[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] I. C'est assez parler, ce me semble, des maux de l'âme, mortels aux moeurs, et les seuls vraiment à craindre; c'est assez montrer que les faux dieux, loin de songer à la délivrance de leur peuple fidèle, opprimé sous le fardeau de ses iniquités, ne travaillent au contraire qu'à l'en accabler. Parlons maintenant de ces maux, les seuls qu'un païen refuse de souffrir, la faim, la maladie, la spoliation, la captivité, la mort, et semblables calamités énumérées au premier livre. Car le méchant ne met au rang des maux que ceux qui ne rendent pas l'homme mauvais; il ne rougit pas, au milieu des biens qu'il loue, d'être lui-même mauvais en les louant, plus fâché du désordre de sa villa que de sa vie, comme si c'était le souverain bien de l'homme d'avoir tout bon hors soi-même. Et cependant, contre ces maux qu'ils redoutent uniquement, ont-ils trouvé secours dans leurs dieux, quand ils avaient la liberté de les servir? Car, avant la venue de notre Rédempteur, en divers temps, en divers lieux, alors que tant de fléaux, plusieurs même incroyables, brisent le genre humain, le monde adore-t-il d'autres dieux, excepté le peuple hébreu, et en dehors de ce peuple, quelques hommes, partout où un juste et mystérieux jugement de Dieu les a trouvés dignes de sa grâce? Mais, crainte de longueurs, je passe sous silence les désastres qui ont affligé les autres nations de l'univers, je me borne à Rome et à l'empire romain, c'est-à-dire aux souffrances de la ville elle-même avant l'avènement du Christ, aux souffrances des provinces qui, réunies à la république soit par alliance, soit par soumission, formaient déjà comme les membres de ce grand corps. [3,2] II. Et d'abord, — car il ne s'agit plus ici de taire ou de dissimuler, — pourquoi Ilion, mère de Rome, est-elle vaincue, prise et ruinée par les Grecs, dont les Dieux sont les siens? Priam, nous dit-on, expie la perfidie de Laomédon. Il est donc vrai, Apollon et Neptune ont loué à Laomédon leurs bras mercenaires. On raconte en effet qu'un salaire leur était promis et que Laomédon viola sa promesse. Or je m'étonne que le divin interprète de l'avenir, Apollon, s'engage à si rude labeur sans savoir que Laomédon niera sa dette. Et cette ignorance est-elle moins étrange en son oncle, Neptune, frère de Jupiter, souverain de l'empire des eaux? Homère, qui vécut, dit-on, avant la naissance de Rome, ne lui fait-il pas prédire une destinée glorieuse aux enfants d'Énée, fondateurs de cette ville? Ne dit-il pas que ce dieu enleva le héros dans un nuage pour le dérober au glaive d'Achille? Et cependant, de l'aveu de Virgile, « il voulait renverser de fond en comble l'ouvrage de ses mains, les murs de la parjure Ilion. » Ainsi, ces grands dieux, Neptune et Apollon, ne se doutant pas que Laomédon va les frustrer de leurs journées, accomplissent leur tâche de manoeuvres gratuitement pour des ingrats. Prenez-y garde, je crains bien qu'à l'égard de tels dieux crédulité soit plus dangereuse que parjure. Homère lui-même n'est pas ici fort crédule; car il représente Neptune combattant contre les Troyens, Apollon pour eux, quoique, suivant la fable, tous deux soient également offensés. Si vous croyez aux fables, rougissez donc d'honorer de tels dieux ; si vous n'y croyez pas, ne parlez plus des parjures de Troie, ou demandez pourquoi ces dieux punissent les parjures de Troie et protègent ceux de Rome. Et comment cette grande et criminelle cité eut-elle fourni à la conjuration de Catilina tant de traîtres dont la langue et le bras se nourrissaient de parjures et de sang romain? Et ces sénateurs, juges corrompus, et ces assemblées populaires, vénales dans leurs suffrages, vénales dans toutes les causes appelées devant elles, n'était-ce pas leur crime habituel que le parjure? Car, dans cette corruption effrénée, l'antique usage du serment était conservé non pour retenir les crimes par la crainte, mais pour les combler par le parjure. [3,3] III. C'est donc sans raison qu'aux dieux « soutiens de cet empire, » à ces dieux évidemment vaincus par le bras des Grecs, on prête un courroux imaginaire contre les Troyens parjures, et l'adultère de Pâris vainement allégué pour la défense des dieux n'est pas la cause de leur fuite indignée. Auteurs et conseillers du crime, ils n'ont pas coutume d'en être les vengeurs. « Rome, dès l'origine, eut, comme je l'ai appris, dit Salluste, pour fondateurs et premiers habitants, les Troyens fugitifs, errants à l'aventure sous la conduite d'Énée. » Si donc ces dieux ont cru devoir venger l'adultère de Pâris, n'en fallait-il pas étendre et poursuivre la vengeance sur les Romains, puisqu'il était l'oeuvre de la mère d'Énée ? Mais pouvaient-ils le haïr en Pâris, quand ils ne haïssaient pas en leur compagne Vénus celui, par exemple, qu'elle commet avec Anchise et qui donne naissance à Énée? Peut-être que Ménélas se fâche et que Vulcain tolère. Car les dieux, que je sache, ne sont pas fort jaloux de leurs femmes; ils daignent même les avoir en commun avec les hommes. M'accusera-t-on de railler, de manquer de gravité dans une question si importante? Eh bien, d'accord ; cessons de croire qu'Énée soit fils de Vénus, mais aussi cessons de croire que Romulus soit fils de Mars. Car pourquoi nier l'un et croire l'autre? Serait-il donc permis aux dieux de s'unir aux femmes, et serait-ce un crime aux hommes de s'unir aux déesses ? Rigoureux, ou plutôt incroyable destin! Quoi! dans le ressort même de la puissance de Vénus, ce qui est permis à Mars est interdit à la déesse? Non, non, l'autorité de Rome confirme l'un et l'autre fait. César n'a pas reconnu avec moins de foi Vénus pour aïeule, que l'ancien Romulus le dieu Mars pour père. [3,4] IV. Crois-tu donc tout cela, va-t-on me dire? Non; car ici votre savant Varron lui-même, quoiqu'il hésite à se prononcer, en vient presque à confesser le mensonge. Mais il prétend qu'il est de l'intérêt des Etats que les hommes généreux se croient, même à tort, issus des dieux. Le coeur de l'homme, sur la foi de sa céleste descendance se porte d'un élan plus hardi aux grandes entreprises, les conduit avec plus de vigueur, fort de cette confiance qui garantit le succès. Cette pensée de Varron, que je revêts au mieux de mes propres paroles, voyez quelle large porte elle ouvre à l'erreur. Elle nous laisse présumer les fictions que l'on a pu consacrer toutes fois que l'on aura cru le mensonge religieux utile aux citoyens. [3,5] V. Mais Vénus pouvait-elle de son adultère avec Anchise donner naissance à Énée, et Mars à Romulus de son commerce avec la fille de Numitor? c'est une question que j'abandonne, car elle semble se reproduire dans nos Ecritures, lorsqu'il s'agit de savoir si les anges prévaricateurs ont pu s'unir aux filles des hommes : union d'où seraient issus ces géants, homme de taille et de force prodigieuse, dont alors la terre était peuplée. Mais ramenons pour l'instant la question à ces deux faits. Si ce que l'on dit de la mère d'Énée et du père de Romulus est vrai, comment l'adultère chez les hommes peut-il déplaire aux dieux, quand ils le pratiquent entre eux de si bonne grâce? Si cela est faux, comment peuvent-ils s'offenser des véritables adultères de l'homme, s'il se complaisent à ceux que le mensonge leur prête à eux-mêmes? Ajoutez que si l'on ne croit à l'adultère de Mars, il faut être incrédule à celui de Vénus. On ne saurait donc plus alléguer de crime divin à l'excuse de la mère de Romulus. Or Sylvia était vestale; et les dieux ont dû plus rigoureusement venger sou sacrilége sur Rome que l'adultère de Pâris sur Troie; car, chez les anciens Romains, la vestale surprise dans le crime était enterrée vive, tandis qu'ils punissaient la femme adultère de toute autre peine que la mort, vengeurs plus inexorables des profanations du sanctuaire que de celles du lit nuptial. [3,6] VI. Que dis-je? si les crimes des hommes étaient tellement odieux à ces divinités, que, dans leur indignation contre l'adultère de Pâris, ils aient abandonné Troie au fer et aux flammes, le meurtre du frère de Romulus devait plutôt les armer contre Rome que l'injure d'un mari grec contre Ilion, le parricide d'une ville à sa naissance plutôt que l'adultère d'une florissante cité. Et peu importe à la question que Romulus ait ordonné le meurtre ou l'ait commis lui-même, ce que plusieurs nient par impudence, ou révoquent en doute par honte, ou dissimulent par douleur. Mais, sans plus nous arrêter à peser sur ce point les nombreux témoignages de l'histoire, il est constant que le frère de Romulus fut tué, et qu'il ne le fut ni par des ennemis, ni par des étrangers. Or ce meurtre est commis ou ordonné par Romulus, bien plus le chef des Romains que Pâris ne l'était des Troyens. Comment donc le ravisseur a-t-il attiré sur Troie la colère des dieux, tandis que le fratricide mérite à Rome leur protection? Si Romulus est étranger à l'exécution et à l'ordre de ce crime, en omettant de le venger, toute la ville en est coupable; elle y consent, et ce n'est plus du sang d'un frère, mais, chose horrible ! c'est du sang d'un père qu'elle est coupable! Car n'a-t-elle pas deux fondateurs, quoique le crime n'ait permis qu'à un seul d'être roi? Qu'on le dise, enfin, s'il est possible, qu'est-ce que Troie a fait de mal pour encourir cet abandon des Dieux qui la livre à sa ruine? Qu'est-ce que Rome a fait de bien pour mériter leur présence protectrice? Mais non; vaincus et fugitifs, ils se retirent à Rome pour tromper les Romains à leur tour, ou plutôt, demeurés sur le sol troyen pour en séduire à leur coutume les nouveaux habitants, ils redoublent ici de ruse et de prestiges, et leur orgueil y jouit de plus grands honneurs. [3,7] VIL Et quel nouveau crime avait commis la malheureuse Troie, pour être engloutie dans le torrent des guerres civiles, et détruite par le plus féroce partisan de Marius, Fimbria, vainqueur bien autrement impitoyable que les anciens Grecs? Au temps de sa première désolation, la fuite ou la captivité déroba du moins un grand nombre de Troyens à la mort; mais Fimbria, lui, défend d'abord d'épargner personne ; il réduit la ville en cendres, et brûle avec elle tous les habitants. Voilà donc ce qu'Ilion a souffert, non des Grecs furieux de son crime, mais des Romains, nés de son malheur, et sous la tutelle des mêmes dieux ! ces dieux indifférents, ou plutôt impuissants à conjurer tant d'infortunes. Dira-t-on qu'une seconde fois « ils se sont retirés de leurs sanctuaires, qu'ils ont abandonné leurs autels, » ces dieux protecteurs d'Ilion relevée de ses cendres et de ses antiques ruines? S'il est ainsi, je demande pourquoi ? car la cause des dieux me semble d'autant plus mauvaise que celle des Troyens me parait meilleure. Ils ont fermé à Fimbria les portes de leur ville pour la conserver à Sylla; Fimbria, dans sa fureur, se venge par l'incendie, par l'extermination. Or Sylla est alors le chef du meilleur parti; il a l'épée à la main pour recouvrer la république. Ces heureux commencements n'amènent point encore leurs suites funestes. Que peuvent donc faire de mieux les habitants? quoi de plus honorable, quoi de plus fidèle, quoi de plus digne de la parenté romaine, que de conserver leur ville au plus juste parti, et de fermer leurs portes à ce brigand, parricide de la république? Et cependant cette résolution leur coûte-t-elle assez cher? Qu'en disent les défenseurs des dieux? Qu'ils aient délaissé, ces dieux, un peuple d'adultères, qu'ils aient livré Troie aux flammes des Grecs, pour que Rome plus chaste naquît de ces cendres; mais aujourd'hui, pourquoi l'abandonner cette ville, mère de Rome, mère soumise à sa noble fille; fidèle et religieuse alliée de la cause légitime, pourquoi l'abandonner, non plus aux héros grecs, mais à un infâme, au dernier des Romains? Si le parti de Sylla, à qui ces infortunés voulaient garder leur ville, déplaît à ces dieux, pourquoi s'empressent-ils de promettre, de prédire à ce même Sylla tant de félicité? Ne les retrouvons-nous pas encore ici plutôt flatteurs de la prospérité que défenseurs de l'infortune? Ce n'est donc pas pour être délaissée par eux qu'Ilion alors a succombé. Toujours vigilants à tromper, ils ont fait, ces démons, ce qui leur était possible; car, toutes leurs statues étant détruites et consumées avec la ville, la seule statue de Minerve, dit-on, et Tite-Live le rapporte, est retrouvée entière et debout sous l'immense ruine de son temple. Non, sans doute, afin que l'on dise en leur honneur : « O dieux de la patrie, dieux toujours protecteurs de Troie! » mais pour qu'il soit impossible de dire à leur excuse : « Ils se sont retirés de leurs sanctuaires, ils ont abandonné leurs autels; car il leur a été permis d'opérer un prodige qui servît, non pas à prouver leur puissance, mais à établir contre eux la conviction de leur présence. [3,8] VIII. Quelle prudence, après cette destinée de Troie, de confier à ces dieux la défense de Rome? Dira-t-on qu'ils y résidaient dès longtemps, lorsque Ilion tomba sous la fureur de Fimbria ? Comment donc dans ces ruines est restée debout cette statue de Minerve? Et puis, s'ils étaient à Rome lorsque Fimbria détruisit Ilion, peut-être étaient-ils dans Ilion lorsque Rome fut prise et brûlée par les Gaulois ? Mais, grâce à la finesse de l'ouïe, à l'agilité qui les distingue, ils accourent au cri de l'oie sauver du moins le roc du Capitole, avertis trop tard pour protéger le reste de la ville. [3,9] IX. On croit encore que Numa, successeur de Romulus, dut à leur faveur de jouir de la paix pendant tout son règne, et de fermer les portes de Janus que la guerre se fait ouvrir, en récompense des religieuses cérémonies dont il avait dote les Romains. Il y aurait lieu sans doute de le féliciter de tant d'heureux loisirs, s'il les avait su consacrer à d'utiles institutions, et sacrifier une curiosité pernicieuse à la pieuse et véritable recherche du vrai Dieu. Mais ce loisir même, le doit-il à ces dieux, qui peut-être l'eussent moins trompé s'ils l'eussent trouvé moins oisif ? Ils se mirent en devoir d'occuper son désoeuvrement. Toutes les pratiques, tous les mystères par lesquels il parvint à établir une société entre eux et lui, entre Rome et de tels dieux, Varron nous les a révélés. Mais ailleurs nous en reparlerons plus convenablement, s'il plaît au Seigneur. Or il s'agit ici de leurs bienfaits, et c'est un grand bienfait que la paix; mais un bienfait du vrai Dieu, comme le soleil, comme la pluie, comme les autres avantages de la vie qu'il répand aussi sur les ingrats et les pervers. Que si ces dieux ont été pour Rome et pour Pompilius les auteurs de ce bien précieux, pourquoi depuis, même aux siècles de vertu, en sont-ils tellement avares? Ces cérémonies sacrées avaient-elles donc auprès d'eux plus d'influence au moment d'être instituées qu'après leur institution lorsqu'on les célébrait? Elles n'étaient point avant Numa; il les ajoute au culte, il les fait être, depuis elles sont, et, pour qu'elles soient profitables, on les observe. Quoi donc? ces quarante-trois ans, ou, selon d'autres, ces trente-neuf ans du règne de Numa s'écoulent dans une paix si profonde, et, dans la suite, lorsque ces cérémonies où les dieux sont invités s'accomplissent sous leur présidence et leurs auspices, durant cette longue période qui s'étend de la fondation de Rome à l'avénement d'Auguste, on signale, comme la plus grande merveille, une seule année à peine, depuis la première guerre punique, où les Romains aient pu fermer les portes de la guerre! [3,10] X. Va-t-on répondre que sans ces guerres assidues et se succédant sans intervalle, il eût été impossible à l'empire romain d'étendre si loin les limites de sa puissance et de sa gloire? Il lui fallait pour grandir cette agitation sans fin. Raison étrange ! Eh quoi une stature moyenne avec la santé ne vaut-elle pas mieux au corps humain qu'une taille gigantesque qui ne se développe que par des crises successives, où l'on arrive sans atteindre le repos, où la douleur mesure à la force des organes la violence de ses assauts ? Serait-ce donc un mal, ou plutôt ne serait-ce pas un grand bien, si l'on en demeurait encore aux temps heureux que Salluste rappelle ainsi : "A l'origine, les rois, premier nom de l'autorité sur la terre, les rois, différents d'inclinations, se livraient aux exercices de l'esprit ou du corps. Alors la vie des hommes s'écoulait exempte de cupidité : chacun se contentait du sien. » Fallait-il donc à l'immense accroissement de l'empire cette décadence morale que Virgile flétrit : "Peu à peu le siècle s'altère; ses teintes pâlissent ; bientôt surviennent la fureur des armes et la soif de l'or." Cependant les Romains ont une légitime excuse à tant de guerres. Forcés de résister aux soudaines invasions de leurs ennemis, pour eux il ne s'agit plus de gloire humaine; il s'agit de la vie et de la liberté. Eh bien ! soit. "Car, dit Salluste, lorsque l'État, développant ses institutions, ses moeurs et son territoire, parut arrivé à certain degré de prospérité et de puissance, sa fortune, selon le sort des choses humaines, fit naître la haine. Les rois et les peuples voisins essayent ses forces par la guerre. Peu d'amis viennent au secours : la terreur tient le reste loin du péril. Mais les Romains, attentifs au dedans et au dehors, se hâtent, s'apprêtent, s'encouragent, vont à l'ennemi; liberté, patrie, famille, tout est à l'abri sous leurs armes. Quand leur valeur a repoussé les dangers, ils portent secours aux alliés et amis ; ils s'en font plus à rendre qu'à recevoir des services." C'est par ces voies généreuses que Rome s'élève. Mais sous le règne de Numa qu'arrive-t-il? Comment concilier cette longue paix avec ces habituelles hostilités? Si Rome, alors même assaillie, n'opposait point le glaive au glaive, comment sans combat, sans ces victorieux élans qu'inspire le dieu Mars, pouvait-elle contenir ses ennemis? Qui l'empêchait d'arriver ainsi à l'empire sans lutte, et les portes de Janus toujours closes ? Si cela n'a pas été en son pouvoir, elle a donc joui de la paix, non pas tant que les dieux l'ont voulu, mais tant qu'il a plu à ses voisins de suspendre leurs attaques. A moins que de pareils dieux n'osent se faire un mérite auprès de l'homme de ce que l'homme veut ou ne veut pas. Qu'il soit permis à ces démons d'entraîner ou de retenir les esprits pervers par leur propre perversité, cela est tout différent; mais, s'ils avaient toujours ce pouvoir, si leurs efforts n'étaient souvent déjoués par une puissance secrète et supérieure, ils seraient les arbitres de la paix, de la guerre, de la victoire, événements qui d'ordinaire dépendent des passions humaines. Cependant ils arrivent pour la plupart contre la volonté de ces dieux, non seulement au rapport des fables menteuses qui expriment ou renferment à peine quelque trait de vérité, mais de l'aveu même de l'histoire romaine. [3,11] XI. Et quelle autre raison, au moment de la guerre contre le roi Aristonicus et les Achéens, cet Apollon de Cumes eut-il de pleurer pendant quatre jours? Effrayés de ce prodige, les aruspices voulaient faire précipiter la statue dans la mer, mais les vieillards intercédèrent en sa faveur, assurant que, dans la guerre contre Antiochus et Persée, la même idole avait rendu semblable présage, et qu'en récompense de la fortune des armes romaines, un sénatus-consulte avait décidé l'envoi des présents accoutumés à Apollon. D'autres aruspices plus habiles, appelés, répondent que ces pleurs de la statue d'Apollon sont de bon augure. Cumes n'est-elle pas une colonie grecque? Apollon pleure la désolation du sol natal, le deuil et la ruine de la Grèce. On apprend bientôt que le roi Aristonicus est vaincu et prisonnier, malheur dont le pressentiment arrachait a la pierre divine ces larmes de dépit et de douleur. Ainsi les poètes ne se trompent pas toujours, et leurs fictions sont la peinture fabuleuse, mais vraisemblable, des moeurs des démons. Diane, dans Virgile, regrette Camille; Hercule pleure Pallas qui va mourir. C'est pourquoi, peut-être, jouissant d'un paix profonde sans en connaître, sans en rechercher l'auteur, Numa Pompilius avise dans son loisir à quels dieux il va confier la tutelle de Rome et de son règne; et, comme il présume que le dieu souverain, véritable et tout-puissant, demeure indifférent aux choses de la terre, se souvenant d'ailleurs que les dieux troyens abordés sur les vaisseaux d'Ilion n'ont pas eu le pouvoir de conserver longtemps Troie et Lavinium fondé par Énée, il croit devoir s'assurer d'autres protecteurs que ces dieux, qui ont déjà passé à Rome avec Romulus, ou qui doivent y passer après la ruine d'Albe : divinités fugitives ou impuissantes, ne leur fallait-il pas des gar- des ou des auxiliaires? [3,12] XII. Et pourtant Rome ne daigna pas se contenter de ces divinités si nombreuses instituées par Numa. Jupiter n'avait pas encore son temple souverain. Ce fut le roi Tarquin qui bâtit le Capitole. Esculape vint d'Épidaure à Rome; habile médecin, il voulait une ville célèbre pour y exercer son art avec plus d'éclat. La mère des dieux est aussi venue, je ne sais d'où, de Pessinunte. pouvait-elle, en effet, lorsque son fils dominait sur la colline du Capitole, rester plus longtemps dans une ville obscure? Si elle est la mère de tous les dieux, elle a non seulement suivi, mais précédé à Rome plusieurs de ses fils. Je suis, à la vérité, surpris qu'elle ait donné naissance à Cynocéphale, venu d'Égypte beaucoup plus tard. La déesse Fièvre est-elle sa fille aussi ? Demandez à son petit-fils Esculape. Mais, quelle que soit la mère de cette déesse, citoyenne de Rome, des dieux étrangers oseront-ils dédaigner son origine? Placée sous le patronage de tant de dieux, et qui pourrait les compter? indigènes et étrangers, dieux du ciel, de la terre et des enfers, des mers, des fontaines et des fleuves, certains ou incertains, selon Varron, et, dans toutes leurs variétés, mâles et femelles, comme les espèces animales; oui, sous le patronage de tant de dieux, Rome devait-elle être affligée, bouleversée par tant d'effroyables catastrophes dont je ne veux rappeler qu'un petit nombre? Vainement la fumée de ses sacrifices appelait comme un signal à sa défense cette étrange multitude de dieux. Et ces temples, ces autels, ces cérémonies n'étaient-ce pas autant d'offenses au dieu suprême et véritable, à qui seul est dû légitime hommage ? Rome vécut plus heureuse avec moins de dieux. Mais, à mesure qu'elle se développa, elle en crut devoir employer davantage : un plus grand navire veut plus de matelots. Ce peu de divinités sous lesquelles sa vie est pure comparée à la licence qui succède, lui paraissent, sans doute, de frêles appuis pour sa grandeur. Et cependant, sous les rois mêmes, à l'exception de Numa, dont je viens de parler, n'est-ce pas d'abord un affreux malheur, que cette discorde ensanglantée par le meurtre du frère de Romulus? [3,13] XIII. Eh quoi! ni Junon qui, d'accord avec son bien-aimé Jupiter, favorisait déjà "les Romains dominateurs du monde, peuple à la toge souveraine," ni Vénus elle-même, ne put venir en aide à ces chers enfants d'Énée, en leur ménageant d'honnêtes et légitimes alliances? Et voyez quels déplorables événements entraîne cette disette d'épouses. Perfides ravisseurs, ils en viennent aux mains avec leurs beaux-pères ; et ces malheureuses femmes n'ont pas encore pardonné à leurs maris l'outrage le plus cruel, qu'elles reçoivent en dot le sang de leurs pères! Les Romains, dit-on, furent vainqueurs dans ce combat; mais combien de morts et de blessures de part et d'autre coûta cette victoire dénaturée! La discorde entre César et Pompée, entre un seul beau-père et un seul gendre, après la mort de la fille de César, femme de Pompée, soulève l'âme de Lucain; duel juste et profond accent de douleur ! « Je chante cette guerre plus que civile, décidée dans les plaines de l'Emathie; le crime justifié par la victoire...». Les Romains ont vaincu, et, tout sanglants du meurtre de leurs beaux-pères, ils peuvent contraindre les filles des victimes à souffrir leurs funestes embrassements; et elles n'osent pleurer leurs pères morts, pour ne pas offenser leurs maris vainqueurs; elles qui, pendant le combat, ne savaient pour qui faire des voeux. Non, ce n'est pas Vénus, c'est Bellone qui préside à ces sanglantes noces du peuple romain; c'est l'infernale Alecto, plus fatale aux enfants d'Énée que Junon protége, qu'à leur aïeul livré par la déesse à la furie. Plus heureuse la captivité d'Andromaque, que ces hymens de Rome. Sortant des bras de son esclave, Pyrrhus ne trempait plus ses mains au sang troyen. Les Romains frappent au combat ceux dont les filles partagent leurs lits. Soumise au vainqueur, Andromaque pouvait pleurer la perte des siens; elle n'avait plus à la craindre. Filles et femmes des combattants, également à plaindre au départ et au retour de leurs maris, ces infortunées tremblent pour leurs pères ou pleurent leur mort, ou plutôt elles ne sont libres ni de leur crainte, ni de leur douleur ; car peuvent-elles apprendre le trépas de leurs concitoyens, de leurs proches, de leurs frères, de leurs pères, sans un pieux désespoir, ou se réjouir sans cruauté des victoires de leurs maris? Et puis le sort des armes en a fait plusieurs orphelines et veuves, dans ces duels terribles où la fortune parut un instant trahir les Romains. N'en vinrent-ils pas à soutenir un siége, à s'enfermer pour se défendre? La ruse ouvre les portes de la ville et introduit l'ennemi dans ses murs. Au Forum même, entre gendres et beaux-pères, c'est une atroce et sanglante mêlée. Les ravisseurs plient; à chaque moment ils se réfugient dans leurs maisons ; ils ajoutent la honte de la lâcheté à la honte et au crime de leur précédente victoire. Alors Romulus, désespérant du courage des siens, prie Jupiter d'arrêter leur fuite ; ce qui valut au dieu le nom de Stator. Et cependant ces sanglantes scènes n'eussent pas eu de fin, si les femmes, tombant tout échevelées aux genoux de leurs pères, n'eussent apaisé par de pieuses instances l'élan irrésistible de la plus juste fureur. Et Romulus, réduit à partager la puissance avec Tatius, roi des Sabins; Romulus, qui n'a pas voulu d'un frère pour collègue, souffrira-t-il longtemps un étranger, lui qui n'a pu souffrir un frère, et un frère jumeau? Bientôt délivré de Tatius, pour être à l'avenir un plus grand dieu, il demeure seul roi. Étranges contrats de noces, germes éternels de guerres! Admirable pacte de tamile, d'alliance, de société, de religion! Que doit être, sous la tutelle de tant de dieux, la vie d'une cité? Mais que n'aurais-je pas à dire ici, si mon sujet n'appelait sur d'autres points mon attention et mes discours? [3,14] XIV. Qu'arrive-t-il après Numa, sous les autres rois? Les Albains provoqués; guerre fatale aux vaincus, fatale aux Romains eux-mêmes. Mais on est tant dégoûté de cette longue paix de Numa! Quels torrents de sang coulent de part et d'autre! Quel épuisement des deux cités! Albe, oeuvre d'Ascagne, fils d'Énée; Albe, plus mère de Rome que Troie elle-même, résiste à son agresseur Tullus Hostilius; coups terribles portés et reçus. Las enfin de ces funestes vicissitudes, les deux partis avisent de remettre le sort de la guerre aux mains de trois frères jumeaux; Rome présente les trois Horaces; Albe, les trois Curiaces. Deux Horaces sont vaincus et tués par les trois Curiaces ; les trois Curiaces par un seul Horace. Rome demeure victorieuse; mais à quel prix! Sur six, un seul revient du combat. A qui la perte, à qui le deuil de part et d'autre, sinon à la race d'Énée, à la postérité d'Ascagne, aux enfants de Vénus, aux petits-fils de Jupiter? N'est-ce pas une guerre plus que civile, celle où la cité fille combat contre la cité mère ? Ajoutons à ce duel des trois jumeaux un horrible et dernier épisode. Les deux peuples étaient amis, voisins et parents. A l'un des Curiaces est fiancée la soeur des Horaces; elle voit sur son frère vainqueur les dépouilles de son amant; elle pleure; l'épée de ce frère la punit de ses larmes. Seule, cette femme a plus d'humanité que tout le peuple romain. Elle pleure celui qui avait sa foi; elle pleure peut-être sur son frère, meurtrier de l'homme à qui il a promis sa sœur. Où est donc le crime? N'aime-t-on pas, dans Virgile, les regrets que donne le pieux Énée à l'ennemi, sa victime? Ainsi Marcellus, songeant à la gloire et à la puissance de Syracuse qui viennent de s'écrouler dans ses mains, répand des larmes de compassion sur les destinées humaines. De grâce, au nom de l'humanité, n'allons pas faire un crime à une femme de pleurer son fiancé tué par son frère, s'il est glorieux à des hommes de pleurer sur leurs ennemis vaincus. Cette femme pleure son amant immolé par son frère ; mais cette lutte féroce avec la cité sa mère, mais cette victoire achetée de part et d'autre par les flots d'un même sang, Rome s'en réjouit! Et que l'on n'allègue pas ici ces vains noms de gloire et de triomphe! Loin, loin, les préjugés d'une folle opinion ! Que ces forfaits soient observés nus, pesés nus, jugés nus. Vous nous parlez de l'adultère de Troie, dites-nous donc le crime d'Albe. Rien de tel, rien de semblable. Tullus ne veut que « réveiller les courages endormis, et ranimer ces guerriers qui ont désappris la victoire. » C'est donc cette funeste envie qui provoque un si grand crime, le crime d'une guerre sociale, parricide ! C'est ce coupable désir que Salluste flétrit en passant, lorsqu'il rappelle en peu de mots ces temps antiques « où la vie des hommes s'écoulait exempte d'ambition, où chacun se contentait du sien. Mais, dit il, depuis que Cyrus en Asie, les Lacédémoniens et les Athéniens dans la Grèce, eurent commencé à subjuguer villes et peuples, sans autre raison de prendre les armes que la passion de dominer, mesurant la gloire à l'étendue de l'empire... » L'historien continue; mais qu'il me soit permis de m'en tenir à ces paroles : cette passion de dominer est pour le genre humain une source de calamités qui le bouleversent et le brisent. Vaincue par elle, Rome s'enorgueillit de sa victoire sur Albe, et ce crime éclatant, elle l'appelle gloire. "Car, dit l'Écriture, on flatte le pécheur dans les instincts dépravés de son âme, et l'on bénit l'homme d'iniquité." Déchirons donc les voiles trompeurs, effaçons les couleurs illusoires pour soumettre les objets à un examen sincère. Ne me dites pas : Tel est un héros, il a combattu contre tel, et l'a vaincu; car le gladiateur sait combattre aussi, vaincre aussi; sa féroce industrie obtient son salaire de gloire. Or mieux vaut, à mes yeux, être puni comme un lâche, que de signaler sa valeur par de tels exploits. Eh quoi ! si l'on voyait descendre dans l'arène des gladiateurs, prêts à s'entr'égorger, un père et son fils, qui souffrirait, que dis-je? qui n'écarterait avec horreur cette scène funeste? Comment donc pourrait être glorieux ce duel entre deux cités, mère et fille? Ici, dira-t-on, il en est tout autrement. Oui, ce n'est plus l'arène où coule le sang de deux gladiateurs ; c'est-un plus vaste champ de bataille que deux peuples sèment de leurs cadavres; l'enceinte de ces combats n'est plus l'amphithéâtre, mais l'univers entier. Les vivants et la postérité, tant et où que la renommée le propage, assistent à ce spectacle impie. Et cependant ces dieux tutélaires de l'empire faisaient violence à leur affection, présents à ces combats comme des spectateurs de théâtre. Cependant trois Curiaces morts obtiennent de leur impartialité une troisième victime dans le parti contraire, et le glaive fraternel réunit la soeur des Horaces à ses deux frères, afin que Rome victorieuse n'ait pas à compter une mort de moins! Bientôt la victoire porte ses fruits ; Albe est détruite; Albe, troisième refuge des dieux troyens émigrés d'Ilion qui tombe sous les Grecs, et Lavinium, où le roi Latinus recueille Énée, ce héros étranger et fugitif. Peut-être, suivant leur coutume, sont-ils déjà sortis d'Albe, aussi périt-elle : « Ils ont encore fui, abandonnant leurs sanctuaires et leurs autels, les dieux protecteurs de cet empire; » c'est leur troisième fuite, pour que Rome soit la quatrième ville sagement confiée à leur providence. Albe leur déplaît, où Amulius fut roi en chassant son frère, et Rome leur est agréable, où Romulus a tué le sien pour régner. Mais, dit-on, avant de consommer la ruine d'Albe, on transvase à Rome tout son peuple pour fondre les deux villes en une seule. Soit. En est-il moins vrai que la cité d'Ascagne, troisième domicile des dieux d'Ilion, que la cité-mère ne soit ruinée par sa fille ? Et pour que les deux peuples en viennent à cette déplorable agglomération de leurs débris, de part et d'autre combien de sang versé! Est il besoin que je raconte en détail ces guerres sous les autres rois tant de fois renouvelées; ces guerres qui semblaient terminées par des victoires, ranimées soudain, décidées de nouveau par d'affreux carnages, et depuis la paix entre les gendres et les beaux-pères, les armes prises et reprises sans cesse, d'interminables luttes entre leurs descendants? Irrécusable preuve de calamités, aucun de ces rois n'a fermé les portes de la guerre; aucun de ces rois n'a donc pu, sous la protection de tant de dieux, régner en paix. [3,15] XV. Mais quelle a été la fin des rois eux-mêmes? Quant à Romulus, il faut choisir entre cette fable adulatrice qui l'élève au ciel, et ces historiens qui prétendent que las de sa cruauté, les sénateurs le mirent en pièces, et subornèrent un certain Julius Proculus pour déclarer que Romulus lui était apparu, et, par sa bouche, ordonnait au peuple romain de l'honorer comme un dieu. Le peuple se soulevait déjà contre le sénat; cet expédient réussit à le contenir et à l'apaiser. Et puis était arrivée à propos une éclipse de soleil, que, dans son ignorance du mouvement prédéterminé des corps célestes, la multitude attribuait à la vertu de Romulus. Mais ce deuil du soleil ne devait-il pas plutôt faire supposer le meurtre? N'était-ce pas un indice que ce voile jeté sur sa lumière, comme il advint en réalité lorsque la cruelle impiété des Juifs crucifia Notre-Seigneur? cette défaillance du jour survint alors contre les lois ordinaires de la nature : c'était la pâque, que les Juifs célèbrent à l'apogée de la lune; or ce n'est qu'à son declin que le soleil est éclipsé régulièrement. Cicéron témoigne assez que cette apothéose de Romulus est moins un fait qu'une opinion, quand, plaçant l'éloge de ce roi dans la bouche de Scipion, au traité de la République, il dit : "Romulus laissa de lui une si haute idée, qu'étant disparu dans une soudaine éclipse de soleil, on crut qu'il avait pris place parmi les dieux, renommée que nul mortel ne mérite jamais, sans l'éclat d'une vertu extraordinaire." Quant à ces mots : disparu subitement, il faut sans doute entendre ou la violence de la tempête ou le secret du meurtre : car plusieurs écrivains ajoutent au phénomène de l'éclipse la circonstance d'une tempête imprévue qui facilita le crime ou emporta elle-même Romulus. Cicéron ne dit-il pas dans les mêmes livres, au sujet de Tullus Hostilius, troisième roi après Romulus, et frappé comme lui de la foudre : "On ne crut pas néanmoins qu'une telle mort l'eût fait recevoir au nombre des dieux. Cet honneur, que la croyance générale décernait authentiquement à Romulus, les Romains n'ont pas voulu l'avilir, en l'accordant si facilement à un autre." Il dit encore sans détour dans ses harangues : « Celui qui a fondé cette ville, Romulus, nous l'avons par notre bienveillence, et l'autorité de notre gloire, élevé au rang des dieux immortels, non qu'il en fût ainsi, mais on en voulut répandre le bruit au loin, en reconnaissance de ses services et de sa vertu. Ne lisons-nous pas enfin dans le dialogue d'Hortensius au sujet des éclipses régulières du soleil : « Pour répandre les mêmes ténèbres qui couvrirent la terre, à la mort de Romulus arrivée pendant une éclipse. » Ici, philosophe plutôt que panégyriste, il ne craint pas de dire Romulus mort humainement. Si l'on excepte Numa Pompilius et Ancus Martius, qui moururent de maladie, quelle déplorable fin n'eurent pas les autres rois de Rome ? Tullus Hostilius, vainqueur et destructeur d'Albe, est consumé par la foudre avec toute sa maison. Tarquin l'Ancien est assassiné par les fils de son prédécesseur. Servius Tullius périt par le crime de son gendre Tarquin le Superbe, qui lui succède. Et à l'aspect de ce grand parricide commis sur le meilleur prince, ils ne se retirent pas de leurs sanctuaires, ils n'abandonnent pas leurs autels, ces dieux, sortis, dit-on, de la malheureuse Troie qu'ils livrent à la fureur des Grecs, tant ils sont indignés de l'adultère de Pâris! Que dis-je? meurtrier de son beau-père, Tarquin lui succède, et, sous les yeux de ces divinités, l'infâme parricide règne par son forfait; il peut compter avec orgueil ses combats et ses victoires; de la dépouille des vaincus, il bâtit le Capitole, et ces dieux le voient, ils ne se retirent pas, et leur présence l'absout, et ils souffrent que Jupiter, leur roi, règne et préside de haut de ce temple, ouvrage d'une main parricide? Tarquin est-il donc innocent lorsqu'il élève le Capitole? Est-ce depuis seulement que ses crimes l'ont chassé de Rome? Mais ce royal pouvoir qui lui permit de bâtir la citadelle de l'empire, il n'y parvient que par le plus exécrable meurtre, et si dans la suite les Romains l'exilent et le retranchent de la cité, l'injure de Lucrèce, le crime de son fils et non le sien en est la cause; et ce crime est commis à son insu, en son absence. Il assiégeait alors la ville d'Ardée, il combattait pour le peuple romain. Qu'eût-il fait si l'attentat de son fils eût été porté à sa connaissance? Nous l'ignorons; mais sans recourir à son jugement, sans l'attendre, le peuple lui retire le commandement et ordonne aux soldats de l'abandonner; l'armée rentre dans Rome dont les portes se ferment devant le roi. Lui, après une guerre sanglante où il écrase Rome sous la puissance de ses voisins qu'il soulève contre elle, forcé de renoncer à son royaume par l'abandon de ceux dont l'appui faisait sa confiance, il se retire, dit-on, et vit quatorze ans à Tusculum, ville voisine de Rome, dans le calme de l'obscurité; il y vieillit avec sa femme, terminant ses jours par une fin plus désirable peut-être que celle de son beau-père, victime d'un gendre, d'une fille que l'histoire accuse de complicité. Et cependant les Romains n'appelèrent pas ce Tarquin, le cruel, l'assassin, mais le Superbe; ennemis du faste royal, c'était en eux un autre orgueil qui ne pouvait souffrir le sien. Car le sang du meilleur de leurs princes ils en tiennent si peu compte qu'ils font roi le gendre qui l'a versé! Et je me demande avec surprise si cette récompense d'un grand crime n'est pas un crime encore plus grand; et ces dieux ne se sont pas retirés de leurs sanctuaires, ils n'ont pas abandonné leurs autels; à moins que l'on n'allègue à leur décharge qu'ils demeurent à Rome, non pour la défendre, mais pour la châtier; l'abusant par de trompeuses victoires, et l'écrasant en effet de guerres terribles. Telle fut la vie des Romains, sous les rois, aux jours heureux de la république, et jusqu'à l'exil de Tarquin le Superbe, environ l'espace de deux cent quarante-trois ans, durant lequel toutes ces victoires achetées au prix de tant de sang et de calamités étendirent à peine l'empire à vingt milles de Rome, territoire qui n'est pas même comparable à la moindre bourgade de Gétulie. [3,16] XVI. Ajoutons à cette époque celle où Salluste prétend que la modération et l'équité étaient le droit commun, c'est-à-dire tant que l'on eut Tarquin à craindre et sur les bras une guerre avec l'Étrurie. Car, tant que les Étrusques s'associèrent aux efforts de Tarquin pour recouvrer le pouvoir, Rome fut ébranlée par une guerre terrible. Aussi l'historien nous représente-t-il l'équité et la modération présidant au gouvernement de la république sous l'empire de la crainte, et non par l'inspiration de la justice. Et dans cet intervalle si court, quelle funeste année que celle de la création des consuls après le bannissement de la royauté! Ces premiers magistrats n'achevèrent pas leur année. Junius Brutus dégrade son collègue Tarquin Collatin et le bannit de Rome ; lui-même bientôt après succombe dans un combat où il donne et reçoit la mort. II meurt, couvert du sang de ses fils et des frères de sa femme, qu'il savait conspirer pour le rétablissement de Tarquin : rigueur que Virgile rappelle avec éloge et déteste avec humanité : "C'est au nom de la liberté sainte, dit-il, que ce père envoie à la mort ses fils suscitant de nouvelles guerres." Puis il s'écrie : "Infortuné, quel que soit le jugement de nos neveux," c'est-à-dire malgré l'admiration et les éloges de la postérité, malheureux le père, bourreau de ses enfants! Et il ajoute comme pour le consoler : « L'amour de la patrie et la passion démesurée de la gloire ont triomphé. » L'infortune de ce Brutus, meurtrier de ses fils, frappé par son ennemi qu'il frappe, par le fils de Tarquin auquel il ne survit pas, et laissant au contraire Tarquin le Superbe lui survivre, cette infortune ne venge-t-elle pas l'innocence de Collatin, excellent citoyen qui, après l'exil du tyran, est proscrit comme le tyran lui-même ? Cependant Brutus aussi était, dit-on, du sang des Tarquins : mais la ressemblance de nom perdit Collatin. Que ne le forçait-on de quitter son nom plutôt que sa patrie? On l'eût appelé L. Collatinus, ce n'était qu'un nom de moins. Mais on lui laisse ce qu'il eût perdu sans préjudice, pour exclure un premier consul de sa dignité, et de Rome, un bon citoyen. Est-ce donc pour Brutus un titre de gloire que cette injustice odieuse et inutile à la république? Dira-t-on encore qu'ici l'amour de la patrie et la passion démesurée de la gloire ont triomphé; mais, après l'expulsion du tyran, quand le peuple élève au consulat avec Brutus, Tarquin Collatin, le mari de Lucrèce, combien il est juste d'avoir égard à la vie plutôt qu'au nom d'un tel citoyen, et combien Brutus est injuste envers lui, envers son collègue dans une dignité nouvelle, quand il peut lui retirer un nom, si ce nom l'offense, de lui retirer à la fois ses honneurs et sa patrie? Voilà les crimes, voilà les malheurs de ce temps où l'équité et la modération présidaient au gouvernement de la république. Lucrétius, subrogé à la place de Brutus, meurt de maladie avant la fin de l'année. P. Valérius, successeur de Collatinus, et M. Horatius, élevé à la dignité vacante par la mort de Lucrétius, achèvent cette année funeste et homicide, qui compte cinq consuls et inaugure sous de sinistres auspices l'établissement de la puissance consulaire. [3,17] XVII. La crainte commence à diminuer ; la guerre n'est point apaisée; mais l'horizon est moins chargé d'orages. C'en est fait du temps où l'on vivait sous le droit commun de l'équité et de la modération : l'époque suivante est celle que le même Salluste caractérise en ce peu de mots : "Plus tard, dit-il, les patriciens font peser sur le peuple le joug de l'esclavage; ils disposent en rois de la vie et de la personne du citoyen, le chassent de son champ, partout maîtres et despotes, ils s'arrogent tout pouvoir. Impatiente de tant de violences, accablée sous le poids de l'usure, quand d'ailleurs une guerre continuelle l'écrase de tributs et de milice, la plèbe se retire armée sur les monts Aventin et Sacré. Alors elle obtient ses tribuns et d'autres garanties légales. A tant de discordes et de luttes la seconde guerre punique met seule un terme. » Mais pourquoi si longtemps arrêter ma plume ou mes lecteurs? Dans cette longue période, pendant le cours de tant d'années jusqu'à la seconde guerre contre Carthage, toutes les souffrances de la république sont brièvement retracées par Salluste. Au dehors la guerre, au dedans séditions, discordes civiles, agitation perpétuelle. Ainsi ces victoires ne sont pas pour Rome les solides joies de la prospérité, mais les vaines consolations de la misère, et de trompeuses amorces à son génie inquiet pour l'engager de plus en plus dans de stériles malheurs. Que nos paroles n'irritent pas contre nous les bons et sages Romains qui toutefois n'ont besoin ni de cet avis, ni de cette prière; car il est certain qu'ils ne se fâcheront pas. Que disons-nous en effet de plus fort ou plus fortement que leurs auteurs, dont nous n'avons ni l'éloquence, ni le loisir? Et ces auteurs, ne les ont-ils pas étudiés eux-mêmes; et n'obligent-ils pas leurs enfants à les étudier? Ceux qui s'emportent me laisseraient-ils dire ce qu'on lit dans Salluste : « Les troubles, les séditions s'élèvent et enfin les guerres civiles : un petit nombre d'hommes puissants qui ont rallié la plupart des autres à leur fortune, sous l'honorable prétexte de servir le sénat ou le peuple, aspirent à la domination. Le nom de bon et de mauvais citoyen ne dépend plus dans cette corruption universelle du bien ou du mal que l'on a fait à la république; mais le plus opulent, le plus puissant à nuire, pourvu qu'il défende l'état présent, est tenu pour bon citoyen. » Si donc ces historiens ont regardé comme le droit d'une honnête liberté de ne pas dissimuler les maux de leur patrie qu'ils ne manquent pas d'exalter ailleurs, faute de connaître cette autre patrie plus véritable et qui n'admet que des citoyens éternels, quel est notre devoir à nous dont la liberté a toute la force, toute la certitude de notre espoir en Dieu, quel est notre devoir quand les païens imputent au Christ les calamités présentes pour rendre les faibles et les simples étrangers à la seule cité où nous attende la vie et la béatitude éternelles! Redisons-nous donc de leurs dieux plus d'horreurs que n'en racontent les auteurs mêmes qu'ils lisent et qu'ils vantent? C'est là que nous puisons nos paroles, il nous serait même impossible de citer tous les passages semblables qui se présentent. Où sont donc ces dieux que l'on croit devoir servir pour la misérable et trompeuse félicité de ce monde, quand les Romains, dont leur perfide imposture a capté les hommages, gémissent sous le poids de tant d'adversités? Où sont-ils, quand le consul Valérius périt en délivrant le Capitole occupé par les bannis et les esclaves? Il est donc plus facile à Valérius de secourir le temple qu'à cette multitude divine, avec son roi très grand et très bon, d'assister le libérateur des autels de Jupiter? Où sont-ils, quand, fatigués de tourmentes intérieures, et, dans un moment de calme, attendant le retour des députés qu'elle a envoyés à Athènes pour lui emprunter ses lois, Rome est dévastée par la famine et la peste? Où sont-ils, quand le peuple affligé d'une autre disette crée le préfet de l'Annone, quand distribuant du blé à ce peuple mourant de faim, Spurius Mélius encourt le soupçon d'aspirer à la royauté, et, accusé sur la poursuite du nouveau préfet devant le vieux dictateur L. Quintius, est tué de la main de Q. Servilius, maître de la cavalerie, au milieu du plus grand tumulte qui ait jamais mis la cité en péril? Où sont-ils, quand, désolé par une horrible contagion et succombant sous les longues angoisses d'un fléau sans remède, le peuple consacre à ces dieux inutiles les honneurs jusqu'alors inconnus du lectisternium ? Des lits leur sont dressés dans les temples, et de là le nom de cette cérémonie sacrée ou plutôt sacrilége. Où sont-ils, quand après dix années de sanglants revers sous les murs de Véies, l'armée romaine attend le secours de Furius Camillus, condamné depuis par l'ingratitude de sa patrie? Où sont-ils, quand les Gaulois prennent Rome, la pillent, la brûlent, la remplissent de carnage? Où sont-ils, au moment de cette peste mémorable qui exerça de si cruels ravages, et enleva ce même Furius Camillus, défenseur de l'ingrate république contre les tyrans et son vengeur contre les Gaulois ? C'est durant cette peste qu'ils en introduisent à Rome une nouvelle et plus funeste, non pour les corps, mais pour les âmes, les jeux scéniques. Où sont-ils, quand il se découvre un autre fléau, ces empoisonnements attribués à tant de dames romaines dont la conduite est trouvée plus pernicieuse que toute contagion? aux fourches Caudines, quand deux consuls assiégés avec leur armée, forcés de conclure un traité honteux, laissent aux Samnites six cents chevaliers romains en otages; et que, dépouillés de leurs armes, de leurs insignes, tous passent sous le joug presque nus ? quand une maladie contagieuse et le feu du ciel s'abattent de concert sur le camp romain ? quand, décimée par une épidémie non moins affreuse, Rome se met entre les mains d'Esculape, le Dieu médecin qu'elle fait venir d'Epidaure ? Car sans doute les désordres de la jeunesse du puissant Jupiter, qui déjà dès longtemps siége au Capitole, ne lui ont pas permis d'étudier la médecine! quand, ligués avec les Gaulois Senonais, tous les ennemis de Rome, Lucaniens, Brutiens, Samnites, Etrusques, massacrent ses ambassadeurs, écrasent son armée; journée fatale où le préteur, sept tribuns et treize mille soldats trouvent la mort? quand, après de longues et cruelles séditions, le peuple, par un divorce hostile, s'étant retiré sur le Janicule, on en vient à la déplorable extrémité de nommer un dictateur comme dans le plus urgent péril? Ce dictateur, Hortensius, ramène µ le peuple, et meurt dans ses fonctions, événement jusqu'alors inouï. La présence d'Esculape a compromis les dieux. C'est alors que de toutes parts tant de guerres s'élèvent, que la disette des soldats appelle sous le drapeau les prolétaires; citoyens trop pauvres pour porter les armes, et qui n'avaient d'autre emploi que de se reproduire. Les Tarentins invoquent le secours de Pyrrhus, roi de Grèce. Ce prince, dont la renommée remplissait le monde, se fait ennemi des Romains. C'est à lui qu'Apollon, consulté sur les succès de la guerre, répond ingénieusement par un oracle si ambigu que, quoi qu'il advienne, le Dieu ne peut manquer d'être devin. « Je t'assure, fils d'OEacus, les Romains pouvoir vaincre. » Telle est sa réponse. Ainsi, soit que les Romains fussent vainqueurs de Pyrrhus, ou Pyrrhus des Romains, le prophète pouvait attendre l'événement en toute assurance. Quel horrible carnage de part et d'autre, dans cette première rencontre où Pyrrhus, vainqueur, pouvait déjà proclamer à son avantage l'infaillibilité d'Apollon, si les Romains dans un autre combat n'eussent remporté la victoire ! Pendant que la guerre exerce ses ravages, une maladie étrange enlève les femmes enceintes. Elles meurent avant de pouvoir se délivrer de leurs fruits. Esculape allègue sans doute pour excuse qu'il est médecin et non sage-femme. Cette mortalité s'étend aux animaux; on eût dit que l'espèce entière allait manquer. Et ce mémorable hiver, où la neige amoncelée à une hauteur incroyable encombre le Forum pendant quarante jours, où les glaces enchaînent le cours du Tibre ! S'il fût arrivé de nos jours, que ne diraient pas nos ennemis ? Et cette contagion qui succède, longue et meurtrière ? Elle sévit l'année suivante avec une vigueur nouvelle, et c'est en vain que sous les yeux d'Esculape, on a recours aux livres sibyllins, espèce d'oracles où, suivant Cicéron (livre de la Divination), on ajoute plutôt foi à la parole des interprètes qui hasardent comme ils peuvent ou comme ils veulent des conjectures douteuses. Ils répondirent alors qu'il fallait attribuer le fléau à la profanation des édifices sacrés qu'un grand nombre de citoyens s'étaient appropriés : réponse qui provisoirement sauve Esculape du grave reproche d'indolence ou d'impéritie. Or, comment des citoyens ont-ils pu envahir sans obstacle les asiles sacrés, si ce n'est que devenus peu à peu déserts, ces lieux, témoins de tant de prières inutiles, sont enfin revendiqués impunément par les besoins de la vie humaine? Aujourd'hui on les réclame, on les répare à la hâte, pour apaiser le mal; mais bientôt, grâce à la négligence publique, à de nouvelles usurpations, ils rentrent dans l'oubli; autrement ferait-on à la science de Varron un si grand mérite d'exhumer, dans son livre des édifices sacrés, tant de monuments inconnus ? C'est qu'alors en effet il s'agissait moins d'un remède efficace contre la peste que d'une adroite excuse à l'impuissance des dieux. [3,18] XVIII. Et pendant la lutte contre Carthage, quand la victoire hésitait si longtemps entre l'une et l'autre république, dans ce terrible conflit des deux peuples les plus puissants du monde, combien de petits royaumes écrasés, combien de villes florissantes et célèbres, ruinées, combien de cités désolées, anéanties, quelle immense étendue de provinces et d'empires, dévastée! Quelles sanglantes alternatives de victoires et de revers ! Quelle consommation d'hommes : soldats morts en combattant, peuples égorgés sans défense! Combien de flottes brisées dans des rencontres navales, ou englouties par la mer et les tempêtes ! Raconter ou rappeler tant de désastres, que serait-ce, sinon faire une nouvelle histoire? Alors Rome épouvantée eut recours à de vains et ridicules remèdes; alors, par l'autorité des livres sibyllins, on rétablit la célébration des jeux séculaires, fête dont chaque siècle renouvelait l'anniversaire, et que des temps plus heureux avaient laissée dans l'oubli. Les pontifes remettent encore en honneur les jeux infernaux, pareillement abolis en des jours meilleurs. Et, au moment de leur rénovation, n'est-ce pas aussi une fête aux enfers, quand les malheureux mortels, par tant de guerres furieuses et de sanglantes animosités et des victoires également funestes aux vainqueurs et aux vaincus, célèbrent les grands jeux des démons et apprêtent à leur rage de splendides banquets? Quoi de plus déplorable, dans la première guerre punique, que cette défaite des Romains où Régulus est captif ; Régulus, ce grand homme jusqu'alors vainqueur des Carthaginois; Régulus, qui aurait achevé cette guerre, si par une soif de gloire démesurée, il n'eut imposé à Carthage fatiguée de trop dures conditions ? Que si la captivité soudaine de cet homme héroïque, et l'indignité de sa servitude, et sa rare fidélité à son serment, et l'atrocité de sa mort, ne forcent pas ces dieux à rougir, c'est qu'en vérité ils sont d'airain, c'est qu'ils n'ont pas de sang au coeur ! — Cependant les calamités ne manquent pas dans l'enceinte même de Rome. Un débordement extraordinaire du Tibre envahit les parties basses de la ville : ce que le torrent des eaux n'a pas emporté, tombe ruiné par leur long séjour. L'inondation est suivie d'un incendie plus terrible encore. Le feu, maître des hauts édifices du forum, n'épargne pas même son propre sanctuaire, le temple de Vesta, où les vierges sont condamnées au fatal honneur de fournir à sa vie un aliment éternel. A cette heure, il ne vit pas seulement; il sévit. Épouvantées de sa fureur, les vierges ne peuvent dérober aux flammes cette divinité fatale qui a déjà dévoré trois villes qui l'adorent. Le pontife Métellus, oublieux de son propre salut, se précipite, et, demi-brûlé, remporte l'idole : le feu ne sut pas même le reconnaître. Voilà donc une divinité qui, sans l'assistance humaine, n'eût pas eu la force de fuir. L'homme est plus secourable à la déesse que la déesse à l'homme. Impuissants à se soustraire eux mêmes aux flammes, ces dieux pouvaient-ils protéger contre l'eau et le feu cette cité commise à leur tutelle? Et, en effet, l'événement prouve leur impuissance. Certes nous ne ferions pas à nos adversaires de telles objections, si, établissant leurs idoles, non comme dispensatrices des biens temporels, mais comme emblèmes des éternels, ils nous disaient qu'exposées aux accidents communs à toute chose corporelle et visible, leur chute ne peut compromettre l'objet de leur institution, et laisse toujours la faculté de les réparer pour les rendre à leur emploi. Mais, ô prodige d'aveuglement! Croire que de périssables idoles puissent assurer à une ville la durée sur la terre, et dans le temps une félicité impérissable ! et lorsque leur présence n'a évidemment su conjurer aucune ruine, aucune invasion de l'adversité, on rougit d'abjurer des sentiments que l'on ne peut défendre! [3,19] XIX. Quant à la seconde guerre punique, et aux désastres de ces deux peuples engagés sur un immense champ de bataille, les rappeler serait trop long, de l'aveu des auteurs mêmes, plutôt panégyristes de Rome qu'historiens de ses exploits : la victoire ressemble à une défaite. Hannibal surgit du fond de l'Espagne; il franchit les Pyrénées, traverse la Gaule en courant, entame les Alpes; dans une marche si longue, ses forces ont grossi; il dévaste, il subjugue, il s'élance des gorges de l'Italie comme un torrent. Quelle guerre ! quels flots de sang ! quels revers essuyés par les Romains! Combien de villes infidèles! combien, prises et saccagées ! Quels chocs funestes ! et combien de fois Hannibal glorifié par les disgràees de Rome ! Que dire de l'épouvantable journée de Cannes, où, malgré sa férocité, Hannibal, rassasié du sang de tant de fiers ennemis, arrête, dit-on, le carnage! C'est de ce champ de bataille qu'il envoie à Carthage trois boisseaux d'anneaux d'or pour laisser entendre qu'il s'est fait de la noblesse romaine une moisson si terrible qu'elle s'apprécie plus aisément par la mesure que par le nombre : quant au massacre de cette multitude sans nom et sans anneau, massacre d'autant plus affreux que la mort se promenait dans les rangs plus obscurs, comment l'évaluer autrement que par conjecture? Rome est dans une telle pénurie de soldats qu'au prix de l'impunité elle enrôle les malfaiteurs, au prix de la liberté les esclaves, et de ces troupes infâmes, c'est moins un corps auxiliaire dont elle recrute ses forces qu'une armée nouvelle qu'elle lève. Ces esclaves, mais que dis-je ? ces affranchis qui vont combattre pour la république romaine, manquent d'armes. On en dépouille les temples; Rome semble dire aux dieux : Laissez-les, ces armes, que vous avez si longtemps gardées en vain! Inutiles entre vos mains divines, elles rendront peut-être quelque service entre les mains de nos esclaves. Le trésor public ne suffit plus à la solde des armées; les fortunes privées viennent en aide aux besoins de l'État. Chacun contribue avec tant de zèle qu'à l'exception de l'anneau et de la bulle, misérables marques de dignité, ni le sénat lui-même, ni les autres ordres, ni les tribus, ne se réservent aucun objet d'or. Qui pourrait soutenir la fureur des impies, si, de notre temps, ils étaient réduits à cette extrême détresse, eux qui montrent une telle animosité, quand ils font à des baladins plus de largesses pour un vain amusement, qu'on ne fit autrefois de sacrifices à l'entretien des légions pour le dernier salut de la république? [3,20] XX. Mais, de tous les malheurs de la seconde guerre punique, en est-il un plus lamentable, plus digne d'une éternelle compassion que la ruine de Sagonte? Cette ville d'Espagne, si dévouée au peuple romain, périt pour lui garder sa foi. Infracteur du traité, Hannibal, ne cherchant qu'à provoquer les Romains à la guerre, assiége Sagonte avec fureur; à cette nouvelle, Rome envoie des députés pour l'obliger à lever le siége. Repoussés avec mépris, ils vont à Carthage, ils y déposent leurs plaintes sur la violation du traité, et reviennent à Rome sans avoir rien obtenu. Pendant ces longs retards, cette florissante et malheureuse ville, si chère à l'Espagne, si chère à la République, après huit ou neuf mois de siége est détruite par les Carthaginois. Qui pourrait lire, qui pourrait surtout retracer ce funeste récit sans horreur! Je veux toutefois le rappeler en peu de mots; car il importe beaucoup à mon sujet. Consumée d'abord par la faim, des cadavres, dit-on, lui servent d'aliment; bientôt épuisée de misères, pour ne pas tomber du moins captive aux mains d'Hannibal, elle élève un immense bûcher, où ses citoyens s'entr'égorgent et se précipitent avec leurs familles au milieu des flammes. Que ne se montrent-ils donc ici, ces dieux, monstres de débauches et d'orgies, ces dieux avides du parfum des sacrifices, et jaloux d'abuser les hommes par les ténèbres de leurs oracles menteurs? Que ne viennent-ils au secours de cette fidèle alliée du peuple romain? Que ne sauvent-ils une cité qui périt pour sauver son serment? Ne sont-ils pas les médiateurs de l'alliance qui l'unit à Rome? Fidèle à ses promesses, à la foi jurée, elle est assiégée, elle est opprimée, elle est ruinée par un perfide. Plus tard, il est vrai, quand Hannibal est sous les murs de Rome, ces dieux l'épouvantent et l'éloignent par des foudres et des tempêtes; mais maintenant, que ne se montrent-ils! Oui, j'ose le dire, il leur serait plus honorable de soulever les orages en faveur de ces alliés de Rome, destitués de toute assistance et victimes de leur seule fidélité, qu'en faveur des Romains, combattant pour leur propre intérêt et assez forts contre Hannibal. S'ils étaient les défenseurs de la liberté et de la gloire de Rome, ils lui épargneraient l'éternel déshonneur de la ruine de Sagonte. Et n'est-ce pas démence de croire que Rome est sauvée des mains victorieuses d'Hannibal par la protection de ces dieux, quand ils ne peuvent sauver cette fidèle amie de Rome qui meurt pour elle ? Si Sagonte eût été chrétienne, si elle eût souffert ainsi pour la foi de l'Évangile, si, pour cette foi, sans dévouer soi-même sa vie au glaive et aux flammes, elle eût cependant souffert son entière ruine, elle eût souffert avec la même espérance qu'elle eût cru en Jésus-Christ ; espérance, non d'une récompense fugitive comme le temps, mais d'une félicité sans autres limites que l'éternité. Quant à ces dieux que l'on ne sert, dont on ne recherche la protection que pour assurer une fragile et périssable prospérité, comment les défendre, comment les excuser de cette ruine de Sagonte, si ce n'est comme on les justifie de la mort du grand Régulus? Quelle différence, sinon que d'une part, c'est un seul homme, de l'autre, une ville entière qui succombe pour garder sa foi? Cette fidélité ramène l'un à Carthage, enchaîne l'autre à la destinée de Rome; est-ce donc la fidélité qui provoque le courroux des dieux? ou bien serait-il vrai que, malgré leur faveur, non-seulement des individus, mais des villes entières puissent périr? Que l'on décide; si la foi au serment offense ces dieux, qu'ils cherchent des perfides pour les servir. Mais si leur protection ne peut garantir ni les individus, ni les cités des plus cruels tourments et de la dernière catastrophe, le culte qu'on leur rend est stérile pour la félicité temporelle. Qu'ils cessent donc de s'indigner ceux qui font dater leur malheur de l'abolition des fêtes de leurs dieux; car la présence, la faveur même de ces dieux pourrait bien être impuissante non seulement à leur épargner cette infortune et ces plaintes qu'elle soulève aujourd'hui, mais encore à les sauver du supplice de Régulus, de l'entière destruction de Sagonte. [3,21] XXI. J'abrège, songeant aux limites que je m'impose. Dans l'intervalle de la seconde et de la dernière guerre contre Carthage, temps où Salluste assure que les moeurs et la concorde régnaient chez les Romains, en ces jours même de vertu austère et de parfaite union, Scipion le libérateur de Rome et de l'Italie, qui a terminé avec tant de gloire cette seconde guerre punique, si terrible, si funeste, si menaçante; vainqueur d'Hannibal et de Carthage, ce héros dont on nous représente la vie entière, dès la première jeunesse, dévouée au service des dieux et nourrie dans leurs temples, Scipion cède aux accusations de ses ennemis, et, renonçant à cette ville sauvée et affranchie par sa valeur, après le plus mémorable triomphe, achève le reste de ses jours à Literne, si indifférent pour Rome qu'il refuse à cette ville ingrate l'honneur de posséder sa cendre. Bientôt le proconsul Cn. Manlius triomphe des Gallo-Grecs, et à sa suite, pour la première fois, le luxe asiatique s'insinue dans Rome, de tous les ennemis le plus redoutable; pour la première fois on vit, dit-on, des lits d'airain, de précieux tapis ; pour la première fois, des chanteuses s'introduisirent dans les festins, et avec elles tous les raffinements de la débauche. Mais je ne parle maintenant que des maux dont les hommes sont les victimes et non pas les auteurs. C'est pourquoi l'exemple de Scipion mourant loin de cette patrie qu'il a sauvée et qu'il abandonne à ses ennemis, convient mieux à mon sujet. Quelle n'est pas à son égard l'ingratitude de ces dieux dont il a protégé les temples contre Hannibal, ces dieux que l'on ne sert que pour la félicité temporelle! Mais, comme Salluste dit que la vertu régnait alors dans Rome, j'ai cru devoir parler de ce luxe asiatique pour faire entendre que Salluste ne loue cette époque que par comparaison aux âges suivants, où la fureur de la discorde amena la dernière corruption ; car c'est alors, entre la seconde et la troisième guerre punique, que se publie la loi Voconia, qui défend d'instituer une femme héritière, même une fille unique. Se peut-il rien trouver, rien imaginer de plus injuste que cette loi ? Toutefois, dans l'intervalle de ces deux guerres, les infortunes de Rome furent moins intolérables. Ses armées étaient écrasées de guerres, mais elle se consolait par leurs victoires. La cité n'était plus déchirée par les discordes intestines. Mais après la dernière lutte contre Carthage, quand le jeune Scipion d'un élan victorieux eut abattu la rivale de Rome, et conquis à son tour en la ruinant le surnom d'Africain, la corruption dévore la république; cette corruption, née de la victoire et de la sécurité, mère de tous les maux dont Rome fut bientôt opprimée : oui, Carthage fait plus de mal à son ennemi par la promptitude de sa chute que par la longueur de sa résistance. Depuis lors jusqu'à César Auguste, qui ravit aux Romains la liberté, confisquant au profit du despotisme royal cette liberté déchue de la gloire, et, de leur aveu même, factieuse, funeste, languissante, abâtardie; Auguste, qui semble relever la république défaillante et régénérer sa vieillesse maladive: dans ce long espace, combien de revers ont, par différentes causes, flétri les armes romaines? Parlerai-je de l'infâme traité de Numance? A la vérité, les poulets sacrés s'étaient envolés de leur cage : présage funeste pour le consul Mancinus, comme si depuis tant d'années que, devenue même pour la république un objet de terreur, cette petite ville tient en échec toutes les forces romaines, les autres chefs ne l'eussent attaquée que sous de menaçants auspices. [3,22] XXII. Tout cela, je le passe sous silence; mais puis-je taire l'ordre donné par Mithridate d'exterminer en un même jour les nombreux citoyens romains que leurs affaires avaient appelés et retenaient en Asie, ordre qui fut exécuté? O spectacle digne de pitié! Soudain, partout où se trouve un Romain, à la campagne, par les chemins, à la ville, dans les maisons, dans les bourgs, sur les places publiques, aux temples, au lit, à table, — impitoyablement massacré! Écoutez les cris des mourants, voyez les larmes des spectateurs ; et les larmes des assassins peut-être; cruelle nécessité pour des hôtes, non seulement d'être les témoins, mais encore les exécuteurs de ces assassinats domestiques! Dépouillant tout à coup ce visage d'affectueuse humanité pour accomplir au sein de la paix cet acte d'hostilité féroce; bourreaux et victimes tout ensemble, leur âme est traversée du glaive dont ils frappent le corps des Romains. Et tous ces infortunés avaient-ils donc aussi méprisé les augures? N'avaient-ils pas des dieux publics et domestiques à consulter avant ce voyage sans retour ? Ont-ils négligé ce devoir? Alors pourquoi se plaindre aujourd'hui du christianisme? Dès longtemps les Romains méprisent ces vaines prédictions. Ont-ils consulté les dieux? Eh bien, qu'on nous le dise, de quoi leur ont servi toutes ces superstitions, tant que la loi, la loi humaine, les a permises et protégées ? [3,23] XXIII. Rappelons enfin aussi brièvement que possible ces maux, d'autant plus déplorables qu'ils sont plus intérieurs : discordes civiles, ou plutôt subversives de toute cité; ce ne sont plus des séditions, mais de véritables guerres, lorsque tant de sang coule, lorsque les partis ne s'en tiennent plus aux invectives, aux luttes de la tribune, mais s'affrontent le glaive à la main; guerres sociales, guerres serviles, guerres civiles. Quels flots de sang romain répandus! Quelle dévastation de l'Italie! Quel désert elles en ont fait ! Car avant, même que le Latium confédéré se soulevât contre Rome, tous les animaux assujettis aux besoins et à la puissance de l'homme, chiens, chevaux, ânes, boeufs, oublieux de leur accoutumance au joug domestique, devenus farouches tout à coup, sortent de leurs étables et courent en liberté, furieux à l'approche de leurs maîtres mêmes; — les poursuivre, c'est s'exposer à la mort ou au plus grand péril. Quels maux ne présageait pas un tel prodige; mal déjà si grand, s'il n'était pas un présage? fût-il arrivé de nos jours, nous verrions les païens plus enragés contre nous que ces animaux ne l'étaient alors contre leurs maîtres. [3,24] XXIV. Les guerres civiles commencent par les séditions des Gracques ; séditions que provoquent les lois agraires. Il s'agissait de distribuer au peuple les terres que la noblesse possédait injustement. Mais oser extirper un abus enraciné par le temps, c'était la tentative la plus dangereuse, et l'événement en fait foi, la plus pernicieuse à la république. Quelles funérailles accompagnèrent le trépas du premier Gracchus? Et celui de son frère, peu de temps après? Ce n'est plus la loi, ce n'est plus l'autorité publique qui punit de mort, mais les factions qui, le fer à la main, enveloppent nobles et plébéiens dans un commun massacre. Le jeune Gracchus est tué. Le consul L. Opimius, qui dans Rome même a levé les armes contre le tribun, qui l'a exterminé avec ses amis après un affreux carnage, poursuit le reste du parti vaincu par voie d'enquêtes judiciaires, et trois mille hommes, dit-on, sont égorgés! d'où l'on peut conjecturer combien de morts a coûtées cette atroce mêlée, quand le glaive de la justice immole de sang-froid tant de victimes. Le meurtrier de Gracchus vend sa tête au consul tout le poids de l'or qu'elle pèse : marché conclu avant le massacre où périt encore le consulaire M. Fulvius avec ses enfants. [3,25] XXV. C'est un ingénieux décret du sénat qui, sur le lieu même de cette sanglante sédition où périrent tant de citoyens de tout ordre, élève un temple à la Concorde, afin que ce monument du supplice des Gracques frappe toujours les yeux et la mémoire des orateurs. Et cependant n'est-ce pas une raillerie contre les dieux que la consécration d'un temple en l'honneur de cette déesse? Sa présence n'eût-elle pas épargné à Rome tant de déchirements et de ruines, si ce n'est que, coupable de ces horreurs en se retirant du coeur des citoyens, elle méritait d'être enfermée dans ce temple comme dans une prison ? Et, en effet, si l'on voulait perpétuer le souvenir de ces tragiques scènes, que n'élevait-on plutôt un temple à la Discorde? Car, est-il une raison pour que la Concorde soit déesse, et que la Discorde ne le soit pas? L'une bonne, l'autre mauvaise déesse, suivant la distinction de Labéon suggérée sans doute par l'aspect du temple que Rome avait dédié à la Fièvre comme à la Santé : logiquement, n'en devait-elle pas un à la Discorde aussi bien qu'à la Concorde? C'était donc un grand péril pour les Romains, de vivre sous le courroux d'une si détestable déesse; c'était oublier que la ruine de Troie n'avait eu d'autre cause que sa colère. N'est-ce pas elle qui, pour n'avoir pas été invitée au banquet des dieux, jette entre les trois déesses le fatal débat de la pomme d'or? de là, division de l'Olympe, victoire de Vénus, ruine de Troie. Irritée peut-être que Rome n'eût pas daigné lui élever un temple comme aux autres divinités, elle s'en vengeait d'abord en la remplissant de troubles et de tumultes; qu'on juge donc de la violence de sa fureur, quand sur le lieu même du carnage, ce lieu monument de ses oeuvres, elle vit un temple debout en l'honneur de sa rivale! Ils s'emportent contre nous, les savants et les sages, quand nous rions de ces vanités profanes ; et cependant, adorateurs des bonnes et des mauvaises divinités, peuvent-ils sortir de cette question sur la Concorde et la Discorde, soit qu'ils aient négligé le culte de ces déesses, leur préférant la Fièvre et la Guerre, qui ont à Rome d'antiques autels, soit que, malgré leurs hommages, la Concorde en se retirant les ait abandonnés à la Discorde, dont la fureur les entraîne jusque dans l'abîme des guerres civiles. [3,26] XXVI. Admirable barriere contre les séditions que ce temple de la Concorde, monument du supplice des Gracques, qu'ils ont cru devoir incessamment présenter aux orateurs! Quel fruit leur en est-il revenu? Les maux qui suivirent, plus grands encore, le prouvent assez ; car, depuis, loin d'éviter l'exemple des Gracques, les orateurs ne s'attachent qu'à les surpasser. Le tribun Saturninus, le préteur C. Servilius, et plus tard M. Drusus, soulèvent ces sanglantes séditions qui allument les guerres sociales. L'Italie, couverte de deuil et de ruines, devient un affreux désert : succèdent la guerre des esclaves, puis les guerres civiles. Quels combats! quelle effusion de sang romain! On eût dit que tous les peuples de l'Italie, cette force vitale de l'empire, étaient subjugués par la barbarie. Une poignée d'esclaves, soixante-dix gladiateurs à peine, donnent naissance à la guerre servile. Mais comme leur fureur s'accroît avec leur nombre; combien de généraux romains vaincus, combien de villes et de pays impitoyablement dévastés! A peine les historiens peuvent-ils retracer tant d'horribles scènes. Et ce n'est pas la seule guerre servile : les esclaves ont déjà ravagé la Macédoine, plus tard la Sicile et toute la côte. Qui pourrait rapporter ces affreux brigandages des pirates, dégénérant en une guerre formidable? qui pourrait élever ses récits à la hauteur des événements? [3,27] XXVII. Couvert de sang romain, tout fumant du meurtre de ses ennemis, Marius vaincu fuit à son tour. Rome respire un instant. Mais bientôt il rentre avec Cinna ; et, pour me servir des paroles de Cicéron, en égorgeant les plus illustres citoyens, il éteint les flambeaux de la République. Sylla venge cette atroce victoire. Quelle vengeance! Rome décimée est baignée dans son sang! Vengeance plus funeste peut-être que l'impunité des crimes qu'elle poursuit. Lucain l'a dit : "Le remède excède toute mesure : la main qui opère suit le mal de trop près. Les coupables périrent, mais quand il ne survivait que des coupables. Les haines sont affranchies; libre du frein des lois, la vengeance se précipite." Pendant cette guerre, sans compter les citoyens frappés sur le champ de bataille, la ville elle-même fut jonchée de cadavres. Rues, places, marchés, théâtres, temples, en étaient encombrés. On ne saurait décider si les vainqueurs avaient été plus impitoyables avant ou après la victoire, pour vaincre ou pour avoir vaincu. Quand Marius revient de l'exil en triomphe, combien d'assassinats de toutes parts! La tête du consul Octavius exposée sur les rostres; César et Fimbria égorgés dans leurs maisons; les deux Crassus père et fils immolés en présence l'un de l'autre ; Bébius et Numitorius traînés mourànts par un croc de fer, et leurs entrailles dispersées! Catulus se dérobe par le poison aux mains de ses ennemis; Mérula, flamine de Jupiter, s'ouvre les veines, et fait au dieu une libation de son propre sang. On frappe sur l'heure aux yeux de Marius tous ceux qui en le saluant n'ont pu obtenir de presser sa main. [3,28] XXVIII. Vainqueur à son tour, Sylla venge tant de cruautés. La guerre est finie, les haines survivent, et la victoire achetée au prix de tant de sang se montre encore plus inexorable dans la paix. Aux massacres récents de l'ancien Marius, Marius le jeune et Gallon ajoutent de nouvelles horreurs. Sous la menace du retour de Sylla, désespérant et de la victoire et de leur salut, ils versent à flots le sang de leurs ennemis et celui de leurs partisans mêmes. C'est peu de promener la mort par toute la ville, ils assiégent le sénat ; tirés du palais comme d'une prison, les sénateurs passent par le glaive. Dans le temple le plus révéré des Romains, au pied des autels de Vesta qu'il embrasse, le pontife Mucius Scévola est assassiné, et ce feu entretenu par la perpétuelle vigilance des vierges, il l'éteint presque de son sang. Mais Sylla rentre vainqueur : et d'abord il fait tuer dans une ferme publique sept mille hommes désarmés; ici, ce n'est plus la guerre, c'est la paix; ce n'est plus l'épée, c'est un seul mot qui égorge. Tout partisan de Sylla frappe qui bon lui semble. Le dénombrement des morts est impossible. On conseille enfin à Sylla de laisser vivre quelques-uns de ses ennemis, afin que les vainqueurs aient à qui commander. Alors est réprimée cette licence de tuer qui courait çà et là avec rage, et l'on dresse, à la stupéfaction générale, cette table où se lisent les noms de deux mille chevaliers et sénateurs dévoués au poignard et à la proscription. Ce nombre attriste, mais la fin du carnage console : et l'on s'afflige moins de la perte de tant de victimes que l'on ne se réjouit d'un malheur qui dispense de craindre pour soi. Cependant cet égoïsme sauvage se laisse arracher un cri de compassion aux tortures inouïes où plusieurs périrent. Il en est un que les mains déchirèrent sans couteau, les mains seules! Des hommes dépecèrent un homme avec plus de férocité que les bêtes un cadavre qu'on leur jette ! Un autre, les yeux arrachés, les membres l'un après l'autre coupés, est réduit à vivre ou plutôt à mourir longtemps dans ces atroces souffrances! Plus d'une ville célèbre se vend a l'encan comme on vend une ferme. Une tout entière est condamnée à mort comme un coupable. Voilà ce qui se passe dans la paix, non pour décider la victoire, mais pour l'assurer par la terreur. La paix et la guerre disputent de cruauté, et c'est la paix qui l'emporte. La guerre frappe des hommes armés, la paix les désarme pour les frapper ; l'une permet de rendre blessure pour blessure; l'autre, loin de laisser vivre celui que le glaive a épargné, lui défend toute résistance contre le poignard. [3,29] XXIX. Quelle rage, quelle cruauté d'étrangers et de barbares est comparable à cette victoire de citoyens sur citoyens? Qu'est-ce que Rome a souffert de plus funeste, de plus horrible? Est-ce l'ancienne conquête des Gaulois, la récente invasion des Goths, ou bien la féroce domination de Marius, de Sylla et de tant de chefs, membres illustres de la république, acharnés sur leur propre corps? Les Gaulois, il est vrai, égorgent tout ce qu'ils trouvent de sénateurs dans Rome, le Capitole excepté, dont la citadelle seule sut se défendre. Ils promirent toutefois à ses défenseurs de racheter au prix de l'or une vie que peut-être le glaive ne pouvait atteindre, mais qu'un siége eût lentement consumée ! Les Goths au contraire, ont fait grâce à tant de sénateurs, qu'il faut s'étonner s'ils en ont frappé quelques uns. Sylla, lui, du vivant même de Marius, s'empare en vainqueur de ce Capitole préservé des Gaulois, et de là il donne le signal du carnage. Pendant que Marius fuit, Marius qui va revenir plus cruel, plus altéré de sang, Sylla au Capitole légitime par un sénatus-consulte ses arrêts de mort et de confiscation. Bientôt, en son absence, quoi de sacré pour les partisans de Marius, quand ils ne pardonnent pas même à Mutius, citoyen, sénateur, pontife, Mutius qui enlace d'un malheureux embrassement l'autel où reposent, dit-on, les destinées de Rome ? Et, pour passer sous silence tant d'autres massacres, cette dernière table dressée par Sylla égorge plus de sénateurs qu'aujourd'hui les Goths n'en peuvent dépouiller. [3,30] XXX. Quelle effronterie, quelle audace, quelle impudence, quelle déraison, ou plutôt quel délire aux païens, de ne pas imputer à leurs dieux les anciennes calamités et d'imputer les nouvelles à notre Christ? Eh quoi ! ces guerres civiles, de l'aveu même de leurs historiens, plus cruelles que toutes les guerres étrangères, ces guerres qui n'ont pas été seulement le fléau, mais la ruine de la république, ne se sont-elles pas élevées longtemps avant l'avénement de Jésus-Christ? Quel enchaînement de causes néfastes rattache les guerres de Sylla et de Marius à celles de Sertorius et de Catilina, l'un proscrit, l'autre formé par Sylla, et amène les violents débats de Lépidus et de Catulus, l'un voulant abolir, l'autre maintenir les actes du dictateur; sanglante transition à la rivalité de César et de Pompée. Pompée, sectateur de Sylla, dont il égale, s'il ne surpasse, la puissance; César impatient de cette puissance qu'il convoite et porte encore plus haut par la défaite et la mort de son rival ! Puis vient l'autre César, appelé depuis Auguste, et le Christ naît sous son empire. Auguste parut lui-même dans plusieurs guerres civiles où périrent beaucoup d'hommes illustres, entre autres Cicéron, qui professait avec tant d'éloquence l'art de gouverner l'État. Le vainqueur de Pompée, C. César, exerce la victoire avec clémence, il remet à ses ennemis la vie et leur dignité; mais bientôt, sous prétexte qu'il aspire à la royauté, quelques patriciens le poignardent en plein sénat, prétendant l'immoler à la liberté publique. Lui mort, un homme de moeurs bien différentes, un monstre de vices et de corruption, Antoine, paraît aspirer à la tyrannie. C'est contre Antoine que Cicéron défend cette liberté avec tant de véhémence. Cependant se lève l'autre César, jeune homme de si heureuse espérance, fils adoptif de Jules et depuis appelé Auguste. Cicéron favorise ce pouvoir naissant, il espère qu'après avoir ruiné la domination d'Antoine, le jeune César rétablira la liberté de sa patrie. O prodige d'aveuglement et d'imprévoyance ! celui dont il appuyait le crédit et l'élévation livre à Antoine, comme gage de réconciliation, la tête de Cicéron lui-même, et confisque à son profit cette liberté pour laquelle le célèbre orateur avait dépensé tant d'éloquence. [3,31] XXXI. Qu'ils accusent leurs dieux de tant de maux, eux qui sont ingrats envers le Christ de tant de biens! Eh quoi! à l'époque de ces calamités, ne voyait-on pas fumer les autels de l'idolâtrie? N'exhalaient-ils pas l'encens de l'Arabie et le parfum des fleurs nouvelles? Quelle magnificence éclatait sur les pontifes et dans les temples! Sacrifices, jeux, fanatiques fureurs, que manquait-il au culte des dieux? Et cependant le sang des citoyens coulait à flots sous le glaive des citoyens; il ruisselait même entre les autels. Au pied de ces autels, Cicéron ne va pas chercher un asile que Mutius leur a vainement demandé. Mais, de nos jours, ces indignes blasphémateurs du christianisme ne se sont-ils pas réfugiés aux lieux placés sous la protection du Christ? Que dis-je? les barbares eux-mêmes ne les y ont-ils pas amenés, pour leur assurer la vie sauve? Oui, j'affirme, et j'en appelle au jugement de tout homme libre de prévention, j'affirme que si le genre humain eût reçu la doctrine chrétienne avant les guerres puniques, et qu'il fût survenu ces calamités épouventables dont l'Europe et l'Afrique furent alors écrasées, il n'est pas aujourd'hui un seul de ces blasphémateurs qui ne les eût attribuées au christianisme. Qui pourrait tenir tête à leurs clameurs, si la connaissance et la propagation de l'Évangile eussent précédé ces désastres de Rome, — invasions des Gaulois, débordements du Tibre, incendie, et, comble de misères! les guerres civiles ? Quant aux autres fléaux, qui surpassent toute croyance et tiennent du prodige, s'ils étaient arrivés de notre temps, à qui en ferait-on un crime, sinon aux chrétiens? Je passe sous silence ces phénomènes plus merveilleux que nuisibles. Et, en effet, que des boeufs parlent, que des enfants encore au sein de leurs mères prononcent quelques mots, que des serpents volent, que des femmes changent de sexe, etc., tous ces faits, vrais ou faux, racontés non par les poètes, mais par les historiens, étonnent les hommes sans leur nuire; mais qu'il pleuve de la terre, de la craie, des pierres, des pierres véritables et non de la grêle, voilà certes des accidents qui peuvent être des plus funestes. Le mont Etna, lisons-nous encore, vomit avec tant de fureur ses feux sur le rivage, que la mer brûlante calcina ses rochers et fondit la poix des navires ; prodige incroyable et terrible tout ensemble. Une semblable éruption couvrit, dit-on, la Sicile entière d'un tel amas de cendres que les maisons de Catane en furent ensevelies et s'écroulèrent sous le poids ; malheur qui engagea les Romains, touchés de compassion, à lui remettre le tribut de l'année. Nous lisons encore qu'on vit s'abattre sur l'Afrique, déjà devenue province romaine, une prodigieuse multitude de sauterelles. Après avoir tout dévoré, feuilles et fruits, immense et formidable nuée, elles vinrent fondre dans la mer. Rejetées mortes sur le rivage, l'air en fut infecté, et il se répandit une contagion si terrible que dans le seul royaume de Masinissa, il périt, dit-on, huit cent mille hommes, et bien davantage sur le littoral. De trente mille soldats renfermés dans Utique, on assure qu'il n'en resta que dix. Est-il une seule de ces calamités qu'une démence semblable à celle qui nous persécute et provoque nos réponses, n'attribuerait au christianisme, si l'ère chrétienne eût rien vu de tel ? Et cependant ils ne les imputent point à leurs dieux; et, pour détourner des infortunes, légères au prix de ces anciens désastres, ils revendiquent ce culte impuissant à protéger leurs ancêtres !