ont quelque vertu, n'est-elle pas d'une autre manière sujette de l'estime des hommes? Mais l'homme de véritable piété, qui porte vers le Lieu qu'il aime sa foi et ses espérances, considère plus sérieusement ce qui lui déplaît en lui-même que ce qui peut lui plaire, à lui, moins encore qu'à la vérité. Et ce qui ne lui déplaît pas en lui-même, il en fait honneur à la miséricorde de celui à qui il craint de déplaire. Il lui rend grâces des plaies guéries, il le prie pour celles qui restent à guérir. [5,21] XXI. N'attribuons donc la puissance de disposer des sceptres et des empires qu'au vrai Dieu, qui donne le royaume des cieux aux bons seulement, aux bons et aux méchants le royaume de la terre, ainsi qu'il lui plaît, lui à qui rien d'injuste ne saurait plaire. Et quoique nous ayons dit sur les conseils de sa sagesse ce qu'elle nous en a laissé pénétrer, c'est toutefois une chose infiniment au-dessus de nos forces de scruter les replis du coeur de l'homme et de soumettre à un juste examen les divers mérites des peuples. Donc ce seul vrai Dieu, dont la providence et la justice ne se retirent jamais du genre humain, qui a donné aux Romains l'empire quand il a voulu et aussi grand qu'il a voulu, lui qui l'a donné aux Assyriens, aux Perses mêmes, adorateurs (leurs livres en font foi ) de deux divinités, l'une bonne, l'autre mauvaise; sans parler ici du peuple hébreu, qui, tant qu'il fut souverain, ne reconnut jamais qu'un seul Dieu; lui qui a donné aux Perses les moissons et les autres biens de la terre, en l'absence de Segetia et de tant d'autres dieux à qui les Romains assignent des fonctions particulières, ou qu'ils associent plusieurs pour un seul emploi; c'est de lui, dis-je, qu'ils ont reçu l'empire, sans honorer ces dieux auxquels Rome se croit redevable de sa grandeur. C'est lui qui le donne également aux hommes, à Marius, à César, à Auguste, à Néron lui-même, aux Vespasiens père et fils, délices du genre hu- main, et à Domitien, ce monstre de cruauté; en un mot, c'est lui qui couronne Constantin, ce prince chrétien, et Julien l'Apo- stat ; heureux naturel précipité par la soif de la domination dans une sacrilége et détestable curiosité, jouet de vains oracles qui lui inspirent une aveugle confiance en la victoire quand il brûle ses vaisseaux chargés des subsistances de son armée, et, poursui- vant en furieux sa folle entreprise, frappé mortellement, trouve la peine de sa témérité et laisse ses soldats à la merci de l'ennemi et de la faim. Et nul n'eût échappé, si malgré le présage du dieu Terme, dont nous avons déjà parlé, les bornes de l'empire romain n'eussent reculé. Car le dieu Terme céda à la nécessité, lui qui n'avait pas cédé à Jupiter. Tous ces événements le seul et vrai Dieu les dispose et les gouverne comme il lui plaît, par des causes cachées, mais est-ce à dire injustes? [5,22] XXII. Souverain arbitre de la guerre, c'est sa justice ou sa miséricorde qui accable ou console le genre humain lorsqu'il en abrége ou en prolonge la durée. La guerre des pirates, la troisième guerre punique, sont terminées avec une incroyable rapidité, l'une par Pompée, l'autre par Scipion. Et la guerre des gladiateurs fugitifs, où deux consuls et plusieurs généraux sont vaincus, où l'Italie est couverte de sang et des ruines, ne laisse pas de s'achever en trois ans. Et voici d'autres ennemis, non plus étrangers, mais italiens : Picentins, Marses, Péligniens, après un long et fidèle esclavage sous le joug de Rome, relèvent la tête, impatients de leur liberté. Et cependant, Rome a déjà subjugué plusieurs nations; Carthage est détruite. Dans cette guerre d'Italie, les Romains souvent vaincus perdent deux consuls, plusieurs sénateurs; et toutefois la durée de ce fléau ne fut pas longue : la cinquième année y mit fin. Mais la seconde guerre contre Carthage, si fertile en désastres pour la république, épuise pendant dix-huit années et réduit aux abois les forces romaines. Deux batailles coûtent la vie à plus de soixante-dix mille Romains. Il fallut vingt-trois ans pour achever la première guerre punique, et quarante ans pour abattre Mithridate. Et que l'on se garde de croire que l'apprentisage des conquêtes fut moins rude en ces premiers siècles dont la vertu est tant vantée : la guerre des Samnites se prolonge pendant cinquante ans. Les Romains vaincus et humiliés passent sous le joug. Et comme ce n'est pas la gloire qu'ils aiment pour la justice, mais la justice qu'ils semblent aimer pour la gloire, ils violent la paix, ils rompent le traité. Je rappelle ces faits : car plusieurs, étrangers à l'histoire du passé, quelques-uns en dissimulant la connaissance, prennent sujet de toute guerre qui se prolonge pour se jeter impudemment sur notre religion, s'écriant que si elle n'existait pas, si l'on eût conservé l'ancien culte, cette valeur romaine, si prompte sous les auspices de Mars et de Bellone à terminer les guerres, les terminerait de même aujourd'hui. Que les hommes instruits se souviennent donc combien furent longues, combien mélées de chances diverses et de catastrophes sanglantes, ces guerres soutenues par les vieux Romains ; qu'ils songent que ces fléaux sont les tempêtes qui soulèvent l'orageuse mer du monde; qu'ils se résignent enfin à un pénible aveu ; qu'ils cessent de tromper les ignorants, et de darder contre Dieu une langue mortelle à eux-mêmes. [5,23] XXIII. Et ce miracle récent de la puissance et de la miséricorde divine, ils n'ont garde de le rappeler avec actions de grâces; loin de là, autant qu'il est en eux, ils voudraient l'ensevelir, s'il était possible, dans l'oubli de tous les hommes. Mais si nous gardions le silence, comme eux nous serions ingrats. Rhadagaise, roi des Goths, à la tête d'une formidable armée de barbares, occupe aux environs de Rome une position menaçante ; et en une seule journée, qui ne coûte aux Romains ni une mort ni une blessure, il perd, tant sa défaite est instantanée, plus de cent mille des siens ! et lui-même, pris avec ses fils, reçoit le juste châtiment de ses crimes. Si cet impie fût entré dans Rome avec ce déluge de barbares, qui eût-il épargné ? quelles tombes de martyrs eût-il honorées ? en quel homme eût-il respecté Dieu même ? a qui eût-il laissé la vie ou la pudeur ? et quelles clameurs ces païens n'eussent-ils pas élevées en faveur de leurs dieux ? Et quelles récriminations insultantes ! — La puissance, la victoire de Rhadagaise, voilà le prix des sacrifices journaliers qui lui concilient les dieux; ces dieux que la religion chrétienne aliène coutre les Romains ! Et voyez, lorsqu'il approchait de ces lieux où un regard de la Suprême Majesté l'anéantit, au bruit de ses pas retentissant au loin, on nous disait à Carthage que les païens croyaient et publiaient victorieusement qu'avec la faveur et la protection des dieux, à qui, disait-on, il sacrifiait chaque jour, il ne saurait être vaincu par ces Romains dégénérés qui n'offraient plus et ne permettaient plus d'offrir de tels sacrifices aux dieux de Rome. Et ils ne tombent pas, les misérables, en actions de grâces devant la miséricorde infinie de ce grand Dieu, qui, résolu de châtier les crimes des hommes par cette irruption de barbares, sait tempérer son indignation d'une telle clémence, qu'il accorde d'abord une victoire miraculeuse, de peur qu'au détriment des faibles on ne fît honneur des succès de Rhadagaise aux démons, ses dieux; et permet ensuite que Rome tombe au pouvoir d'autres barbares, qui, faisant céder l'ancien droit de la guerre au respect de la religion, protégent les vaincus réfugiés dans les lieux saints, et se montrent, au nom du Christ, ennemis si acharnés des démons et de ces autels idolâtres où Rhadagaise plaçait sa confiance, qu'on eût dit qu'ils leur avaient déclaré une plus rude guerre qu'aux hommes mêmes. Ainsi le vrai Seigneur et Maître du monde frappe les Romains d'une verge miséricordieuse, et, par l'incroyable défaite de ces esclaves des démons, prouve que leur culte n'est pas nécessaire au salut des empires, afin que les hommes, portés à réfléchir plutôt qu'à disputer, loin d'abandonner à cause des maux temporels la véritable religion, n'en demeurent que plus fermes dans l'attente'de la vie éternelle. [5,24] XXIV. Dirons-nous heureux quelques-uns des empereurs chrétiens parce qu'il sont ou régné longtemps, ou laissé en s'endormant d'une paisible mort leur sceptre à leurs fils, ou dompté les ennemis de l'état, ou déconcerté et réprimé les ennemis intérieurs rebelles à l'autorité? Tout cela, prospérités ou consolations de cette vie de misère, qu'ils partagent avec ces serviteurs des démons, étrangers au royaume de Dieu qui réclame nos empereurs ; et il en est arrivé ainsi par la miséricorde de ce Dieu qui ne veut pas que les fidèles attendent de lui de telles faveurs comme leur souverain bien. Mais nous disons heureux les princes s'ils règnent avec justice; si, dans l'enivrement de tant de flatteries, de tant d'hommages qui vont jusqu'à la servilité, leur coeur ne s'élève pas et se souvient qu'ils sont hommes ; s'ils mettent leur puissance au service de la majesté suprême pour étendre au loin le culte de Dieu ; s'ils cràignent ce Dieu, s'ils l'aiment, s'ils l'honorent, si leur prédilection est acquise à ce royaume où ils n'appréhendent point de trouver des égaux; s'ils sont lents à punir, prompts à pardonner; s'ils ne décernent le châtiment que dans l'intérêt de l'ordre et de la paix publique, et jamais pour satisfaire leur haine ou leur vengeance; s'ils pardonnent, non pour assurer au crime l'impunité, mais dans l'espoir de l'amendement du coupable; si, parfois contraints d'user de rigueur, ils tempèrent cette nécessité par la clémence et la libéralité; s'ils sont d'autant plus retranchés dans leurs plaisirs qu'il leur serait plus facile d'y excéder; s'ils préfèrent commander à leurs passions déréglées qu'à tous les peuples de la terre ; et s'ils vivent ainsi, non par besoin de vaine gloire, mais pour l'amour de la vie éternelle; si pour leurs péchés, ils offrent à Dieu un sacrifice assidu d'humilité, de miséricorde et de prière. Oui, heureux les empereurs chrétiens qui vivent ainsi : heureux dès ce monde en espérance, et plus tard en réalité, quand le jour sera venu que nous attendons ! [5,25] XXV. Car, jaloux de détourner les hommes persuadés qu'il le faut servir pour la vie éternelle, de la pensée qu'on ne saurait obtenir les grandeurs et les royaumes de la terre sans la faveur des démons dont la puissance éclate dans les prospérités temporelles, ce Dieu tout bon choisit l'empereur Constantin, qui refuse à ces esprits de malice le culte qu'il rend au seul Dieu de vérité, et le comble de plus de biens que nul n'en pourrait souhaiter. Il lui accorde même de fonder cette ville, compagne de l'empire, fille de Rome, qui n'a ni un temple de démons, ni une idole. Long et glorieux règne ! Seul il gouverne et protége le monde romain; ses entreprises sont autant de succès, ses guerres, autant de victoires ; — heureux surtout à abattre les tyrans. Il meurt chargé d'années, et laisse ses fils en possession de l'empire. Mais, d'autre part, afin que nul empereur ne se fît chrétien pour obtenir la félicité de Constantin, puisqu'on ne doit l'être qu'en vue de la vie éternelle, Dieu enleva Jovien beaucoup plus tôt que Julien, et permit que Gratien tombât sous le poignard d'un tyran, moins malheureux encore que le grand Pompée adorateur des dieux de Rome. Pompée ne put être vengé par Caton qu'il avait laissé, pour ainsi dire, héritier de la guerre civile, et Gratien est vengé ( consolation que ne demandent point les âmes pieuses ), il est vengé par Théodose qu'il avait associé à sa couronne, quoiqu'il eût un jeune frère, plus fier de cette glorieuse association que d'une trop vaste puissance. [5,26] XXVI. Et Théodose, non content de garder à l'empereur Gratien pendant sa vie la fidélité qu'il lui doit, recueille après sa mort son jeune frère Valentinien, et, d'un cœur chrétien, il prend sous sa tutelle l'auguste pupille que le meurtrier Maxime a chassé de l'héritage impérial ; il voue une tendresse toute paternelle à ce prince, qui, destitué de tout secours, offrait à son hôte l'occasion d'un crime facile, si dans l'âme de Théodose la soif de régner eût étouffé une charitable générosité. Loin de la, il environne le noble exilé des égards dus à son rang, et lui prodigue les consolations les plus touchantes. Cependant le succès ayant rendu Maxime redoutable, Théodose, dans ses plus vives perplexités, ne se laisse pas entraîner à des curiosités sacriléges et illicites; mais il envoie vers Jean, solitaire d'Égypte, en qui la renommée lui annonçait un grand serviteur de Dieu doué de l'esprit de prophétie, et il reçoit de lui l'assurance formelle de la victoire. Vainqueur du tyran Maxime, il rétablit avec tous les témoignagnes d'une respectueuse compassion le jeune Valentinien dans la partie de l'empire dont il avait été chassé, et, ce prince étant mort bientôt après, victime d'une trahison ou de tout autre accident, il marche contre un autre tyran, Eugenius usurpateur du pouvoir, et, fort d'une nouvelle réponse prophétique, il accable de toute la puissance de sa foi la formidable armée de son ennemi; vainqueur plutôt encore par ses prières que par son épée. Des soldats qui avaient combattu dans cette journée nous ont dit qu'il s'était levé du côté de Théodose un vent si violent que les traits leur échappaient des mains pour fondre sur l'ennemi et que les traits de l'ennemi revenaient contre lui-même. Aussi le poète Claudien, quoique adversaire du nom de Jésus-Christ, s'écrie à la louange de l'empereur : « O prince trop aimé de Dieu, pour toi, du fond de ses antres, Eole déchaîne des ouragans armés ; pour toi le ciel combat, pour toi les autans conspirent et volent à l'appel de tes clairons! » Vainqueur, suivant sa foi et sa prédiction, il renverse certaines statues de Jupiter élevées dans les Alpes et consacrées par je ne sais quelles imprécations contre sa vie. Et comme ses coureurs, dans cette joyeuse familiarité que permet la victoire, lui disent en riant qu'ils voudraient bien être foudroyés des foudres d'or du Dieu, il leur en fait présent avec une aimable libéralité. Les fils de ses ennemis, victimes de la guerre et non de la vengeance, qui se réfugient aux églises sans être encore chrétiens, il leur fait embrasser le christianisme et les aime d'une charité toute chrétienne. Loin de les dépouiller de leurs biens, il les comble de faveurs nouvelles. Il ne souffre pas que la victoire ouvre un libre cours aux haines particulières. Bien différent de Cinna, de Marius, de Sylla et de tant d'autres qui continuèrent les guerres civiles, même après leur terme, lui songe plutôt à déplorer leur naissance qu'à rendre leur issue funeste aux vaincus. Et dans toutes ses épreuves, au début même de son règne, jamais il n'hésite à protéger l'Église par de justes et saintes lois contre les assauts de ses ennemis; cette Église que l'hérétique Valens, fauteur des ariens, avait tant persécutée, et dont il tient à plus grand honneur d'être membre que de dominer sur la terre. Partout il renverse les idoles, sachant bien que les faveurs temporelles mêmes dépendent non des démons, mais du vrai Dieu. Quoi de plus admirable que sa profonde humilité, lorsqu'entraîné par les bruyantes remontrances de quelques-uns de ses familiers à sévir contre les habitants de Thessalonique dont il avait accordé la grâce à l'intercession des évêques, il trouve une justice sainte qui l'arrête au seuil de l'église, et fait une telle pénitence que pour lui le peuple intercède, pleurant à la vue de la majesté impériale humiliée, plus affligé de son abaissement qu'il ne fut effrayé de sa colère en l'offensant. Ce sont ces bonnes oeuvres et autres semblables, qu'il serait trop long de rappeler, que l'empereur a emportées avec lui; de toute cette gloire, de toute cette grandeur humaine évanouies comme une vapeur légère, ses oeuvres seules lui restent; et leur récompense est l'éternelle félicité que Dieu n'accorde qu'aux âmes véritablement pieuses. Tout le reste, honneur ou soutien de cette vie, le monde, la lumière, l'air, la terre, l'eau, les fruits, l'âme de l'homme, le corps et les sens, la raison et la vie, Dieu les donne aux bons et aux méchants ; et il dispense aussi la grandeur des empires au besoin des temps que sa providence gouverne. [5,27] XXVII. Il s'agit donc maintenant de répondre à ceux qui, convaincus par les preuves les plus claires de l'inutilité de cette multitude de faux dieux pour obtenir les biens temporels, unique objet du désir des insensés, s'efforcent d'établir que ce n'est point dans l'intérêt de la vie présente, mais pour celle qui doit suivre la mort, qu'il faut les honorer. Quant à ceux que les engagements du monde attachent à ces vaines idoles et qui se plaignent de n'être plus abandonnés à la puérilité de leurs caprices, je pense leur avoir assez répondu dans les cinq derniers livres. A l'apparition des trois premiers, et lorsqu'ils étaient déjà entre les mains d'un grand nombre de lecteurs, j'appris qu'on préparait contre moi une réponse, et depuis je fus informé qu'elle était écrite, mais que l'on attendait un moment favorable pour la publier sans danger. Or j'engage les auteurs à ne pas souhaiter ce que leur véritable intérêt désavoue. On s'imagine que c'est répondre que de ne pas savoir se taire. Eh quoi de plus bavard que la vanité? Est-ce donc à dire qu'elle soit plus puissante que la vérité, parce que, s'il lui plaît, elle peut crier plus haut que la vérité! Qu'ils réfléchissent donc sérieusement, et, si leur jugement, libre de préoccupations et de partialité, reconnaît qu'il est moins facile de ruiner nos discours par de solides raisons que de les attaquer par des bouffonneries satiriques, qu'ils répriment ce badinage, qu'ils préfèrent les réprimandes des sages aux éloges des insensés. Car, si ce n'est point la liberté de dire la vérité, mais la licence de médire qu'ils attendent, le ciel les préserve de la prospérité de cet homme que la liberté de nuire faisait regarder comme heureux : "Infortuné, s'écrie Cicéron, qui est libre de mal faire"! Si donc il en est un qui trouve son bonheur dans la liberté de médire, qu'il se détrompe : il sera beaucoup plus heureux de perdre cette liberté même. Et que ne renonce-t-il dès aujourd'hui à toute vaine complaisance : une juste ardeur d'être éclairé permet la contradiction; et une dispute amicale soutenue avec gravité, sagesse et franchise, ne peut que provoquer une réponse satisfaisante à ses doutes.