[2,0] LIVRE II. [2,1] Le principe de la philosophie morale, mon fils Faustinus, c'est de savoir par quels moyens on peut parvenir à la vie heureuse ; or, j'entreprends de prouver que rien ne saurait mieux nous mettre en possession de cette vie heureuse, complément de tous les biens, que les doctrines professées à cet égard par Platon. D'entre les biens, selon lui, les uns existent par eux- mêmes (et ce sont les premiers et les plus excellents) ; les autres sont les résultats d'une perception. Les premiers sont, le maître souverain de toutes choses, et cette intelligence, que le même Platon appelle g-noun. Viennent ensuite les biens qui découlent des premiers, et qui sont les vertus : la prudence, la justice, la pudeur, le courage. Mais de toutes celles-ci, la première est la prudence ; la seconde, pour le rang et les effets, c'est la continence ; après elles, vient la justice ; enfin le courage est la quatrième. Platon établit entre les biens cette différence, que les uns ont un caractère divin, sont de premier ordre et essentiellement simples ; les autres tiennent à l'humanité, et ne sont pas regardés comme les mêmes pour tous. Les biens qui ont un caractère divin et qui sont simples, sont les vertus de l'âme. Les biens qui tiennent à l'humanité sont ceux qui n'appartiennent qu'à quelques uns, qui se rattachent aux avantages corporels, et ceux que nous appelons étrangers. Aux yeux des sages, des hommes qui vivent avec raison et mesure, ce sont des biens sans doute ; mais pour les sots, et pour ceux qui en ignorent l'usage, il est inévitable que ce soient des maux. [2,2] De tous les biens, le premier est celui qui, véritable, divin, et d'une excellence incontestable, mérite tout notre amour, toute notre ambition, bien après la beauté duquel soupirent les âmes raisonnables, portées d'ailleurs à cet amour par un instinct de nature ; et c'est parce que tout le monde ne peut pas y atteindre, ne peut pas avoir la faculté d'atteindre à ce bien, le premier de tous, que l'on se rabat sur ce qui tient à l'humanité. Le second bien n'est pas commun à tous, et n'est même pas un bien pour tous. Car l'activité, les appétits sont mis en mouvement, ou par le véritable bien, ou par ce qui en a l'apparence. La nature a donc établi une affinité réelle entre les biens et cette portion de l'âme qui est raisonnable. Mais Platon regarde comme éventuels les biens qui tiennent au corps et aux choses venant de l'extérieur. Selon lui, le mortel qui songe par nature à rechercher le vrai bien, est né non seulement pour lui-même, mais encore pour l'humanité tout entière ; non pas toutefois avec des obligations égales et semblables : chacun naît d'abord pour la patrie, puis pour ses proches, puis pour les autres hommes avec qui il a des rapports de parenté ou de connaissance. [2,3] L'homme, en venant au monde, n'est ni absolument bon, ni absolument mauvais ; sa nature le porte aussi bien vers l'un de ces états que vers l'autre. Des germes de ces deux penchants sont inhérents à son être par le fait de sa naissance ; et ce sont les différents modes d'éducation qui doivent développer les uns ou les autres. Aussi ceux qui instruisent les enfants ne doivent-ils s'attacher à rien plus ardemment qu'à leur inspirer l'amour de la vertu ; et, par la morale qu'ils leur prêchent, par les principes dont ils les pénètrent, ils doivent les habituer à obéir, soit comme subordonnés soit comme maîtres, aux lois de la justice. Conséquemment, s'il est un principe auquel il faille surtout les soumettre, c'est à reconnaître que telle chose est à suivre, telle chose à éviter, que ceci est honnête, ceci honteux ; que tels actes sont tout à la fois honneur et plaisir ; tels autres, honte et infamie ; qu'enfin nous devons avec une conviction profonde désirer les biens qui sont honorables. Platon reconnaît trois espèces de naturels. Il en appelle un, supérieur et excellent ; un autre, tout à fait immoral et dépravé ; et le troisième, qui tient des deux premiers, est par lui qualifié de moyen. C'est à cet état moyen qu'il veut voir participer l'enfant docile et l'homme disposé à suivre les voies de la modération en même temps qu'il alliera le mérite et les grâces. Pareillement, il conçoit un troisième état intermédiaire entre celui des vertus et celui des vices, état d'où résultent des moralités louables et d'autres dignes de blâme. Entre la science solide et l'ignorance, il est une troisième catégorie, celle que caractérisent l'audace et la jactance ; entre la pudeur et la débauche, viennent se placer l'abstinence et l'intempérance. Entre le courage et la crainte, se placent la honte et la lâcheté. Car les naturels qui tiennent de cet état mixte n'ont pas de vertus sans mélange ; comme aussi ils ne présentent pas de vices exagérés et portés à l'extrême, et ils sont un composé de l'un et de l'autre. [2,4] L'état le plus criminel est celui qu'il appelle méchanceté : "malitia". C'est celui de l'homme souillé de tous les vices, de l'homme chez qui la meilleure partie, la partie raisonnable, celle qui doit même commander aux autres, est assujettie à l'esclavage ; attendu que les inspiratrices de tout mal, la colère et la débauche, dominent la raison et conduisent l'attelage. Cette malice est formée de deux éléments contraires, le trop et le moins. Selon notre philosophe, ce n'est pas seulement l'infériorité de nature qui la caractérise, c'est encore un état de dissemblance ; car il ne saurait y avoir la moindre analogie avec le bien dans ce qui diffère de soi-même à tant d'égards, dans ce qui présente non seulement disparité, mais encore désordre. Aussi prétend-il que contre les trois parties de l'âme sont dirigées les attaques de trois vices : la prudence est assaillie par l'indocilité qui, sans prétendre anéantir la science, repousse cependant un enseignement méthodique. Platon nous montre deux variétés de ce défaut, l'impéritie et la fatuité : la première, s'attaquant à la science, la seconde à la réflexion. Le principe irascible a pour antagoniste l'audace, à la suite de laquelle marchent l'indignation et l'insensibilité, appelée en grec g-aorgesian. C'est ainsi que j'appelle une disposition qui ne comprime pas l'élan de la colère, mais qui la remplace par une apathie voisine de la stupeur. Aux passions s'attaque la luxure, c'est-à-dire, l'appétit des voluptés, des désirs, une soif inépuisable de jouissances et de sensualités. De la luxure naissent l'avarice et le désordre : celle-là, procédant en sens inverse de la libéralité ; celui-ci, épuisant par des prodigalités excessives toutes les ressources d'un patrimoine. [2,5] Suivant Platon, la vertu est l'état le plus noble et le plus parfait de l'âme. Elle garantit au mortel avec qui elle s'est identifiée un accord, un calme, une fermeté, même, qui le maintiendront constamment en une harmonie réelle et non supposée avec lui-même comme avec tout ce qui l'entoure. Or, cet état ne devient que plus facile à acquérir, si la raison, solidement constituée dans le siège de son empire, maîtrise, tient toujours en bride les appétits et l'irascibilité ; et si ces principes tumultueux lui obéissent comme des serviteurs tranquillement dévoués à accomplir leur tâche. La Vertu est une, simple ; parce qu'il est dans l'essence de ce qui est bon de n'avoir pas besoin de secours, et que ce qui est parfait doit être un. Ce n'est pas seulement par son excellence réelle, c'est encore par la régularité de ses formes que la vertu se reconnaît. En effet, elle est si bien en rapport avec elle-même qu'elle trouve en elle ses accords et ses proportions. Secondairement Platon reconnaît des vertus moyennes, et d'autres supérieures : les premières, n'ayant ni excès ni défectuosités ; et les secondes, se trouvant comme sur un terrain limitrophe de celui des vices. Ainsi le courage touche d'un côté à l'audace, de l'autre à la timidité. L'audace est un excès de confiance ; la peur est un autre excès en sens inverse. [2,6] Il y a des vertus parfaites ; il y en a d'imparfaites : les imparfaites sont celles qui naissent chez tous les individus par le bienfait de la nature réduite à elle seule, ou bien qui ne sont que le fruit de l'étude, que la conquête de la raison. Nous appelons parfaites celles qui se composent de ces éléments réunis. Platon pense que les vertus imparfaites ne se suivent point les unes les autres ; tandis que les parfaites sont indivises et se tiennent entre elles. Or, ce qui le détermine le plus puissamment à penser ainsi, c'est que le mortel doué d'une nature supérieure, s'il appelle à son secours les ressources du travail, de l'habitude, d'une méthode savante fondée sur une haute raison, ne rencontrera rien dont son mérite ne puisse venir à bout. Platon fait concorder les différentes vertus avec les différentes fonctions de l'âme. Sur la raison s'appuie cette vertu, qui contemple, qui discerne les objets ; et il l'appelle prudence et sagesse : sagesse, en tant qu'elle s'applique à la connaissance des choses humaines et des choses divines ; prudence, en tant qu'elle est la science du bien, du mal, et la possession de ce qu'il appelle état moyen. La partie irascible de l'âme est celle où résident le courage, la force d'âme et l'énergie nécessaire pour l'accomplissement des actes que nous impose la sévère autorité des lois. Enfin, la troisième partie de l'âme, celle des désirs et des appétits, est nécessairement le siège de l'abstinence, attendu que celle-ci, par son accession, produit l'équilibre nécessaire entre ce qu'il y a chez l'homme de bons et de mauvais penchants. Car si, d'un côté, la sensualité nous porte à satisfaire nos goûts et à vivre dans un état peu relevé ; de l'autre, l'abstinence est une force raison née et grave, qui tient en bride les voluptés. [2,7] Sur ces trois parties de l'âme se reflète une quatrième vertu, la justice, qui se répand et se partage entre elles d'une manière égale, et dont la salutaire influence les met toutes à même d'accomplir plus fidèlement leurs diverses attributions. Cette dernière est, par notre divin Platon, tantôt appelée justice, comme nous disons ici, tantôt désignée sous le nom général de vertu ; d'autres fois il la nomme fidélité. Mais dans tous les cas, considérée sous le point de vue de l'utilité qu'elle procure à son possesseur, elle est la bienveillance ; considérée dans les rapports extérieurs et comme s'occupant avec zèle de ce qui est utile aux autres, elle est la justice. Il est encore une autre espèce de justice, qui dans la division ordinaire des vertus tient le quatrième rang ; c'est celle qui se confond avec la sainteté, g-hosioteti. Cette sainteté se subdivise en connaissance de la liturgie, des choses mystiques ; et en science de maintenir ou de ramener la concorde et l'union parmi les hommes. Deux soins également importants doivent occuper la justice qui préside aux intérêts de la société humaine. Il faut d'abord qu'elle fasse observer les comptes, opérer équitablement les partages ; qu'elle établisse des contrats pour toutes transactions ; qu'elle garantisse l'invariabilité des poids et des mesures, la répartition égale des charges publiques. Il faut encore, mais cela secondairement, que, par un partage auquel du reste l'équité servira de base, les individus soient propriétaires, les uns de plus grandes, les autres de moindres quantités de terrain : les citoyens honnêtes en ayant davantage, les mauvais citoyens n'en possédant que peu. Il faut encore que celui que sa nature ou que son travail a mis en possession d'une supériorité réelle, soit préféré quand il s'agit d'honneurs et de charges ; que les citoyens les moins bons ne soient point mis en évidence et promus aux dignités. En général, quand il s'agit de conférer ou de proroger les charges, le principe de tout citoyen qui veut faire réussir les gens de bien et comprimer les factieux, c'est que tout dans le gouvernement doit être subordonné à l'utilité générale, et que les projets séditieux doivent être frappés d'impuissance ainsi que leurs auteurs. [2,8] Nous ferons mieux saisir notre pensée, si nous représentons le citoyen honnête et le citoyen pervers par une allégorie : l'un étant l'essence divine qui jouit d'une calme béatitude ; l'autre, l'irréligion à l'humeur farouche et sauvage. Sur ce dernier modèle se réglera celui que son penchant entraîne loin de la justice et de la vertu ; le premier au contraire, type divin et céleste, excitera l'émulation de l'homme vertueux. Passant à la rhétorique, notre philosophe la divise en deux parts : l'une est la science qui enseigne à méditer le bien, à marcher avec fermeté dans les voies de la justice, science parfaitement en rapport avec les plans et les desseins de celui qui veut briller sur la scène politique. L'autre est la science de flatter, de trouver des arguments vraisemblables, exercice dans lequel le raisonnement n'entre pour rien (car c'est ainsi que nous traduisons les mots g-alogon g-tribehn), “exercice qui veut persuader ce qu'il ne saurait enseigner.” Ce que confirment d'ailleurs ces autres expressions de Platon : g-dynamin g-tou g-peithein g-aneu g-tou g-didaskein. Il l'appelle encore l'ombre, c'est-à-dire l'image, d'une section fort peu importante de la science gouvernementale. Pour cette dernière, qu'il appelle g-politikeh, il veut nous la faire considérer comme devant être rangée au nombre des vertus. La prévoyance qu'il exige en politique ne doit pas seulement se manifester par des actes de gouvernement ; mais toutes les vues, toutes les intentions doivent contribuer d'une manière égale à la prospérité et au bonheur du pays. [2,9] Ainsi, par exemple, cette prévoyance aura deux manières de servir les interêts moraux de la cité, en établissant l'autorité de la loi et l'autorité judiciaire : celle-là, figurant un exercice qui tend à rendre l'âme belle et vigoureuse, comme la gymnastique assure au corps la grâce et la santé ; celle-ci, ayant quelque ressemblance avec la médecine, puisqu'elle tend à prévenir les maladies de l'âme, comme la médecine, celles du corps. Platon appelle science l'étude de ces deux théories, et il proclame leur application comme étant la source d'une foule d'avantages. Il signale deux fausses sciences qui ne les imitent que d'une manière bâtarde, et qui se rapprochent plutôt du métier du cuisinier et de celui du parfumeur. C'est la sophistique d'abord, et ensuite cette jurisprudence toute confite en douceur, pleine d'artifices perfides aussi honteux pour qui les emploie qu'inutiles pour tous. La sophistique est celle qui paraît à Platon se rapprocher le plus de la cuisine. Car comme celle-ci, vantant ses procédés hygiéniques, captive quelquefois la confiance des imprudents, en donnant à croire que ses recettes guérissent les maladies ; de même la sophistique, affectant une parfaite intelligence des lois, persuade aux sots qu'elle se consacre à la justice, quand il est constant qu'elle favorise l'iniquité. D'un autre côté, il y a plusieurs traits de concordance entre le métier de parfumeur et celui de ces soi-disant juristes. Le parfumeur prétend que les produits de son art conservent au corps la force et la beauté ; et loin de là, non seulement ils le rendent moins dispos, mais encore ils l'affaiblissent, l'énervent, et flétrissent la vivacité de la carnation en rendant le sang paresseux ; de même, ces charlatans de justice s'annoncent faussement pour augmenter les facultés de l'âme, tandis qu'ils brisent les ressorts de son énergie native. Platon regarde comme pouvant être enseignées et étudiées les vertus qui tiennent à la rationalité de l'âme, à savoir la sagesse et la prudence. Il range encore au nombre des vertus de rationalité celles qui ont pour but de remédier aux principes vicieux, à savoir la fermeté et la continence. Seulement, les premières de ces vertus sont par lui regardées comme des sciences ; pour les secondes, il ne les appelle des vertus que quand elles sont parfaites ; et quand elles ne sont qu'imparfaites, il leur refuse même le titre de sciences, sans pour cela les exclure à jamais de cette dernière catégorie. La justice, qu'il répartit entre les trois divisions de l'âme, est, selon lui, l'art de vivre, et constitue une science due tantôt à l'étude, tantôt à la pratique et à l'expérience. [2,10] Parmi les biens il en est qu'il faut rechercher, dit-il, pour eux-mêmes, comme la sérénité parfaite, les joies pures ; il en est d'autres qui ne doivent pas être recherchés pour eux, comme la médecine ; il en est d'une troisième essence qui doivent être recherchés pour ces deux considérations à la fois ; par exemple la prudence et les autres vertus, que nous recherchons d'abord pour elles-mêmes, vu qu'elles sont essentiellement supérieures et honorables, ensuite pour un motif étranger à elles, à savoir pour le bonheur parfait, ce résultat si désirable des vertus. C'est encore dans ce sens que certains maux doivent être évités pour eux-mêmes ; d'autres, pour des motifs étrangers ; d'autres enfin, pour les deux raisons réunies : la sottise, par exemple, et les vices analogues, qui doivent être évités pour eux-mêmes d'abord ; ensuite pour les conséquences fâcheuses qui peuvent en provenir, à savoir la misère et l'infortune. [2,11] Des choses qui sont à désirer il en est que nous nommons sans restriction des biens : ce sont celles qui en tout temps et pour tous constituent des avantages réels par leur présence seule, comme les vertus dont le résultat est un bonheur parfait. Il en est d'autres dont l'utilité toute spéciale ne s'applique ni à tous les instants ni à tous les individus : comme les forces, la santé, les richesses, et tout ce qui tient au corps et à la fortune. Pareillement dans les choses qui sont à éviter, les unes paraissent des maux dans tous les temps et à tous les yeux quand on en éprouve l'obstacle et la contrariété, comme les vices et les infortunes ; les autres nuisent à quelques personnes seulement, et encore n'est-ce pas toujours, comme la maladie, l'indigence et les autres calamités. La vertu tient essentiellement à notre libre arbitre ; elle dépend de nous, et doit réunir tous les efforts de notre volonté. Les vices ne tiennent pas moins à notre libre arbitre, ne sont pas moins placés en nous ; mais cependant ce n'est pas notre volonté qui nous les impose. En effet. qu'un homme s'applique à la contemplation de la vertu, il se sera bientôt profondément convaincu qu'elle est bonne, que son excellence est incontestable, qu'elle mérite tous efforts et toute recherche pour elle-même. Que d'un autre côté il étudie les conséquences du vice, il reconnaîtra que non seulement pour l'estime personnelle, mais encore sous d'autres considérations, il est extrêmement préjudiciable. Comment donc concevoir alors que cet homme en subisse spontanément le joug ? C'est que, tout en suivant la voie où l'engagent ses passions, tout eu courant après les jouissances dont il espère qu'elles le feront jouir, il est alors même séduit par un fantôme de bien et qu'il se précipite dans le mal avec une sorte de calcul. Car enfin aurait-on le sens commun si, tout en reconnaissant la dissemblance de la pauvreté et de la richesse, tout en ayant les facilités d'échapper à une pauvreté qui n'aurait rien d'honorable et d'obtenir au contraire une opulence qui n'aurait rien d'infamant, on allait préférer à celle-ci la privation complète de tout ce qui est nécessaire ? Pour aller plus loin encore dans l'absurde, concevrait-on un homme qui dédaignât la santé du corps et lui préférât les maladies ? De même le type de la dernière démence ne serait-il pas un homme qui des yeux de l'âme verrait la beauté de la vertu, qui par l'expérience et par le raisonnement reconnaîtrait son utilité, qui n'ignorerait pas tout le déshonneur et tous les désastres qui naissent du contact des vices, et qui pourtant préférerait s'y vouer ? [2,12] La santé du corps, la vigueur, l'exemption des souffrances et tous les autres biens extérieurs de ce genre, comme encore les richesses et tous les autres avantages que nous attribuons à la fortune, ne doivent donc pas être appelés biens d'une manière absolue. Car si tout en les possédant on en abdique l'usage, ils seront inutiles : d'un autre côté, si on les applique à une direction coupable, ils iront même jusqu'à paraître nuisibles. Enfin si on en abuse, on s'exposera à tomber dans les vices ; et comme l'état d'avoir des vices est incompatible jusqu' au dernier moment avec l'état de jouir de ces biens, il faut rigoureusement en conclure que ces derniers ne méritent pas leur nom d'une manière absolue. D'un autre côté, ce qui constitue une souffrance, comme la pauvreté et. les autres situations de ce genre, ne doit pas être regardé absolument comme mal. En effet qu'un homme possède une très médiocre fortune, s'il sait régler ses dépenses il n'éprouvera aucun dommage ; et celui qui sait habilement ménager sa pauvreté, non seulement ne se trouvera jamais dans la gêne, mais deviendra plus ferme et plus capable de supporter les autres incommodités. Si donc il n'y a pas incompatibilité entre se trouver dans la pauvreté et s'y conduire suivant les règles de la raison, le pauvreté en soi n'est point un mal. La volupté ne saurait non plus être appelée un bien ou un mal d'une manière générale et absolue. Car s'il est une volupté honnête, acquise par des actions honorables et glorieuses et qu'on ne doit pas éviter, il en est une autre que repousse la nature même, parce qu'elle est le fruit de honteux plaisirs et qu'elle doit être proscrite. Les inquiétudes et les travaux dirigés dans les voies de la nature, s'ils naissaient de la vertu même et s'ils étaient acceptés pour quelques glorieuses entreprises, Platon les regardait comme dignes d'envie ; mais si c'était contrairement à la nature et dans des vues honteuses qu'on s'y livrait, il les flétrissait du nom de pervers et de détestables. Car ce ne sont pas seulement les vices, disait-il, qui par suite de notre volonté souillent nos âmes et affligent nos corps ; il y a en outre une sorte d'état moyen, comme quand on n'a pas de tristesse et que néanmoins on ne ressent pas de joie. [2,13] Des choses qui sont en nous, ce qui avant tout est bon et louable, c'est la vertu. C'est parce qu'elle est un bien pour qui s'y applique qu'elle doit être appelée honorable ; car nous ne qualifions d'honnête que ce qui est bien, comme de honteux que ce qui est mal. Et en effet, ce qui est honteux ne saurait être un bien. L'amitié, selon Platon, est essentiellement sociable, et consiste dans les sympathies ; elle est réciproque, et c'est un échange de rapports délicieux quand il y a retour égal de part et d'autre. Précieux effets de ce sentiment ! L'ami désire que celui qu'il aime jouisse comme lui de la prospérité. Mais une pareille union ne saurait exister que si des analogies de caractère motivent de part et d'autre une égale tendresse. Car comme les natures semblables s'enchaînent par des liens qu'on ne saurait détacher ; de même celles qui diffèrent ne sauraient s'unir et former entre elles des amitiés. Les haines funestes, de leur côté, sont produites par une malveillance qui prend sa source dans l'incompatibilité des humeurs, dans la distance des rangs, dans la divergence des opinions et des systèmes. Platon établit qu'il existe encore d'autres espèces d'amitiés, les unes formées à l'occasion du plaisir, les autres par une loi impérieuse de nature : l'amour de ses proches et de ses enfants tient à cette dernière. Il en est une autre qui est indigne du caractère honorable de l'homme et qu'on appelle vulgairement amour : c'est une concupiscence effrénée, dont la violence inspire de la passion pour les corps seuls ; comme si l'homme n'existait que dans ce qu'il offre aux regards ! De telles pestes des âmes, Platon défend qu'on les appelle même des amitiés, parce qu'elles ne sont pas mutuelles, et qu'elles ne sauraient être payées de retour, puisque celui qui aime ne saurait se faire aimer ; puisqu'en outre elles n'ont pas de constance, pas de durée, et que le résultat où aboutit un semblable commerce est toujours le dégoût et le repentir. [2,14] Platon compte trois espèces d'amour : le premier est l'amour divin, s'alliant à la pureté de l'âme et avec la vertu raisonnée, lequel n'amène jamais les remords ; le second est d'une âme dégénérée, et a pour but la volupté la moins pure ; le troisième, mélange des deux précédents, tient moitié à l'âme, moitié aux sens. Les âmes les plus impures à leur tour n'obéissent qu'aux plaisirs sensuels ; elles n'ont qu'un but, celui de jouir des corps et d'assouvir leur ardeur par les voluptés et les jouissances du corps. D'autres âmes, douées d'un instinct de noble préférence, aiment les âmes de gens de bien, s'attachent à elles, voudraient faire en sorte de les constituer le plus possible sur de salutaires principes et de les élever au point le plus haut d'excellence et de supériorité. Les âmes moyennes tiennent des deux natures : sans se priver complètement des jouissances du corps, elles peuvent être charmées par les nobles attraits de l'esprit. Conséquemment, comme l'amour impur et indigne de l'homme, l'amour déshonorant, provient non pas de la nature, mais d'un vice et d'une maladie toute corporelle, de même l'amour divin, concédé par la bienveillance et la faveur des dieux, doit être regardé comme ne descendant chez les âmes humaines que par l'inspiration d'une volonté toute céleste. Il existe une troisième espèce d'amour, que nous avons appelée moyenne. Elle doit sa formation au voisinage de l'amour divin et de l'amour terrestre : tenant à cette double alliance, à cette double parenté, en même temps qu'elle participe de la raison comme l'amour divin, elle est esclave des attraits de la volupté comme l'amour terrestre. [2,15] Les hommes coupables se divisent en quatre catégories. Les premiers sont ceux qui briguent les honneurs, les deuxièmes ceux qui désirent les richesses, les troisièmes sont les démagogues, les derniers sont les tyrans. De ces inclinations coupables, la première se déclare lorsque, la vigueur de la raison s'affaiblissant, l'âme laisse prendre la primauté et l'empire à cette partie d'elle-même où domine la colère. Le système oligarchique se développe de son côté dans une âme, lorsque, par suite de la mauvaise nourriture donnée à la partie de l'âme qui se compose de passions, il y a envahissement, non seulement de cette partie rationnelle et irascible, mais encore de celles qui mettent en mouvement les appétits non nécessaires. C'est ce que Platon a nommé amour du gain et chasse aux honneurs. Le penchant à la démocratie existe lorsque les passions, traitées avec trop d'indulgence, non seulement s'enflamment de désirs légitimes, mais encore s'élancent comme au-devant de ces désirs, de façon que la partie qui doit conseiller l'irascible subisse au contraire sa loi. La tyrannie fait de l'âme comme une ville toute pleine de divagations et de désordres, dominée par l'ascendant de plaisirs aussi nombreux qu'illicites. [2,16] Mais le dernier degré de dépravation est représenté par l'être aussi ignoble que redoutable qui se déclare contempteur des dieux. Un tel monstre, dit Platon, mène une existence hors de toute règle, une existence subversive de toute humanité et de toute société ; il ne peut sympathiser ni avec ses proches ni avec lui-même, et ainsi il est non seulement l'ennemi des autres, mais encore le sien propre. Ce n'est pas seulement des autres, c'est encore de lui-même qu'il se constitue l'adversaire, et conséquemment, dans un tel état, il n'est pas ami des gens de bien ; il ne l'est de personne, ni même de lui. Ce degré extrême de la dépravation est celui au-delà duquel il semble que rien ne puisse s'élever. Un homme ainsi réprouvé ne saurait se tirer d'affaire dans le commerce habituel de la vie, d'abord à cause de son impéritie, ensuite parce qu'il ne se connaît pas lui-même, et que la dépravation consommée jette le trouble dans les âmes, embarrasse tous projets, toutes méditations, et déconcerte toute volonté. Or, cet être méchant et dépravé doit son exécrable caractère d'abord aux vices qui sont contraires à la nature, comme est la jalousie ou la joie du malheur d'autrui, et ensuite aux impressions que ne désavoue pourtant pas la nature : je veux dire la volupté, le chagrin, le regret, l'amour, la miséricorde, la crainte, la honte, la colère. Cela vient de ce qu'un esprit déréglé, dans quelque direction qu'il se lance, n'a pas de mesure, et que par conséquent il y a toujours en lui insuffisance ou excès. Aussi l'amour conçu par un homme de cette sorte est-il essentiellement corrompu, parce que non seulement dans ses désirs effrénés et dans sa soif inextinguible il désire savourer tous les genres de plaisir, mais parce qu'encore le jugement qu'il porte sur les formes le jette dans les erreurs les plus déraisonnables. Ne connaissant pas la véritable beauté, il n'aime que la beauté corporelle, beauté sans consistance, sans vigueur et sans durée. Ce n'est point aux corps brunis par le soleil ou raffermis par l'exercice qu'un tel homme accorde ses préférences, mais à ceux qui se sont épaissis à l'ombre, amollis dans l'inaction, engraissés par l'excès des soins. [2,17] Les développements de la malice ne sont pas spontanés, comme la chose se démontre de beaucoup de manières ; car, selon notre philosophe, l'injustice étant une affection désordonnée et une maladie de l'âme, il en conclut qu'évidemment les hommes ne sauraient y être portés de leur propre mouvement. Quel homme d'ailleurs voudrait par simple amour du mal faire entrer sciemment dans la meilleure partie de son âme le crime et le désordre ? Lors donc que l'on se met imprudemment sous l'empire du mal, il faut que ce soit à son insu qu'on en subisse et l'usage et les actes. C'est en ce sens que c'est un pire état de faire du dommage que d'en recevoir ; car, sur quoi tombe le dommage ? sur des choses de peu de prix, sur des corps, sur des objets extérieurs : or, ces objets peuvent subir des altérations ou être anéantis par de frauduleuses manoeuvres, sans qu'il y ait préjudice pour les parties plus nobles qui tiennent à l'âme même. Faire le dommage est donc un état beaucoup plus fâcheux. De là on peut comprendre que c'est le vice qui perd les âmes originellement bonnes, et qu'un homme qui veut en perdre un autre se nuit plus à lui-même qu'il ne fait de tort à celui contre lequel il machine ses coupables complots. Mais si nuire à un autre est un mal funeste entre tous, c'en est un bien plus funeste encore que de causer du dommage et de rester impuni. Oui, c'est un état plus terrible, plus affreux que tous les supplices, lorsqu'un coupable se trouve dans l'impunité et que la vengeance des hommes ne le châtie pas ; de même qu'une situation désespérée c'est de n'avoir pas de secours dans les maladies les plus dangereuses, de voir son état échapper à la médecine, de ne pas être débarrassé par le fer ou par le feu de parties dont la douloureuse amputation garantirait le salut de toutes les autres. [2,18] Mais de même que les meilleurs médecins, quand ils ont affaire à des malades complètement désespérés, n'emploient point auprès d'eux les ressources de leur art, de peur qu'un traitement qui serait inutile ne contribue à prolonger le temps des souffrances ; de même, lorsque des hommes sont gangrenés de vices à tel point qu'ils ne puissent trouver de guérison dans les remèdes de la sagesse, il vaut mieux qu'ils meurent. Un mortel que ni sa nature ni son amour-propre ne peuvent déterminer à suivre avec ardeur le chemin de la vertu, mérite, selon Platon, d'être rayé du nombre des vivants ; ou, s'il tient à la vie, il faut qu'il soit livré aux sages, dont la morale pourra le familiariser avec les inclinations vertueuses : et bien certainement il est de beaucoup meilleur qu'un tel individu soit gouverné, et qu'il n'ait pas le pouvoir de gouverner les autres. Loin d'être le maître, il faut qu'il soit l'esclave ; et du moment qu'il est dans l'incapacité d'être préposé comme chef à des subordonnés, son rôle est d'obéir bien plutôt que de commander. Quand un homme est dépravé, disait Platon, non seulement il est moralement inférieur aux autres, parce que le désordre de ses vices le bouleverse en tous sens, et qu'il est livré aux orages de ses désirs ; mais encore la multiplicité de ces mêmes désirs augmente son indigence réelle, à ses propres yeux d'abord, et ensuite à ceux des autres ; c'est à peine s'il voit s'accomplir quelques-unes de ses espérances, se réaliser quelques uns de ses souhaits, et encore n'est-ce qu'au prix des plus vives alarmes. Bientôt à ces désirs ardents succèdent des fantaisies plus furieuses, et il est à la fois poignardé par les maux qu'il prévoit et bourrelé par le remords du passé qu'il a derrière lui. [2,19] Les hommes parfaitement vertueux, comme les scélérats consommés, sont du reste en petit nombre : ils sont fort rares, et, pour me servir de ses expressions, on les compte. Mais pour ceux qui ne sont ni tout à fait vertueux ni parfaitement criminels, c'est-à-dire qui sont d'une moralité moyenne, ceux-là constituent la pluralité. Il faut noter toutefois et que les meilleurs de cette catégorie ne marchent pas toujours bien droit, et que les coupables ne commettent pas constamment le mal. Les vices de ces derniers ne sont ni l'excès de la dépravation, ni le résultat d'un désordre et d'une perversité hors de mesure ; ils naissent d'un excès ou d'une défectuosité dans la nature de l'individu. Ceux chez qui il y a matière à estime parfaite comme à éloge restreint, et qui cheminent entre la louange et le blâme, n'ont jamais de mobile certain dans leur conduite. Ils obéiront tantôt à la voix de la raison, proclamée par les hommes honnêtes et vertueux, tantôt à l'appât que leur présenteront les gains illégitimes et les voluptés honteuses. De tels hommes ne savent point ce que c'est que la persévérance du dévouement en fait d’amitié, sans être précisément criminels, ils ne sont néanmoins pas honorables. [2,20] La parfaite sagesse ne saurait exister, dit Platon, qu'avec la supériorité du génie, des talents, de la prudence ; supériorité qui a dû être préparée dès l'enfance par une série d'actions et de paroles qui la laissaient pressentir. Pour qu'elle se maintienne, il faut que l'âme soit vierge, pure de la fange des voluptés, qu'une sainte ardeur l'embrase pour le désintéressement, la patience, et pour le mérite que donnent l'éloquence et l'instruction solide. Honneur au mortel animé d'inspirations semblables ! il s'avance d'un pas ferme et confiant dans le sentier de la vertu ; et, fort du système vrai selon lequel il a réglé sa vie, il atteint comme d'un trait à la perfection ; autrement dit, il touche tout d'un coup aux limites les plus extrêmes du passé comme de l'avenir, et il plane en quelque facon au dessus de l'éternité. C'est une âme qui, ayant rompu pour jamais avec le vice, ne se familiarise plus, ne s'identifie plus qu'avec ce qui peut contribuer à la vie heureuse ; et conséquemment le sage, loin de dépendre des autres, de croire qu'il puisse rien recevoir d'eux, croit avec raison que son bonheur est entre ses mains : aussi n'est-il pas plus enorgueilli par la prospérité qu'il n'est abattu par le malheur ; car il se sent pourvu de ressources dont aucune violence ne saurait le priver. Un tel homme s'abstiendra non seulement de faire le mal, mais encore de le rendre. En effet, il ne regarde comme outrageantes ni les injures du méchant ni toutes autres, par cela seul qu'il peut leur opposer une résignation patiente et ferme. Une loi de la nature a gravé dans son âme cette vérité, que rien de ce que le vulgaire croit être du mal ne saurait nuire au sage, et conséquemment, fort de sa bonne conscience, il goûte une sécurité, un calme qui ne l'abandonne pas durant toute sa vie ; d'abord parce qu'il explique ce qui lui arrive selon les théories d'un optimisme absolu, ensuite parce que nul événement n'excite en lui trouble ou colère, et qu'il est convaincu que le soin de sa destinée appartient aux dieux immortels. Pareillement, lorsqu'approche le jour de la mort, il l'attend avec sérénité et sans angoisse, parce qu'il a foi en l'immortalité de l'âme. Dégagée des liens du corps, l'âme, il le sait, retourne au sein des dieux ; et, grâce aux mérites d'une vie chaste et irréprochable, cette vie mortelle même est une épreuve qui lui assure la béatitude céleste. [2,21] Le sage reçoit encore de Platon le titre d'homme parfait ; notre philosophe proclame sa bonté, sa prudence ; et c'est avec raison, car ses principes sont d'accord avec la vie pratique la plus exemplaire, et la base de sa conduite est l'observance absolue de la justice. Le sage est encore, selon lui, d'un courage à l'épreuve, attendu que par sa fermeté d'âme il est préparé à tout souffrir ; et c'est sous ce point de vue que Platon appelle le courage le nerf, et en quelque sorte la moelle épinière de l'âme, de même qu'il regarde la lâcheté de l'âme comme une véritable infirmité. Il estime que le sage seul est riche ; et il a tout à fait raison, puisqu'en possédant les vertus le sage paraît posséder des richesses plus précieuses que tous les trésors du monde. Et d'ailleurs, comme le sage seul peut indiquer la route à suivre dans les occasions nécessaires, il ne peut manquer de paraître le plus riche ; car, quelle que soit l'opulence des autres, toujours est-il que, faute d'en connaître l'usage ou parce qu'ils les appliquent de la manière la plus extravagante, ils semblent être dans l'indigence. La pauvreté d'ailleurs tient moins à l'absence de l'or qu'à la présence de désirs immodérés. Quelle sera la conduite du philosophe qui veut ne manquer de rien, s'endurcir à tout, se montrer supérieur aux épreuves que les hommes regardent comme pénibles à supporter ? Son étude constante doit être de tenir l'âme séparée du corps ; et c'est en ce sens qu'il devra regarder la sagesse comme un état de mort, comme un moyen de s'habituer à mourir. [2,22] Tous les gens de bien doivent être amis entre eux, même sans se connaître beaucoup ; et c'est l'ascendant de supériorité qui rapproche leur conduite et leurs principes, qui doit établir entre eux cette amitié ; car les pareils ne se contrarient jamais, et conséquemment entre les gens de bien seuls existe réellement une amitié digne de ce nom. La sagesse garantit la vigueur de l'adolescence à celui qui tout en aimant le bien se sera senti particulièrement porté à la pratique des bons principes par la pureté de son âme ; et il n'y aura pas de difformités corporelles qui puissent exclure ces honorables penchants : car, quand l'âme s'est fait chérir pour elle-même, l'homme tout entier devient aimable, et quand c'est le corps seul qui est désiré, c'est la partie la moins noble de l'être qui se trouve aimée. On est donc fondé en raison à croire que celui qui a la connaissance du bien aspire à ce qui est analogue au bien ; car celui-là seul est enflammé de bons désirs, qui voit ce bien avec les yeux de l'âme : c'est même là ce qui s'appelle être sage, attendu qu'ignorer les vrais biens, c'est les détester ; et, nécessairement, c'est aussi ne pas aimer la vertu. La conséquence ne saurait manquer : un homme qui déteste la vertu laisse prédominer en lui l'amour des voluptés honteuses. Le sage au contraire est tel que la perspective d'un plaisir, quelque vif qu'il doive être, ne le déterminera point à agir s'il ne voit pas pour sa plus belle récompense une satisfaction honorable à sa vertu. Mais aussi, passionné pour de si nobles plaisirs, il ne peut manquer de couler une vie honorable et de se conquérir avec l'admiration générale un tribut certain d'éloges et de gloire. Grâce à ces heureux privilèges, non seulement il aura le pas sur tous les autres, mais encore la joie et la sécurité seront son partage exclusif et perpétuel. Il ne se livrera point au désespoir, quand il sera privé de ses plus chères affections ; et cela, tant parce qu'il tire de lui-même tout ce qui va droit à la félicité, que parce que les principes et la voix de la saine raison lui interdisent de semblables douleurs. D'ailleurs s'il s'affligeait pour un tel motif, ce serait ou à cause de celui qui serait mort parce qu'il le croirait réduit à un état pire, ou par rapport à lui-même parce qu'il s'affligerait d'avoir vu briser une aussi intime liaison. Mais d'abord il faut s'interdire toutes douleurs conçues pour l'amour des morts eux-mêmes, puisqu'on sait qu'ils ne souffrent aucun mal, et que si leurs intentions ont été pures ils ont pris rang parmi des créatures plus parfaites ; ensuite il ne faut pas se livrer à ces douleurs par rapport à soi-même, attendu que quand on place tout en soi il n'y a nulle privation qui puisse entraîner celle de la vertu, ce domaine dont la possession n'échappe jamais : ainsi donc le sage ne sera point triste. [2,23] Le but de la sagesse est que le sage atteigne au mérite de Dieu ; son travail spécial doit donc être de rivaliser par sa conduite avec la perfection qui caractérise les dieux. Et ce résultat il pourra certainement l'obtenir s'il se montre parfaitement juste, pieux, prudent. En conséquence ce n'est pas seulement par des théories purement contemplatives, mais encore par une laborieuse pratique, qu'il réalisera un plan de conduite également agréé et des dieux et des hommes ; car le souverain des dieux ne se contente pas d'embrasser dans son intelligence le système de ce monde ; il en parcourt encore toute l'immensité, les premières parties comme les dernières, comme les moyennes ; il les connaît intimement ; et c'est sa providence, si admirablement régulière, qui surveille cet immortel ensemble. On ne saurait manquer de paraître heureux, dit Platon, quand on possède les biens et quand on sait comment s'abstenir des vices. Une première espèce de bonheur consiste à pouvoir garantir par la supériorité de son esprit les résultats auxquels on a atteint. L'autre, à ne manquer de rien de ce qui constitue la vie parfaite et à s'en tenir à la contemplation seule : or, ces deux félicités prennent l'une et l'autre leur source dans la vertu ; et pour embellir l'âme ou pour se perfectionner dans la vertu, on n'a besoin d'aucun de ces appuis extérieurs que les hommes regardent comme des biens. Cependant les usages de la vie commune exigent que l'on donne au corps les soins indispensables, et que l'on se mette en possession des ressources qui viennent du dehors ; à ces conditions toutefois qu'on les sanctifie en quelque sorte par la vertu et qu'elles ne deviennent pour nous une occasion de bonheur que par le concours de celle-ci ; sans quoi on ne pourrait en aucune façon les regarder comme des biens. Et ce n'est pas une vaine proposition que celle-ci, que la vertu seule peut procurer le parfait bonheur, puisque sans elle on ne saurait trouver la félicité dans toutes les autres jouissances. Oui, c'est notre intime persuasion, le sage est l'acolyte, l'imitateur de Dieu ; il se dirige sur les traces de Dieu. C'est ce que dit le précepte : g-hepou g-theoi, suis Dieu. Mais ce n'est pas seulement dans le cours de sa vie que le sage doit parler d'une manière digne des dieux et se garder de ce qui peut déplaire à leur sainte majesté ; il doit en être encore de même quand il dépouille son enveloppe mortelle, ce qu'il ne fera jamais sans le consentement de Dieu. Car bien qu'il tienne en ses mains la puissance de se donner la mort, bien qu'il sache qu'en abandonnant ce séjour terrestre il entrera en possession d'un avenir meilleur, cependant, à moins qu'une loi divine ne lui impose cette détermination comme une nécessité, le sage ne doit pas hâter l'heure de son trépas ; et si la pureté de sa vie antérieure l'honore, il doit tenir à ce qu'il en soit de même de sa fin : il faut que sa réputation le rende jusqu'au dernier moment tranquille sur l'existence de sa postérité. Puis, lorsqu'il rentrera au séjour immortel, la philosophie pour récompense de sa vie pieuse lui promet le séjour des créatures fortunées, où il sera confondu avec les choeurs des dieux et des demi-dieux. [2,24] Platon parle ensuite sur la constitution des républiques, sur les théories gouvernementales, et voici quelles sont ses prescriptions. D'abord il définit la cité en ces termes : La cité est une agrégation de plusieurs hommes, les uns gouvernants, les autres subordonnés, qui s'assemblent sous les auspices de la concorde pour établir entre eux échange de ressources et de secours et pour régler par des lois communes et équitables leurs rapports mutuels. Une cité, continue-t-il, ne sera une, ne sera bien réellement renfermée dans l'enceinte des mêmes murailles, que si les esprits des habitants se sont accoutumés à vouloir et à ne pas vouloir les mêmes choses. C'est pour cela qu'il conseille aux fondateurs des républiques de ne pas laisser s'accroître démesurément la population, afin que les citoyens puissent toujours être parfaitement connus du chef de l'état en même temps que connus les uns des autres ; car c'est à cette condition que tous pourront se trouver animés d'un même esprit, et voudront que la justice leur soit rendue également à tous. Si une cité est vraiment grande, ce n'est ni la multitude de ses habitants ni l'importance de leurs ressources personnelles qui doivent constituer sa force ; car les forces du corps et la puissance des richesses appliquées au commandement d'une multitude ne méritent aucune estime si le désordre et le despotisme président à leur emploi. Il faut que les citoyens les plus éclairés d'une part et de l'autre tous les citoyens protégés par la loi obéissent à un pacte commun. Mais pour les républiques qui ne seraient pas établies sur ces plans, Platon ne les regarde pas comme des cités saines ; ce sont à ses yeux des réunions viciées et renfermant des germes funestes. Les républiques dont la raison est la base, disait Platon, sont celles qui sont organisées à l'instar de l'âme, c'est-à-dire dans lesquelles la sagesse et la prudence ayant la primauté, tout le reste de l'être se soumet à l'obéissance ; et de même que l'âme préside exclusivement aux soins de tout le corps, de même le législateur sage doit veiller seul aux intérêts de la république entière. De plus le courage qui est la deuxième partie de la vertu ne se borne pas à maîtriser et à restreindre par son énergie les appétits blâmables, il doit encore veiller dans le sein de l'état. Les hommes en âge de porter les armes doivent, comme de vigilantes sentinelles, se tenir prêts à combattre pour l'utilité de tous. Quant aux esprits remuants, indisciplinés et par conséquent dangereux, le soin de les réprimer, de les contenir, et, s'il le faut même, de les anéantir, appartient à une discipline plus prudente et plus éclairée. Enfin il existe une troisième condition dont l'observance, également désirable selon notre philosophe pour le peuple et pour les gens de la campagne, tient à l'utilité générale, c'est que le gouvernant (et sans cela point de république possible), c'est que le gouvernant ait l'amour de la sagesse ou que l'empire soit déféré à celui que la voix commune proclame le plus sage. [2,25] Tel doit être, dit-il encore, le fond de la moralité générale, que ceux à la garde et au dévouement de qui est ainsi confiée une république ne soient accessibles à aucun amour de l'or et de l'argent ; qu'ils n'aspirent point sous prétexte des intérêts généraux à s'enrichir personnellement ; que leur hospitalité ne s'exerce pas en faveur de certains privilégiés à l'exclusion des autres ; que leur table et leur intérieur soient réglés de telle façon qu'ils dépensent en repas publics les revenus que leur affectent leurs administrés. Platon parle aussi des mariages qui doivent, dit-il, non pas se conclure comme une affaire privée, mais devenir un acte public ; le droit de fiancer devant être une attribution dévolue aux sages, aux magistrats et à d'autres que la voix du sort aura désignés. Ils veilleront principalement à ce que les mariages ne soient disproportionnés ni sous le rapport de la fortune ni sous celui des sympathies. A ces recommandations notre philosophe en joint une autre non moins utile et nécessaire. Il veut que dès leur première éducation tous les enfants soient confondus sans différence aucune, afin qu'étant ainsi mêlés il devienne difficile aux parents de les reconnaître. De cette manière ceux-ci ne connaissant pas les leurs regarderont comme tels tous ceux qu'ils verront avoir l'âge de leurs enfants, et il n'y aura plus qu'une seule et grande famille. Pour les mariages eux-mêmes, il existe une certaine réunion de circonstances que Platon développe : ainsi un mariage s'annonce avec des conditions de stabilité si les nombres du jour sont en rapport avec certains accords de la musique. Les enfants qui seront nés de tels mariages seront imbus de goûts analogues les uns aux autres, et à l'école des mêmes maîtres ils puiseront les meilleurs principes, aussi bien garçons que filles. Pour ces dernières, Platon veut les voir initiées à tous les arts qu'on regarde comme attributs exclusifs des hommes, aux fatigues mêmes de la guerre : ayant même nature, elles ont mêmes aptitudes. Une cité de ce genre n'aura besoin de rien emprunter aux législations étrangères : la prudence du souverain, soutenue par de telles moeurs et de telles institutions, dispensera de toutes autres lois. Du reste une semblable république n'est en quelque sorte qu'un emblème de la vérité : c'est une conception de son esprit qu'il présente comme un exemple. [2,26] A côté de cette république, il en est une autre également très morale, très juste, élevée aussi sous les auspices et sous l'inspiration de l'équité, république qui n'est pas comme la précédente une utopie tout idéale, mais qui a réellement quelque consistance. Dans celle-là le philosophe ne procède pas en son nom, il ne règle pas l'ordre et le bien-être de l'état selon des principes et des fondements établis par lui-même. Il se propose à peu près le problème suivant : “Etant donnés un emplacement, une réunion d'hommes, par quels procédés un législateur pourra-t-il, eu égard à la situation des choses et à la nature des habitants, y faire régner les bonnes lois et les bonnes moeurs ?” Or, dans cette seconde république, Platon veut encore que les enfants soient allaités, soient instruits en commun ; mais pour ce qui est des mariages, des enfants, des patrimoines, des intérieurs, il renonce aux plans par lui tracés dans la première république. Ici les mariages sont une affaire toute privée, toute personnelle, ne regardant que les futurs époux. Seulement, tout en laissant aux parties le droit de contracter mariage comme elles l'entendent, il impose aux chefs de l'état le soin de veiller à ce que les intérêts de la chose publique n'en soient pas compromis. Ainsi, il n'y aura pas empêchement à une alliance entre nches et pauvres, et réciproquement ; même, en maintenant des positions égales de fortune, il y aura utilité à ce que les caractères se mélangent ; à ce qu'un homme violent épouse une femme tranquille, un homme d'un tempérament calme, une femme à humeur vive ; parce que, grâce aux correctifs obtenus par cette fusion des sujets, les naturels divers ne pourront que s'améliorer dans les générations subséquentes, et ainsi sera-t-il contribué encore au bien-être de la république. Les enfants conçus par des parents de caractères opposés, tout en conservant des traits de ressemblance avec chacun de leurs auteurs, ne manqueront ni de vigueur pour agir ni cependant de prudence pour prendre une détermination. Les enfants devront être élevés selon les vues adoptées par leurs parents. Les maisons et les propriétés devront être particulières, dans les proportions qui peuvent être permises à un seul individu ; toutefois notre philosophe ne permet pas qu'elles soient démesurément agrandies par avarice, ou dissipées par désordre, ou abandonnées par négligence. Il veut qu'une telle république soit régiée par un code dans la composition duquel le législateur songera surtout à populariser les vertus. [2,27] Le mode de gouvernement qui lui paraît par dessus tous utile, est celui qui offre un tempérament des trois pouvoirs ; pour l'aristocratique ou le démocratique, exercés seuls et sans restriction, ils lui semblent devoir être funestes. Loin de croire que les fautes des gouvernants puissent rester impunies, il pense qu'ils doivent de leurs actes un compte d'autant plus sévère qu'ils sont placés plus haut par leur pouvoir. D'autres formes de républiques également morales lui semblent pouvoir être imaginées ; mais pour celle qu'il décrit et où il veut faire régner l'ordre il recommande au législateur de suppléer avant tout au déficit des lois ou de corriger celles qui sont vicieuses, et de faire ensuite porter ses améliorations sur les moeurs qui seront dépravées et sur les institutions qui compromettraient les intérêts de l'état. Or, en supposant que les bons conseils et la persuasion ne puissent agir sur une multitude trop dépravée, il faudra l'arracher à ses habitudes par la violence et contre son gré. Mais dans une cité bien active, comme il le remarque, toute la population se laisse naturellement aller à la voix de la justice et de la bonté. De tels citoyens aiment leurs proches, respectent les magistrats, écartent l'intempérance, répriment l'injustice : la pudeur et les autres qualités qui honorent une existence sont les objets de leurs hommages particuliers. Mais ce ne sera pas à l'improviste qu'une multitude assemblée se régularisera en cité aussi savamment régie ; il faudra qu'au préalable elle ait été composée d'hommes à l'éducation desquels auront présidé les meilleures lois et les plus excellents principes, d'hommes qui seront modérés à l'égard des autres, retenus à l'égard d'eux-mêmes. [2,28] Selon Platon, il y a quatre classes de coupables : la première, celle des hommes constitués en haute dignité ; la deuxième, celle des membres d'un gouvernement oligarchique ; la troisième, celle des démocrates ; la dernière, celle des tyrans. Les premiers se montrent lorsque les plus sages citoyens étant bannis de la ville par des magistrats séditieux, le pouvoir est déféré à ceux qui n'ont que la force matérielle, lorsque ceux qui pourraient gouverner au nom de la persuasion n'occupent plus le pouvoir et l'ont résigné entre des mains turbulentes et brutales. L'oligarchie existe lorsqu'une majorité d'hommes sans ressources et sans aveu se met à la discrétion de quelques riches, se livre à eux corps et âmes, et qu'ainsi la souveraine puissance devient l'apanage non pas d'hommes éclairés mais de quelques parvenus opulents. La démocratie se constitue lorsque la multitude indigente prévaut sur la fortune des riches et que le peuple a pu faire proclamer cette devise, “chances égales pour tous d'arriver aux honneurs.” Enfin le pouvoir tyrannique se développe lorsqu'un homme, s'affranchissant avec audace des entraves de la légitimité, envahit par une agression non moins audacieuse l'empire désormais sans lois, établit pour unique code que la multitude entière des citoyens obéira à ses désirs, à ses caprices, et ne met plus de bornes aux hommages qu'il prétend exiger.